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mercredi 6 avril 2016

Une voie jungienne ?


Je ne suis ni psychologue, ni psychanalyste ou psychothérapeute, encore moins psychiatre. Même si j’accompagne régulièrement des personnes dans leur démarche de connaissance de soi en écoutant leurs rêves, mon point de vue est celui de l’analysant plus que celui de l’analyste. Je revendique la position de l’homme ordinaire aux prises avec l’inconscient, même si nous savons bien que personne n’est ordinaire en réalité ; je me différencie de l’approche du spécialiste qui se sert du travail des rêves dans un cadre thérapeutique avec pour vocation de soulager les âmes en peine. Je ne m’inscris pas non plus dans une perspective scientifique avec la visée de parvenir à un fin mot sur la nature de la psyché. Mon approche est beaucoup plus fondamentalement spirituelle, c’est-à-dire liée à la recherche du sens de l’existence. De mon existence.

Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’inconscient peut avoir à dire à l'être humain ordinaire que je suis, et que sont la plupart des personnes que je rencontre, à propos de ce qu’il faut bien appeler avec Mme Dolto « la difficulté de vivre ». Qu’a-t-il à nous dire, par exemple, devant la nécessité qui est faite à la plupart d’entre nous de perdre notre vie à la gagner ? Et si Carl Jung compte parmi les étoiles les plus brillantes qui éclairent mon chemin, je m’interroge surtout sur la signification de son œuvre pour l’évolution de notre civilisation occidentale. C’est dans cette double visée, de répondre aux besoins de l’humanité la plus ordinaire et accessoirement d’envisager les formes que pourrait prendre le nécessaire renouvellement de notre mythe collectif, que je me pose depuis longtemps un ensemble de questions :

Y-a-t-il une voie jungienne et, si oui, en quoi est-elle spécifique ? Comment se différentie-t-elle de la plupart des démarches dites spirituelles ? Où conduit-elle ? Que recommande-t-elle et qu’a-t-elle à apporter à l’homme du commun ?

Cette réflexion a été beaucoup alimentée ces derniers temps par la lecture de la correspondance de Carl Jung, où il répondait aux questions d’interlocuteurs les plus divers avec la même bienveillance pour l’analyste ou le théologien que pour une jeune femme qui venait de découvrir ses livres et l’interrogeait sur un rêve.

Alors oui, après des années d’études de ses écrits ainsi que de ceux de ses honorables confrères, et surtout d’analyse et d’observation de mes propres rêves, je crois qu’il y a une voie spécifiquement jungienne. Avec la réserve immédiate que Jung lui-même disait ne pas être jungien et nous encourageait à ne surtout pas nous rassembler derrière sa bannière : il ne voulait pas créer d’école ni édifier un système. Je l’ai déjà dit ailleurs : il a découvert un continent perdu, oublié. Il y a mis le pied et établi une base avancée, et il a invité celles et ceux qui le voudraient à poursuivre l’exploration. Il y a bien une voie partant de là, mais c’est un chemin qui se perd dans la forêt, au-delà duquel tout est ouvert dans un espace où la route s’invente sous nos pas.

Posons tout de suite ce préalable : ce continent était connu par nos ancêtres. Pas tous, mais en particulier celles et ceux qu’on appelait les initiés, qui étaient passés par les Mystères, et aussi les chamans, les alchimistes et autres gnostiques. Jung avait conscience de cette continuité, il l’écrit dans une lettre en 1934 :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la "longue route", seul un chevalier risquera la "queste et l’aventure" ».

Nous voilà prévenus : la voie jungienne, si l’on peut se risquer à définir un tel oxymore, est une longue route et une aventure. Mais si on laisse de côté toute la théorie jungienne avec ses concepts d’inconscient collectif, d’archétypes, d’ombre, d’anima et d’animus, de Soi et d’individuation – ce à quoi on a tendance à résumer Jung pour élaborer un autre système conceptuel –, quelle est la portée pratique de son œuvre ? Que recommande-t-il à celles et ceux qui veulent s’aventurer aujourd’hui sur cette « antique et intemporelle voie initiatique » ?

