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mardi 22 janvier 2019

La danse de l'énergie dans les rêves


Dans mes échanges avec Connie Cockrell-Kaplan, l’auteure de « les femmes et la pratique spirituelle du rêve » qui inspire fortement mon travail en loges de rêves, il y a deux points qui m’ont beaucoup donné à réfléchir ces derniers temps. Le premier concerne la nature du rêve. Pour Connie, et plus largement pour les Amérindiens et les Peuples premiers, nous commettons une erreur en nous en tenant à l’analyse psychologique du rêve. Passons sur le fait que j’ai évoqué déjà dans de nombreux articles qui veut que, bien souvent, cette analyse est une dissection intellectuelle qui nie la nature vivante du rêve, en fait un cadavre. Dans les loges de rêves, nous cherchons à compenser ce travers en nous écartant de l’interprétation au sens strict pour plutôt offrir une résonance à partir du sentiment et de l’intuition au rêve. Dès lors, nous pouvons voir que le rêve est mis en mouvement chez la personne qui l’expose, comme s’il était nourri par ces résonances, et il en ressort toujours quelque chose. Mais Connie insiste pour nous emmener plus loin dans l’appréhension du mystère des rêves. Pour elle, ceux-ci sont une énergie qui nous vient directement de la Source, et les symboles qui nous intéressent tant ne sont que l’enveloppe du rêve que crée notre mental quand il tente d’intégrer cette énergie. Dans la vision commune à de nombreuses traditions chamaniques en effet, nous retournons chaque nuit à la Source et nous lui ramenons les impressions sensibles tirée de notre vie diurne, et nous en revenons avec une énergie qui vient alimenter notre existence.

Cette façon d’appréhender les rêves a d’importantes conséquences que je suis amené à vérifier dans ma pratique, en particulier dans les loges de rêves. Sans nier la valeur de l’analyse et de l’interprétation quand elles sont conduites de façon respectueuse de l’autonomie de l’inconscient et de la nature vivante du rêve, je constate que l’ouverture à cette dimension énergétique du rêve permet d’envisager le travail dynamique du rêve comme une dynamique transformatrice en soi. Dès lors, toutes les techniques qui facilitent par des moyens non intellectuels l’incarnation de cette énergie, comme par exemple la danse, le chant et toutes les formes de créativité ainsi que les rituels, s’avèrent extraordinairement efficaces. Mais c’est dans les cercles et loges de rêves que cette ouverture amène les effets les plus significatifs dans mon expérience. Ainsi, je fais souvent désormais des loges de rêves dans lesquelles nous faisons se rencontrer écoute d’un rêve et chant spontané, ou travail des sons dans différentes formes. La danse et toutes les formes de mise en mouvement du rêve sont très efficaces. Parfois, ce sont simplement le tambour et la voix qui viennent soutenir le déploiement du rêve. Pour l’avoir expérimenté moi-même en tant que rêveur, c’est assez étonnant : je me suis retrouvé plongé soudain dans l’énergie du rêve et, par la magie des sons, celle-ci s’est mise à couler et m’a emmené plus loin que je n’aurai pensé.

Un des champs remarquable d’application de cette façon de travailler est la transformation de l’ombre et des aspects douloureux de l’existence. C’est le second point sur lequel la discussion avec Connie m’a interpellé car elle me disait au cours d’un échange de courriels qu’elle ne laissait pas de place qu travail avec l’ombre dans ses cercles. Je l’ai interrogée à partir d’exemples concrets et elle m’a indiqué qu’elle accueillait bien sûr tous les rêves qui se présentaient mais qu’il fallait selon elle éviter que le cercle ne se concentre sur les éléments obscurs qu’un rêve peut amener à la surface. En bref, il s’agit de ne pas s’appesantir sur le traumatisme, pour prêter attention plutôt aux éléments de guérison. C’est une question d’attitude intérieure dans laquelle on valorise la dimension positive du rêve plutôt que la négative, comme nous avons souvent tendance à le faire dans une approche psychologique. Au fond, nous pouvons toujours nous appuyer sur le fait que le rêve est en soi l’expression d’un processus de guérison. Même s’il parle d’une partie blessée, il en parle à partir de la dimension intacte de la psyché, et il met en contact avec ce qu’il y a en celle-ci d’inaltérable. Connie, en souriant, me disait qu’il fallait laisser faire le cercle en restant centré sur la lumière, et qu’en dernier lieu, elle invitait la personne qui amenait un rêve traumatique à aller travailler en thérapie individuelle en à-côté. Mais j’ai constaté pour ma part qu’en effet, le simple fait d’exposer le trauma au travers d’un rêve dans un cercle a souvent un effet transformateur remarquable, qui n’a rien à voir avec la thérapie de groupe mais plutôt avec la nature énergétique du rêve.

