Je ne suis ni psychologue, ni psychanalyste ou psychothérapeute, encore moins psychiatre. Même si j’accompagne régulièrement des personnes dans leur démarche de connaissance de soi en écoutant leurs rêves, mon point de vue est celui de l’analysant plus que celui de l’analyste. Je revendique la position de l’homme ordinaire aux prises avec l’inconscient, même si nous savons bien que personne n’est ordinaire en réalité ; je me différencie de l’approche du spécialiste qui se sert du travail des rêves dans un cadre thérapeutique avec pour vocation de soulager les âmes en peine. Je ne m’inscris pas non plus dans une perspective scientifique avec la visée de parvenir à un fin mot sur la nature de la psyché. Mon approche est beaucoup plus fondamentalement spirituelle, c’est-à-dire liée à la recherche du sens de l’existence. De mon existence.
Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’inconscient peut avoir à dire à l'être humain ordinaire que je suis, et que sont la plupart des personnes que je rencontre, à propos de ce qu’il faut bien appeler avec Mme Dolto « la difficulté de vivre ». Qu’a-t-il à nous dire, par exemple, devant la nécessité qui est faite à la plupart d’entre nous de perdre notre vie à la gagner ? Et si Carl Jung compte parmi les étoiles les plus brillantes qui éclairent mon chemin, je m’interroge surtout sur la signification de son œuvre pour l’évolution de notre civilisation occidentale. C’est dans cette double visée, de répondre aux besoins de l’humanité la plus ordinaire et accessoirement d’envisager les formes que pourrait prendre le nécessaire renouvellement de notre mythe collectif, que je me pose depuis longtemps un ensemble de questions :
Y-a-t-il une voie jungienne et, si oui, en quoi est-elle spécifique ? Comment se différentie-t-elle de la plupart des démarches dites spirituelles ? Où conduit-elle ? Que recommande-t-elle et qu’a-t-elle à apporter à l’homme du commun ?
Cette réflexion a été beaucoup alimentée ces derniers temps par la lecture de la correspondance de Carl Jung, où il répondait aux questions d’interlocuteurs les plus divers avec la même bienveillance pour l’analyste ou le théologien que pour une jeune femme qui venait de découvrir ses livres et l’interrogeait sur un rêve.
Alors oui, après des années d’études de ses écrits ainsi que de ceux de ses honorables confrères, et surtout d’analyse et d’observation de mes propres rêves, je crois qu’il y a une voie spécifiquement jungienne. Avec la réserve immédiate que Jung lui-même disait ne pas être jungien et nous encourageait à ne surtout pas nous rassembler derrière sa bannière : il ne voulait pas créer d’école ni édifier un système. Je l’ai déjà dit ailleurs : il a découvert un continent perdu, oublié. Il y a mis le pied et établi une base avancée, et il a invité celles et ceux qui le voudraient à poursuivre l’exploration. Il y a bien une voie partant de là, mais c’est un chemin qui se perd dans la forêt, au-delà duquel tout est ouvert dans un espace où la route s’invente sous nos pas.
Posons tout de suite ce préalable : ce continent était connu par nos ancêtres. Pas tous, mais en particulier celles et ceux qu’on appelait les initiés, qui étaient passés par les Mystères, et aussi les chamans, les alchimistes et autres gnostiques. Jung avait conscience de cette continuité, il l’écrit dans une lettre en 1934 :
« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la "longue route", seul un chevalier risquera la "queste et l’aventure" ».
Nous voilà prévenus : la voie jungienne, si l’on peut se risquer à définir un tel oxymore, est une longue route et une aventure. Mais si on laisse de côté toute la théorie jungienne avec ses concepts d’inconscient collectif, d’archétypes, d’ombre, d’anima et d’animus, de Soi et d’individuation – ce à quoi on a tendance à résumer Jung pour élaborer un autre système conceptuel –, quelle est la portée pratique de son œuvre ? Que recommande-t-il à celles et ceux qui veulent s’aventurer aujourd’hui sur cette « antique et intemporelle voie initiatique » ?
J’ai relevé quatre principes directeurs qui me semblent tracer un chemin qu’on peut dire spécifiquement jungien, même si on les retrouve dans différentes traditions spirituelles – il n’est en aucun cas question de se les approprier, car Jung offre simplement une reformulation en termes modernes d’une sagesse qu’on retrouve, une fois qu’on peut la reconnaitre, partout. C’est ce qui fait pour moi que son apport est inestimable à notre époque : plutôt que de nous infliger une construction intellectuelle ou dogmatique de plus – un « jungisme » –, il donne à qui étudie[1] sérieusement son œuvre les clés pour apprécier la richesse de tous les systèmes symboliques, toutes les visions spirituelles, sans tomber pour autant dans le piège du syncrétisme, mais en voyant le fil d’or qui les relie.