J’ai relevé quatre principes directeurs qui me semblent tracer un chemin qu’on peut dire spécifiquement jungien, même si on les retrouve dans différentes traditions spirituelles – il n’est en aucun cas question de se les approprier, car Jung offre simplement une reformulation en termes modernes d’une sagesse qu’on retrouve, une fois qu’on peut la reconnaitre, partout. C’est ce qui fait pour moi que son apport est inestimable à notre époque : plutôt que de nous infliger une construction intellectuelle ou dogmatique de plus – un « jungisme » –, il donne à qui étudie[1] sérieusement son œuvre les clés pour apprécier la richesse de tous les systèmes symboliques, toutes les visions spirituelles, sans tomber pour autant dans le piège du syncrétisme, mais en voyant le fil d’or qui les relie.

Le premier de ces principes réclame qu’on aborde tout ce qui se présente à nous avec une attitude intérieure que Jung qualifiait de religieuse. Nous parlerions aujourd’hui plutôt d’une attitude spirituelle car nous confondons religion et confession religieuse, mais le terme de « spiritualité » n’était pas dans le vocabulaire de l’époque de Jung. Cependant la définition qu’il donne de la religion vaut qu’on s’y arrête car il s’agit pour lui d’une attention scrupuleuse aux moindres mouvements de l’âme. Laissons de côté la discussion métaphysique de l’âme, il est question ici simplement de la psyché et de tout ce qui se passe en elle, qu’il s’agisse des rêves, des imaginations et des pensées qui viennent inopinément, des humeurs qui fluctuent sans raison, des émotions qui nous saisissent et des impulsions qui nous prennent, incluant aussi les signes et les synchronicités que nous pouvons observer autour de nous.

La première recommandation de Jung est donc simplement de s’ancrer dans une attention de tous les instants aux moindres fluctuations de nos vies intérieures. On ne parlait pas encore à son époque de pleine conscience (mindfulness) mais il s’avère que le développement d’une telle attention implique de s’enraciner dans le moment présent, ce qui est précisément le but de ces techniques de méditation. Jung n’en fait pas mention, mais plusieurs analystes jungiens contemporains, dont Marion Woodman, insistent dans le même sens sur l’importance de la conscience du corps. Pour Jung, ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais c’est le corps qui est dans l’âme, sa partie visible. En enracinant notre attention dans le corps, nous retrouvons à chaque fois le plus court chemin vers l’instant présent, à partir d’où nous pouvons observer notre mental et tout ce qui se passe en nous…

Il y a là un point remarquable qui est rarement souligné à propos de Jung : toute son œuvre tourne autour de ce qu’il convient d’appeler, à défaut d’une meilleure expression, le mystère de Dieu. Mais le Dieu de Jung n’est pas une abstraction théologique ; seule lui importe l’expérience du numineux qui est la marque du Divin. Il s’est intéressé à l’image vivante de Dieu dans la psyché, et non aux énoncés philosophiques à ce sujet. Or Edinger, grand spécialiste de la dimension religieuse de l’œuvre de Jung, fait remarquer qu’il y a une différence essentielle entre le Dieu des divers monothéismes et le Divin qu’envisageait l’Antiquité. Pour les anciens, Dieu n’était pas un concept dont on pouvait discuter l’existence et ce qu’il mange au petit-déjeuner, mais une évidence manifeste dans les phénomènes. Ainsi s’agenouillaient-ils devant un arc-en-ciel, une étoile filante ou la beauté d’un être en reconnaissant simplement qu’il y avait là quelque chose d’au-delà du monde qui transparaissait, au travers du phénomène. Et c’est là qu’apparait la profonde originalité spirituelle de Jung dans notre époque, car il a compensé son refus de spéculer sur le mystère ultime en s’attachant à le reconnaitre dans les images vivant dans la psyché. Ce faisant, il a bouclé une grande boucle spirituelle en nous ramenant à l’attitude première de nos ancêtres, qui consistait en porter une attention scrupuleuse aux moindres manifestations de la transcendance dans le monde et dans l’être humain.

