mardi 20 février 2024

Tour qui penche

Frieda Harris - the Tower

Je vais vous raconter aujourd’hui, à l’usage de nos étudiant.e.s en EIR et de toutes les personnes intéressées par le travail avec les rêves et l’imagination active, une écoute intérieure que je considère comme exemplaire. Nous y verrons plusieurs aspects du processus, avec en particulier le défi de travailler avec plusieurs rêves dans une même session tout en respectant le cadre temporel, ce qui met souvent en difficulté les praticien.ne.s. C’est un travail selon moi exemplaire en ce qu’il montre comment la psyché continue à processer un deuil après de nombreuses années, et ramène naturellement à la vie, à la liberté et à l’amour. J’espère mettre en évidence comment le rêve est spontanément thérapeutique. Il suffit de l’écouter et de laisser parler l’imagination créatrice !

La rêveuse est une femme dans la cinquantaine. Dans les jours qui ont précédé la rencontre, un incident est venu lui rappeler la façon dont son mari est décédé une quinzaine d’années auparavant. Elle a dans la même semaine reçu trois rêves. Elle ne sait pas bien lequel privilégier pour notre séance. Je l’ai alors invitée à me raconter les trois rêves, et nous verrions bien. Les voici :

Rêve 1 : Mon compagnon actuel vient de faire une chute de vélo. Sa tête a heurté l’angle d’un trottoir et elle est ouverte, on en voit le squelette, une orbite…

Rêve 2 : Je suis dans un appartement tout en haut d’une tour. Il y a beaucoup de gens dans cet appartement, dont certaines personnes sur des canapés en train de parler. C’est un moment social, une fête. Quelqu’un monte les escaliers de la tour à toute vitesse pour venir prévenir la rêveuse : la tour va s’effondrer. En effet, elle repose sur 4 pylônes or l’un d’eux est en train de s’affaisser. L’alerte est donnée. La tour penche mais s’arrête en déséquilibre. La rêveuse se demande ce qu’elle peut faire. Elle est aux prises avec la certitude de ce qu’ils vont tous mourir…

Rêve 3 : Je me rends compte qu’à certains moments, je suis dans un corps d’adulte, et à d’autres moments, je suis dans un corps d’enfant, tout petit, de moins d’un an. C’est une découverte incroyable, cela se matérialise : je suis les deux.

Avant d’entrer dans l’écoute intérieure proprement dite, j’ai interrogé la rêveuse sur ce qu’elle ressentait au contact des images du premier rêve. Il y avait là en effet quelque chose de traumatique qui réclamait d’être accueilli immédiatement. Elle m’a dit en effet que c’était une image terrorisante. Elle avait la gorge serrée et pouvait identifier clairement  un fond d’inquiétude. Nous n’avons pas élaboré ce ressenti plus que cela à ce point – dans une approche thérapeutique classique, nous aurions pu nous en servir comme d’un point d’entrée en considérant que nous devions travailler cette angoisse. Pour ma part, ce qui m’importait était d’offrir un espace d’expression immédiate à celle-ci, qu’elle soit simplement accueillie sans que l’on en fasse un « problème » – elle me semblait tout à fait naturelle compte tenu de l’image et de l’arrière-plan évoqué par la rêveuse. Et c’était aussi l’occasion de vérifier que, malgré la charge d’angoisse soulevée par l’image et, auparavant, par le rappel du décès de son mari, la rêveuse était en contact avec ses ressentis, en particulier corporels. Elle aurait pu en être dissociée, auquel cas l’approche du rêve aurait réclamé de grandes précautions. Mais là, le simple fait qu’elle puisse nommer son inquiétude et le fait qu’elle avait la gorge serrée me laissait savoir que l’angoisse elle-même était prête à entrer en travail, à emmener la rêveuse plus loin. Et dès lors, nous n’avions pas besoin d’en faire un objet de thérapie, mais nous pouvions simplement faire confiance au processus du rêve...