Le premier de ces principes réclame qu’on aborde tout ce qui se présente à nous avec une attitude intérieure que Jung qualifiait de religieuse. Nous parlerions aujourd’hui plutôt d’une attitude spirituelle car nous confondons religion et confession religieuse, mais le terme de « spiritualité » n’était pas dans le vocabulaire de l’époque de Jung. Cependant la définition qu’il donne de la religion vaut qu’on s’y arrête car il s’agit pour lui d’une attention scrupuleuse aux moindres mouvements de l’âme. Laissons de côté la discussion métaphysique de l’âme, il est question ici simplement de la psyché et de tout ce qui se passe en elle, qu’il s’agisse des rêves, des imaginations et des pensées qui viennent inopinément, des humeurs qui fluctuent sans raison, des émotions qui nous saisissent et des impulsions qui nous prennent, incluant aussi les signes et les synchronicités que nous pouvons observer autour de nous.
La première recommandation de Jung est donc simplement de s’ancrer dans une attention de tous les instants aux moindres fluctuations de nos vies intérieures. On ne parlait pas encore à son époque de pleine conscience (mindfulness) mais il s’avère que le développement d’une telle attention implique de s’enraciner dans le moment présent, ce qui est précisément le but de ces techniques de méditation. Jung n’en fait pas mention, mais plusieurs analystes jungiens contemporains, dont Marion Woodman, insistent dans le même sens sur l’importance de la conscience du corps. Pour Jung, ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais c’est le corps qui est dans l’âme, sa partie visible. En enracinant notre attention dans le corps, nous retrouvons à chaque fois le plus court chemin vers l’instant présent, à partir d’où nous pouvons observer notre mental et tout ce qui se passe en nous…
Il y a là un point remarquable qui est rarement souligné à propos de Jung : toute son œuvre tourne autour de ce qu’il convient d’appeler, à défaut d’une meilleure expression, le mystère de Dieu. Mais le Dieu de Jung n’est pas une abstraction théologique ; seule lui importe l’expérience du numineux qui est la marque du Divin. Il s’est intéressé à l’image vivante de Dieu dans la psyché, et non aux énoncés philosophiques à ce sujet. Or Edinger, grand spécialiste de la dimension religieuse de l’œuvre de Jung, fait remarquer qu’il y a une différence essentielle entre le Dieu des divers monothéismes et le Divin qu’envisageait l’Antiquité. Pour les anciens, Dieu n’était pas un concept dont on pouvait discuter l’existence et ce qu’il mange au petit-déjeuner, mais une évidence manifeste dans les phénomènes. Ainsi s’agenouillaient-ils devant un arc-en-ciel, une étoile filante ou la beauté d’un être en reconnaissant simplement qu’il y avait là quelque chose d’au-delà du monde qui transparaissait, au travers du phénomène. Et c’est là qu’apparait la profonde originalité spirituelle de Jung dans notre époque, car il a compensé son refus de spéculer sur le mystère ultime en s’attachant à le reconnaitre dans les images vivant dans la psyché. Ce faisant, il a bouclé une grande boucle spirituelle en nous ramenant à l’attitude première de nos ancêtres, qui consistait en porter une attention scrupuleuse aux moindres manifestations de la transcendance dans le monde et dans l’être humain.
