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lundi 27 mars 2023

Naufrages

Un tableau de Jackie MAIRE (galerie-création.com)

Je ne trouve pas beaucoup de temps ces jours-ci pour écrire des articles et nourrir ce blogue. Je suis très occupé en particulier par la formation en Écoute Intérieure des Rêves que ma compagne et moi-même donnons depuis janvier. Je m’investis aussi dans différentes recherches dont je vous parlerai en temps et lieu, mais c’est d’abord l’exploration de cette approche « au-delà de l’interprétation » du rêve, et sa transmission, qui me préoccupent à ce point. Je veux vous présenter ici un rêve et le parcours en écoute intérieure qu’il a amené car ce dernier me semble exemplaire aussi bien de la profondeur et de la puissance du travail que permet le retour en imagination active dans un rêve que de certaines difficultés que l’on peut y rencontrer. 

Nous verrons en effet dans cet exemple comment travailler avec des dimensions traumatiques qui peuvent, de façon caractéristique, ressortir dans l’écoute intérieure d’un rêve. Il semble en effet que cette approche puisse avoir une incidence profonde sur la gestion de nos émotions – c’est ce qui ressortait en particulier du témoignage d’une personne qui s’est exprimée lors de ma présentation vidéo de la formation : après quelques mois de pratiques, il constatait une évolution sensible de sa façon de vivre ses émotions. Une psychologue intéressée par la démarche me faisait remarquer récemment que cela indiquait que l’écoute intérieure du rêve avait un effet sur notre programmation limbique. Or c’est précisément ce que cherchent à obtenir les psychologues grâce à des outils cognitifs comme l’EMDR. Ces derniers sont efficaces mais requièrent des protocoles complexes. Ici cependant, c’est l’action naturelle du rêve qui amène à ce résultat, et cela ouvre un champ de recherche qui devrait être investigué plus à fond. On peut penser en effet que c’est une des fonctions du rêve que de faciliter une régulation émotionnelle. Il se pourrait donc que l’écoute intérieure, qui vise à simplement faciliter et amplifier le mouvement naturel de la psyché au travers du rêve, contribue grandement à cette régulation jusque dans la résolution de nœuds traumatiques. Mais ce sont des études plus systématiques que celles que je peux mener, avec un échantillon statistique plus large et dans la durée, qui pourront l’établir. Je m’attacherai ici simplement à mettre en lumière comment cette approche mettant en lien le rêve, l’imagination et le corps, semble pouvoir permettre d’aborder les nœuds traumatiques en suivant la dynamique naturelle du vécu onirique.

Cet article s’inscrit aussi dans un débat que j’ai lancé au sein de la petite communauté de pratiques qui se développe autour de l’écoute intérieure des rêves sur la question de la posture que nous devons adopter dans cette démarche. Il ressort en effet que cette approche des rêves repose moins sur des techniques et une méthodologie, même s’il y a effectivement un protocole et des règles précises qui sont établis, que sur une posture et une éthique dans la relation aux images intérieures. C’est en gros, tel que je le comprends moi-même pour l’instant, une approche résolument non-interventionniste qui s’inscrit dans la ligne à laquelle nous appelait Jung quand il répétait à l’envie : « do not interfere ! » N’interférez pas ! Ne contrariez pas le mouvement naturel de la psyché en cherchant à le diriger. Il nous recommandait d’écarter toutes les méthodes et tous les a-priori théoriques à l’abord d’un rêve, « car le rêve est unique comme le rêveur est unique. » Parmi les propositions qui ont émergé de la discussion dans la communauté, l’image d’un clair miroir  a été suggérée avec l’idée de renvoyer avec clarté le rêve tel qu’il est. En contrepoint de cette proposition, il a été souligné que nous ne saurions écarter les interférences naturelles de l’inconscient, les projections et les ressentis du facilitateur, par une posture technique. J’ai eu l’impression de retrouver là des éléments de la discussion emblématique entre Shénxiù et Hui-Neng, le sixième patriarche du zen, à propos de la possibilité de nettoyer le miroir de la Bodhi. 

Hui-Neng, sixième patriarche du bouddhisme zen

Les deux points de vue, qui me semblaient tout à fait complémentaires, ont été réconciliés pour moi dans l’invitation à aborder le rêve à partir d’un non-savoir ouvert à ce que pourrait apporter le rêve – sa phénoménologie, dirait Jung –, ce qui m’a semblé encore une fois très zen. Mais le rêve que je vais maintenant vous présenter est venu encore apporter des éléments à cette réflexion, dont pourront donc profiter en particulier les étudiant.e.s en écoute intérieure du rêve.

Voici le rêve, intitulé « Naufrages » par le rêveur :

Un bateau récent construit à l’ancienne, un 3 mâts avec 5 étages, se couche sur l’Océan. Des enfants sont à son bord pour une activité de loisir. Les secours, l’hélicoptère vient récupérer les enfants. Les parents sont invités à venir les chercher, tout le monde est sain et sauf. Une maman, grande, brune, à cheveux crépus, récupère sont enfant mais contrairement aux autres parents, n’a pas l’air si émue que ça.

La maman de Jules vient le chercher (même contexte?). Je les vois sur une place, Jules assis sur un muret au loin. J’ai un choc lorsque je vois qu’il a les cheveux longs avec une couette sur la tête. Alors qu’il m’aperçoit au loin et qu’il est en compagnie de sa mère qui est de dos, à côté de lui, je m’en vais, je fuis. Je suis choqué.

J’ai l’impression que Jules me suit et je monte me cacher en grimpant la façade d’un bâtiment ancien. Je dois bien être à 5 mètres de hauteur, peut-être plus, et j’ai le vertige. Je ne peux plus bouger lorsqu’il faut redescendre. Je tente de faire un mouvement pour regagner un rebord de fenêtre en contrebas et je perds mon téléphone qui s’explose sur le sol.

Le rêveur est un homme dans la cinquantaine qui vit une certaine souffrance d’être coupé,  suite à une séparation, de son plus jeune fils Jules. Ce dernier ne lui parle plus, semble ne plus vouloir de contacts avec son père. Cette souffrance a été ravivée récemment par des circonstances de la vie extérieure. La veille du rêve, le rêveur est allé chez des amis qui ont un fils qui avait bien sympathisé avec Jules quand ils s’étaient rencontrés quelques années auparavant. Quand il s’est retrouvé en présence de ce jeune homme, qui avait les cheveux mi-longs avec une couette sur la tête, le rêveur a été submergé par l’émotion, palpable, et n’a pas su que dire, ne parvenant pas à la reconnaître, ni à l’embrasser ou lui serrer la main... 

D’emblée, ce récit que m’a fait le rêveur au moment de la présentation du rêve, m’a alerté sur le fait qu’il y avait une dimension traumatique qui était approchée au travers de ce dernier – quand je dis « traumatique » ici, je veux dire qu’il y a une dimension de souffrance trop importante pour être intégrée directement par la psyché, qui réclame d’une certaine façon une « digestion » par celle-ci pour pouvoir être absorbée. On sait que les complexes inconscients se manifestent entre autres par une interférence avec le fonctionnement conscient habituel. C’est ce qu’a mis en lumière le test des associations élaboré par Jung encore tout jeune psychiatre : il mesure le temps de réponse à différents mots clés. La présence d’un complexe activé par l’évocation d’un mot est ainsi repérée par le fait qu’il faut plusieurs secondes à la personne testée pour répondre. Si on l’interroge, elle a simplement vécu un « blanc » momentané avant de pouvoir donner une association au mot. Quand un complexe intervient, on perd nos moyens – il y a une suspension momentanée de la conscience. Qui dit « complexe » dit « contenu psychique autonome » – on pourrait souvent dire « sous-personnalité » non intégrée – mais cette suspension de la conscience est aussi l’indice d’un système de défense qui est activé : il y a là une vulnérabilité, une souffrance, qui est trop dangereuse pour être rencontrée directement, et qui constitue un fragment psychique détaché de la conscience. Dans une définition large du traumatisme, nous pouvons donc parler ici du noyau traumatique du complexe qui est mis en évidence. La bonne nouvelle qui ressort ici, c’est que lorsque celui-ci apparaît dans un rêve, la psyché semble être prête à l’intégrer – cela en est un des indicateurs les plus sûrs car le vécu onirique lui-même amorce cette intégration. Dès lors, le travail du rêve, envisagé comme un processus naturel – l’action non entravée de l’énergie psychique – est donc un moyen privilégié pour cette intégration, comme va le montrer ce qui suit.

Le processus d’écoute intérieure d’un rêve commence toujours par un moment de retour à soi : le rêveur, après que nous ayons déjà échangé verbalement sur ce avec quoi il arrive, est invité à se ménager un sas de silence dans lequel il revient à son ressenti tant corporel qu’émotionnel. C’est l’occasion aussi de « prendre la température » du rêve, si le rêveur éprouve le besoin de s’exprimer à ce moment là – sinon, il sera interrogé sur ce qu’il ressent avant d’entrer dans "la maison du rêve". Et là, quand le rêveur a repris contact avec son ressenti, il m’a tout de suite dit que ce qu’il ne parvenait pas à comprendre, c’est qu’il fuit son propre fils dans ce rêve. Il aurait préféré, m’a-t-il encore indiqué, ne pas recevoir ce rêve. J’avais l’impression qu’une certaine colère, et peut-être une honte, perçaient dans ses mots mais j’ai préféré ne pas l’interroger plus avant sur celles-ci – le retour dans le rêve serait l’occasion d’explorer ces émotions s’il y avait lieu. Je me suis simplement pour ma part fait la remarque que c’était fort courageux de la part du rêveur de venir travailler ce rêve alors qu’il aurait préféré ne pas l’avoir rêvé – nous faisons bien souvent d’écarter le rêve quand il nous met au contact de choses désagréables, et dès lors, de ne pas saisir l’occasion d’ouvrir le cadeau qu’il nous offre (voyez mon article « précieux cauchemar »). J’ai ressenti de l’admiration pour le courage dont faisait preuve le rêveur, qui venait me toucher dans certains aspects de ma vie personnelle, et je me suis senti invité à d’autant plus m’attacher à « servir le rêve ». Je mentionne ce dernier point pour mettre en lumière les éléments de contre-transfert qui peuvent être à l’œuvre dans l’accompagnement, et qu’il faut autant que possible rendre conscients. Plutôt donc que d’interroger le rêveur sur les émotions qui affleuraient, j’ai appelé son attention sur son ressenti corporel. Il m’a indiqué qu’il sentait un nœud dans son estomac qui se prolongeait jusqu’à sa gorge en formant une sorte de verrou. Je lui ai répondu que nous reviendrions souvent à cette tension pour observer comment elle évolue au cours de l’écoute intérieure du rêve. Les ressentis corporels comptent en effet parmi les indicateurs les plus fiables sur lesquels nous pouvons compter pendant le travail avec l’imagination active car le corps réagit immédiatement aux modifications de l’énergie psychique au cours du processus. Le processus que je vous détaille ici s’est révélé particulièrement exemplaire sur ce point, qui montre qu’à défaut de pouvoir nous appuyer ici sur une théorie explicative du rêve, nous pouvons nous reposer sur l’intelligence du vivant en écoutant le corps.