A partir de là, nous sommes entrés dans l’écoute intérieure. J’ai proposé à la rêveuse que nous allions visiter les 3 rêves en considérant qu’ils étaient liés et qu’ils s’éclaireraient probablement les uns les autres. L’écoute intérieure nous donne une grande liberté : nous ne sommes pas obligés de commencer par le début. Nous pouvons faire des allers et retours dans un ou plusieurs rêves en allant d’un point saillant à un autre. Nous ne sommes pas contraints par une logique ou une stratégie pré-définies. Il s’agit plutôt, pour la personne qui facilite, de se mettre à l’écoute elle aussi des images pour observer quelles sont celles qui appellent. Ici, il me paraissait évident que nous n’aborderions pas d’emblée le premier rêve, la charge traumatique qui lui était associée étant clairement identifiée. Le troisième rêve amenait aussi un élément extrêmement important mais il fallait sans doute que nous ayons fait déjà un bout de chemin pour en tirer vraiment parti. La « logique des rêves » nous amenait donc à l’évidence à commencer par aborder le second rêve qui présentait l’avantage aussi d’être fortement symbolique, et donc potentiellement riche de significations inconscientes.

J’ai déjà parlé ailleurs (voir mon article Naufrages) du cadre symbolique de la « maison du rêve ». Dans l’écoute intérieure d’images de rêve, nous mettons généralement en place, au travers de cette métaphore, un espace sécuritaire pour rencontrer l’inconscient associé au rêve, borné par un seuil d’entrée – la porte de la maison – et un seuil de sortie – une autre porte. Quand les rêveurs sont habitués à glisser dans une imagination active et qu’on a pu vérifier qu’ils en ressortent aussi facilement, et qu’ils ont donc un bon contact avec la réalité matérielle  (je dis « matérielle », pour la distinguer de la réalité psychique, tout aussi "réelle"), on peut se permettre d’entrer directement dans l’écoute intérieure d’une image de rêve. D’ailleurs, les rêveurs le font souvent par eux-mêmes : on le voit au fait qu’au lieu de spéculer intellectuellement sur ce que signifie un symbole, ils nomment immédiatement le ressenti associé à l’image et lui donnent la parole, la laisse s’exprimer. Mais dans les premières plongées en écoute intérieure, mais aussi, quel que soit le degré d’expérience, si le rêve semble conduire à aborder des éléments traumatiques, il faut proposer le cadre contenant de la maison du rêve (ou un autre, à la guise de la personne qui facilite, à condition que la métaphore délimite clairement des seuils d’entrée et de sortie) à l’inconscient. C’est une façon de lui offrir un espace de jeu dans lequel il pourra se déployer sans risque pour la personne.

Après un temps de retour à soi, c’est-à-dire de reprise de contact avec ses ressentis dans l’instant présent – strictement nécessaire quand le récit des images de rêves et la discussion qui l’a accompagné a déjà soulevé beaucoup d’idées – j’ai proposé à la rêveuse de se présenter devant la porte de la maison du rêve, et je lui ai demandé de me décrire celle-ci. C’est une façon d’activer l’imagination. La rêveuse m’a alors parlé d’un escalier qui débouchait dans une cave ronde, dans laquelle elle descendait en se tenant à une rampe et avec une lampe frontale. Elle était frappée par l’odeur particulière qui régnait dans cette cave. Quand je l’ai interrogée sur son ressenti émotionnel, elle m’a dit qu’elle avait peur et qu’elle était cependant curieuse. Mais elle ne s’est pas attardé sur ces ressentis car le fil de l’imagination a continué à l’emmener : il y avait là, en bas, plusieurs entrées voûtées, dont une laissait passer de la lumière. Derrière celle-ci, il semblait y avoir la lumière du jour. Quand elle l’a ouverte, elle s’est trouvée dans une clairière faisant partie d’un sous-bois tranquille. Elle m’a parlé d’un havre de paix et a été prise d’une envie soudaine de faire la sieste. J’ai pris note de ce qu’elle était sur une frontière hypnagogique, dans un état de transe légère proche du sommeil, induite directement par l’imagination active et l’approche des images du rêve.