Le second principe tient dans une affirmation qui a d’immenses conséquences : « La psyché est images ». La voie jungienne n’est pas intellectuelle ou fondée sur une discipline réclamant un effort pour se surpasser ou se maîtriser de quelque façon ; c’est une voie dite « humide », par contraste avec la sécheresse de l’esprit et de l’intellect, qui coule pour l’essentiel de source avec le flot des images intérieures, et avec les émotions qui leur sont associées, l’énergie psychique que recèlent les images. Il ne s’agit même pas tant de comprendre les images que de se laisser toucher et travailler en profondeur par elles. Ce n’est pas seulement qu’une image vaut mille mots, comme le dit le proverbe. Les concepts de la pensée servent à manipuler le connu, mais les images médiatisent l’inconnu : un symbole, c’est une image vivante dont la signification entière demeure dans l’inconscient et ne peut être approchée directement. Mais on peut la ressentir dans l’émotion qui remue en nous quand on contemple l’image. Et Jung, en quelques mots, nous donne la méthode et la direction du travail des images :
« Dans la mesure où je parvenais à traduire les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait. »
Le Nord magnétique sur notre boussole, tandis que nous cheminons sur la voie jungienne, est donné par la mesure de notre paix intérieure. Il peut sembler surprenant que Jung indique que l’image est dans l’émotion, et non l’inverse, mais on peut l’observer dans la pratique. Par exemple, il m’est arrivé récemment de me sentir un peu bizarre, incertain et mal à l’aise en sortant d’une rencontre professionnelle; en prenant le temps dans la soirée d’écouter ce qui se passait, une image m’est venue à l’esprit, qui m’a montré mon interlocuteur comme un chat guettant une souris, et soudain l’émotion s’est dissipée avec un sourire. L’inconscient a tout de suite proposé une direction à l’énergie de la situation en me montrant la souris enfilant des gants de boxe.
Le troisième principe consiste à laisser advenir. Quoi qu’il arrive, à l’intérieur comme à l’extérieur, il ne sert à rien de s’y opposer. Au contraire, il s’agit d’aller avec ce qui est là, quoi que ce soit, simplement parce que c’est l’énergie de l’instant présent. Ce n’est pas bon ou mauvais en soi, cela dépend toujours de ce que nous en ferons en conscience. Le chemin s’ouvre en le laissant advenir. Il n’y a pas de problème insoluble, il n’y a que des situations qui évoluent naturellement en suivant la pente de leur énergie. Alors les problèmes ne sont pas résolus mais ils sont dépassés.
« Le "laisser advenir", l’action non agissante, l’abandon de Maître Eckhart, est devenu pour moi la clé permettant d’ouvrir toutes les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C’est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien ; leur conscient ne cesse d’aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. La tâche serait assez simple, si la simplicité n’était ce qu’il y a de plus difficile. »
Jung aimait beaucoup taquiner ses visiteurs. Il arrivait qu’il les teste en laissant tomber une allumette enflammée dans un cendrier rempli de brindilles et de papier, qui s’enflammaient alors vivement. Quand son interlocuteur réagissait en tentant d’éteindre le feu, Jung rugissait : « Do not interfere ! ». N’interférez pas. Jung recommandait de ne pas interférer avec la vie des autres, et même avec notre propre vie, de laisser être ce qui est et d’aller avec le flot naturel des choses. On retrouve là très précisément la notion du non-agir (wu-wei) du taoïsme et du bouddhisme chan. Cette attitude réclame un profond lâcher-prise et une confiance, ou mieux une foi, à toute épreuve, car elle amène à vivre notre vie « non en suivant un plan conscient ou un design pré-arrangé mais comme quelqu’un qui suivrait le vol d’un oiseau »[2].
La voie jungienne est un chemin sinueux. Ce n’est pas une voie droite qu’on pourrait tracer au cordeau, mais bien au contraire une voie circulaire, évoluant en spirale autour d’un centre caché. Elle inclut tous les aspects de l’existence, et en particulier l’inéluctabilité des conflits et de la souffrance. Jung propose un modèle énergétique de la psyché, or dès lors qu’on parle d’énergie, il est question de la tension entre des polarités énergétiques opposées. Pour Jung, il est inévitable que nous soyons confrontés à des collisions de devoirs ou de besoins, et que nous soyons déchirés entre des exigences contraires. Un conflit typique est le besoin de se donner du temps pour soi tout en étant dévoué(e) aux autres, ou d’accorder la place qui lui revient à notre vie intérieure au milieu des exigences professionnelles, sociales et familiales. Jung émet sur ce point une recommandation très précise : il s’agit de supporter la tension entre les contraires jusqu’à l’apparition d’un troisième terme, d’un dépassement du conflit.