Dans mon expérience, il arrive assez souvent, en fait, que les loges de rêves soient l’occasion d’approcher un traumatisme en exposant un rêve. Ce sont fréquemment des rêves évoquant des abus sexuels qui y sont déposés, et cela va avec le fait que ce sont surtout des femmes qui viennent dans les loges. Je me souviens d’un exemple particulièrement frappant qui est survenu en pleine éclosion du mouvement #metoo. Une jeune femme nous a dit en exposant son rêve que c’était la première fois qu’elle parlait de ce qui lui était arrivé. Je me demandais bien comment nous allions pouvoir l’aider. En fait, cela s’est révélé très simple. Il n’y avait rien à faire que d’accueillir ce qu’elle nous disait et de résonner qu rêve comme nous le faisions d’habitude. J’ai constaté alors que, sans que nous ne fassions quoi que ce soit de particulier, la charge énergétique liée au trauma dans le rêve avait été absorbée par le cercle. J’ai mentionné pour ma part que nous étions toutes et tous concernés par cette violence et la souffrance qui en avait découlé – les femmes au premier chef, mais aussi les hommes. Nous avons offert une douche sonore à la rêveuse, et les tambours ont chanté. Nous avons élargi en pensée le cercle en dédiant notre travail à toutes les victimes d’abus et un grand silence est retombé, nous a enveloppé. Lors du dernier tour de paroles qui concluait la journée, la rêveuse nous a confié qu’elle avait vécu une sorte de mort-renaissance après avoir parlé de son rêve et reçu la douche sonore qui en activait l’énergie. Mort-renaissance, voilà bien la caractéristique du processus de transformation…

Dans une autre loge de rêves, j’ai entendu un rêve remarquable qui illustre fort bien ce dont il est question ici, et la dimension collective du travail :

La rêveuse est couchée dans un lit. Son frère la caresse et lui laisse entendre qu’il a envie de faire l’amour. Pour bien signifier qu’elle refuse ses avances, elle lui tourne le dos. Plus tard, elle sort de la chambre et se dit que son père aussi l’a touchée, a procédé à des attouchements sur elle. Alors, elle voit un homme qui l’attire particulièrement mais elle n’ose pas aller vers lui car elle se sent souillée, salie, par ces attouchements et pense qu’il ne voudra pas d’elle à cause de cela.

C’est un rêve qui, au-delà de l’histoire personnelle de la rêveuse, concerne le Féminin dans sa dimension collective, et donc toutes les femmes, mais aussi tous les hommes, non seulement ceux qui sont solidaires des femmes mais aussi ceux qui sont indifférents à ces situations d’abus, et les abuseurs. Car c’est le féminin en général qui est abusé dans notre monde, et dans les hommes aussi, par une masculinité qui en fait un objet de désir sans respect. Dans une approche psychologique, la rêveuse aurait été interrogée sur ses relations avec son frère et avec son père ; celles-ci auraient été décortiquées à la recherche des éléments traumatiques dans l’histoire de la rêveuse. Cela n’aurait peut-être rien amené de nouveau à sa conscience, et cela aurait été certainement douloureux. Or dans l’explicitation du contexte de son rêve, la rêveuse a mentionné que dans sa culture d’origine, les femmes doivent toujours se garder du désir des hommes qui cherche à s’imposer, et que ce sont les femmes qui en portent la faute si elles y cèdent ou si ce désir les violentent. Ce n’est pas sans nous rappeler comment, en différents endroits dans le monde, c’est la femme violée qui porte la honte de l’infamie qui lui a été faite. C’est aussi ce que le christianisme a longtemps laissé entendre en faisant de la femme la pécheresse responsable du désir de l’homme. Au lieu de personnaliser le rêve, on peut donc à l’inverse l’entendre de façon métaphorique comme parlant de tous ces hommes qui sont les frères et les pères de la rêveuse, et imposent leurs désirs sans respect de l’intégrité.

Dans une loge de rêves, on ne pose pas de questions. Il n’y a pas d’enquête, et dès lors d’ailleurs, il n’y a pas de mise en accusation ni de jugement. Il n’y a que le rêve qui se déploie et qui nous rencontre, nous touche diversement. Le cercle lui a offert des résonances diverses qui ont interrogé en particulier ce qui se passerait si désormais la rêveuse faisait face à la dimension parfois abusive du masculin. J‘étais le seul homme dans le cercle, et j’ai souligné pour ma part qu’il était temps que la honte change de camp, que c’était aux hommes abusifs d’avoir honte de leur comportement. Mais le propos du rêve allait plus loin. Il ressortait du contexte que la rêveuse avait été éduquée dans un fort catholicisme qui lui avait rendu longtemps difficile l’accès à sa sexualité, et le rêve faisait ressortir comment les abus peuvent donc blesser le désir, le rendre honteux. On peut voir là magnifiquement exposée l’alliance implicite entre les interdits de la religion et la domination abusive du patriarcat. Le simple fait d’exposer le rêve et d’y résonner a soulevé beaucoup d‘émotions chez la rêveuse et dans le cercle, augurant d’un profond mouvement de transformation. 

Nous avons discuté ensuite de ce que le cercle pouvait faire pour la rêveuse, et il en est ressorti qu’elle avait besoin d’être touchée par les autres femmes dans une cérémonie symbolique supportée par des sons. Elle m’a confié par la suite que ce qui l’avait beaucoup aidé, c’est que les femmes lui parlent alors de leur corps de façon amoureuse, positive, et lui disent ce qu’elles se diraient elles-mêmes. Tout un éventail de possibilités s’est alors déployé, qui émanait de la relation au corps de chacune. C’était comme si, m’a-t-elle dit, l’archétype de la Féminité s’exprimait au travers de chacune.  J’ai ressenti la nécessité pour ma part de me tenir à l’écart de ce rituel tant que je ne serai pas invité à m’y joindre car il s’agissait au fond de laisser le grand Féminin nettoyer le corps énergétique de cette femme pour qu’elle se lave de la honte introjectée par la culture patriarcale. Tandis que les femmes se sont donc retrouvées dans une pièce fermée pour se livrer entre elles à ce rituel de nettoyage, j’ai simplement supporté le processus en jouant doucement du tambour. 