Je laisse toujours au rêveur, dans ce moment de retour à soi, le soin de m’indiquer quand il est prêt à passer à l’étape suivante. Cela permet de s’assurer que la démarche de retour dans le rêve est bien volontaire, voulue par la conscience, et qu’elle part d’un ressenti qui pose que le rêveur d’être prêt à aller à la rencontre de l’inconscient. Je n’ai jamais encore eu de rêveur qui ait préféré à ce stade renoncer à cette rencontre mais si ce cas advenait, je ne discuterais pas cette décision, le ressenti qui la fonde – il s’agit, dans ce travail, de ne jamais rien forcer. Tout au plus pourrais-je proposer de donner rendez-vous au rêve un autre jour, si le rêveur en ressent l’envie. Quand le rêveur m’a indiqué qu’il était prêt à passer à une autre étape, je l’ai invité à imaginer la porte d’entrée de "la maison du rêve".

Le passage d’un seuil d’entrée dans l’espace de l’imagination active est en effet un élément clé du protocole complet de l’écoute intérieure, qui fait partie du cadre sécuritaire dans lequel le rêveur peut aller sans risque à la rencontre de l’inconscient. Quand un rêveur a une grande expérience du travail, et démontre une aisance dans celui-ci, on peut se passer de cette étape et plonger directement dans le bain des images intérieures en choisissant simplement l’une d’elle comme porte d’entrée, mais dans la majorité des cas, il est recommandé d’avoir un rite d’entrée dans l’espace intérieur, ce qui permet de délimiter une frontière nette avec la vie psychique dite normale, l’espace de la conscience dite éveillée (waking consciousness), et aussi de ménager la possibilité d’en ressortir par un rite de sortie. Ce dernier peut être particulièrement utile en cas de la nécessité de sortir le rêveur d’un mauvais pas, et de le ramener sur la terre ferme, par exemple s’il commence à perdre pied et donne des signes de dissociation sévère. Mais aussi, il permet de refermer la porte derrière soi et de protéger la vie diurne du rêveur d’un éventuel envahissement par les contenus inconscients. Il s’agit au fond de bien distinguer les espaces du rêve de ceux de la réalité ordinaire. C’est le processus, plus difficile qu’on ne croit, par lequel passe les enfants vers l’âge de raison, quand leur sommeil est troublé par de nombreux cauchemars. Il y a des adultes qui échouent à faire cette distinction, et dans ce cas, l’écoute intérieure n’est pas recommandée. Et nous devons toujours tenir compte d’une possible fragilité dans la frontière qui sépare le conscient de l’inconscient. Nous donnons donc à ce dernier les éléments symboliques constitutifs d’un temenos (sanctuaire, espace sacré) dans lequel il pourra se déployer tout en étant contenu par le fait de poser des repères liminaires, des bornes délimitant clairement les frontières. 

La "maison de rêves" de Dali, assisté par l'I.A Dall-E

Dans ce sens, je propose la métaphore de "la maison du rêve" comme cadre symbolique : on entre dans cette maison par une porte et on en sortira par une autre, ce qui nous amènera « ailleurs ». Nous allons au cours de l’écoute intérieure visiter en imagination active les scènes du rêve qui se présentent comme une enfilade de pièces qui se succèdent, ce qui ne préjuge pas de la possibilité d’explorer des pièces adjacentes ou d’autres étages de la maison – tout est possible dans l’espace de l’imagination, et cependant, nous tiendrons fermement le fil du rêve pour être bien certains de parvenir à la porte de sortir, où qu’elle se trouve. Et s’il le faut, nous sortirons par une fenêtre ou par la cheminée – tout est possible, encore une fois, à condition d’y mettre de la conscience, de savoir ce que l’on fait. C’est peut-être la principale exigence de la posture qu’exige la facilitation du travail : autant que possible, être conscient et présent à ce qui se passe, en sachant que cependant, l’inconscient est au travail. Et que la nature même de l’inconscient est que nous n’en sommes pas conscients. Mais au moins lui proposons-nous un cadre contenant, et pouvons-nous dès lors lui faire confiance qu’à moins de situations extrêmes, il jouera le jeu et restera dans cadre. Présence, conscience, confiance dans le processus où l’inconscient est notre partenaire pourraient bien être les mots clés à l’entrée dans l’espace de l’imagination, les bases sur lesquelles nous appuyer…

Comme le rêveur m’avait déjà livré au cours de l’étape du retour à soi comment il se sentait à l’approche de ce temps de retour dans le rêve, je ne l’ai pas interrogé sur ce ressenti devant la porte. J’ai choisi de prendre un chemin symbolique pour entendre comment l’approche du rêve se présentait et j’ai demandé au rêveur de me dire comment il imaginait la porte d’entrée. Il a ri, car cela le déjouait un peu – il connaissait assez le processus pour ne pas s’attendre à cette question, ce qui est bon : il faut toujours surprendre nos rêveurs pour éviter qu’ils préméditent leurs réponses. Puis il m’a décrit une belle porte en bois, de menuisier m’a-t-il précisé, avec un espace vitré opaque mais qui laissait passer la lumière. J’ai été rassuré. Il y avait de la lumière dans la maison. Nous n’allions pas plonger dans une obscurité totale. Alors, je l’ai invité à ouvrir la porte et nous sommes entrés dans le rêve, en commençant donc par la première scène. Sur le seuil, il m’a indiqué que son attention était sollicitée par son bassin, son sacrum et son coccyx, où il ressentait comme un frisson signalant la mise en mouvement d’une énergie.

Nous avons alors examiné la première image du rêve : « Un bateau récent construit à l’ancienne, un 3 mâts avec 5 étages, se couche sur l’Océan. » Tout de suite, il m’a dit que c’était une catastrophe car c’était un beau bateau, un chef-d’œuvre et qu’il éprouvait le sentiment d’être face à un terrible gâchis en contemplant ce naufrage. Je lui ai demandé d’élargir sa vision en me précisant si la scène se déroulait en pleine mer ou à proximité de la côte, à quel moment de la journée, dans quelle lumière. Il m’a dit que le naufrage se produisait non loin de la côte où lui-même assistait, en tant que témoin de la rive, à ce désastre qui le déroutait. C’était l’après-midi, le ciel était couvert. Je l’ai alors ramené à cette impression de gâchis dont il me parlait en lui demandant s’il pouvait faire le lien avec un tel sentiment éprouvé dans la vie diurne. Il m’a répondu que oui, il avait rencontré un tel sentiment lors de la séparation avec la mère de Jules. Leur couple avait duré une vingtaine d’années et le rêveur n’aurait jamais cru qu’il ferait naufrage. Je lui ai fait remarquer que le bateau était dit « construit à l’ancienne » et je l’ai interrogé sur les valeurs qu’il avait investi dans son couple : se pourrait-il qu’il ait envisagé ce dernier dans une perspective traditionnelle ? Il a été d’accord et il a précisé que le bateau s’avérait être plus haut que trapu, ce qui avait facilité son déséquilibre. Nous n’avons pas épilogué mais je pouvais voir qu’il voyait par lui-même l’analogie avec son couple. Il n’était pas besoin d’en dire plus. De mon point de vue, l’important était là qu’il ait pu faire le lien entre le rêve et sa vie diurne par le biais du sentiment car dès lors qu’une telle équivalence est établie, l’énergie du rêve commence à couler dans la vie. 

Nous avons alors enrichi cette première image en y ajoutant l’information suivante « des enfants sont à son bord pour une activité de loisir », ce qui a amené le rêveur à dire immédiatement, avec un sentiment d’urgence visible : « tout de suite, il faut agir ». Nous n’avons donc pas tardé à amener l’élément suivant : « les secours, l’hélicoptère vient récupérer les enfants », ce qui a fait dire au rêveur avec satisfaction que tout était bien fait. Il accompagnait les secours en pensée. Je l’ai alors interrogé sur ses ressentis corporels et il a constaté que son estomac et sa gorge s’étaient détendus.

Il y aurait ici plusieurs éléments symboliques – un bateau, l’Océan, les chiffres 3 et 5... – qui pourraient être discutés, mais cette discussion analytique est renvoyée à la fin de l’écoute intérieure. Ce n’est pas que l’interprétation soit inutile mais elle n’apporte rien au travail direct du rêve que nous allons voir se déployer. Elle la complète simplement au moment où il s’agit d’intégrer ce que le mouvement intérieur du rêve a communiqué par et de lui-même…

J’ai donc proposé que nous examinions l’image suivante : « Les parents sont invités à venir les chercher, tout le monde est sain et sauf. » En la rappelant au rêveur, je lui ai demandé ce que le fait d’être témoin de ces retrouvailles lui donnait à ressentir. Il a immédiatement réagi à ce mot « retrouvailles », me disant que c’était exactement de cela dont il était question. Il était ému, a parlé de soulagement. Pour ma part, je me souviens avoir pensé alors que le thème fondamental du rêve tournait autour de cette notion de retrouvailles. A posteriori, je me suis rendu compte que cet échange illustre précisément l’impossibilité pour le facilitateur en écoute intérieure d’un rêve de se cantonner dans une pure neutralité : la façon dont nous formulons les choses, et sans doute simplement le ton de notre voix, interfère avec le processus. Mais il me paraît important de préciser que je n’avais rien prémédité en employant ce terme  « retrouvailles ». Il faut éviter de tenter de diriger consciemment le processus, laisser jouer les inconscients ensemble.

Et c’est alors que, sans que rien ne le laisse présager dans une lecture superficielle du rêve, nous sommes arrivés au cœur de celui-ci en évoquant cette femme qui ne manifeste aucune émotion au moment de récupérer son enfant : « Une maman, grande, brune, à cheveux crépus, récupère sont enfant mais contrairement aux autres parents, n’a pas l’air si émue que ça. » Le rêveur m’a immédiatement fait part du fait qu’il était révolté devant cette image, et qu’il se demandait si cette femme contrôlait ses émotions, ou était en inadéquation avec son ressenti. Il y avait beaucoup d’intensité dans l’expression du rêveur qui m’a parlé d’un feu attisé par un souffle. Je l’ai interrogé sur son ressenti corporel et il m’a indiqué que le feu montait de son thorax jusque dans ses yeux. J’ai senti qu’il se passait quelque chose d’important et je lui ai donné du temps sans commenter ou plus interroger, mais en laissant se dire tout ce qui était là. Nous verrons à la fin du travail que c’est essentiellement autour de cette incapacité à ressentir ou a exprimer l’émotion, et la violence du conflit qu’elle déclenche chez le rêveur, que s’articule tout le mouvement intérieur du rêve. C’est là que se trouve le noyau, mais l’interprétation symbolique aurait été bien en peine de le faire ressortir de l’ensemble, sauf à considérer que l’incongruité de cette image en soulignait l’importance.

