Récemment, je suis tombé amoureux. Encore une fois. Vous savez comment ça se passe. Il suffit d’un instant, d’un échange de regard qui ouvre l’espace d’une rencontre. Non, je ne veux pas vous parler de ma vie sentimentale. J’ai rencontré un autre enseignant spirituel. Encore un. Je rigole quand je pense à ceux de mes amis qui s’accrochent à un maître, à une vérité, comme s’ils se cramponnaient à une bouée au milieu de l’océan, alors qu’il y en a tant, que la vérité a tant de visages, de voix. Il y en a pour tous les goûts, toutes les sensibilités, toutes les couleurs d’âme. Il s’agit de lâcher un jour la bouée pour goûter au bonheur de nager, n’est-ce pas ?
Cet enseignant se nomme Yvan Amar. Il est décédé depuis 1999 mais il n’empêche qu’on peut, comme avec tous les maîtres authentiques, en parler au présent car il exprime quelque chose qui demeure. Né en France, il a été proche de Chandra Swâmi et de Jean Klein avant de développer son propre enseignement à la confluence de trois héritages culturels : l’hindouisme, le judaïsme et le christianisme. Le point tournant de sa recherche a été le moment où il a compris que l’éveil qu’il cherchait ne se trouvait pas dans une transcendance de la vie et du monde mais dans une relation consciente à tout ce qui est. En cela, il est très proche de Richard Moss qui insiste sur l’équivalence fondamentale entre la relation à soi-même, la relation à autrui et la relation au mystère d’être. Yvan et Richard, qui étaient amis, se rejoignent dans l’énoncé de l’évidence du fait que la véritable non-dualité est dans la relation, et non dans une transcendance spirituelle qui dévalue la vie dite ordinaire.
J’avais déjà lu plusieurs textes remarquables d’Yvan Amar, dont son commentaire éclairant des Dix Commandements, mais notre rencontre récente s’est faite par l’entremise d’un petit livre d’entretiens où il expose son approche en détail : L’Effort et la Grâce. J’y ai trouvé la description peut-être la plus précise et la plus claire que je connaisse du processus de l’éveil, que je vous livre in extenso car elle dissipe nombre de malentendus :
« Quand un être vit un véritable éveil, il le vit de façon absolue : il n’y a pas de demi-mesure dans ce domaine. Pendant une période plus ou moins longue, cette qualité d’éveil a pour propriété d’abolir toute obstruction. Ensuite, il faut un certain temps pour que l’éveil soit entièrement intégré aux niveaux du mental (pensées), du cœur (émotions) et du corps (sensations). Au cours du processus de l’éveil, tout ce qui psychologique, affectif, instinctif est totalement purifié, transfiguré. Ensuite, c’est comme si la mer se retirait. Commence alors un long processus d’intégration au différents niveaux de la conscience, sur un chemin qui va du plus subtil au plus dense.
Si le niveau le plus subtil apparaît comme le plus insaisissable, c’est cependant le plus accessible à la transformation; celle-ci commence au niveau mental. L’éveil extirpe le doute, premier poison du mental. Au fur et à mesure que l’éveil s’intègre au niveau psychologique, le doute disparaît, sans être pour autant remplacer par son contraire – la conviction, la certitude – car la qualité fondamentale de l’éveil est de ne pas connaître le contraire. Il ne connaît que l’évidence, qui engendre la vision non-duelle de sagesse, de non-séparation. Ce qui signe cette intégration de l’éveil au niveau psychologique, c’est la disparition de l’image de soi : celui qui a intégré l’éveil au niveau psychique, symbolique, ne défend plus aucune image de lui-même; le doute a quitté le mental, l’instructeur vit dans l’évidence. C’est le niveau d’intégration de l’éveil le plus fréquent chez un instructeur spirituel.