Un piège dans lequel les néophytes peuvent facilement tomber ici consiste en vouloir élaborer les images qui surgissent dans l’espace intermédiaire, à l’entrée de l’écoute intérieure. Ici bien sûr, c’est tentant : la rêveuse descend dans une cave qui symbolise volontiers l’inconscient. Elle est curieuse, déterminée à explorer, ce dont témoigne sa lampe frontale. La peur est un bon ingrédient à ce point aussi car il indique qu’elle fera preuve de prudence. Mais le piège ici serait de vouloir savoir ce qu’il y a derrière les autres portes, de commencer à l’interroger à ce sujet. Ou de commencer à élaborer autour de la clairière, pour explorer le sous-bois environnant – une autre symbolisation de l’inconscient. Mais le fil conducteur de notre travail est le rêve, et le temps limité dont nous disposons, bien qu’il pose souvent un défi aux praticien.ne.s en formation, est notre allié car il nous oblige à aller à l’essentiel…

Nous sommes donc, à partir de là, entrés dans le second rêve. La rêveuse s’est retrouvée dans cet appartement au sommet de la tour. Elle décrit ce dernier comme étant spacieux, chaleureux, avec une décoration épurée. Il y a une belle luminosité, il y a du soleil qui entre par les fenêtres. L’atmosphère est festive, joyeuse : on fête quelque chose. Il y a beaucoup de femmes, surtout des jeunes femmes, et peu d’hommes. Il ressort que c’est un moment léger, où il n’y a pas de stress. Les canapés sont associés à une invitation à s’y lover. J’interroge alors la rêveuse sur son ressenti corporel à ce point d’entrée dans le rêve. Elle a le bas du dos un peu douloureux et une tension dans le poignet gauche.

Nous allons à partir de là à la rencontre de la personne qui grimpe les escaliers de la tour. C’est un jeune garçon. Tout de suite, la rêveuse note qu’elle n’est plus disponible : dès qu’elle a perçu son approche, elle attend qu’il arrive avec une certaine inquiétude, en vigilance. Elle entre en état d’alerte. Ramenée alors à ses sensations corporelles, elle relève que quelque chose lui enserre la tête et qu’elle ressent une pression sur le front et la nuque. Quand je jeune garçon arrive, il a un regard terrorisé et il semble très agité, il manque de souffle. La rêveuse éprouve le besoin de le toucher, de le prendre par les épaules pour l’inviter à se calmer. Elle l’aide à tenir debout. Il reprend son souffle. Elle me dit alors qu’il faut qu’elle soit ancrée pour deux, solide. J’attire à nouveau son attention sur ses sensations corporelles : elle ressent une pression sur les épaules. Elle éprouve aussi la solidité de son dos : il faut, me dit-elle, qu’il puisse supporter ce qui arrive. Ce n’est pas le moment de s’affaisser. Quand je l’interroge sur ce qui se passerait si elle s’affaissait, elle me dit tout net que c’est interdit, que cela l’amènerait dans le néant.

A ce point, je relève pour moi-même le parallélisme entre les sensations éprouvées dans l’imagination au contact de ce jeune garçon qui vient donner l’alerte, et les images subséquentes du rêve : tout semble tourner autour du danger d’effondrement, de l’interdiction de s’affaisser. Je ne peux éviter de faire le lien avec le fait que la rêveuse a récemment subi une chirurgie du dos : aurait-elle résisté de toutes ses forces à un danger d’effondrement qui s’est cristallisé dans son dos en tensions jusqu’à ce que celles-ci finissent par requérir une chirurgie ? Ce n’est pas le moment de commencer à élaborer autour de tout cela. J’aurais pu lui demander si elle avait ressenti cet interdit de s’affaisser dans la vie diurne, et peut-être même l’ai-je fait sans conserver de note à ce sujet, mais de toute façon, la suite de l’imagination avec les éléments du rêve nous a amené précisément au bon endroit. J’ai proposé à la rêveuse de simplement laisser résonner ces mots : « tout va s’effondrer » et de me partager ses ressentis. 