Une fois que le rêveur a été prêt à le faire, nous sommes passés à la seconde partie du rêve. Il est important de noter que la première partie a été vécue en mode dissocié, c’est-à-dire avec la distance du témoin qui permet d’aborder des choses difficiles en toute sécurité. La seconde partie se déroule en mode associé : le rêveur est directement partie prenante de l’action, et on peut penser qu’il contacte plus immédiatement la souffrance qui est au cœur du rêve. Cela réclame d’autant plus d’attention. Et en effet, nous nous sommes immédiatement heurtés à une difficulté. Dès que j’ai évoqué la présence de Jules et de sa mère sur la place, en rappelant que son fils a les cheveux longs avec une couette, le rêveur s’est retrouvé en état de choc. A posteriori, je constate que j’aurais pu m’en douter puisque il est question de choc directement dans le texte du rêve :

« La maman de Jules vient le chercher. Je les vois sur une place, Jules assis sur un muret au loin. J’ai un choc lorsque je vois qu’il a les cheveux longs avec une couette sur la tête. »

Il est à noter que, dans la restitution du rêve, je ne rappelle que les images – ici la mère et le fils sur une place, les cheveux longs et la couette – sans mentionner les émotions vécues dans le rêve car ce sont les émotions qui ressortent dans l’imagination qui m’intéressent au premier chef. Bien sûr, si elles diffèrent de celles du rêve, cela appelle notre attention, mais je veux donc souligner que je n’ai pas suggéré au rêveur qu’il était en état de choc dans cette image. Cela est revenu tout seul, comme découlant naturellement de l’image. Le rêveur m’a alors dit qu’il sentait que sa gorge s’était resserrée et qu’il était comme tétanisé, tout à la fois figé et tremblotant. Il était à la limite de l’incapacité à décrire ses émotions. Le temps était suspendu, m’a-t-il indiqué, comme dans un arrêt sur image. J’ai pensé alors que c’était caractéristique de l’émergence d’un contenu traumatique, dont une des signatures est le mode freeze de notre cerveau reptilien : quand nous sommes vraiment coincés, qu’il n’est plus possible d’attaquer ou de fuir, notre système primaire de défense nous paralyse et nous empêche de ressentir quoi que ce soit. Quand on va se faire manger par un prédateur, c’est mieux. La nature fait bien les choses... 😉

C’est là, devant un tel état de paralysie émotionnelle, qu’en tant que facilitateur, il faut garder son sang-froid et éviter de chercher à aller trop vite – on pourrait être porté à emmener le rêveur vers l’image suivante et ce serait une erreur. On court-circuiterait le processus en évitant la difficulté. En effet, le fait que l’état de choc soit maintenant vécu consciemment est en fait une opportunité car la psyché va pouvoir y apporter sa réponse naturelle si on lui donne l’attention requise. On ne peut pas rester « gelé » perpétuellement, tôt ou tard, le mouvement de la psyché va se remettre en route. J’ai donc proposé au rêveur de rester avec ce qu’il ressentait en lui disant que nous avions tout notre temps, rien ne pressait, et que j’avais confiance dans le fait que le mouvement intérieur reprendrait en temps voulu. Et c’est ce qui s’est passé. Le rêveur m’a mentionné qu’il reprenait contact avec son corps avec une sensation dans les pieds. Il avait un sol sous ses pieds mais pas de jambes, m’a-t-il précisé. Il avait désormais un corps dissocié en trois éléments : il y avait ses pieds d’une part, une zone figée et tremblante dans sa poitrine d’autre part, et enfin son regard qui restait rivé en imagination sur la place où se trouvait Jules et sa mère. J’ai alors eu l’intuition de lui proposer de prêter attention à sa respiration. C’est une astuce qui se fonde sur le fait que la respiration est toujours présente – si le rêveur ne respire plus, il faut arrêter l’écoute intérieure (lol) – et est toujours en mouvement. Nous verrons que cela ne fonctionne pas toujours, mais en l’occurrence, la conscience de la respiration a produit immédiatement son effet. Après quelques instants, le rêveur m’a dit que le souffle descendait jusque dans la terre et qu’il avait un sentiment de complétion. Il se sentait enfin complet. Un peu plus tard, il a ajouté que le retour au souffle lui avait donné à goûter le fait qu’il était vivant. Ouf !

J’ai attendu que le rêveur m’indique qu’il était prêt à passer à l’étape suivante et quand cela a été le cas, nous sommes allés voir l’image dans laquelle il fuit son fils qui vient de l’apercevoir : « Alors qu’il m’aperçoit au loin et qu’il est en compagnie de sa mère qui est de dos, à côté de lui, je m’en vais, je fuis. » Quand je l’ai interrogé sur ce qu’il ressentait maintenant dans cette image, le rêveur m’a dit qu’il sentait que cette fuite était l’objet d’un choix, et certainement la meilleure solution. Il avait le choix en substance entre aller vers Jules ou partir, et c’était son corps, son organisme tout entier – et non son mental, son cerveau – qui choisissait de fuir. Nous sommes allés ensuite examiner l’impression qu’il avait dans le rêve d’être suivi par Jules : « J’ai l’impression que Jules me suit. » Le rêveur m’a dit que ce n’était qu’une vague impression, comme si son fils le cherchait, et qu’il ne savait pas pourquoi. Il a parlé de confrontation, en disant qu’il s’interrogeait sur la possibilité que Jules veuille lui mettre son poing dans la figure, ou recherche une confrontation pacifique avec lui. Il était clair que le rêveur ne voulait pas de cette confrontation; à tout le moins, ce n’était pas le moment. J’ai alors rappelé l’image dans laquelle il grimpe en hauteur pour échapper à son fils : «  je monte me cacher en grimpant la façade d’un bâtiment ancien ». Il m’a indiqué alors qu’il volait littéralement en escaladant cette façade, comme s’il se sentait léger et rempli d’énergie. Cependant, une fois en haut, il a regardé en bas pour voir si Jules était là et il n’y avait personne, et il a été soudain pris de vertige, à nouveau paralysé, dans l’incapacité de descendre.

Le rêveur a parlé d’une sensation de vide associée avec un risque de chute. Il s’est dit sidéré, paralysé et anesthésié – il ne sentait plus rien, ni son corps, ni ses émotions, dont il était complètement coupé. La seule sensation qui demeurait était celle de ses extrémités froides agrippées à la façade tandis que ses yeux contemplaient le vide, et dans celui-ci, la mort. Après un temps, je lui ai proposé de faire attention à sa respiration mais cette fois, il ne la sentait pas du tout. Il avait seulement conscience de sa tête, et de respirer dans cette tête, mais celle-ci ne communiquait pas avec le reste du corps. Je lui ai alors demandé ce qu’il pouvait faire, ou ce qui pouvait se passer, pour sortir de là. Il a tout de suite parlé du besoin d’une aide extérieure et a commencé à imaginer qu’une fenêtre s’ouvrait et que quelqu’un l’invitait à le rejoindre. Mais ce n’était pas encore une solution viable, m’a-t-il dit, parce qu’il fallait qu’il bouge et il s’en sentait incapable. C’est alors qu’une idée lui est venue : 

« L’hélicoptère ! Quelqu’un a appelé l’hélicoptère et ils arrivent, a-t-il imaginé, et ils me lancent une échelle de corde. Ça je sais faire, une échelle de corde, je l’attrape et je grimpe à bord... » 

J’aime autant vous dire que nous avons été deux à pousser un soupir de soulagement. On ne peut pas rester neutre dans l’écoute intérieure : la facilitateur est engagé dans l’action au même titre que le rêveur. Là, je pouvais sentir que la situation était très difficile. Le rêve n’offrait aucune issue et il était nécessaire, de toute façon, de faire appel à l’imagination pour lui donner une solution. Au fond, on peut penser que c’était le but du rêve que de mettre le rêveur devant le problème représenté par sa paralysie en hauteur en lui disant : et maintenant, que vas-tu faire ? Comment vas-tu t’en sortir une fois que tu auras pris conscience du mauvais pas dans lequel tu t’es mis ? Ou vas-tu te fracasser les os sur le sol ? Pour ma part, devant une telle difficulté, je ne vois en tant que facilitateur que trois possibilités : 

- soit le rêveur retrouve ses moyens, par exemple avec l’aide du souffle et s’en sort par lui-même, peu importe par quel moyen. Il aurait pu imaginer qu’il se mettait à voler, tout est possible en imagination...

- soit le rêveur fait intervenir une aide extérieure issue de sa propre imagination, sans que le facilitateur ne suggère quoi que ce soit, ce qui a donc été le cas ici. Il est intéressant que ce soit un élément du rêve qui ait été recyclé pour amener cette aide, opérant ainsi une jonction entre les deux parties du rêve.

- soit le rêveur avoue être incapable d’imaginer une issue satisfaisante, et le facilitateur doit intervenir dans l’imagination – le rêveur avait implicitement demandé de l’aide en mentionnant que une aide extérieure pouvait le tirer de là, et il ne faut pas oublier que l’écoute intérieure se déroule en relation. J’aurais pu donc en dernier lieu suggérer que je revêtais un costume de superman et que j’apparaissais dans le rêve pour lui tendre une main salvatrice, ou toute autre façon de venir en aide au rêveur. Encore une fois, tout est possible en imagination !

Je ne pouvais pas le laisser tomber et se tuer en s’écrasant sur le sol, à moins que cela soit le fait d’une décision du rêveur, auquel cas cela pourrait symboliser une façon d’affronter sa plus grande peur et de se transformer radicalement, en imaginant mourir et renaître. Mais disons qu’en tant que facilitateur, je préfère éviter ce genre d’extrémité car une telle chute peut présager d’un sérieux effondrement psychologique. On est là devant une situation limite où il faut prendre très au sérieux le pouvoir de l’imagination : tout y est possible, mais c’est tout de même très sérieux du point de vue de la psyché.

Le rêveur m’a mentionné qu’une partie de lui aurait voulu qu’il s’en sorte seul. J’ai souligné en réponse qu’il était parfois important de reconnaître qu’on peut avoir besoin d’aide, il semble que cela fasse partie de notre humanité. Je lui ai alors demandé où l’emmenait l’hélicoptère, et c’est alors que le rêve s’est dénoué de façon surprenante. Avant même qu’il ne réponde, il a été en proie à une forte émotion et des larmes sont venues, ce qui m’a donné à penser qu’enfin le rêve entrait en mouvement. Les larmes sont l’indice d’un profond mouvement intérieur, et il n’est pas rare qu’une écoute de rêve amène à un tel moment où l’émotion déborde. Puis il m’a dit que l’hélicoptère l’avait amené sur un tertre où il avait retrouvé la grande jeune femme de la première partie du rêve, et que désormais, ils se comprenaient bien : « je la comprends et elle me comprend ». Le rêveur a pris conscience que lui aussi ne pouvait pas manifester d’émotion quand ce qu’il vivait était trop fort. Il a cessé de se juger. Ils ont parlé. J’ai été frappé par ses mots : 

« Ça se dégèle. On aime à en parler. La vie reprend. »

Amphitheatrum sapientiae aeternae - La rose cosmique

J’ai emmené le rêveur vers la porte de sortie de « la maison du rêve ». Je lui ai demandé si cela était complet pour lui, si rien ne restait en suspens ou appelait son attention, et c’était le cas. Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai pas évoqué avec lui la dernière image du rêve où son téléphone s’explose sur le sol après qu’il ait fait un mouvement. Ce n’était pas utile puisque désormais, la communication était rétablie avec cette jeune femme. Je demande souvent à la fin d’une écoute intérieure comment le rêveur prolonge le rêve en imagination pour voir où l’énergie du rêve s’en va, mais là, ce n’était pas nécessaire puisque l’hélicoptère nous avait déjà emmené ailleurs, amenant ce prolongement. Il restait donc à sortir du rêve, ce que nous avons fait, non sans demander une dernière image au rêveur : quelle est la première chose qui te vient une fois que tu es de l’autre côté de la porte ?