Enfin, elles sont venues me chercher et nous avons conclu ensemble le processus, qui a été marquant pour chacune d’entre elles, et pour moi-même. Comme par hasard, d’autres rêves sont venus résonner au cours de la journée avec celui-ci sur le thème de l’abus et de la guérison. C’est un des éléments étonnants du travail en loges de rêves : il y a bien souvent un thème qui s’impose, sur lequel le cercle travaille, hors de toute préméditation consciente. En fin de journée, toutes les participantes témoignaient de ce que cela avait été un gros travail, intense et en profondeur, sur lequel il n’y avait pas beaucoup de mots à mettre. Pour la rêveuse, quelque chose s’était ouvert dans une dimension sensible qui allait réclamer une intégration tranquille dans les jours suivants.

Le dernier point qu’il me semble important d’aborder à propos de ce genre de processus de guérison tient à la nécessité pour les hommes d’accepter de se tenir à l’écart et de laisser opérer l’archétype de la Féminité entre femmes. Symboliquement, cela va avec le besoin fréquent d’écarter ces outils analytiques et psychologiques dont nous sommes collectivement si friands, mais qui sont donc entachés encore d’une masculinité psychique qui ne laisse pas la Fémininité opérer. J’ai moi-même eu longtemps de la difficulté à comprendre pourquoi les hommes étaient exclus des Festival du Féminin, mais désormais, avec une meilleure familiarité avec ces processus, je comprends que ce soit strictement nécessaire. Il s’agit de redonner une place au Mystère du Féminin tel qu’il était honoré chez les Amérindiens dans les loges de la Lune où les femmes se retrouvaient quand elles étaient menstruées. Elles se reliaient ainsi à la dimension archétypale de la Féminité et s’y ressourçaient. C’est ce qui se passe dans les Festivals du Féminin, les Tentes Rouges ou les Danses de la Lune. Et c’est aussi ce qui se passe dans certaines loges de rêves.

Après des siècles de domination masculine bien souvent marquée par des abus engrammés dans notre culture, il est donc logique que les hommes qui veulent soutenir le processus de guérison des femmes se retirent et supportent ainsi la transformation à l’œuvre précisément en n’intervenant pas et en se mettant seulement en position de service. Cette mise à l’écart n’est que temporaire et vise symboliquement à permettre aux femmes et aux hommes de se retrouver dans un autre espace. De la même façon, les approches des rêves qui écartent les outils analytiques et psychologiques n’en dénient pas la valeur, mais visent à renouveler notre façon de nous en servir, pour qu’elle devienne plus consciente et qu’elle intègre la dimension sensible et toujours vivante, créatrice, de la psyché rêveuse. Dans les mots mêmes de la femme qui a accepté de nous partager ce beau rêve et le travail qui en a découlé, le dédiant ainsi au travail de guérison de la grande Féminité :

Le Soi ne se laisse entendre que quand on se met à son service et c'est lui dès lors qui mène la danse. Et le moteur de cette danse est le rêve.


vendredi 16 février 2018

La nouvelle femme


Les hommes, dont je suis, ont du mal à imaginer que les femmes puissent vivre  sans eux . Pourtant, si j’en juge par ce que j’observe autour de moi et dans les rêves que j’entends, nous ferions bien de nous méfier. En effet, après quelques millénaires de patriarcat qui ont assujetti les femmes aux hommes, il se pourrait que la roue tourne et que nous vérifions ce que Carlos Castaneda faisait dire à Don Juan, à savoir que « les hommes ne sont que la colle entre les femmes. » Passons outre le fait qu’il semble que la nature de l’univers soit féminine, un peu comme une grande matrice qui donnerait naissance à la conscience qui n’est ni mâle, ni femelle. Laissons aussi de côté cet autre fait qui montre que l’embryon est d’abord féminin, avant de spécifier éventuellement un chromosome Y qui relève de la spécialisation génétique pour produire un petit mâle. Restons simplement avec l’évidence qui veut qu’après que nous ayons collectivement bafoué la féminité de toutes les façons possibles – et les femmes ne sont d’ailleurs pas en reste – elle relève la tête. Plusieurs, dont je suis, fondent de grands espoirs sur le retour de la Féminité sacrée. Mais avant qu’Elle ne s’incarne peut-être dans une nouvelle Avatar, celle-ci se manifeste en particulier dans le désir d’indépendance à l’égard des hommes qui caractérise les femmes modernes. Indépendance ne veut pas dire absence de relations, mais refus de se laisser limiter par celles-ci quand elles atteignent à l’intégrité ou à la liberté de la personne.

Une révolution est en marche, dont j’ai déjà dit qu’elle est peut-être plus importante dans le fond de l’histoire humaine que tous nos progrès techniques, qui voit changer drastiquement les rapports entre les hommes et les femmes. Partout où celles-ci accèdent à l’éducation, cela a une incidence sur le développement économique et social, et elles réclament respect et liberté. Je suis porté à croire que la violence des hommes envers les femmes est en fait un aveu de faiblesse car ils savent cellulairement ne pas peser bien lourds avec leur rodomontades agressives face à la puissance d’une femme libre. Mais c’est là que les hommes pourraient avoir de mauvaises surprises s’ils ne s’adaptent pas à l’évolution dont on peut discerner les avancées dans nombre de rêves et de vies de femmes. Pour certaines, c’est tout simplement une évidence indiscutable : elles sont libres et rien de saurait entamer cette liberté. Pour d’autres, il s’agit encore de conquérir leur indépendance, et celles-ci ont souvent besoin de vérifier qu’elles peuvent se soustraire au jeu de dominant / dominé qui caractérise souvent les relations entre les sexes. Pour beaucoup, il s’agit tout simplement se passer des hommes dans tous les aspects de leur existence. Il ne faudrait pas que cela devienne un projet collectif, supporté par exemple par les progrès de la procréation assistée, car nous, hommes, pourrions être bien en mal de prouver notre nécessité, du moins tant que nous tenons à notre rôle dominant.