Le second principe tient dans une affirmation qui a d’immenses conséquences : « La psyché est images ». La voie jungienne n’est pas intellectuelle ou fondée sur une discipline réclamant un effort pour se surpasser ou se maîtriser de quelque façon ; c’est une voie dite « humide », par contraste avec la sécheresse de l’esprit et de l’intellect, qui coule pour l’essentiel de source avec le flot des images intérieures, et avec les émotions qui leur sont associées, l’énergie psychique que recèlent les images. Il ne s’agit même pas tant de comprendre les images que de se laisser toucher et travailler en profondeur par elles. Ce n’est pas seulement qu’une image vaut mille mots, comme le dit le proverbe. Les concepts de la pensée servent à manipuler le connu, mais les images médiatisent l’inconnu : un symbole, c’est une image vivante dont la signification entière demeure dans l’inconscient et ne peut être approchée directement. Mais on peut la ressentir dans l’émotion qui remue en nous quand on contemple l’image. Et Jung, en quelques mots, nous donne la méthode et la direction du travail des images :

« Dans la mesure où je parvenais à traduire les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait. »

Le Nord magnétique sur notre boussole, tandis que nous cheminons sur la voie jungienne, est donné par la mesure de notre paix intérieure. Il peut sembler surprenant que Jung indique que l’image est dans l’émotion, et non l’inverse, mais on peut l’observer dans la pratique. Par exemple, il m’est arrivé récemment de me sentir un peu bizarre, incertain et mal à l’aise en sortant d’une rencontre professionnelle; en prenant le temps dans la soirée d’écouter ce qui se passait, une image m’est venue à l’esprit, qui m’a montré mon interlocuteur comme un chat guettant une souris, et soudain l’émotion s’est dissipée avec un sourire. L’inconscient a tout de suite proposé une direction à l’énergie de la situation en me montrant la souris enfilant des gants de boxe.

Le troisième principe consiste à laisser advenir. Quoi qu’il arrive, à l’intérieur comme à l’extérieur, il ne sert à rien de s’y opposer. Au contraire, il s’agit d’aller avec ce qui est là, quoi que ce soit, simplement parce que c’est l’énergie de l’instant présent. Ce n’est pas bon ou mauvais en soi, cela dépend toujours de ce que nous en ferons en conscience. Le chemin s’ouvre en le laissant advenir. Il n’y a pas de problème insoluble, il n’y a que des situations qui évoluent naturellement en suivant la pente de leur énergie. Alors les problèmes ne sont pas résolus mais ils sont dépassés.

« Le "laisser advenir", l’action non agissante, l’abandon de Maître Eckhart, est devenu pour moi la clé permettant d’ouvrir toutes les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C’est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien ; leur conscient ne cesse d’aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. La tâche serait assez simple, si la simplicité n’était ce qu’il y a de plus difficile. »

Jung aimait beaucoup taquiner ses visiteurs. Il arrivait qu’il les teste en laissant tomber une allumette enflammée dans un cendrier rempli de brindilles et de papier, qui s’enflammaient alors vivement. Quand son interlocuteur réagissait en tentant d’éteindre le feu, Jung rugissait : « Do not interfere ! ». N’interférez pas. Jung recommandait de ne pas interférer avec la vie des autres, et même avec notre propre vie, de laisser être ce qui est et d’aller avec le flot naturel des choses. On retrouve là très précisément la notion du non-agir (wu-wei) du taoïsme et du bouddhisme chan. Cette attitude réclame un profond lâcher-prise et une confiance, ou mieux une foi, à toute épreuve, car elle amène à vivre notre vie « non en suivant un plan conscient ou un design pré-arrangé mais comme quelqu’un qui suivrait le vol d’un oiseau »[2].