« Une sensation d’apaisement. Le corps étalé de tout son long sur l’herbe. Cela fait un bien fou. » Le rêveur a encore parlé de connexion, d’abandon, d’expansion…

Bien sûr, après un tel travail, il faut bouger le corps, le solliciter avec du mouvement, reprendre contact avec lui dans un auto-massage. Nous avons donc pris un petit break avant de discuter de l’expérience que nous venions de vivre, et poser quelques éléments d’interprétation a posteriori. Je ne développerai pas outre mesure cette interprétation dans cet article déjà très long. Il suffit pour ma part que le rêveur ait pris conscience, au travers de ce rêve et de l’écoute intérieure de ce dernier, de la force des émotions à l’œuvre dans son vécu avec son fils, et que celles-ci se soient « dégelées ». En termes analytiques, on peut dire de ce rêve qu’il appelait à rencontrer l’Anima représentée par la grande jeune femme apparemment insensible lors des retrouvailles avec son enfant. Je crois que c’est ce qu’aurait pu mettre en lumière une interprétation très fine en partant de la révolte du rêveur devant l’attitude de la femme, sans offrir de possibilité de permettre cette rencontre hors de l’imagination active, du moins dans un premier temps. Cependant l’écoute intérieure permet une telle rencontre sans même s’embarrasser du concept d’Anima...

Il peut être intéressant, je l’ai souligné, d’observer comment la première partie du rêve expose un drame en mode dissocié, avec la distance du témoin, tandis que la seconde partie élabore le vécu personnel de ce drame. Au-delà du naufrage du couple évoqué par le rêveur par association avec le sentiment de gâchis, il faut relever que les bateaux symbolisent bien souvent la conscience dans sa relation avec l’océan de l’Inconscient. Ici, le fait que le bateau se couchait symboliquement sur l’Océan – souligné par la majuscule dans le texte du rêve – fait ressortir que le théâtre de ce drame était l’Inconscient collectif. Cela signifie que le rêveur est invité à voir que le naufrage de ce qu’il avait imaginé autour de ce couple dans lequel il a beaucoup investi de lui-même, fait partie du vécu commun à toute l’humanité. Dans le même sens, le chiffre 5 répété dans le rêve pointe vers l’humain, la reconnaissance de ce qui est bien humain. Il semble que le rêve vise donc à une acceptation et une réconciliation avec ce qui s’est passé, et même avec le fait que le rêveur soit momentanément séparé de son fils. Là où, avant d’entrer dans l’imagination active, il ne pouvait comprendre qu’il soit en train de fuir ce dernier, l’écoute intérieure lui enseigne la sagesse d’une instance supérieure au mental qui indique que le temps de la rencontre n’est pas encore venu. Mais le rêve montre aussi les dangers de la fuite, en particulier dans ce qu’elle peut conduire à monter dans les hauteurs du mental pour se protéger d’un ressenti trop violent, et se retrouver paralysé, incapable de redescendre.

Je donne dans cet article public – destiné au premier chef aux étudiant.e.s en EIR – à voir tous les rouages d’une écoute intérieure. Cela peut surprendre dans un monde où beaucoup croient devoir protéger leur petit fond de commerce, avouant ainsi combien leur travail est fondé sur une indigence. Pour ma part, je préfère m’ancrer consciemment dans l’abondance qui permet le partage. Je considère tout ce qui a trait au travail des rêves comme étant de l’ordre du bien commun, et je ne dépose pas de copyright sur la méthode de l’écoute intérieure, pas plus que je ne l’ai fait pour les loges de rêves. J’ai de bonnes raisons de penser que ces approches étaient intuitivement connues des anciens, et coulent en fait de source naturelle que je n’aurai pas le front de m’approprier. Je viens en outre de la tradition informatique de l’open source qui s’ancre dans l’idée que le partage des connaissances nous enrichit tous et je travaille sous l’emblème du copyleft qui invite chacun.e à s’inspirer de ce que je publie pour créer sa propre méthode, avec pour seule contrainte que je demande à celles et ceux qui utilisent mon travail de le laisser libre de copie. Si ce que je partage ici s’avère donc utile à d’autres et au service du rêve, je serai heureux que cela nourrisse les travaux d’autres chercheuses et chercheurs. Bien sûr, j’apprécierai d’en être informé car cela enrichira ma propre recherche avec de nouvelles perspectives. Merci d’avance !

Copyleft

Si donc vous comprenez, sur la base des éléments que j’expose ici et ailleurs, comment l’écoute intérieure du rêve fonctionne et quelles sont les règles éthiques que ce travail réclame, je ne saurais que vous encourager à expérimenter par vous-mêmes. Si vous avez envie d’en discuter avec moi, n’hésitez pas à me contacter. Quant à celles et ceux qui veulent approfondir cette recherche avec moi et avec la communauté de pratiques qui est en train de se constituer autour de celle-ci, sachez simplement que ma compagne et moi-même préparons dores et déjà la mouture 2024 de notre formation en Écoute Intérieure du Rêve, avec différentes modalités permettant un enseignement en présentiel ou à distance pour celles et ceux qui ne peuvent se déplacer. Je vous en parle bientôt...

jeudi 21 avril 2016

La pyramide des songes


Marie-Louise Von Franz, dans une conférence intitulée « la réalisation du Soi dans la thérapie individuelle de Carl Jung », publiée dans Psychothérapie, l’expérience du praticien, présente un rêve extraordinaire. Disons que si nous rencontrons parfois des grands rêves contrastant sans rien leur enlever avec nos petits rêves ordinaires, celui-ci est, selon moi, tout simplement énorme. Il se trouve que c’est un rêve à propos de l’interprétation des rêves et du sens profond de ce travail, et comme nul ne saurait apposer un copyright sur un rêve, je crois que celui-ci devrait passer dans le domaine public. Je vous le livre donc, découpé en ses quatre parties pour en faciliter l’absorption, sous forme d’une lecture résumée et commentée de l’article de Mme Von Franz. Le rêve lui-même fait allusion à l’art d’écarter le superflu pour accéder à l’essentiel, et j’espère donc illustrer ce point par ma synthèse mais aussi que celle-ci vous donnera envie de lire la  conférence dans son entier car elle tient du chef d’œuvre alliant pédagogie et profonde perspicacité.

Le rêveur était, à l’époque du rêve, étudiant à l’Institut Carl Jung de Zurich et se préparait à suivre ses premiers patients. Il avait, nous dit Mme Von Franz, « pour trait de caractère sympathique d’être loin de se sentir à la hauteur de la tâche » et il craignait d’être incapable de comprendre les songes de ses analysants. C’est alors que ce rêve lui tomba littéralement dessus. En voici la première partie :

Je suis assis au milieu d’une place carrée, ouverte, au cœur d’une ville ancienne. Un jeune homme qui porte pour seul vêtement un pantalon, me rejoint et s’assied devant moi, les jambes croisées. Il a le torse vigoureux ; une impression de force et de vitalité émane de lui. Le soleil brille dans ses cheveux blonds. Il me fait part de ses rêves ainsi que de son désir que je les lui interprète. Les rêves sont comme une sorte d’étoffe qu’il étale devant moi en les racontant. À chaque fois qu’il raconte un songe, une pierre tombe du ciel et frappe le rêve d’un coup ; cela fait partir des bribes de rêve qui s’envolent. Quand je les prends en main, je me rends compte que c’est du pain. Ces morceaux qui se détachent sous l’impact des pierres font apparaitre une structure interne qui devient peu à peu manifeste dans son ensemble et cette structure ressemble à une sculpture d’art moderne abstrait.

À chaque récit d'un songe une nouvelle pierre s’abat, de sorte que le squelette des songes, fait de vis et d’écrous, prend forme de façon toujours plus distincte. Je dis au jeune homme que cela nous montre comment dépouiller les songes afin d’atteindre les vis et les écrous. Il est également dit que l’art de l’interprétation est de savoir que jeter et que garder, comme dans la vie.

Voilà donc notre rêveur, nous dit Mme Von Franz, aux prises avec son premier patient, en écho à ses interrogations. Elle souligne comment l’image onirique insiste sur la vitalité et l’impression de santé qui se dégagent de lui : il n’a rien d’un malade. Au contraire, sa chevelure blonde est une indication de sa nature de héros solaire, porteur de la lumière nouvelle, et sa vitalité rappelle « qu’en tout patient, aussi malade soit-il, il y a un fond sain d’où surgissent les rêves ».

Le jeune homme blond symbolise le Soi, « cette partie du rêveur jusqu’ici inconnue qui conduira à l’illumination. » C’est le Soi qui demande l’interprétation des rêves. Quand une personne demande l’interprétation de son rêve, il faut traiter sa demande comme étant celle du Soi, qui parle par la bouche de la personne.

Les rêves forment une sorte d’étoffe, c’est-à-dire selon moi que les songes sont comme des fils qui s’entrecroisent jusqu’à dessiner, avec le recul suffisant pour envisager de grandes séries de rêves, un motif ou une figure inattendus. Von Franz souligne que cela fait des rêves quelque chose de substantiel, qui est donc frappé par des pierres venant du ciel – « ce qui figure, d’une certaine façon, l’interprétation. » L’interprétation est une chute de météorites ! Elle explique admirablement la clé de l’art :

« En effet, le rêveur était dans la crainte de ne pas bien savoir interpréter les rêves, mais l’image onirique lui montre que la bonne interprétation « tape dans le mille » sans qu’il soit besoin de la « faire ». Il s’agit en réalité d’un événement psychique. […] Le fait que les pierres tombent du ciel montre que le rêve autant que l’interprétation, l’idée frappante sortent en dernière instance tous deux de l’inconscient, d’une seule et même source, à condition, bien entendu, que l’analysé et le thérapeute s’efforcent ensemble de comprendre le rêve. »

Les morceaux d’étoffe partis en éclat se révèlent être du pain, c’est-à-dire qu’ils sont comestibles, et en termes psychologiques, qu’on peut les intégrer. « En effet, comme nous avons tous pu en faire l’expérience, une interprétation réussie, c’est-à-dire « percutante », à un effet vivifiant sur la conscience et l’alimente comme du bon pain. » Ce pain renvoie aussi à la nourriture céleste dont la prière traditionnelle du Notre Père demande qu’elle soit notre pain quotidien, c’est le pain suprasubstantiel, transcendant.