Mais il n’est pas facile pour une femme de marcher sur un tel chemin. Elle n’y est pas encouragée par la société, et cela non seulement en Arabie Saoudite ou en Afghanistan, mais aussi en France, où il règne un machisme ambiant assez choquant pour quelqu’un qui a vécu au Québec. Je ne cacherai pas que je suis heureux que mes filles aient grandi au Canada, à l’abri d’une image de la femme qui l’infériorise implicitement. Mais ici ou ailleurs, il y a tout un conditionnement social qui pèse sur la femme pour la convaincre qu’elle ne saurait s’en sortir sans un compagnon sur lequel s’appuyer, ou pire, qui la protégerait – le piège dans lequel tombent beaucoup d’hommes pourtant favorables à la liberté féminine, comme si elles n’avaient pas la capacité de se défendre elles-mêmes. On parle à ce sujet de « sexisme bienveillant »[1], dans lequel l’homme s’emploie à valoriser la femme au lieu de simplement reconnaître sa valeur. Et puis il y a le fait qui veut que nous vivions dans un monde taillé sur mesure pour les hommes, dont les règles et les valeurs forcent les femmes qui s’engagent dans le jeu social à dénaturer leur féminité pour faire valoir seulement leurs capacités d’affirmation masculine. Cependant, la roue tourne inexorablement et même la monarchie la plus conservatrice du monde commence à être obligée d’accepter que les femmes conduisent, pour l’instant des voitures et bientôt leurs vies. Le nombre des femmes diplômées commence à dépasser en de nombreux endroits celui des hommes, et dans une génération, elles seront sans doute aux commandes un peu partout. Les valeurs changeront alors inévitablement.

Mon ami et mentor Nicolas Bornemisza a souvent souligné que cette nouvelle femme dont il célèbre l’avènement tient de l’Amazone qui va fièrement son chemin. J’ajouterai qu’elle renvoie Ève à ses chères études pour ressusciter Lilith, la première épouse d’Adam, qui a été répudiée parce qu’elle aimait chevaucher son amant. Il n’est pas anodin qu’elle ait été remplacée ensuite par une femme tirée d’une côte du premier homme mythique, façon de dire qu’elle n’avait aucune existence indépendante de lui. Ces nouvelles femmes modernes sont souvent des mères célibataires ou séparées qui combinent les exigences de la maternité et de la vie professionnelle, et expérimentent de nouvelles formes de relations amoureuses. Elles demandent qu’on reconnaisse leur liberté. Cette demande de reconnaissance « ne tient en aucun cas de la mendicité mais simplement du la revendication du nécessaire respect mutuel : pourquoi ce qui est consenti à un homme ne le serait-il pas à une femme ?  Comment se fait-il que la plupart des femmes admettent qu’au moins à un moment ou un autre de leur existence, elles auraient préféré être un homme ? Parmi ces nouvelles formes de rapport amoureux souvent amenées par des femmes, il y a le polyamour – comment se fait-il que celles qui assument cette orientation soient volontiers perçues par les hommes et beaucoup de femmes comme étant simplement des femmes faciles ? Mais au-delà de l’égalité revendiquée par les féministes, dans laquelle les femmes se réfère encore à un paradigme masculin, il semble que l’enjeu soit pour la nouvelle femme de simplement sortir de celui-ci, ce qui implique la définition d’un nouveau vocabulaire pour rendre compte de l’émergence de nouvelles visions du rapport à l’autre, à la vie. Ainsi les termes de conquête, de revendication, etc… ne sont pas adéquats pour parler de cette nouvelle féminité émergente, qui concerne aussi de nombreux hommes, et donne la primauté au ressenti, à la sensibilité.


J’ai entendu dans une Loge de Rêve un très beau rêve qui parle de ce chemin d’évolution et des difficultés qu’une femme peut y rencontrer. La rêveuse, dans ses propres mots, se présente comme « une jeune femme qui a quitté la sécurité du couple pour donner corps à un élan profond et puissant, hors de toute rationalité, de tout calcul. Elle est clairement engagée dans une exploration des arcanes de la dépendance affective envers un compagnon. » 

Voilà le rêve :

Je suis avec ma mère et une amie, ma meilleur amie de mes années collège et lycée, que je n'ai pas vue depuis longtemps. Nous sommes toutes les trois enceintes. Ma mère vient de perdre son compagnon, mais elle pleure de joie de porter son enfant. Aucune de nous n'a de père pour son enfant car soit il est parti soit nous l'avons quitté, mais nous sommes sereines avec ça et avons la sensation qu'une nouvelle ère commence, une ère où les femmes n'auront plus besoin d'homme pour porter leur enfant (porter dans le sens assumer).

Je suis dans une forêt, type tropicale avec tout un groupe de gens. Des carottes et des patates douces poussent dans les arbres. Mais soudain, les légumes prennent vie, se détachent des branches et nous attaquent. Nous essayons de nous défendre en les tranchant en vol avec des grands couteaux ou des hachoirs mais cela ne fait que les multiplier...

Nous (un groupe de femmes et d’hommes) trouvons refuge dans une grande caverne, très haute de plafond avec une large entrée qui donne sur la mer. Dans notre champ de vision il y a une grande arche de pierre et une île verdoyante au loin. Il y a dans le ciel des milliers d'oiseaux blancs qui tournoient, c'est magnifique à voir. Pourtant nous savons que le seul moyen d'être, à l'abri, c'est de gagner cette île au loin, là où tous ces oiseaux ne pourront pas nous suivre.