La voie jungienne est un chemin sinueux. Ce n’est pas une voie droite qu’on pourrait tracer au cordeau, mais bien au contraire une voie circulaire, évoluant en spirale autour d’un centre caché. Elle inclut tous les aspects de l’existence, et en particulier l’inéluctabilité des conflits et de la souffrance. Jung propose un modèle énergétique de la psyché, or dès lors qu’on parle d’énergie, il est question de la tension entre des polarités énergétiques opposées. Pour Jung, il est inévitable que nous soyons confrontés à des collisions de devoirs ou de besoins, et que nous soyons déchirés entre des exigences contraires. Un conflit typique est le besoin de se donner du temps pour soi tout en étant dévoué(e) aux autres, ou d’accorder la place qui lui revient à notre vie intérieure au milieu des exigences professionnelles, sociales et familiales. Jung émet sur ce point une recommandation très précise : il s’agit de supporter la tension entre les contraires jusqu’à l’apparition d’un troisième terme, d’un dépassement du conflit.

« En supportant en nous les opposés, nous pouvons nous exposer à vivre notre humanité… Nous devons comprendre que le mal est en nous; nous devons risquer notre vie pour avoir la vie, alors elle se colore, autrement on pourrait aussi bien lire un livre… »

Au fond, il s’agit de l’ancienne voie du milieu que bien des sages ont arpenté avant Jung. La voie du milieu n’est pas rectiligne, elle implique bien souvent d’aller avec le mouvement des contraires. Elle nous permet d’accepter que nous sommes faits de contradictions intimes, de dualités. Elle amène à envisager que toute chose a du "bon" et du "mauvais", et de se rappeler en toute circonstance que si on ne voit qu’un côté des choses, c’est que l’autre nous est caché. La conscience est obligée de s’élargir pour contenir les deux côtés d’un conflit et développer une vision plus large. Dans une lettre à une femme déchirée entre ses obligations familiales et son investissement dans une vie spirituelle active, Jung écrivait :

« L’un et l’autre doivent être. Il n’y a pas à trancher, mais simplement à supporter patiemment les contraires, qui sont en fait caractéristiques de notre nature. Vous êtes vous-même un contraire, furieux en lui-même et contre lui-même, qui finit par fondre ses substances incompatibles, la féminine et la masculine, dans le feu de la souffrance pour construire quelque chose de solide et d’immuable – ce qui est le but de la vie. On est crucifié entre les contraires et on subit un supplice jusqu’à ce que la troisième figure l’emporte. »

Jung ajoute en conclusion de cette lettre quelque chose dont, outre un rappel au premier principe, ressort selon moi la spécificité de la voie jungienne : « Ne doutez pas de la justesse de vos deux visages et laissez advenir ce qui doit advenir. […] Ce conflit apparemment insupportable est la preuve de la justesse de votre vie. Car une vie sans contradiction intérieure est soit une demi-vie, soit une vie dans l'au-delà – une vie cependant réservée aux anges. Mais Dieu préfère les hommes aux anges. » Un certain idéalisme peut en effet porter à croire que ce cheminement devrait conduire à une libération de la souffrance « par le haut », en échappant enfin dans quelque ciel idéal aux pesanteurs de la vie terrestre. Mais la voie jungienne est une voie d’incarnation, qui endosse la contradiction et le conflit intérieurs comme étant créateurs de la plus haute valeur, la conscience.

Ainsi Jung dit-il à propos de sa propre aventure d’individuation :

« Le voyage du pays des nuages à la réalité a duré longtemps. Dans mon cas, le cheminement du pèlerin a consisté en l’obligation de descendre un millier d’échelles avant que je puisse toucher à la petite motte de terre que je suis. »

Nous pouvons donc dire que la voie jungienne est celle d’une philosophie au sens traditionnel d’un art de vivre et d’un amour de la sagesse, où celle-ci se révèle être ce qui tient les contraires ensemble. Ce n’est pas une voie populaire, une autoroute balisée pour le plus grand nombre, car elle requiert d’apprendre à descendre dans l’obscurité : « On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente. ». Et en particulier, elle requiert d’apprendre à endurer la souffrance, sans glorifier celle-ci mais en l’acceptant :