« En supportant en nous les opposés, nous pouvons nous exposer à vivre notre humanité… Nous devons comprendre que le mal est en nous; nous devons risquer notre vie pour avoir la vie, alors elle se colore, autrement on pourrait aussi bien lire un livre… »
Au fond, il s’agit de l’ancienne voie du milieu que bien des sages ont arpenté avant Jung. La voie du milieu n’est pas rectiligne, elle implique bien souvent d’aller avec le mouvement des contraires. Elle nous permet d’accepter que nous sommes faits de contradictions intimes, de dualités. Elle amène à envisager que toute chose a du "bon" et du "mauvais", et de se rappeler en toute circonstance que si on ne voit qu’un côté des choses, c’est que l’autre nous est caché. La conscience est obligée de s’élargir pour contenir les deux côtés d’un conflit et développer une vision plus large. Dans une lettre à une femme déchirée entre ses obligations familiales et son investissement dans une vie spirituelle active, Jung écrivait :
« L’un et l’autre doivent être. Il n’y a pas à trancher, mais simplement à supporter patiemment les contraires, qui sont en fait caractéristiques de notre nature. Vous êtes vous-même un contraire, furieux en lui-même et contre lui-même, qui finit par fondre ses substances incompatibles, la féminine et la masculine, dans le feu de la souffrance pour construire quelque chose de solide et d’immuable – ce qui est le but de la vie. On est crucifié entre les contraires et on subit un supplice jusqu’à ce que la troisième figure l’emporte. »
Jung ajoute en conclusion de cette lettre quelque chose dont, outre un rappel au premier principe, ressort selon moi la spécificité de la voie jungienne : « Ne doutez pas de la justesse de vos deux visages et laissez advenir ce qui doit advenir. […] Ce conflit apparemment insupportable est la preuve de la justesse de votre vie. Car une vie sans contradiction intérieure est soit une demi-vie, soit une vie dans l'au-delà – une vie cependant réservée aux anges. Mais Dieu préfère les hommes aux anges. » Un certain idéalisme peut en effet porter à croire que ce cheminement devrait conduire à une libération de la souffrance « par le haut », en échappant enfin dans quelque ciel idéal aux pesanteurs de la vie terrestre. Mais la voie jungienne est une voie d’incarnation, qui endosse la contradiction et le conflit intérieurs comme étant créateurs de la plus haute valeur, la conscience.
Ainsi Jung dit-il à propos de sa propre aventure d’individuation :
« Le voyage du pays des nuages à la réalité a duré longtemps. Dans mon cas, le cheminement du pèlerin a consisté en l’obligation de descendre un millier d’échelles avant que je puisse toucher à la petite motte de terre que je suis. »
Nous pouvons donc dire que la voie jungienne est celle d’une philosophie au sens traditionnel d’un art de vivre et d’un amour de la sagesse, où celle-ci se révèle être ce qui tient les contraires ensemble. Ce n’est pas une voie populaire, une autoroute balisée pour le plus grand nombre, car elle requiert d’apprendre à descendre dans l’obscurité : « On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente. ». Et en particulier, elle requiert d’apprendre à endurer la souffrance, sans glorifier celle-ci mais en l’acceptant :
« L’être
humain doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer
la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la
souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule
façon de la surmonter est de l’endurer. »
Il y aurait beaucoup plus à dire à partir de là pour rendre
justice à tous les aspects de cette voie. On ne saurait oublier, par exemple,
que le travail intérieur requiert d’être en relation et de se confronter au
mystère de l’amour ainsi qu’aux subtilités du transfert – « alpha et omega
de la méthode ». Il faudrait parler aussi de l’alchimie, des
synchronicités et du Yi-King, etc. Cependant, pour faire ici le tour de mon
sujet, il faut surtout souligner que la voie jungienne ne tend pas vers une
perfection mais vers la complétude, l’intégration sur terre de la totalité de
notre être. Elle endosse ainsi entièrement l’obscurité, le doute et l’errance :
« Dans la quête de la vérité, il n’y a nulle part de certitude absolue.
Le doute et l’incertitude sont les inévitables composantes d’une vie complète.
Celui-là seul qui est capable de perdre réellement sa vie la gagnera. Une vie "complète"
n’est pas faite d’une complétude
théorique, mais de ce que l’on accepte sans réserve la destinée précisément
dans laquelle on se voit impliqué, que l’on tente d’y introduire un sens et de
créer un cosmos à partir du désordre chaotique où l’on est né. Si l’on vit la
vie d’une façon totale, on se retrouve sans cesse dans la situation où l’on
pense : "C’est trop, je ne peux plus le supporter". Alors il faut
répondre à la question : "Est-ce que je ne peux vraiment plus le supporter ?" ».