Ce qui ne peut se manger, être intégré, est ce qui reste du songe : c’est fait d’écrous et de vis qui forment le squelette du rêve, qui ne se révèle que quand on en a ôté la chair, ici le pain. « cette chair doit être ôtée tout comme, dans la vie, il s’agit de dégager l’essentiel, à savoir la structure sous-jacente. » Cette image se révèle particulièrement savoureuse quand on sait que le rêveur était d’origine anglo-saxonne car le rêve lui parlait donc directement des « nuts and bolts » des songes. Les vis et les écrous se combinent pour former des boulons, image où l’on peut voir une analogie sexuelle : « Les boulons réunissent les choses. À chaque fois qu’une interprétation de rêve « porte », il en résulte l’union d’un morceau d’inconscient avec la conscience, ou encore, d’un complexe autonome avec le reste de la personnalité. Nous sommes en présence d’un phénomène sans cesses renouvelé de conjonctions. »

La suite du rêve montre que cette structure prend forme d’une étonnante pyramide :

Puis la scène onirique change : l’adolescent et moi, nous sommes assis face à face sur la rive d’un large fleuve magnifique. Le jeune homme me raconte toujours ses rêves, mais la structure érigée par les vivions oniriques a revêtu une forme nouvelle. Elle n’est plus une pyramide de vis et d’écrous, mais ce sont des milliers de petits carrés et de triangles qui la composent. Cela évoque une peinture du cubiste Braque mais c’est à trois dimensions et surtout c’est vivant. Les couleurs et les nuances des formes carrées et triangulaires changent sans cesse. J’explique qu’il est essentiel pour une personne de maintenir l’équilibre de l’ensemble de la composition ; que pour cela, il faut équilibrer chaque changement de couleur en pratiquant aussitôt un changement correspondant du côté opposé afin de compenser le premier. Cet équilibre dans les couleurs est d’une complexité incroyable du fait que l’objet est à trois dimensions et traversé de changements incessants. Je lève alors le regard vers le somment de la pyramide des songes : là, il n’y a rien. En effet, la pointe maintient à elle seule tout l’ensemble de la structure mais cette pointe est faite d’espace vide. Lorsque je fixe mon regard sur ce point de la pyramide, cet espace vide se met à rayonner d’une lumière blanche.

Pour analyser cette partie du rêve, Mme Von Franz s’arrête sur la signification mythologique de la pyramide, en particulier chez les anciens Égyptiens, où elle avait pour première fonction d’être le tombeau royal des pharaons – « la demeure d’éternité du défunt ». Elle montre comment la pyramide symbolisait alors ce que les alchimistes occidentaux ont appelé « la Pierre des Sages », c’est-à-dire à la fois le noyau immortel de l’âme et le corps de résurrection des défunts.

Cette pyramide n’est plus faite de vis et d’écrous mais de triangles et de carrés de couleur en nombre infini, évoquant directement donc le 3 et le 4 en action, et sans doute par là les jeux du masculin (yang) et du féminin (yin). Les points clés à souligner ici sont que cette structure est vivante, en perpétuel changement et cependant dotée d’un équilibre interne qu’il s’agit de respecter, dans lequel toutes les parties sont interdépendantes, organiquement liées. Pour moi, le jeu des couleurs indique aussi que, au-delà des combinaisons du yang et du yin, cette structure n’est pas régie par la dualité du noir et du blanc. Elle manifeste toutes les couleurs de la vie. « Pour notre part, dit Mme Von Franz, il suffira de retenir la signification psychologique de la pyramide, à savoir qu’elle est un symbole du Soi ».

Elle décrit alors de façon remarquablement synthétique ce qu’elle entend par là, et ce que signifie dès lors « réaliser le Soi », et il en ressort ce qui fait l’intérêt fondamental du travail des rêve, à quoi ça sert ou quel bénéfice on peut en retirer :

« Cela permet de mieux comprendre ce que Jung entendait par le Soi, à savoir qu’il n’est pas le moi, mais une personnalité intérieure plus vaste, éternelle, comme le suggère le symbole. Jung définit aussi le Soi comme la totalité consciente et inconsciente de l’être humain. En tant que virtualité, ce Soi habite en chaque être humain, mais pour le réaliser il faut la compréhension des songes ; à la faveur de cette réalisation, il « s’incarne » pour ainsi dire dans la vie éphémère du moi. Si par exemple j’ai le génie musical de Beethoven sans jamais m’en rendre compte ou me mettre au service de ce talent, celui-ci demeurera inexistant dans la pratique. Il n’y a que le moi conscient qui soit capable de réaliser et d’actualiser le monde psychique. Même cette chose grandiose et divine qu’est le Soi a besoin du moi pour se réaliser. C’est ce qu’on entend par réalisation du Soi. »

Dans le rêve, le Soi est mis en perspective du fleuve de la vie qui coule, ou encore du temps. Selon Mme Von Franz, c’est un stade avancé du travail des rêves qui est évoqué ici : « En effet, si au début chaque interprétation qui porte déclenche une illumination, à présent tout entre dans un contact plus étroit avec le flot de la vie. Dès lors, on ne se borne plus à comprendre des songes isolés, mais on vit en leur compagnie. »

« La scène change encore : la pyramide subsiste, mais à présent elle consiste en matière fécale solide. La pointe émet toujours son rayonnement. Je réalise que le sommet invisible est comme révélé par la boue solidifiée et qu’inversement, cette dernière est rendue visible par la lumière de la pointe invisible. Du regard, je pénètre jusque dans les profondeurs de la matière fécale et je comprends que je contemple la main de Dieu. Grâce à une illumination soudaine, je sais quelle est la cause de l’invisibilité de la pointe : c’est qu’elle est la face de Dieu.

À la fin du second segment, le rêveur se rendait compte que la clé de voûte de la pyramide, qui tient toute la structure ensemble, est faite d’espace vide. Par la suite, il devient clair qu’il en est ainsi parce que le sommet de la pyramide est la face de Dieu, et le rêveur distingue la main de Dieu agissante dans la matière fécale en constituant la base. En contemplant le vide, le rêveur en voit rayonner une lumière blanche qui évoque l’expérience du satori, où la vacuité, loin d’être un « néant » négatif, se révèle receler une lumière créatrice, une capacité d’illumination.

Pour l’explication de la suite, je reproduis intégralement le commentaire de Mme Von Franz : « La troisième partie du songe s’ouvre sur un soudain revirement qu’on désigne aussi du terme d’énantiodromie : à présent, la belle pyramide se compose de matière fécale, de m…. solidifiée. Cette matière vile rend visible le point d’illumination, contenu dans la vacuité, comme cette dernière permet de voir les excréments. Or les alchimistes de l’Antiquité et du Moyen Âge n’ont jamais cessé de rappeler, en effet, que la Pierre des Sages se trouve dans le fumier (« in stercore invenitur »), où les hommes profanes la foulent au pied sans lui prêter la moindre attention. De nos jours, les rationalistes, toujours nombreux, cultivent de même l’opinion que les rêves sont de la m…., c’est-à-dire de vulgaires fantasmes de nature anale ou génitale. Il est vrai que ce qu’entend un analyste durant sa journée à son cabinet n’est guère édifiant : cela va des chamailleries matrimoniales, des intrigues dictées par l’envie ou la jalousie, du sursaut soudain de ressentiments refoulés jusqu’aux difficultés pécuniaires et à l’inénarrable « et alors il m’a dit – et je lui ai dit ». En bref, de l’horrible m…. dans laquelle les patients et nous, les analystes, pataugeons de concert. Mais si on consent à la regarder de près, on pourra déceler la main de Dieu dans cet amas confus. »

J’ajouterai en riant qu’on n’a pas besoin d’être analyste pour nager dans cette matière première, la fameuse materia prima des alchimistes que tous méprisent sans savoir qu’elle recèle le trésor. Avant de s’occuper de la m…. des autres, il faut commencer par aller voir ce qu’il y a dans la nôtre. Il s’agit donc de donner une attention scrupuleuse, pour ainsi dire religieuse, à nos sentiments négatifs, nos humeurs noires et nos détestations, nos souffrances, nos résistances à la vie, nos peurs et nos dépressions – non pour nous y complaire ou les jeter à la face des autres, ce qui est en faire un mauvaise usage, mais pour les « ravaler », c’est-à-dire les ramener à l’intérieur et en examiner le sens intime. Pour dégager le diamant de sa gangue, il ne faut pas hésiter à plonger nos mains, et parfois plus, dans la boue…

Mme Von Franz poursuit :

« Ce fut sans doute l’aspect le plus important de l’art de Jung : il était capable d’écouter ce genre de boue avec un détachement rare pour soudain relever d’un geste ou d’une parole « la main de Dieu » manifeste dans tout cela, d’en déceler donc le sens profond grâce auquel son interlocuteur pouvait à nouveau endurer ses misères. Sa perspicacité tenait au fait que son intérêt portait moins sur les raisons ou la genèse d’un symptôme névrotique particulier au cours de l’histoire personnelle que sur la recherche d’un but, du telos, d’une intention cachée sous le symptôme. Jung cherchait le sens de ce qui arrivait. La question posée était donc : « Quel est l’intention secrète qui m’a conduit dans ce bourbier ? ». C’est à partir de cette interrogation que le sommet de la pyramide devient visible, la pointe que les anciens Égyptiens construisaient de façon que le premier rayon du soleil levant vienne se poser sur elle. En Orient et plus particulièrement en Perse, l’oriens, le soleil levant est encore de nos jours le symbole de l’instant crucial de l’illumination mystique apportant la connaissance de Dieu et marquant l’union avec Lui. »

Nous sommes loin ici des visions romantiques de la réalisation de Soi et de l’Union mystique. Il s’agit moins de voir les cieux s’ouvrir en gloire avec les trompettes des Anges saluant notre triomphe au jeu de la vie pour nous inviter à changer de niveau que d’assister à la réunion en nous du Ciel et de la Terre, c’est-à-dire de l’Illimité en nous et de la boue dans laquelle nous pataugeons, terre mêlée d’eau. Cette union se produit quand ce qui nous semble le plus vil et le plus détestable dans nos vies prend enfin sens – et avec son sens, toute sa valeur… qui est celle, inestimable, de l’Or philosophique.

Par respect pour ce rêve ainsi que pour le travail de Mme Von Franz et de ses éditeurs, et aussi pour vous inviter à aller lire l’article dont il est question et à proposer vos propres interprétations, je vous livre enfin ici la quatrième partie du rêve sans le commentaire qu’elle en a donné :

Le décor du songe se transforme encore : Mademoiselle Von Franz et moi, nous déambulons le long d’un fleuve. Elle dit en riant : « j’ai soixante et un ans et non seize, mais si l’on additionne l’une ou l’autre des deux chiffres, on obtient sept. »

Il vous suffira, pour comprendre cette petite énigme, que Mme Von Franz était l’analyste du rêveur et que le chiffre 7, qui réunit le 3 et le 4, est symboliquement lié à l’évolution et au développement. Mme Von Franz avait effectivement 61 ans à l’époque de ce rêve tandis que le rêveur se trouvait au milieu de la vie, à mi-chemin entre les deux extrêmes évoqués par cette dernière partie du rêve.

dimanche 14 décembre 2014

Voie royale


Il y a un peu plus d’un siècle, Sigmund Freud réintroduisait les rêves dans notre civilisation par la petite porte en publiant L’interprétation des rêves, ouvrage dans lequel il déclarait : « Le rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient ». C’était une petite porte car les rêves n’avaient alors, dans son esprit, de valeur que dans un contexte thérapeutique. Quant à l’inconscient, il s’agissait surtout pour lui du refoulé, c’est-à-dire de ce que nous écartons de notre conscience. Dans son esprit, l’inconscient dérivait du conscient, dont il était la poubelle emplie de désirs inavouables. Cette conception a eu une certaine valeur dans son efficacité thérapeutique car, pour la première fois, il devenait possible de comprendre d’étranges fantasmes, certains rêves et surtout les symptômes envahissants de certaines névroses. Mais, les images portant différents degrés de signification, on peut se demander à quel roi pensait Freud en désignant les rêves comme « la voie royale ». C’est une version moderne de la question posée par Perceval quand il est admis dans le château du roi pêcheur : « Pour qui est servi le Graal ? » – quel est le Roi qui doit parcourir la voie royale, et accessoirement, pour quoi et où conduit-elle ?