« L’être humain doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer. »

Il y aurait beaucoup plus à dire à partir de là pour rendre justice à tous les aspects de cette voie. On ne saurait oublier, par exemple, que le travail intérieur requiert d’être en relation et de se confronter au mystère de l’amour ainsi qu’aux subtilités du transfert – « alpha et omega de la méthode ». Il faudrait parler aussi de l’alchimie, des synchronicités et du Yi-King, etc. Cependant, pour faire ici le tour de mon sujet, il faut surtout souligner que la voie jungienne ne tend pas vers une perfection mais vers la complétude, l’intégration sur terre de la totalité de notre être. Elle endosse ainsi entièrement l’obscurité, le doute et l’errance :

« Dans la quête de la vérité, il n’y a nulle part de certitude absolue. Le doute et l’incertitude sont les inévitables composantes d’une vie complète. Celui-là seul qui est capable de perdre réellement sa vie la gagnera. Une vie "complète"  n’est pas faite d’une complétude théorique, mais de ce que l’on accepte sans réserve la destinée précisément dans laquelle on se voit impliqué, que l’on tente d’y introduire un sens et de créer un cosmos à partir du désordre chaotique où l’on est né. Si l’on vit la vie d’une façon totale, on se retrouve sans cesse dans la situation où l’on pense : "C’est trop, je ne peux plus le supporter". Alors il faut répondre à la question : "Est-ce que je ne peux vraiment plus le supporter ?" ».

C’est enfin une voie solitaire, où on peut avoir beaucoup d’ami(e)s, dont des sages et des poètes depuis longtemps disparus, mais qui s’avèrent tout proches dans l’éternité. C’est une voie strictement individuelle, car « il faut être seul pour découvrir ce qui nous porte » quand plus aucune béquille ne s’offre à nous. Ce ne saurait être une voie collective, dans laquelle on pourrait cheminer en groupe ou en congrégation, avec un drapeau et bientôt une église où on révèrerait Saint Jung. Dès lors où on en fait un quelconque « machin » collectif qui pourrait offrir une panacée universelle bientôt mise en marché, on a perdu l’essentiel de ce qui fait ce chemin. C’est pourquoi j’écarte ici, dans cette présentation de la voie jungienne, tous ces oripeaux extérieurs qui font qu’on parle surtout, concernant le Jung spirituel, de son intérêt passionné pour l’alchimie. Le chemin qu’il a ouvert est une voie alchimique, cela est bien certain, dans le sens de la recherche de la transformation du plomb, lourde obscurité, en or, lumière consciente. Mais il est facile de se perdre dans une spéculation intellectuelle ou ésotérique autour des images alchimiques et, encore une fois, de passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire le sens profond de cette alchimie.

Celle-ci nous ramène à la valeur profonde de l’incarnation, mettant en lumière un dernier point : la voie jungienne est une voie profondément « chrétienne », qui vise d’une certaine façon à libérer le Christ des formes extérieures du christianisme, tout comme les alchimistes s’employaient à libérer l’âme emprisonnée dans la matière. Cela ne veut pas dire qu’elle soit fermée aux autres traditions spirituelles, bien au contraire, mais elle est enracinée dans la continuité de l’histoire de l’Occident spirituel. Il faut se rappeler que l’œuvre de Carl Jung est dans une grande mesure la réponse qu’il a donnée à la crise de foi de son père, le pasteur Paul Jung. Or, tout le travail de Jung tourne finalement autour de la relation que l’individu aux prises avec la vie matérielle peut avoir avec le Sens transcendant qui rachète, ou « sauve », cette vie en lui donnant valeur et sens. La voie jungienne n’est pas une voie ascendante vers cette valeur suprême mais, encore une fois, c’est un chemin d’incarnation du Sens dans l’existence, incluant sa descente parmi nous, la crucifixion entre les contraires et la nécessaire Résurrection. C’est alors jusqu’à notre souffrance qui prend sens en s’avérant ne pas être « notre », mais la souffrance du Soi illimité s’incarnant dans les limites du petit être que nous sommes. Et c’est, dès lors, une voie d’amour, car seul l’amour permet de tenir les contraires ensemble pour découvrir ce qui les transcende, et d’honorer dans un même souffle notre humanité dans ses limites et la grandeur du mystère qui s’y manifeste, s’y révèle...