Elle a parlé d’abord de sidération… puis c’est une violente colère qui a émergé. Elle a éprouvé le besoin d’engueuler le pylône en lui disant « tu n’as pas le droit de flancher comme ça ! ». Après avoir donné libre cours à cette colère, l’avoir ressentie profondément, elle m’a soudainement indiqué qu’elle comprenait, comme une évidence qui lui sautait aux yeux, que les quatre pylônes représentaient son mari, leurs deux enfants et elle-même. A partir du moment où cela est devenu clair, la colère a mué en grande fatigue avec l’idée « il va falloir tenir » qui a fait peser une chape de plomb sur ses épaules. Elle m’a indiqué ressentir encore plus de pression dans la tête. Tout son corps était devenu lourd…

Je n’insisterai jamais assez sur l’importance à donner au corps dans la présentation de l’approche du rêve par l’écoute intérieure – prenez note s’il-vous-plaît de ce que je ne parle pas de « méthode » ou de « technique », qui sont autant de termes qui renvoient à une maîtrise par le conscient du processus. Nous approchons le rêve à pas légers, sans prétendre diriger ou maîtriser ce qui va se passer, sans même bien savoir où cela va nous emmener ni prétendre que cela va régler un problème, contribuer au bien-être de la personne – c’est ce qui arrive généralement, mais nous ne voulons pas en faire un objectif conscient et asservir l’écoute du rêve à cet objectif. Et c’est le ressenti qui guide, et tout particulièrement le ressenti corporel. Une erreur ici serait de vouloir aller contre le ressenti de lourdeur par exemple en interrogeant : de quoi avez-vous besoin pour vous sentir légère ? A quelle ressource pouvez-vous faire appel pour échapper à cette chape de plomb qui s’est abattue sur vous ? Mais ce n’est pas ce à quoi invite le rêve, bien au contraire : comment se sentir légère, comme au début du rêve, quand tout menace de s’effondrer ? A l’inverse, aussi bien la colère que la fatigue qui ont été rencontrées, et finalement la pression et la lourdeur, réclament d’être ressenties en profondeur. La clé est toujours de suivre l’énergie, la pente que nous indique le ressenti, sans résistance. Notre seul but est de laisser couler l’énergie du rêve, qui nous emmènera bien où elle voudra. Cela implique bien sûr une confiance entière dans le processus.


Nous avons donc exploré où l’emmenait cette lourdeur si elle se laisser aller à celle-ci. La rêveuse me dit alors qu’elle est devenue un rocher. Elle est dure, elle est lourde, on ne peut pas la bouger ou la démolir – ce sont ses mots. Il n’y a pas de mouvement, elle est inerte. Quand on a une image comme cela, dans laquelle il n’y a aucune dynamique apparente avec laquelle aller, on risque fort de rester bloqué pendant quelques temps. C’est aussi à accepter, tout en tenant compte du temps objectif dont on dispose. On peut ainsi prendre le temps de simplement respirer dans ce ressenti, d’observer ce qui bouge. Il peut, dans l’imagination, se passer n’importe quoi : par exemple un animal peut avoir élu domicile dans le rocher et apparaître, ou un chien venir tourner autour de ce rocher, un oiseau venir se poser dessus. Nous pouvons faire confiance dans le fait que l’énergie psychique entrera toujours en mouvement d’une façon ou d’une autre une fois la situation profondément ressentie – à noter qu’il n’est pas nécessaire à ce point de l’élaborer intellectuellement, de l’analyser ou de chercher à faire un lien avec le vécu de la rêveuse. Nous pouvons aussi élargir l’image, lui donner un contexte en imagination, en demandant simplement : et il est où, ce rocher ? Qu’y-a-t-il autour ? La parole à l’imagination...