Freud est un digne représentant d’une époque qui peut nous sembler bien lointaine où nous étions, en tant que civilisation, convaincus d’avoir tout compris ou presque, et que le peu qui nous échappait serait bientôt élucidé. Un physicien de la fin du XIXème siècle, que le rire des dieux[1] accompagne dans la tombe, disait que nous avions compris toute la physique et percé tous les secrets de l’Univers, à part l’énigme que posaient une petite expérience incongrue et le problème dit du rayonnement des corps noirs. C’est justement l’expérience de Michelson-Morley qui a permis à Einstein d’établir que la vitesse de la lumière est constante et de poser les bases de la relativité. La physique quantique est née de l’étude du rayonnement des corps noirs, avec toutes les conséquences que l’on sait pour la physique classique – quelques décennies après cette déclaration malheureuse, force était de reconnaitre que l’univers est bien plus mystérieux que nous le pensions. Il semble que nous soyons maintenant sur un point de renversement de l’attitude mentale qui caractérisait les scientifiques de cette époque, et que ce retournement justifie les mots attribués à Malraux : « Le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas ».

Jung est parfois présenté comme le premier homme du Verseau, dont l’œuvre tout à la fois anticipe les siècles à venir et jette des ponts qui reconnectent notre modernité au plus lointain passé. Lui-même était conscient que la portée véritable de son travail ne serait pas comprise avant deux ou trois cents ans. Il était scientifique sans scientisme, s’en tenant à une stricte phénoménologie, et il était aussi, sans contradiction, ouvert à la dimension spirituelle de l’existence. Il y a un moment fondateur entre tous, dans ses échanges avec Freud, qui mérite qu’on s’y attarde :

« J’ai encore un vif souvenir de Freud me disant : "Mon cher Jung, promettez-moi de ne jamais abandonner la théorie sexuelle. C’est le plus essentiel ! Voyez-vous, nous devons en faire un dogme, un bastion inébranlable." Il me disait cela plein de passion et sur le ton d’un père disant : "Promets-moi une chose, mon cher fils, va tous les dimanches à L’église !" Quelque peu étonné, je lui demandai : "Un bastion – contre quoi ?" Il me répondit : "Contre le flot de vase noire de…" Ici, il hésita un moment pour ajouter "… de l’occultisme ! » Ce qui m’alarma d’abord, c’était le "bastion" et le "dogme" ; un dogme, c’est-à-dire une profession de foi indiscutable, on ne l’impose que là où l’on veut une fois pour toutes écraser un doute. Cela n’a plus rien d’un jugement scientifique mais relève uniquement d’une volonté personnelle de puissance »[2].

Dans la bouche de Freud, le terme « occultisme » désignait tout ce qui peut avoir trait à la vie spirituelle et à l’âme. Cet échange frappa, selon les mots de Jung, au cœur leur amitié : un autre chemin commençait, pour ce dernier, à se dessiner. Cela a été une conversation à trois, en réalité, car quelque chose d’autre s’en est mêlé. Jung raconte :

« Tandis que Freud exposait ses arguments, j’éprouvais une étrange sensation, il me semble que mon diaphragme était en fer et devenait brûlant, comme s’il formait une voûte brûlante. En même temps, un craquement retentit dans l’armoire-bibliothèque qui était immédiatement à côté de nous, de manière telle que nous en fûmes tous deux effrayés. Il nous sembla que l’armoire allait s’écrouler sur nous. C’est exactement l’impression que nous avait donnée le craquement. Je dis à Freud :             
- "Voilà un phénomène catalytique d’extériorisation."   
- "Ah ! dit-il, c’est là pure sottise.              
- Mais non, répliquai-je, vous vous trompez, monsieur le professeur. Et pour vous prouver que j’ai raison, je vous dis d’avance que le même craquement va se reproduire." Et de fait, à peine avais-je prononcé ces paroles, que le même bruit se fit entendre dans l’armoire. J’ignore encore aujourd’hui d’où me vint cette certitude. Mais je savais parfaitement bien que le craquement se reproduirait. »

Freud et Jung n’ont plus jamais reparlé de cet incident, dans lequel leur rupture est déjà consommée et dont ressort l’opposition entre deux attitudes d’esprit. L’une, qu’on pourrait caractériser comme celle du matérialisme rationaliste encore régnant, du moins en apparence, est celle de Freud : elle n’est scientifique que jusqu’à un certain point, qui consisterait en examiner sans préjugé des faits qui dérangent, et elle reproduit fidèlement la rigidité dogmatique qu’elle prétend combattre dans la religion. On peut comprendre qu’elle est l’héritière justement des années de plomb imposées par l’Église, et qu’elle est dans ce regard comme le jeune fils qui, à force de combattre son père, finit par inconsciemment lui ressembler. Le comble est donc qu’à force d’exécrer tout ce qui a trait à la religion et la spiritualité, l’ombre de la science érige un nouveau dogme. L’autre attitude n’est pas ici encore clairement définie mais on peut y discerner l’ouverture à ce qui est présent et veut se manifester, et surtout la capacité à se tenir dans l’entrebâillure du « non-savoir » : Jung ne sait pas, il écoute…

Il y a une contradiction in adjecto dans l’idée que le conscient pourrait connaître de quelque façon l’inconscient. Les pères fondateurs de la psychologie de « l’inconscient » ont choisi ce terme parce qu’il était neutre et ne se prêtait à aucune projection si ce n’est celle d’un esprit scientifique qui aime nommer les choses – c’est un concept limite pour désigner tout ce qui est hors du champ de notre conscience et qui participe cependant de notre vie psychique. Cela, au-delà du concept, est une réalité vivante qui se manifeste dans nos rêves, nos lapsus, nos impulsions, notre imagination, notre interprétation projective de la réalité, etc… et tout ce que pouvons en savoir vient de l’étude de ces rejetons de l’inconscient – ses interférences avec notre vie consciente. Mais si l’inconscient est vu comme une poubelle du conscient, on peut toujours penser la vider et s’en débarrasser. Quand il s’agit d’ériger en dogme et en bastion une théorie matérialiste, on peut voir le petit roi de Freud sans ses habits : c’est l’ego qui se voit dans une approche intellectuelle remonter la voie royale pour aller y planter ses drapeaux et domestiquer notre nature intérieure.

Jung, à l’inverse, reconnait la primauté de l’inconscient dont le conscient est issu comme un enfant renaissant chaque jour de sa mère, et il discerne, à l’œuvre dans la psyché toute entière, un facteur transcendant dont on ne peut rien dire sinon qu’il agit comme un principe d’ordre et de sens et se symbolise dans des images fascinantes, numineuses. Il a retrouvé un accès psychologique aux images vivantes qui ont animé les religions et leurs courants souterrains comme l’alchimie, et il a introduit en Occident la notion du Soi dans une acception proche de l’Orient. Il n’est pas question pour le moi conscient de prétendre conquérir l’inconscient mais plutôt d’établir une relation harmonieuse avec lui, et au travers lui, avec le Soi. C’est ce dernier qui s’avère être le Roi pour lequel la voie des rêves se trace d’elle-même, et c’est lui qui prend cette voie quand bon lui semble pour entrer en relation avec nous, « se révéler » comme on disait en langage religieux. La primauté n’est plus donnée au savoir et à la volonté de puissance du moi mais à la relation avec Soi, et dans cette perspective, les métaphores mythologiques, spirituelles et religieuses du temps passé ou d’autres cultures prennent beaucoup de sens – non plus un sens littéral mais un sens symbolique. La psychologie des profondeurs elle-même est une autre métaphore, une autre mythologie pour tenter d’appréhender le même mystère et de proposer, en langage moderne, une façon de vivre avec lui, d’entretenir une relation vivante avec le Soi.

Je propose souvent aux personnes qui travaillent avec moi en atelier de « choisir leur transe » pour entrer en relation avec l’inconscient. Le mot me vient de Paule Lebrun qui souligne par-là que notre vision sera de toute façon limitée par l’histoire que nous nous racontons à propos de la réalité, comment nous l’interprétons. Ce qui importe avec les croyances, c’est leur efficacité, c’est-à-dire à quoi elles nous servent. J’ai recensé quatre transes, ou quatre métaphores, équivalentes dans la relation à l’inconscient mais qui offrent chacune un angle différent, et surtout permettent une modalité différente de relation avec le mystère du Soi.

Il y a d’abord la transe de la psychologie des profondeurs, qui donne un vocabulaire psychologique précis quoique connecté avec les images vivantes de l’alchimie pour décrire le processus d’individuation par lequel un être humain se réalise. L’inconscient est vu comme étant d’une profondeur indéfinie, dépassant de très loin la dimension individuelle pour s’enraciner dans les archétypes collectifs au-delà du temps. Le Soi est en lien avec l’image de Dieu, mais la psychologie ne parle que de l’image et évite toute métaphysique, dans une attitude qui rappelle la tradition mystique apophatique : neti, neti, ce n’est pas cela, ce n’est pas encore cela. Elle met l’accent sur l’écoute des rêves qui sont vus comme étant surtout symboliques, mais aussi sur l’imagination, la créativité et l’expression de soi, et enfin sur l’attention aux synchronicités, c’est-à-dire aux manifestations extérieures de l’inconscient dans des coïncidences signifiantes. Elle est très efficace dans ce qu’elle permet d’accueillir et d’accompagner toutes sortes d’expériences individuelles sans présumer de rien, mais en faisant confiance à l’intelligence de l’inconscient, la sagesse du Soi.

Il y a ensuite la transe chamanique qui prête un esprit à toutes les choses matérielles et parle de l’Invisible plutôt que de l’inconscient. Observez le changement d’atmosphère immédiat quand vous déclarez travailler avec l’Invisible plutôt qu’avec l’inconscient : Freud fait trois tours dans sa tombe, les eaux noires débordent. Pourtant Jung, s’il faut un exemple, saluait ses casseroles, bouilloires et autres ustensiles quand il rentrait dans sa maison de Bolligen, là où il était en contact avec le vieil homme naturel. Il y a deux façons de vivre cela, soit dans la projection pure et naïve, soit dans la conscience de la projection et en gardant à l’esprit que nous ne savons pas où l’inconscient commence et finit. Les frontières entre l’extérieur et l’intérieur s’effritent et nous faisons alors partie d’une Grande Vie où tout est, d’une certaine façon, vivant, partie intégrante de la nature qui s’avère être le Royaume divin des esprits. La relation est alors avant tout de respect mutuel des ordres de réalité. Le rêve et l’imagination ouvrent des portes sur des univers tangibles même s’ils ont une profondeur de sens symbolique, et, selon le mot de Robert Moss, ils rappellent « à l’âme qu’elle a des ailes ».