Mais nous touchons là à l’extrémité de ce qui peut être dit de cette voie jungienne, car s’il est bien certain que l’amour est au centre de celle-ci, nous n’en saurions rien dire de valable. Il suffira ici de simplement rappeler la formule de Paul dans la première lettre aux Corinthiens : « Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien », et il n’est rien pour éclairer le chemin, alors à quoi bon parler d’une voie ?

En conclusion, je dirais que si, par la grâce d’un joyeux paradoxe, il y a bien une voie jungienne, la pire erreur que nous pourrions commettre à son sujet serait d’ériger Jung en maître spirituel, et de faire de la voie qu’il a ouverte une impasse clôturée par une nouvelle chapelle. Jung lui-même était un médecin et un chercheur passionné, qui a vécu jusqu’au bout l’aventure d’individuation à laquelle il était appelé, mais il s’est gardé – et Marie-Louise Von Franz souligne que là est sa grandeur – de se poser en fondateur d’une nouvelle religion. Au fond, la figure de Jung elle-même n’a que peu d’importance, si ce n’est qu’il a jeté un pont entre notre modernité et la tradition spirituelle de nos ancêtres, lui offrant par là une possibilité de renaissance dans de nouvelles outres. Mais nous devons garder à l’esprit que le Jung auquel nous pensons est une création de notre esprit qui ne saurait saisir la réalité vivante de l’homme qu’il a été. Il y a là donc une autre projection qu’il faut à son tour écarter, au risque sinon que la statue que nous érigerions à l’effigie de Jung ne nous bouche la vue et ne nous cache la voie toujours ouverte. Voie éternelle, dont le Tao-të-king dit qu’elle est celle-là même par laquelle vont les étoiles depuis le commencement des temps :

« L’homme suit la terre.
La terre suit le ciel.
Le ciel suit le Tao.
Le Tao ne suit que lui-même. »[3]



[1] Il ne suffit pas d’étudier intellectuellement. Il faut vivre et expérimenter en profondeur.
[2] Laurens Van Der Post
[3] À ces mots font écho ceux de Nietzsche : « Ne suis fidèlement que toi-même, alors tu me suivras. »

mercredi 28 janvier 2015

Une poignée de grains de riz

J’ai entendu il y a quelque temps un rêve remarquable. C’est la conclusion de ce rêve qui m’a frappé et lancé dans une réflexion philosophique. Il faut dire qu’il m’a semblé que le rêve venait répondre directement à l’une de mes propres interrogations, ce qui arrive assez souvent – il est fréquent qu’il y ait des résonances évidentes, ne seraient-ce que projectives, entre les inconscients d’un analyste et d’un analysant. Cela oblige à de grandes précautions dans l’interprétation, et d’abord, à la reconnaissance de sa dimension subjective : j’ai immédiatement indiqué au rêveur combien son rêve me touchait et que je ne pourrais lui proposer une interprétation qu’à partir de cette subjectivité. C’est un point qui ne cesse de m’étonner : avec les rêves, nous travaillons sur la psyché objective telle qu’elle se manifeste dans l’inconscient, et cependant cela réclame d’assumer entièrement notre subjectivité – je ne peux jamais que proposer « mon » interprétation et espérer qu’elle fasse sens pour le rêveur, c’est-à-dire qu’elle vienne résonner à son tour avec la dynamique de création de sens propre au rêveur. Je n’ai donc aucune prétention à l’objectivité ou à la justesse intrinsèque de mon interprétation, mais j’offre au rêveur ma réponse subjective à son rêve, en confiance de ce qu’il saura quoi en faire, et que le sens qui cherche à lui venir à la conscience au travers de ce rêve saura se servir de ma proposition pour se manifester.