C’est ce que j’ai fait. Et nous avons alors appris que ce rocher est en bord de mer. Il émerge du sable, est recouvert à marée haute. Naturellement, la rêveuse a alors éprouvé le besoin de venir s’asseoir sur le rocher, ce qui lui a donné un sentiment de reliance. On peut penser qu’elle s’est alors différentiée du rocher, ce qui lui a permis d’établir une relation consciente avec lui, c’est-à-dire avec ce qu’il symbolise. Elle a mis son inertie, la lourdeur existentielle qui lui a servi de stratégie de survie devant le risque d’effondrement, hors d’elle, c’est-à-dire qu’elle a cessé de s’identifier inconsciemment à ce schéma énergétique qui allait avec l’exigence de "tenir" à tous prix. Ce faisant, elle s’en est libérée et elle a pu établir une relation consciente avec cette structure de défense. Bien sûr, ce n’est pas le moment à ce point du travail d’élaborer intellectuellement autour de tout cela, mais j’en parlerai lors du debriefing en sachant que la rêveuse a une expérience de l’accompagnement thérapeutique, saura quoi en faire. Ce qui est remarquable dans l’immédiat, c’est que l’atmosphère de la séance a radicalement changé.

La rêveuse me dit qu’elle se sent maintenant « à nouveau vivante ». Elle prend le temps, assise sur son rocher, d’écouter les bruits de la mer, de humer les embruns. Enfin, elle glisse dans l’eau et s’en va nager. Elle dit ressentir une grande détente. Elle est frappée par la luminosité sur la mer. C’est sécurisant, me dit-elle. Elle peut se laisser aller à flotter sans chercher à diriger le mouvement. Sans chercher quoi que ce soit. Elle fait simplement confiance au courant…

La détente est contagieuse. Dans la facilitation d’une écoute intérieure, nous sommes nous aussi pris à partie par les images, dans une transe légère. Ce n’est pas comme si nous restions au sec sur le bord de la rivière pendant que la rêveuse se mouille. On peut ici parler de l’inévitable contre-transfert de la personne facilitante, qui est nécessairement affectée par ce que vit la personne écoutée au cours de l’exploration de son rêve. Il se peut même que nous ressentions ce que la personne ne parvient pas, pour sa part, à ressentir. Autant pour la prétention à rester en tous temps dans une posture de neutralité bienveillante ! Nous devons donc être dans une double attention, d’une part aux ressentis de la personne écoutée, et d’autre part, à nos propres ressentis, tout en restant fidèle à la règle édictée par Jung de non-interférence par la conscience. Je vous renvoie si ce point vous intéresse à la discussion de la posture de facilitation dans l’article Naufrages que j’ai cité plus haut. Mais donc, il est intéressant de relever en tant que facilitateur la détente qui s’installe après une évolution comme celle que j’ai décrite ci-dessus. C’est à ce moment-là que l’on réalise comme on était soi-même en tension avec les images du rêves, inévitablement. Cependant, même s’il est clair qu’un point tournant de l’écoute a été franchi dans le mouvement intérieur auquel nous avons assisté, le travail n’est pas terminé. Il reste maintenant à observer quelles sont les conséquences de ce mouvement.