Quand le rêve a été raconté, nous avons pu sentir une émotion palpable parcourir le cercle. Les femmes en particulier y étaient très sensibles, et cette question de l’indépendance a fortement résonné dans les interventions. Toutes les femmes sont concernées par cette problématique, que ce soit les femmes âgées qui voient leurs compagnons disparaître car l’espérance de vie masculine est moindre, les femmes mûres qui bien souvent s’offrent une nouvelle vie en quittant le nid dont les enfants sont envolés, ou les femmes plus jeunes qui interrogent les modèles de couples qui leur sont proposés. Ici, le fait qu’il y ait trois femmes est symbolique d’un mouvement de transformation dans la féminité, qui, si l’on file la métaphore qui veut qu’elles soient enceintes, semble donc porter une nouvelle vie. Le point le plus important me parait être cette sérénité que ces femmes ressentent devant l’absence d’hommes : elles ont clairement conscience d’être à l’aube d’une nouvelle ère, et finalement d’en être les pionnières. Symboliquement, le fait que la rêveuse soit accompagnée de sa mère et de sa meilleure amie pourrait symboliser que cette évolution répond aux vœux des générations précédentes de femmes qui ont espéré la liberté pour leurs filles, et reçoit le soutien de l’inconscient, ici présent sous la forme de la meilleure amie. Au-delà de l’absence d’homme, il s’agit simplement de la capacité de la femme à assumer sa propre puissance et le monde qui en découlera. Et cette émergence concerne aussi les hommes qui peuvent reconnaître et honorer en eux-mêmes la puissance de cette nouvelle féminité libre.

Cependant les légumes, les fruits de la terre, se rebiffent. Outre le fait que les carottes peuvent être vus comme des symboles phalliques, il est frappant qu’il s’agisse de légumes orange, dont la couleur renvoie au second chakra. Celui-ci est le centre du plaisir sexuel. On pourrait dire qu’il s’agit pour la rêveuse de ne pas aller contre sa nature désirante dans cette évolution. Mais on peut aussi envisager cette agressivité des légumes comme symbolisant la résistance de l’ancien ordre du monde à l’émergence du nouveau. Mais les femmes trouvent refuge avec d’autres – au sein de la communauté des personnes engagées à rechercher une solution au problème présenté dans le rêve – dans une caverne, qui représente volontiers la matrice de la Terre-mère. Elles ont une belle vue sur la mer, qui symbolise l’inconscient collectif. L’île verdoyante symbolise la nouvelle position existentielle dans laquelle elles seront à l’abri des légumes agressifs. On peut voir là l’image d’une solitude assumée, et plus précisément la nécessité d’un isolement et d’une protection permettant l’introspection, l’écoute intérieure. Le refuge dans la caverne symbolise aussi un retour dans le sein de la terre, c’est-à-dire un lien avec la Grande Mère mais aussi avec la réalité du corps et sans doute une sexualité consciente. Car la féminité est aussi et surtout une capacité relationnelle.

Mais il faudra, pour parvenir à l’île salvatrice, traverser un bras de mer, c’est-à-dire faire un parcours dans l’inconscient, pour parvenir à l’île salvatrice où les oiseaux ne peux aller. Me fondant sur le fait que les oiseaux, jouant le rôle d’intermédiaires entre la terre et le ciel, symbolisent volontiers l’esprit et le blanc, la pureté, j’ai proposé l’idée que ces oiseaux blancs pourraient représenter une idéalisation spirituelle dans laquelle notre rêveuse pourrait encore tomber, comme beaucoup de femmes éprises de spiritualité. Nous sommes en effet les héritier(e)s d’une civilisation toute masculine dans sa spiritualité tendue vers le ciel et la pureté. C’est d’abord dans le retour d’une spiritualité ancrée dans la terre, le corps, la féminité et la sexualité, que nous verrons s’incarner la grande Féminité sacrée dont nous pouvons espérer, que nous soyons femmes ou hommes, voir naître une ère nouvelle. Alors verrons-nous sans doute apparaitre de plus en plus d’humains entiers, complets en ce qu’ils ne s’identifieront plus à un genre car, pour reprendre les termes de l’Évangile de Thomas, elles/ils auront fait « du deux Un ».

La rêveuse, à qui je soumettais ces réflexions, m’a dit que selon elle, c’était là un des éléments essentiels du rêve. Je la cite : « Je veux dire que quand tu as fait cette proposition, il y a quelque chose qu’il l’a instantanément validée avec force, c’est comme si le rêve me disait que le plus « souffrant », c’est de faire face à ses désirs, à sa nature, mais le plus subtil et le plus complexe, et ce qui finalement nous permet d’aller au bout du processus, c’est de s’affranchir de cet idéal spirituel. Dans le rêve c’est très clair, nous ne serons sauf que dans ce lieu où les oiseaux ne peuvent pas nous suivre, tout autre endroit même s’il nous protège des légumes agressifs ne sera pas un refuge complet, ne permettra pas un déploiement de la nouvelle façon d’être au monde dont parle le rêve.