Le doute extirpé, l’éveil pénètre le second niveau de la conscience, celui du cœur et des émotions. De la même façon, celles-ci ne vont pas être abolies mais s’accomplir en sentiments. En s’intégrant de plus en plus profondément dans la zone émotionnelle, l’éveil éradique la colère. Il ne la remplace pas par le calme mais par la compassion. Seul celui qui a intégré cette dimension peut « souffrir avec », et se mettre au niveau de chacun des individus auxquels il s’adresse. Il n’est pas au service d’un éveil mais de cette Réalité qui est au cœur de la personne qui vient le voir. Il est véritablement un serviteur du Réel, donnant exactement ce dont l’autre a besoin. Là s’affirme la différence entre séducteur et conducteur. Celui qui dépend encore de l’image de lui-même – n’ayant pas intégré l’éveil au niveau mental et affectif – est incapable de compassion réelle. Il peut avoir des intuitions justes, des inspirations, mais s’il n’a pas intégré l’éveil, il n’est pas complètement structuré. Dans une filiation traditionnelle, un maître ne demande pas à un de ses élèves dont ce serait la vocation d’enseigner s’il n’a pas intégré cette qualité de conscience. Là réside la grande valeur de la transmission.
Tout est là, ou du moins l’essentiel de ce qu’il faut savoir quand on cherche ce serpent de mer qu’est devenu l’éveil dans le landernau spirituel. Yvan Amar nous dit en substance que l’important, ce n’est pas l’éveil mais son intégration. Ici, il met en évidence l’articulation entre le phénomène que l’on peut dire abrupt de l’ouverture de conscience, et l’évolution progressive que réclame son intégration. On sait assez bien comment provoquer le satori, mais encore faut-il en revenir car la rupture des digues et l’effondrement de la structure mentale limitative provoquent très généralement ce qu’on peut sans ambages qualifier d’une ivresse spirituelle. Dans le contexte des écoles traditionnelles, le rôle du maître est justement bien souvent de tempérer cette ébriété de l’état d’éveil, au risque sinon que le nouvel « éveillé » aille courir tout nu dans les rues en prêchant la bonne parole à qui ne veut vraiment pas l’entendre. Cela prend beaucoup de rigueur et de travail pour revenir à la sobriété sans perdre la lumière, c’est-à-dire accéder à ce que les soufis appellent la « sobre ivresse ».
Yvan explique clairement quels sont les trois poisons : le doute, la colère et la peur… et comment le processus les transmute, non en leur contraire mais en les résorbant dans un autre niveau de conscience. Ainsi, il ne s’agit pas de remplacer le doute par une certitude ou une croyance, qui ne sont que la couverture du doute, mais de dépasser cette dualité par la reconnaissance de l’évidence. De même, le mouvement qui se manifeste en colère ne disparaît pas mais il est soudain entendu comment celle-ci exprime une souffrance qui nous relie aux autres et appelle notre compassion, notre « souffrir avec ». Quant à la peur, Yvan cite ailleurs Ronald Laing qui disait : « moi qui ne suis pas libre de la peur, je suis libre de la peur d’avoir peur. » Être libre de la peur, ce n’est pas ne plus jamais ressentir de peur, mais c’est comprendre que si la peur est à vivre, elle ne nous concerne pas vraiment. Ainsi, il est inévitable que le corps ait peur de la mort mais nous ne sommes pas le corps, et nous pouvons donc ressentir la peur sans nous y identifier, sans qu’elle nous limite. La conscience est alors libre.
En exposant avec précision les étapes et le degrés de cette intégration, Yvan nous donne le moyen de reconnaître la valeur d’un enseignement spirituel et de qualifier les enseignants qui le dispense. La question n’est pas de savoir si ces derniers marchent sur l’eau dans leur baignoire mais où ils en sont avec leur image d’eux-mêmes. Acceptent-ils qu’on l’égratigne un peu ? Sont-ils capables de rire d’eux-mêmes et de leur prétention à refléter le Réel ? Et que nous refilent-ils comme camelote ? S’il s’agit de certitudes à propos de la vérité qu’ils détiennent et de promesses quant à la solution de tous nos maux quand nous aurons absorbé leur divine sagesse, il est certain que c’est un enseignement frelaté. S’ils entretiennent la division entre les rares éveillés dont ils sont et la masse des crétins que nous sommes et qui n’ont pas encore compris combien leur lumière méritait d’être portée sur un piédestal, ce sont des escrocs. S’il éprouvent encore le besoin de dénoncer l’erreur chez les autres, c’est qu’ils n’ont pas intégré leur éveil au niveau du cœur. Et la question à leur poser est pour savoir où ils en sont dans leur intégration est : de quoi ont-ils peur ?