J’ai donc ramené, après quelques temps, la rêveuse dans le rêve. Ce dernier est notre fil conducteur, qui permet de ne pas se perdre dans les méandres de l’imagination, infinies. Nous sommes retournés dans la tour en déséquilibre. D’emblée, la rêveuse m’a dit que c’est inconfortable d’être là mais que cela tient ! Elle a ponctué ce constat en affirmant « jusque là, tout va bien ». Il y a moins de monde dans l’appartement; elle n’y est pas seule mais presque. Elle a relevé que le temps s’est désormais arrêté, et qu’elle ressentait la nécessité d’un effort pour réorganiser l’espace. Il y a une inquiétude latente que cela tombe davantage. Cette inquiétude et cet effort requis se traduisent dans une tension qui tire sur le bas de son dos, et jusque dans son bras gauche – elle note qu’il y a dans cette tension, qu’elle décrit comme permanente, une compensation du déséquilibre. Il pourrait y avoir là des indications précieuses pour elle dans ce moment où elle relève encore, en convalescence, de cette chirurgie du dos qu’elle a subie. Nous en reparlerons lors du debriefing mais je fais de toute façon confiance à l’intelligence du corps qui enregistre tout, même ce dont nous ne conservons pas le souvenir conscient.

Nous sommes parvenus à la fin du rêve, mais non du travail car  les deux autres rêves nous attendent – je vérifie qu’il reste encore un peu de temps objectif pour aller les visiter.

A ce point, j’ai demandé à la rêveuse comment elle prolongerait le rêve en imagination, si celui-ci se continuait dans une nouvelle scène. Il faut noter, sans en parler, que la rêveuse n’est plus aux prises avec l’angoisse mortelle qui transpirait à la fin du rêve. Dès lors, le prolongement du rêve nous indique comment le mouvement intérieur qui a été réveillé par l’écoute tend à s’intégrer. A nouveau, il s’agit de laisser parler l’imagination qui ouvrira la voie. Ici, la rêveuse a parlé d’une envie de descendre l’escalier et de sortir de la tour, ce qu’elle a associé avec une tension qui relâche. Elle a parlé de la sensation de remettre du mouvement dans les choses, d’un déverrouillage. Et une fois parvenue en bas, elle a constaté que le pylône effondré avait réduit, rapetissé, mais n’était pas inexistant. Elle a été touchée, émue et remplie de gratitude. Elle a ressenti une connexion profonde qui lui a permis de dire qu’elle réalisait que son mari, même décédé, avait été présent au cours de ces années qui avait suivi le drame, et jusqu’à ce jour…


A partir de là, voyant que nous commencions à manquer de temps objectif, je l’ai ramenée vers le troisième rêve. Intuitivement, il était clair pour moi qu’il fallait terminer par le premier rêve, car c’était là qu’était l’image traumatique que l’on pourrait aborder avec un regard transformé par le travail. Nous avons donc rapidement exploré les ressentis associés à ces deux positions, celle de l’adulte et celle de l’enfant à un stade pré-verbal, qu’elle expérimentait dans le rêve. Et puis je me suis permis d’interférer avec une suggestion qui s’imposait par le fait qu’elle expérimentait ces deux positions en mode « ou », soit l’une, soit l’autre. Quand on travaille avec une polarité énergétique, l’enjeu est toujours de passer du « ou » ou « et ». En effet, elles sont présentes toutes les deux dans la psyché, et leur alternance indique seulement que l’une est renvoyée dans l’inconscient quand l’autre devient consciente. Alors je lui ai proposée de tenir simplement les deux positions ensemble. Le mouvement intérieur a été immédiat. Elle s’est dite pleine, entière tout à coup, et elle a eu cette phrase remarquable pour la relation avec l’enfant que nous sommes tous en quelque part, qui vit en nous :

« Cet enfant, je le porte et il m’apporte... »