Elle m’a aussi fait remarquer que l’indépendance n’est pas une finalité en soi mais une étape dans la redéfinition des relations entre les sexes. C’est un passage nécessaire pour que ces relations s’établissent hors du modèle patriarcal de domination dans lequel la femme appartient toujours à l’homme, que ce soit à son père, son frère ou son compagnon. L’indépendance psychologique entièrement assumée des partenaires offre la base saine d’où peut émerger une interdépendance dans l’harmonie. Elle soulignait aussi que ce mouvement vers l’indépendance qu’elle a vécu n’avait pas été choisi mais qu’elle y avait été poussée par quelque chose qu’elle ne maîtrisait pas, dans lequel elle pouvait voir l’émergence naturelle de la puissance. On peut entendre là comment il y a une dimension collective à l’œuvre dans ces évolutions que vivent chacune à leur façon tant de femmes. Nous pouvons y voir non seulement un fait d’époque traduisant un mouvement dans l’inconscient collectif mais aussi un rappel au fait que l’Animus et l’Anima ne sont pas des archétypes personnels, mais bien des réalités collectives.

La plupart des hommes, malheureusement, se sentent menacés par cette puissance féminine qu’on peut rencontrer par exemple chez les tantrika assumant pleinement leur Shakti, et cherchent à l’étouffer ou la dominer au lieu de danser avec elle. Elle ne nie pourtant en aucun cas notre propre puissance. Au contraire, elle la nourrit comme le feu attise le feu et nous reconduit à la plénitude de notre être, au-delà de sa définition en masculin ou féminin. Mais nous avons toute une éducation, tant à la féminité qu’à la masculinité, à refaire. Pour cela, nous hommes avons aussi à rencontrer le féminin en nous-mêmes et à lui donner sa place. C’est un projet d’avenir, qui nous dépasse.


 Je remercie la rêveuse qui m'a beaucoup aidé à élaborer les idées présentées ici. En discutant nombre de points que j'avançais, elle m'a obligé à élargir et enrichir ma vision de cette nouvelle féminité émergente. J'en suis heureux car, si les hommes ne doivent pas s'empêcher d'en parler, c'est clairement aux femmes qui l'incarnent de lui donner voix, et non aux hommes de dire ce qu'il en est, comme cela a trop souvent été le cas...  

Article lié : Celle qui vient.


Cet article est dédié à la mémoire de Sylvie Bérubé, auteure du livre « le ventre d’Ève » et fondatrice de l’École internationale du Féminin Sacré, qui a beaucoup fait pour l'émergence de la nouvelle féminité et est récemment décédée.

mardi 23 septembre 2014

Une robe de mariée


J’ai eu récemment l’honneur de donner une conférence devant un cercle de grand-mères. C’est un grand honneur, au moins sur le plan symbolique, car les grand-mères sont d’une certaine façon les représentantes parmi nous de la Grande Mère. Dans nombre de cultures traditionnelles, dont celle des Amérindiens du Québec, c’est le conseil des aînées qui, en dernier lieu, prenait les décisions engageant l’avenir de la communauté, avec toujours à l’esprit le bien-être des sept prochaines générations. C’est aussi les aînées qui nommaient les chefs et qui validaient les nouvelles idées à l’aune de leur sagesse éprouvée. Pour un « jeune homme » comme moi, c’était le plus grand honneur que d’être convoqué devant leur assemblée et de passer leur examen. Il n’y a que dans notre culture que l’on considère les personnes âgées comme confinant à l’inutile – cela participe du même mouvement qui nous a fait nier l’importance du féminin ainsi que notre relation nécessaire à la Terre et notre lien indissoluble à l’archétype de la Mère.

Or, quelques jours auparavant, un ami m’a offert un livre intitulé La Mère dans les contes de fées de Sybille Birkhäuser-Oeri et Marie-Louise Von Franz. La lecture de ce livre, riche en histoires, m’a fait prendre la mesure symbolique de l’invitation que j’avais reçue. Les anciens contes présentent les différents visages de la Grande Mère, qui ne sont pas toujours bienveillants, comme en témoigne la présence récurrente des sorcières dans ces histoires : la Mère est non seulement celle qui donne la vie, mais aussi la mort, et elle préside aux mystères de la transformation, en particulier dans l’espace qui va de la mort à la vie. C’est la grande initiatrice, qui relie les opposés et qui nous oblige à grandir au risque, sinon, qu’elle ne nous dévore. « L’archétype de la mère se rapporte à la partie de la psyché qui est encore entièrement naturelle et c’est la raison pour laquelle on parle de Mère Nature. (…) Il est difficile de saisir cette image de la mère car elle est en même temps un des nombreux contenus de l’inconscient mais aussi un symbole de l’ensemble de l’inconscient collectif qui contient toutes les oppositions, qui en constitue probablement l’unité primordiale. »

Une autre synchronicité a voulu que j’ai eu, à peu près au même moment, à examiner le rêve d’une jeune femme enceinte que je veux vous présenter ici. Attendre un enfant, particulièrement le premier, est pour une femme une période de grande transformation souvent marquée par des rêves. Il arrive que ces rêves parlent de la destinée de l’enfant à naître – Marie-Louise Von Franz en a présenté quelques exemples dans Rêves d’hier et d’aujourd’hui. Par contre, je n’ai pas connaissance d’études[1] qui s’attacheraient à observer au travers des rêves la transformation psychique de la femme en mère, alors que c’est une prodigieuse métamorphose à laquelle l’inconscient participe évidemment. C’est sous cet angle, et en ayant à l’esprit le lien à la Grande Mère, que j’ai donc interprété ce rêve que voici :

Ma cousine m’offre une robe de mariée. Je trouve la robe magnifique et je me trouve très belle dedans. En regardant plus près, je me rends compte que la robe est tâchée. Il y a de grandes lignes de crayons de couleur au feutre sur le torse. Je ne peux pas la mettre ! Je suis déçue. Par contre, je peux garder une partie de la robe : la crinoline et le corset... Je dois juste trouver une robe pour mettre par-dessus la crinoline et le corset. Mon conjoint trouve une robe dans les teintes de rouge. Je me dis que ça peut le faire. Je me trouve jolie dedans. Il arrive avec un genre de voile rouge et me le met sur la tête. Je me regarde dans le miroir et je n'aime pas ça. Je me dis que je ne peux pas me marier dans une robe rouge. Je ne me sens pas bien dans cette robe. Je trouve que le rouge ressemble au sang et ce n'est pas ce que je veux pour ma robe de mariée. Soudain, ma mère arrive avec une robe qu'elle avait chez elle. La robe est blanche et il y a des froufrous gris brillants sur les hanches. Je suis contente : je me regarde dans le miroir et je me trouve belle. Le tout me convient. Mon conjoint est content pour moi — en autant que je sois contente, il est content ! Et je me réveille.