C’est enfin une voie solitaire, où on peut
avoir beaucoup d’ami(e)s, dont des sages et des poètes depuis longtemps
disparus, mais qui s’avèrent tout proches dans l’éternité. C’est une voie
strictement individuelle, car « il faut être seul pour découvrir ce qui
nous porte » quand plus aucune béquille ne s’offre à nous. Ce ne saurait
être une voie collective, dans laquelle on pourrait cheminer en groupe ou en
congrégation, avec un drapeau et bientôt une église où on révèrerait Saint
Jung. Dès lors où on en fait un quelconque « machin » collectif qui
pourrait offrir une panacée universelle bientôt mise en marché, on a perdu
l’essentiel de ce qui fait ce chemin. C’est pourquoi j’écarte ici, dans cette
présentation de la voie jungienne, tous ces oripeaux extérieurs qui font qu’on
parle surtout, concernant le Jung spirituel, de son intérêt passionné pour l’alchimie.
Le chemin qu’il a ouvert est une voie alchimique, cela est bien certain, dans
le sens de la recherche de la transformation du plomb, lourde obscurité, en or,
lumière consciente. Mais il est facile de se perdre dans une spéculation intellectuelle
ou ésotérique autour des images alchimiques et, encore une fois, de passer à
côté de l’essentiel, c’est-à-dire le sens profond de cette alchimie.
Celle-ci nous ramène à la valeur profonde de l’incarnation, mettant en lumière un dernier point : la voie jungienne est une voie profondément « chrétienne », qui vise d’une certaine façon à libérer le Christ des formes extérieures du christianisme, tout comme les alchimistes s’employaient à libérer l’âme emprisonnée dans la matière. Cela ne veut pas dire qu’elle soit fermée aux autres traditions spirituelles, bien au contraire, mais elle est enracinée dans la continuité de l’histoire de l’Occident spirituel. Il faut se rappeler que l’œuvre de Carl Jung est dans une grande mesure la réponse qu’il a donnée à la crise de foi de son père, le pasteur Paul Jung. Or, tout le travail de Jung tourne finalement autour de la relation que l’individu aux prises avec la vie matérielle peut avoir avec le Sens transcendant qui rachète, ou « sauve », cette vie en lui donnant valeur et sens. La voie jungienne n’est pas une voie ascendante vers cette valeur suprême mais, encore une fois, c’est un chemin d’incarnation du Sens dans l’existence, incluant sa descente parmi nous, la crucifixion entre les contraires et la nécessaire Résurrection. C’est alors jusqu’à notre souffrance qui prend sens en s’avérant ne pas être « notre », mais la souffrance du Soi illimité s’incarnant dans les limites du petit être que nous sommes. Et c’est, dès lors, une voie d’amour, car seul l’amour permet de tenir les contraires ensemble pour découvrir ce qui les transcende, et d’honorer dans un même souffle notre humanité dans ses limites et la grandeur du mystère qui s’y manifeste, s’y révèle...
Mais nous touchons là à l’extrémité de ce qui peut être dit de cette voie jungienne, car s’il est bien certain que l’amour est au centre de celle-ci, nous n’en saurions rien dire de valable. Il suffira ici de simplement rappeler la formule de Paul dans la première lettre aux Corinthiens : « Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien », et il n’est rien pour éclairer le chemin, alors à quoi bon parler d’une voie ?
En conclusion, je dirais que si, par la grâce
d’un joyeux paradoxe, il y a bien une voie jungienne, la pire erreur que nous
pourrions commettre à son sujet serait d’ériger Jung en maître spirituel, et de
faire de la voie qu’il a ouverte une impasse clôturée par une nouvelle
chapelle. Jung lui-même était un médecin et un chercheur passionné, qui a vécu
jusqu’au bout l’aventure d’individuation à laquelle il était appelé, mais il
s’est gardé – et Marie-Louise Von Franz souligne que là est sa grandeur – de se
poser en fondateur d’une nouvelle religion. Au fond, la figure de Jung elle-même
n’a que peu d’importance, si ce n’est qu’il a jeté un pont entre notre
modernité et la tradition spirituelle de nos ancêtres, lui offrant par là une
possibilité de renaissance dans de nouvelles outres. Mais nous devons garder à
l’esprit que le Jung auquel nous pensons est une création de notre esprit qui
ne saurait saisir la réalité vivante de l’homme qu’il a été. Il y a là donc une
autre projection qu’il faut à son tour écarter, au risque sinon que la statue
que nous érigerions à l’effigie de Jung ne nous bouche la vue et ne nous
cache la voie toujours ouverte. Voie éternelle, dont le Tao-të-king
dit qu’elle est celle-là même par laquelle vont les étoiles depuis le
commencement des temps :
« L’homme suit la terre.
La terre suit le ciel.
Le ciel suit le Tao.
Le Tao ne suit que lui-même. »[3]