Nous n’avions pas le temps d’élaborer plus autour de ces images. Avec un temps indéfini, j’aurais pu lui demander ce qui se passait en elle, comment elle ressentait les différentes parties de cette phrase : qu’est-ce que c’est que porter l’enfant ? Et qu’est-ce c’est qu’il vous apporte ? Comment c’est de sentir qu’il apporte ? Nous aurions pu continuer à jouer autour de ces mots et interroger qui supporte l’autre, au sens premier de lui donner du support, et secondaire, de celle qui doit supporter l’autre dans ses humeurs, ses inconsciences, ses vulnérabilités, etc. Enfin, nous aurions pu nous arrêter sur le fait qu’il y a un trait commun entre ces mots « je le porte » et « il m’apporte », et qu’il ramène à l’image d’une porte. Nous aurions donc pu interroger ce qui se passait si l’enfant était vu comme une porte à ouvrir, au-delà de laquelle aller. Quand on rentre les jeux avec l’imagination créatrice, les possibilités sont infinies. Mais le temps ne l’est jamais, lui, et il faut savoir terminer un travail…

Quand on manque de temps objectif, il faut compter avec le fait qu’un simple contact avec les images saillantes du rêve fera le travail, qui continuera dans l’inconscient de la personne écoutée. En fait, bien souvent, le désir d’explorer à fond toutes les images est le fait de la personne qui facilite et croit que c’est ce qu’elle doit faire pour appliquer la technique. Souvent, elle poursuit l’idée qu’il faut qu’elle récolte le plus d’information possible pour fournir une interprétation éclairée, mais ce faisant, elle ne fait pas vraiment confiance au processus et à l’inconscient. Bien souvent, quand on a très peu de temps, par exemple parce qu’un rêve surgit à la fin d’une séance d’analyse, on ne peut qu’aller effleurer une ou deux images chargées d’intensité émotionnelle, ce qui déclenche déjà un mouvement intérieur. On peut alors se dire que l’inconscient de la personne sait très bien ce qu’il fait en amenant ce rêve dans ce cadre temporel, et que notre travail en temps que personne facilitante est simplement de tenir le cadre et de faire confiance.

Sans transition, nous sommes donc passés de l’intégration de la dualité adulte / enfant à l’image du crâne ouvert du compagnon de la rêveuse. Elle a alors découvert qu’il était vivant, mais aussi qu’il pouvait mourir, ce qui l’a amenée à reconsidérer le présent de leur relation. Elle a émis l’envie d’aller vers lui. Elle lui a parlé en disant « je vais t’aider, tu vas t’en sortir... ». Enfin, elle est arrivée à l’idée très claire de que l’on peut choisir la vie, ce qui a provoqué, m’a-t-elle dit, le réveil de toutes les cellules de son corps.

Dès lors, juste avant de sortir de l’écoute intérieure, elle a mentionné que le cadeau de ce travail était tout simplement la vie, à savoir la prééminence de la vie au-delà de la mort. Je l’ai invitée à imaginer la porte de sortie de la maison du rêve. Il s’agissait d’une porte de sous-marin. Ses derniers mots, avant de revenir à la surface, ont été : « je sors à l’air libre. » J’ai été traversé pour ma part par une pensée qui m’a renvoyé, sans connotation politique, au slogan qui porte le combat des femmes en Iran – pensée qui m'a intrigué, dont j'ai pris note :

Femme, Vie, Liberté !


Il faut toujours garder au moins dix minutes, et mieux vingt, pour le temps de débriefing qui est aussi un temps d’intégration. Il est arrivé que des rêveurs aient besoin de prendre une pause au sortir d’une écoute intérieure tant le mouvement intérieur qu’ils ont vécu dans ce moment était puissant. Quand les personnes me rendent visite pour un travail en présentiel, je ménage toujours un espace pour qu’elles puissent reprendre un contact assuré et solide avec la réalité matérielle avant de reprendre leur voiture. En présentiel ou en virtuel, je veille à toujours, autant que possible, ménager ce sas dans lequel on parle un peu de ce qui ressort du rêve. Il ne s’agit pas tant alors de fournir une interprétation que de faire part de nos observations. Bien souvent, la personne écoutée n’a plus un souvenir bien clair de ce qui est arrivé – rappelons encore une fois que c’est une transe légère et cependant puissante. Mais le véritable but du debriefing est simplement de faciliter l’intégration en offrant un espace intermédiaire dans lequel nous pouvons vérifier que la personne est bien revenue, qu’elle est capable d’être en relation. 