La rêveuse précise que sa cousine a été sa patronne à un autre moment de sa vie. Quand il est question de vêtements dans les rêves, la règle générale est qu'on suppose qu'ils symbolisent une façon d'être et de se présenter au monde, ce que Jung appelait la « persona » (le masque social). Mais il s'agit ici d'un vêtement très particulier, pour une occasion unique — le mariage de la rêveuse, c'est-à-dire son union avec le masculin. Tout cela donne à penser qu’elle traverse une période de redéfinition de son identité avec la grossesse, qui touche aussi à la relation avec son conjoint : elle passe insensiblement du statut de jeune femme à celui de mère et d'épouse, c'est-à-dire maintenant engagée dans une relation impliquant un engagement profond avec le père de son enfant. Son image et son vécu de la féminité sont en grande transformation, et bien sûr dès lors, sa relation avec le masculin dans laquelle s’exprime cette féminité. Ne serait-ce que symboliquement, c'est un « mariage » qui est en cours et le rêve semble donc l'y préparer, ou du moins lui indiquer où elle en est dans cette évolution.

En effet, il ressort de la discussion autour du rêve que la rêveuse est consciente d’entrer dans une nouvelle étape de sa vie. Elle se remémore les transitions qu’elle a déjà vécues depuis l’enfance ; elle se souvient de ces passages entre deux étapes, et en particulier du chevauchement de celles-ci jusqu’à arriver à un moment où le chevauchement prend fin et la nouvelle étape s’installe pleinement. Elle se sent approcher de ce moment dans cette nouvelle transition, ce qui se traduit par le fait qu’il y a un mieux-être qui s’installe en elle avec un sentiment d’union intérieure, comme un mariage entre toutes les parties en elle. C’est, précise-t-elle, non seulement sa façon de se présenter au monde, mais aussi son regard sur elle-même, qui se transforment en même temps que sa relation à son compagnon.

La première robe lui vient de sa cousine, qui a été sa patronne. Cela laisse penser qu'elle représente un modèle de féminité qui a pu avoir une certaine autorité sur elle, qui a sans doute eu une certaine influence sur elle et sur son image de la féminité. Mais elle ne peut pas la mettre car cette robe est tâchée par des éléments liés à l'enfance, symbolisés par les traits de crayons de couleur. C'est donc un modèle qui ne fonctionne plus pour elle, qu'il lui faut abandonner en en gardant cependant certains aspects. Quand je lui ai demandé de présenter sa cousine avec trois adjectifs, elle a déclaré que celle-ci est une femme forte, dure et douce à la fois. C’est une personne capable d’accomplir de grandes choses même si cela demande beaucoup d’efforts et de discipline. Et en effet son expérience de travail avec sa cousine a montré à la rêveuse que, comme celle-ci, elle a « du chien » mais elle comprend qu’elle ne lui est pas identique, entretenant peut-être un côté enfant oublié par la cousine. Plus profondément encore, on peut voir dans cette cousine une image de la femme investie dans un rôle professionnel, c’est-à-dire le modèle de féminité mis en avant par le conscient collectif de notre époque. Dans ce contexte, il a été fort intéressant d’entendre la rêveuse expliquer qu’elle songe à se retirer de la vie professionnelle pendant quelques temps après la naissance pour s’occuper de son enfant et aussi d’elle-même.

Le masculin lui propose un autre modèle de féminité qui semble teintée de passion et d'action, comme s'il suggérait que la rêveuse doit être toujours passionnément amoureuse et surtout, une « femme active », présente sur tous les fronts. On peut voir là comment le regard de l’homme dont la conjointe est en train de devenir mère est appelé lui aussi à changer : c’est la difficulté de nombreux jeunes pères qui ont le sentiment de découvrir soudain une autre femme à leurs côtés. Mais cette image de la féminité ne lui convient pas non plus, ce n'est pas elle... et ce n'est pas ainsi qu’elle envisage leur union. Il lui faudrait se voiler la face. Le rouge est une couleur volontiers associée avec le masculin, en contraste avec le blanc qui est associé au féminin. Elle ne peut pas se marier dans cette couleur qui lui évoque le sang, c’est-à-dire l’aspect brut de la vie. Par contraste, il ressort qu’elle a besoin de manifester sa féminité dans sa pureté réceptive. Quand j'ai demandé à la rêveuse de présenter son conjoint avec trois adjectifs, elle a déclaré que celui-ci est fort, endurant et cependant doux. Ce sont presque les mêmes mots que lorsqu’elle a présenté sa cousine ; on peut en déduire que sa cousine et son conjoint représentent chacun un aspect, respectivement féminin et masculin, d’une même attitude fondée sur la force, ainsi qu’un mélange de dureté ou d’endurance avec la douceur.