Une autre transe est celle du grand Esprit, du souffle divin qui parcoure le monde. Là il est question de la présence de Dieu en tant que tel, ou de Ses Anges et de toutes sortes de guides éventuellement « canalisés ». Là où le monde chamanique peut être associé avec l’En-Bas auquel la psychologie des profondeurs donne accès, nous voici maintenant surtout En-Haut. Ici prévalent surtout les images religieuses qui mettent en scène les jeux en ombres et lumières de l’Amour, la quête du Bien-Aimé de l’âme et le mystère de l’Union : l’accent est mis sur l’Unité de tout ce qui est, la non séparation avec Dieu. Les rêves, comme c’était déjà le cas dans la Bible, sont un espace de communication avec le Divin. L’attitude en est une de révérence et de dévotion, c’est-à-dire de conscience de la plus haute présence dans le cœur. Dans cette métaphore, l’accent est mis sur la dimension active et créatrice de l’inconscient et sur la relation, qui devient de plus en plus consciente : le moi et le Soi, quoi que l’on désigne par là ou sous un autre nom, apparaissent comme intimement liés, impossibles à séparer l’Un de l’autre.

La quatrième transe est celle de la vacuité. On est d’une certaine façon passé de l’autre côté du miroir qui renvoyait les grandes images du Soi. Au-delà de Dieu, la Déité de Maître Eckhart qui est aussi bien Néant qu’Infini, dont on ne peut rien dire mais qui renait sous forme de la conscience dans le monde. Les rêves, les synchronicités, les petits et les grands esprits sont encore là, mais n’ont plus vraiment d’importance car ils apparaissent toujours comme des formes limitées, des voiles de la réalité ultime, qui est indéfinissable, « vide » du point de vue de la conscience relative. Dans les rêves mêmes, c’est l’attitude méditative qui est recherchée pour, en commençant par s’éveiller dans le rêve au fait qu’on rêve, continuer à examiner toute l’existence comme un rêve. La modalité de relation avec le Soi est dans le fait de rester immobile en pleine conscience d’être le Soi, mais aussi le moi, et finalement leur relation. Alors, le problème de la dualité du moi et du Soi est résolu car ils apparaissent comme les deux faces d’une même pièce, et de la même façon, il apparait que l’inconscient et le conscient sont simplement deux moments d’un même processus, plus vaste et indéfini, qui s’inscrit dans le mouvement général de la vie, la danse de l’Univers qu’on appelle le Tao.

Ces quatre transes sont d’une certaine façon équivalentes et se retrouvent sous d’innombrables formes spirituelles; même si l’ordre que je leur ai donné ici a une certaine logique, qui a pour beaucoup été celle de mon étude, il n’y a pas lieu d’élaborer une hiérarchie : chacune de ces approches a sa valeur propre et complémentaire de toutes les autres. Aucune n’est complète en elle-même ; elles s’éclairent mutuellement. Pour reprendre notre image de la « voie royale », voilà donc soudain qu’elle part dans quatre directions comme les quatre montants d’un mandala, sans qu’aucune de ces directions ne soit naturellement privilégiée mais en pointant donc vers le centre : encore une fois, le mystère du Soi inconnu qui se manifeste dans l’un ou l’autre de ces registres. Et le rêve, en tant que voie royale, est aussi complété par l’imagination, l’attention aux synchronicités et la méditation, car ce sont quatre façons encore une fois complémentaires de laisser en conscience l’inconscient venir à nous, le Roi intérieur se porter à notre rencontre en toute ouverture. Finalement, il apparait que la voie n’est ni ici, ni là, et cependant partout à la fois car elle est dans une attitude d'ouverture de la conscience devant ce qui est là, tout à la fois présent et insaisissable.

[2] Ma vie, page 177 de l’édition Gallimard 1973.

samedi 29 novembre 2014

Danser avec l'ombre


Beaucoup d’entre nous ont peur de leur ombre. C’est naturel, car l’ombre est vivante et bien souvent, il y a quelque chose qui grouille en elle et nous rappelle nos cauchemars d’enfant. Il est bien normal donc d’en avoir peur jusqu’à ce qu’on y regarde de plus près, qu’on y mette de la conscience et qu’on sorte, justement, d’une certaine enfance psychologique. Nombreux sont cependant ceux qui, en particulier dans les milieux dits « spirituels », s’arrangent pour prolonger cette enfance indéfiniment : ils vont dans la vie comme Peter Pan, qui avait perdu son ombre. Ils se voudraient transparents, ce qui n’est pas possible tant que nous sommes dans un corps matériel. Cela part d’un bon sentiment : il y a déjà tellement d’obscurité dans le monde que l’on peut volontiers croire que notre tâche est d’y amener notre pure lumière pour l’éclairer. Mais alors, tout ce qu’il y a d’ombre en nous est livrée à elle-même et se joue de nous en courant inconsciemment dans le monde. C’est ainsi que nous pavons l’enfer de bonnes intentions, et que les meilleurs sentiments engendrent des catastrophes qui nous affectent durement et rendent la vie difficile à notre entourage.

L’ombre a mauvaise presse. On ne la voit jamais que chez les autres, qui nous retournent un miroir dans lequel nous peinons à nous reconnaitre – le monde se porterait tellement mieux, n’est-ce pas, s’il était peuplé de gens qui pensent et qui agissent comme nous. Nous nous confortons dans l’idée qui veut qu’il y ait sur terre tellement de gens tout simplement « mauvais » que notre belle lumière est impuissante à changer le cours des choses, quand elle n’est pas victime de toute cette méchanceté. Il ne nous vient pas à l’esprit que ces autres auxquels nous attribuons tout le mal du monde se croient tout autant justifiés que nous à défendre et propager ce qui leur semble bon. Sortir de l’enfance psychologique, c’est arrêter de se raconter une belle histoire dans laquelle nous tiendrions le beau rôle de la lumière incomprise pour enfin prendre nos responsabilités, et donc particulièrement celle de notre ombre, de notre négativité et de tout ce qui n’est pas pleinement conscient en nous. Tant que nous entretenons la fiction d’un monde divisé entre les bonnes gens dont nous sommes et tous les autres qui n’ont rien compris, nous alimentons la fracture qui parcoure ce monde et nous accentuons la division en nous et autour de nous. Notre tâche n’est pas de nous ranger du côté des « forces du bien » pour les faire triompher du dragon du mal, ce qui est le leitmotiv trompeur qui prétend justifier toutes les guerres, mais de réconcilier en conscience les deux côtés. Il s’agit bien d’amener l’amour dans ce monde, mais non un amour désincarné et impuissant à se rencontrer lui-même – c’est l’ombre elle-même qu’il nous faut aimer, et l’aimant, c’est nous-mêmes et tous nos frères humains que nous aimons.

C’est sur ce point en particulier, et quelques autres qui lui sont liés, que la psychologie des profondeurs revêt une importance cruciale pour notre époque. Nous avons en effet accumulé assez de moyens de destruction pour que les questions que nous pose l’ombre nous renvoient collectivement à un enjeu désormais de vie et de mort. Jung, qui a le premier élaboré cette notion d’ombre – cependant bien connue sous d’autres noms dans d’innombrables traditions spirituelles – disait que l’éclatement ou non de la troisième guerre mondiale dépendrait du nombre de personnes qui prendraient en charge leur ombre plutôt que de la projeter sur les autres. Si nous voulons changer le monde, ou ne serait-ce que ne pas ajouter au chaos ambiant, il n’y a rien de plus urgent que de nous examiner nous-mêmes et de chercher à déceler dans quel recoin de nos vie se tapit notre ombre, pour comprendre ce qu’elle attend de nous et comment nous pouvons l’intégrer en conscience. À chaque fois par exemple que nous fustigeons nos dirigeants pour l’état du monde dans lequel nous vivons, nous dénions notre responsabilité essentielle et nous leur remettons le pouvoir en leur demandant de nous aider à entretenir notre fallacieuse bonne conscience.

Une erreur fréquente quand on commence à discuter de ces sujets tient au fait que nous faisons de l’ombre un concept alors qu’il s’agit d’une réalité vivante, qu’il n’est pas possible de dissocier de notre propre réalité. Il est toujours possible de manipuler un concept avec des pincettes intellectuelles, sans avoir l’air d’y toucher. Mais l’ombre participe de notre vie, et si nous tentons d’une façon ou d’une autre de la neutraliser intellectuellement ou spirituellement, de l’approcher en nous tenant « au-dessus de nos affaires », elle se rit de nous et nous envoie rouler au bas de l’escalier avec un croche-patte. On appellera cela un « dérapage » involontaire sans vouloir reconnaitre que c’est la vérité sous nos belles paroles qui perce alors. C’est pourquoi tant de nos maîtres spirituels qui se pavanent en robe blanche avec des airs de gentils grands-pères s’avèrent finalement d’affreux escrocs quand ce ne sont pas des abuseurs de jeunes filles en fleur. Cependant, avant de les condamner, il convient de se demander encore une fois quelle est notre responsabilité là-dedans, comment l’escroquerie peut prendre et pourquoi nous demandons à ces hommes d’incarner une perfection au-delà de leur humanité.

L’ombre est à tort assimilée à la seule négativité : il n’y aurait dans notre ombre que des pulsions primitives et asociales qu’il convient donc de contrôler sinon d’éradiquer. Or l’ombre, selon Jung, c’est simplement ce qui n’est pas vécu – tous les désirs, toutes les tendances naturelles et moins naturelles de notre psyché qui auraient pu et voulu participer à notre vie, mais n’en ont pas trouvé la possibilité. Il y a dans notre ombre non seulement tout ce que notre éducation nous a obligés à refouler pour nous socialiser de façon acceptable, mais aussi tout ce que nous avons dû écarter de notre existence quand nous avons posé des choix. Enfin, toutes les qualités que nous avons développées consciemment portent leur pesant d’ombre en contrepartie : nous nous sommes identifiés à certaines façons d’être, et nous ne pouvons le faire sans nous différencier de leurs contraires, qui demeurent donc en potentiel dans notre ombre. Bien souvent, notre ombre recèle non seulement tout ce que nous n’osons pas montrer de nous-mêmes, non seulement aux autres mais à nos propres yeux, parce que nous le trouvons inacceptable, impossible à aimer, mais aussi et surtout ce que nous avons de plus beau et de plus lumineux, mais qu’il serait dangereux d’exposer aux regards car ils pourraient le banaliser ou pire, s’en moquer. Là où il y a de l’ombre, il y a toujours un manque d’amour envers nous-mêmes.