Dans le texte que je cite plus haut, ce sont sans doute les deux derniers mots qui sont les plus importants pour éclairer ce dont nous parlons. Yvan dit que la peur est finalement convertie en « inconnaissance joyeuse ». Il sous-entend là quelque chose d’énorme, qui tient dans le fait que derrière toute tentative de savoir, il y a la peur. C’est ce que nous appelons généralement tout à fait improprement du beau nom de « connaissance ». Or celle-ci implique étymologiquement de « (re)naître avec » chaque nouvelle connaissance, c’est-à-dire de repartir à neuf, d’être transformé par la connaissance. Tandis que dans le savoir, il y a l’appropriation qui va avec « avoir » et on est dans la logique de l’accumulation, ou de ce qu’Yvan appelle la « prospérité spirituelle » : on s’assoit sur un tas d’écritures sacrées, de citations illuminantes et de paroles définitives, et on attend qu’elles nous ouvrent l’esprit. Mais quand cela advient, tout s’envole et il reste l’adage socratique : « je sais que je ne sais pas ». La connaissance du mystère d’être tient toute entière dans le fait de reconnaitre que le mystère est vraiment mystérieux et que nous ne saurons rien de son fin mot, ce qui est tout à fait heureux.
Plus loin, Yvan laisse entendre que tant que l’éveil est un but, il ne saurait y avoir d’éveil conscient car la recherche même de l’éveil entretient la dualité dont l’éveil est censé nous sortir. « Lorsqu’on souhaite vivre cette expérience, l’erreur est d’attendre quelque chose de bien, de beau, et de vouloir à tout prix l’accueillir à bras ouverts. Le grand secret, c’est en fait de lui tourner le dos ! ». Tant que l’on cherche ainsi l’éveil, on coure après un rêve d’éveil : ce sera donc merveilleux quand je serai délivré de moi-même, de mes mécaniques affectives et psychologiques, de mes conditionnements. La non-dualité que nous recherchons est une abstraction qui nous éloigne de la réalité de la vie. Mais la clé que nous livre ici Yvan, c’est qu’au contraire, c’est lorsque nous accepterons pleinement d’être consciemment l’être que nous sommes avec ses mécaniques et ses conditionnements que quelque chose d’entièrement différent de tout ce que nous avons connu jusque-là s’ouvrira. Nous cesserons d’être divisés à l’intérieur de nous-mêmes et notre conscience pourra se réorganiser à un autre niveau…
Il souligne qu’à l’inverse d’être un but, l’éveil est un point de départ. « On croit à tort que l’évolution humaine s’achève dès lors qu’advient l’éveil. En réalité, elle ne fait que commencer. » En effet, il devient clair dès lors que le processus d’éveil n’a pas de fin, et que plutôt que d’être arrivé au club très fermé des « éveillés », on entre dans le flux de la vie qui est un processus continu d’éveil. On accompagne beaucoup plus consciemment ce processus de création de conscience qui a toujours été là, dont on devient d’une certaine façon le jardinier attentif. On découvre, pour reprendre une expression zen, qu’on a cherché le bœuf sur lequel on était assis. Car, nous dit Yvan :
« En réalité, le processus d’éveil est présent en permanence mais, peu soucieux de découvrir notre véritable nature, nous sommes trop peu réceptifs pour qu’il agisse en nous. »
Voilà encore une clé de première importance : il s’agit moins de faire des efforts pour parvenir à quelque chose que d’être réceptif, et de laisser le processus naturel agir en nous. Et dès lors, il apparaît que vivre, c’est s’éveiller sans trêve. À chaque fois que l’on comprend un rêve par exemple, on vit un petit satori avec un moment de « haha! » : quelque chose d’inconscient vient de devenir conscient et notre conscience s’élargit. De la même façon que bien souvent, les gens qui disent ne pas se souvenir de leurs rêves ne font pas attention aux toutes petites images qui leur viennent le matin parce qu’elles voudraient n’avoir que de grands rêves, nous courons derrière le grand Éveil en prêtant rarement attention aux petits éveils quotidiens. Le maître zen Deshimaru se moquait des occidentaux en quête d’éveil en disant : « ils veulent tous l’illumination style palais de Versailles mais ils ne savent pas qu’il existe toutes sortes de satori, des petits, des gros, des moyens… la vie est une succession de satori plus ou moins forts. »
Mais là encore, Yvan pointe l’essentiel : un, deux, mille éveils… c’est bien beau. Mais qu’en fait-on ? Comment contribuons-nous avec notre éveil à la beauté du monde ?