Cette nécessité de ménager un temps pour le debriefing, et tout simplement de mener l’écoute dans un temps défini, pose un sérieux défi aux praticien.ne.s, en particulier dans leurs débuts, car il faut donc gérer le temps, ne jamais le perdre de vue. C’est notre tâche, et cela fait partie de la tenue du cadre : une personne facilitante qui n’arrive pas à gérer le temps, se laisse déborder, est d’une certaine façon débordée par l’inconscient…

Je n’entrerai pas dans le détail de ce dont la rêveuse et moi avons discuté pendant le debriefing car il y a là surtout des éléments personnels auxquels nous pouvions arrimer le travail des rêves. Il suffira de dire qu’à l’évidence, elle traversait ainsi une nouvelle étape du deuil dans lequel le décès de son mari l’avait plongée. Elle s’en est dite étonnée car elle avait déjà beaucoup travaillé cette perte, mais a-t-on jamais fini un tel deuil, dont la violence traverse et teinte toute une vie ? On pouvait penser qu’elle arrivait maintenant dans une nouvelle étape de vie où, après avoir tenu bon dans la catastrophe pour offrir une sécurité à ses enfants et leur permettre de grandir, elle pouvait enfin se détendre et s’ouvrir à une nouvelle vie heureuse et aimante. Même s’il n’était jamais question directement de sa féminité, on peut penser d’un point de vue interprétatif que celle-ci était convoquée dans ce renouveau par la présence de son compagnon – sur un plan subjectif, porteur de l’Animus – et la façon dont ces rêves tournaient autour de la question infiniment délicate de l’amour. Cette dernière ressortait ici en regard de notre mortalité, du risque toujours de la perte qui rend les occasion de vivre l’amour, dans l’instant présent, si précieuses. Décidément, ce slogan qui m’avait traversé l’esprit à la sortie de l’écoute intérieure – femme, vie, liberté ! – prenait, au moins pour moi, tout son sens.


Vos propositions d’interprétation de ces rêves intéresseront sans doute tout autant la rêveuse que moi-même. Et je serai bien sûr intéressé par vos commentaires et vos questions s’il y en a. 
Pour ma part, je conclurai en citant Von Franz qui disait :

« L’imagination active est l’outil par excellence, le plus puissant de la psychologie jungienne, le plus puissant pour atteindre la totalité – beaucoup plus efficace que la seule interprétation des rêves. »

Cet article a été écrit chez Philippe Roux et Laurence Cailler, qui ont eu la gentillesse de m’accueillir en résidence d’écriture. Il me faut mentionner la convergence de l’écoute intérieure des rêves avec le travail de Philippe et Laurence, qui ont ouvert l’école imaginale pour « sensibiliser, initier et former à l’hypnose imaginale ou imagination de pleine conscience. »


Laurence et moi nous étonnions dans une conversation à bâtons rompus sur les merveilles ouvertes par l’exploration de la sphère imaginale, de combien le pouvoir de l’imagination est méconnu. Pourtant, il pourrait y avoir là un ingrédient essentiel pour notre futur collectif car c’est par l’imagination que nous pouvons réclamer notre pouvoir créateur, pouvoir de re-créer nos vies et qui sait, peut-être de ré-enchanter le monde dans lequel nous vivons. Car, pour reprendre les mots de Laurence, « peut-être sommes-nous allés au bout de notre pouvoir destructeur sur cette planète, et sommes-nous prêt à apprendre à nous servir de notre pouvoir créateur. » C’est dans cet esprit, avec l’espérance bien vivante que cela pourra servir au moins à quelques un.e.s, que je communique ce travail avec les rêves et l’imagination, qui n’a de cesse pour ma part de m’émerveiller...