Il est facile de traquer notre propre ombre dans la vie quotidienne. Il suffit d’être attentif aux jugements que nous portons automatiquement sur les personnes que nous croisons, et plus particulièrement à tout ce qui nous irrite chez les autres, tout ce avec quoi nous entretenons un conflit à forte charge émotionnelle. La principale caractéristique de l’ombre, c’est qu’étant un potentiel de vie qui n’est pas vécu, elle cherche par tous les moyens à participer à notre vie. Elle fait donc irruption dans notre existence à la première occasion, par exemple dans une impulsion irréfléchie ou un éclat émotionnel dans lequel nous disons ou faisons précisément ce qu’en aucun cas nous n’aurions voulu dire ou faire. Elle profite de nos moments de grande fatigue et de baisse de vigilance, et, par exemple, ridiculise volontiers les gens pris de boisson, que l’on dira alors « désinhibés ». Elle se niche aussi dans nos omissions et oublis, et elle surgit dans nos lapsus et nos actes manqués, dont nous nous excusons piteusement en disant justement que « cela nous a échappé » au lieu de l’assumer.

L’ombre adore se projeter sur tout ce qui nous entoure – dès que nous rencontrons un inconnu, nous avons tendance à lui prêter des traits familiers qui nous permettent de le classer dans telle ou telle catégorie. Pour cela, nous nous appuyons sur des mémoires qui fonctionnent en automatique par association : il suffit d’un détail permettant d’établir une similitude pour que nous transférions l’ensemble de la mémoire. Par exemple, j’ai longtemps assimilé tout homme portant une cravate à une figure d’autorité qui me ramenait à une révolte adolescente. Il a fallu que je porte moi-même la cravate dans des contextes professionnels pour réaliser combien cette projection était inadéquate. Il va sans dire que je me définissais moi-même comme étant anti-autoritaire, et que j’étais incapable de reconnaitre qu’il peut y avoir une justesse dans certaines formes d’autorité – bref, tous ces hommes autoritaires que je combattais comme Don Quichotte attaquant les moulins à vent ne faisaient que me refléter ma propre ombre autoritaire. La projection est un phénomène universel et proprement fascinant. Elle a pour première fonction de nous protéger de ce qui nous fait le plus peur en réalité, à savoir l’inconnu. Du point de vue de notre cerveau primitif orienté vers la survie, l’inconnu est certainement ce qu’il peut y avoir de plus menaçant car il ne peut prendre alors de position ferme ; il doit se maintenir en alerte vigilante. Il est bien plus facile de décider immédiatement que l’inconnu qui vient de pénétrer dans la pièce représente une menace et d’entrer dans une posture défensive. Nous bouchons donc les trous de notre perception avec ce que nous croyons déjà connaitre.

L’autre fonction de la projection est de nous présenter à l’extérieur ce que nous ne voyons pas à l’intérieur de nous-mêmes – c’est le seul moyen qu’a un contenu de la psyché qui veut devenir conscient d’entrer en contact avec nous : il se reflète dans ce qui nous entoure, et par là, se signale à notre attention. Ce qui est alors vraiment intéressant à observer, c’est le sentiment ou l’émotion qu’il suscite, car en fait, c’est ce sentiment ou cette émotion, lié à quelque chose qui vit en nous, qui cherche à parvenir à notre conscience au travers de la projection. Cette dernière est donc de la même nature que le rêve : c’est une forme d’irréalité qui nous envahit et prend force momentanée de réalité, comme un voile qui s’interpose entre nous et ce qui est, mais qui en s’interposant nous révèle qui nous sommes vraiment. Notre tâche pour grandir en conscience est de déceler et de retirer ces projections mais ce n’est pas facile du tout car le retrait des projections nous confronte à des vérités désagréables et nous oblige à vivre finalement dans un monde rempli d’inconnu.

Nous projetons aussi ce que nous avons de meilleur tant que cela n’est pas reconnu, intégré et assumé. C’est ainsi que les personnes que nous admirons sont en règle générale porteuse de notre « ombre positive ». Nos amis sont aussi de merveilleux porteurs d’ombre, soit que nous tolérons chez eux des faiblesses que nous jugerions très durement chez nous-mêmes, soit encore qu’ils présentent des traits de personnalité que nous n’avons pas développés consciemment mais que nous pouvons aimer en eux, à travers eux. Finalement, nous pouvons interroger tout mouvement émotionnel vers l’extérieur pour revenir à sa source : tant qu’il y a quelque chose pour susciter en nous une forme quelconque d’attachement, qu’il soit positif (amour, au sens restreint de « j’aime ça ») ou négatif (haine, mépris, etc), nous pouvons en déduire qu’il y a là quelque chose qui appelle notre attention. Ce n’est pas l’autre, en effet, qui déclenche en nous ce mouvement comme si nous étions un mécanisme qu’il viendrait actionner, mais c’est quelque chose en nous de bien vivant qui cherche à pénétrer notre conscience. Si nous sommes en conflit avec l’existence de cet autre, nous pouvons prendre la responsabilité du fait que le conflit est d’abord en nous, et si nous y sommes positivement attachés, nous devons savoir que c’est encore nous-mêmes que nous aimons par là. Dans les deux cas, c’est à un exercice d’amour pour nous-mêmes que nous sommes ainsi conviés, c’est-à-dire à nous rencontrer en pleine conscience.

L’ombre peuple nos rêves. En règle générale – mais dans ce domaine, nous n’avons que des règles du pouce qui n’ont rien de systématique –, les personnages oniriques du même sexe que le rêveur sont représentatifs d’aspects de son ombre. Encore une fois, il s’agit d’interroger les émotions et sentiments suscités par la présence de ces personnages pour mettre en évidence la nature de la relation. Il est intéressant d’observer comment certaines tendances vont se personnifier sous des traits connus, traduisant une certaine proximité de la conscience, ou au contraire prendre des visages inconnus, dénotant leur éloignement de la conscience. Une façon simple de procéder au décodage symbolique est de décrire en quelques mots les qualités et défauts que l’on prête à ce personnage, et d’évaluer leur pondération émotionnelle – qu’est-ce qui nous fait réagir ? On peut partir alors du principe – une autre règle du pouce – que tout ce qui apparait dans un rêve appartient à notre monde intérieur, fait partie de nous. L’ombre se manifeste aussi souvent dans les rêves sous forme d’un animal, dont il est intéressant d’observer s’il est relativement proche de nous comme le sont les mammifères, ou s’il nous est biologiquement éloigné comme le sont les serpents. Quand un animal survient dans nos rêves, il est vraisemblable que ce qu’il symbolise est encore proche de la pulsion instinctuelle, c’est-à-dire qu’il n’est pas encore humanisé et qu’il est impossible d’établir un dialogue direct avec lui. Enfin, les rêves de nettoyage, mais aussi d’agression et de confrontation évoquent souvent l’ombre.

Une difficulté de l’interprétation des rêves tient au fait que les frontières entre les archétypes ne sont pas définies au cordeau ; ils se contaminent et se mélangent. De plus, chaque archétype a ses propres polarités positives et négatives. Dans la psyché d’un homme qui, par exemple, ne reconnait pas son féminin intérieur (anima), il est fréquent que l’aspect négatif de ce féminin, légitimement enragée d’être niée depuis longtemps, ait partie liée avec l’ombre de cet homme. Celle-ci est généralement tout aussi enragée de n’être pas reconnue : si nous refusons de reconnaître notre ombre, elle prend en effet d’abord des aspects rebutants, hostiles et même menaçants pour notre santé, notre équilibre ou la conduite de nos affaires. Le refus obstiné de la voir et de l’extérioriser la relègue dans la clandestinité d’où elle se manifeste dans le désordre, en particulier sous la figure du saboteur de nos entreprises. L’anima négative et l’ombre forment alors un très beau couple soudé par le fait qu’ils sont ligués contre le conscient. L’anima apparait alors volontiers comme une séductrice démoniaque qui  fait tourner l’homme en bourrique ou le réduit à sa merci tandis que l’ombre lui fait les poches. Cette féminité intérieure étant non vécue, il est difficile, sinon impossible, de la distinguer de l’ombre proprement dite. Cette distinction ne sera possible que lorsque l’ombre commencera à être intégrée, car il ressort qu’il n’y a rien dans l’ombre qui ne puisse être conscient, alors que l’anima conservera toujours une part de mystère inassimilable par la conscience.

L’ombre est la gardienne du seuil du chemin intérieur, et on peut dire aussi qu’elle garde le trésor qui fait que ce chemin vaut d’être parcouru. Elle détient les clés de notre vitalité et de notre intégrité ainsi que de notre sentiment de plénitude. Il ne s’agit pas dans la rencontre avec l’ombre de tout lui céder et de devenir le contraire de ce que nous étions en renversant toutes nos valeurs. Il s’agit simplement de reconnaître son existence, et donc de commencer par ne pas cultiver une image faussée de nous-mêmes, et de négocier sa participation à notre vie. À quoi que ce soit que nous croyons et nous identifions, l’ombre donne du poids et de la profondeur en y intégrant son contraire. Elle regorge de ressources qui nous sont généralement insoupçonnées mais qui, si nous lui manifestons quelque ouverture, sauront se manifester en temps voulu. Dès que nous avons tendance à nous limiter en nous disant : « je n’ai pas cette capacité », il est bon de se tourner vers notre ombre en ajoutant : « mais alors, cette capacité est dans mon ombre, comment la faire intervenir positivement ? » Finalement, il s’avère ainsi que notre ombre est notre alliée, qui nous reconduit toujours à notre véritable nature, et notre meilleure amie, la seule qui ne nous lâchera jamais…

Il n’est pas rare de rencontrer le Diable en rêve, et cela devrait nous rappeler que Dieu Lui-même, du moins dans l’idée que nous nous en faisons, a une Ombre qui est un autre aspect de Lui-même. Des histoires comme celle de ce pauvre Job signalent comme les hommes ont souffert du travail que Dieu a du faire sur Lui-même pour rendre consciente son Ombre et s’humaniser. Plutôt que de projeter dans cette métaphysique notre propre division intérieure, il y a là une occasion de dépasser la dualité pour envisager ce que Maître Eckhart appelait la Déité au-delà du bien et du mal. Il ressort alors que les deux polarités ne sont pas séparées mais participent d’un même processus, tout comme les excréments peuvent servir à fertiliser un beau jardin. Ces considérations sur la non-dualité essentielle ne sont cependant d’aucune utilité si la conscience ne s’implique pas dans la tâche qui consiste en  intégrer en elle-même la lumière et l’ombre, le clair et l’obscur, le bien et le mal. Le plus mauvais usage que l’on puisse faire des philosophies non-dualistes consiste à s’en servir pour échapper au conflit intérieur avec notre ombre. L’on côtoie peut-être alors les anges avec Peter Pan, « mais Dieu préfère les hommes aux anges » nous rappelle Jung. Et surtout, on passe alors à côté de l’immense cadeau que nous fait l’ombre, dans lequel tient tout son enseignement, à savoir qu’il n’y a rien d’humain qui nous soit étranger. Il s’avère en effet, pour peu qu’on accepte de danser la vie avec l’ombre, que nous portons toute l’humanité en nous-mêmes, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire, de plus grand et de plus petit. En chaque individu se trouve le potentiel de l’Homme Total pleinement conscient, pleinement aimant.