Finalement, c'est sa mère qui amène la solution, une belle robe blanche avec des froufrous gris aux hanches : le blanc contraste avec le rouge précédent, c'est précisément son complémentaire alchimique. Cela renvoie à une image de pureté, mais aussi tout simplement de féminité réceptive. La petite touche de gris montre qu'il n'y a pas d'excès de pureté, pas d'idéalisme là, mais une intégration des contraires (le blanc et le noir = gris), ce qui donne à penser qu’elle est consciente qu'il n'y a pas de mère parfaite ni de mariage parfait, et qu’elle est prête à l'assumer. La rêveuse présente sa mère comme étant accueillante, généreuse avec ses enfants et rassurante. Dans mon interprétation, j’ai souligné que cette période de vie est aussi l’occasion pour elle de reconsidérer ses relations avec sa mère, en particulier d’envisager ce que cette dernière lui transmet, et de se réconcilier avec ses imperfections. Celle-ci lui fournit un modèle qui lui permettra d’aller de l’avant dans cette nouvelle étape de vie, et au travers de l’expérience de la maternité, leur lien aussi se trouve transformé. Sa mère va devenir la grand-mère de son enfant, et la rêveuse tirera de l’expérience de sa mère ce dont elle a besoin pour assumer à son tour ce rôle à sa façon bien à elle. D’où l’intérêt pour elle de conserver la crinoline et le corset offerts par sa cousine, comme une façon de ne pas fusionner avec sa propre mère mais de veiller à conserver son identité propre. Il faut enfin souligner que le corset symbolise une contrainte, une rigueur, qui contraste ici avec le caractère enfantin des traits de crayons de couleur, où l'on peut peut-être voir un attachement inconscient à l'état d'enfance et donc à la mère.

En conclusion, il semble que le rêve invite la rêveuse à prêter attention aux transformations en cours dans son identité et sa féminité, en observant en quoi l'ancien modèle ne fonctionne plus, mais aussi ce qu’elle peut en conserver. Le rêve lui suggère d’éviter de trop « charger sa barque » en prenant sur elle pour être sur tous les fronts et en répondant de façon passionnée aux besoins d'amour de son compagnon. La naissance d’un premier enfant peut être un moment délicat aussi pour les hommes, qui peuvent avoir le sentiment de perdre la compagne avec laquelle ils avaient une relation dans laquelle prédominait l'amour et la passion, pour avoir maintenant une mère avec eux, dont l'attention va plus à l'enfant qu'à eux. C'est normal, c'est sain, et cela ne doit pas poser de problème — le conjoint de la rêveuse est content de son choix de robe ; il est heureux qu’elle soit heureuse et cela signifie un amour profond sur lequel elle peut compter. Enfin, il est clair que la rêveuse doit privilégier une attitude rassurante d’accueil et de générosité plutôt qu’un modèle de femme forte : elle est invitée à s’accueillir elle-même pour vivre tous les aspects de cette transition.

La rêveuse était satisfaite de l’interprétation que je lui ai proposée et que nous avons discutée jusqu’à ce que tous les aspects en soient clairs. Ce n’est qu’après ma conférence devant le cercle des grand-mères que j’ai pris conscience qu’il y avait encore un autre niveau d’interprétation possible. C’est la merveille du travail avec les rêves de constater qu’il peut y avoir plusieurs niveaux d’interprétation non contradictoires, qui s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées russes – s’il n’y avait qu’une interprétation valable, il y aurait par-là même une rationalité qui permettrait de la déduire et de la valider. D’ici à ce qu’on en fasse un programme informatique, il n’y aurait pas longtemps et voilà que nous confierions aussi nos rêves à des ordinateurs. La profondeur vivante de l’inconscient, qu’il en soit remercié, nous en préserve ! On peut ajouter que la première interprétation s’en est tenue au plan dit objectif en considérant la mère du rêve comme parlant de la mère de la rêveuse, mais Jung indique qu’il nous faut toujours mener en parallèle une interprétation sur le plan subjectif dans ce cas, en considérant donc la signification intérieure du symbole objectivé.

Cette seconde interprétation repose sur le fait qui veut que, dans les rêves, la mère représente souvent l’Inconscient, avec une majuscule pour signaler qu’on réfère par-là à l’inconscient collectif, à un des aspects de la Grande Mère. Par contraste, le père représente le conscient collectif, la loi sociale et extérieure. Ce nouvel angle change complètement la perspective dans laquelle nous pouvons comprendre le rêve. Il est encore question d’une grande transformation qui touche à l’évolution de son identité, mais c’est donc l’Inconscient qui lui amène la nouvelle robe dont elle va pouvoir se parer pour son mariage. Ce dernier prend une autre portée symbolique car il s’agit dès lors de son union avec son masculin intérieur, et par-là de son individuation, de sa réalisation en tant qu’être humain complet. Il se trouve que la rêveuse est très attirée par le travail avec les rêves, dans lequel elle manifeste une belle autonomie – c’est-à-dire une capacité à dialoguer directement avec l’Inconscient – et envisage d’étudier un jour pour devenir psychothérapeute. Quand je lui ai suggéré que sa mère dans le rêve pourrait symboliser l’Inconscient qui lui amène son support et l’aidera à définir sa nouvelle identité, elle a tout de suite compris de quoi il retournait en me disant : « C’est vrai, l’inconscient prend soin de moi comme une mère. » C’est donc peut-être d’un enfant spirituel qu’elle sera amenée à accoucher dans les prochaines années, au travers de cette profonde transformation qui va peut-être bien au-delà de son devenir de future mère. Mais il n’y a, pour l’instant, que la Grande Mère qui puisse le savoir…



[1] Si vous en connaissez, merci de me faire connaître leur existence.