Le rêveur est un artiste qui, après une période très volontariste, s’interroge sur la façon de mener sa vie. Il a décidé récemment, au sortir d’une relation amoureuse, de laisser aller les choses sans rien préméditer de la suite qu’il donnera à son existence. Il se passionne pour le travail avec les rêves et l’inconscient, au travers duquel il découvre les multiples facettes de son anima (féminin intérieur). Le rêve semble de prime abord porter sur la relation avec le féminin et la nécessité d’un nettoyage, mais il y a plusieurs éléments qui signalent aussi une portée spirituelle. Le point qui m’intéresse ici est que le rêveur découvre en effet, dans le rêve, une façon de diriger sa vie. Il ramasse des graines qu’il trouve sur un fauteuil, les garde dans ses mains puis en laisse échapper une partie en s’inclinant avec respect, mains jointes, devant une dame chinoise très élégante, la propriétaire des lieux. Elle sourit de sa maladresse, dont elle ne lui tient pas rigueur. 

Voici la suite du rêve :

« J'avance un peu plus loin dans le salon. Devant moi il y a un espace entouré de divans et des fenêtres derrières. D'un geste, j'ouvre les paumes et projette le reste des graines sur le sol. Elles forment une ligne diagonale à l'espace dans lequel je me trouve. Je me penche au sol. À genoux, je balaie à nouveau les graines avec ma main pour les rassembler en un petit monticule. À ce moment, un scénario me vient à l'esprit. Je me dis : C'est du Beckett. Les graines que je lance pourraient m'indiquer le chemin. Il me suffirait de les lancer dans une direction, d'y aller, de les rassembler à nouveau pour les relancer dans une autre direction. L'image de l'ascète Siddhârta me vient à l'esprit. Je pense au grain de riz qu'il mangeait à cette période. La poignée que je lancerais pourrait être des grains de riz que je mangerais, comme Siddhârta, un à un, jour après jour, jusqu'à ce que le nombre fini de grains de riz arrive à un seul et que ce soit le dernier jour de ma vie, mon dernier grain de riz. »

Ma première pensée en entendant ce rêve a été : c’est un oracle ! Cette façon de lancer des graines au sol, d’en contempler le dessin et de suivre la direction qu’il indique est une façon traditionnelle d’interroger l’inconscient, similaire au lancer des tiges d’achillée utilisé pour le Yi-King et à celui de pierres ou de coquillages propre à certains oracles africains. Et puis j’ai eu envie d’éclater de rire car je me suis dit : c’est ainsi, et ainsi seulement, qu’on peut avancer en Tao, en complet lâcher-prise sous la guidance de l’inconscient. Les références à Beckett et à Siddhârta m’ont semblées lumineuses : Beckett renvoie au théâtre de l’absurde qu’est la vie, toujours aux prises avec le non-sens, tandis que Siddhârta symbolise la voie spirituelle dans le quotidien. Et bien sûr, cette grande découverte commence par une marque de révérence devant une dame chinoise d’un statut à l’évidence supérieur aux autres personnages du rêve, dans laquelle on peut voir une symbolisation de l’anima spirituelle. Une anima orientale, chinoise, ce qui nous a amené à parler de comment l’Orient peut représenter, pour un occidental, le monde spirituel par excellence. J’ai partagé ma compréhension intuitive et mon éclat de rire avec le rêveur, et nous avons encore plus ri, de concert cette fois, quand je lui ai rappelé l’adage du Tao-Të-King :

« Quand l'homme noble entend parler de la voie, il l'embrasse avec zèle.
Quand l'homme moyen entend parler de la voie, il la discute, il en prend et il en laisse.
Quand l'homme inférieur entend parler de la voie, il éclate de rire.
S'il ne riait pas, ce ne serait pas la voie... »

Notre rire, bien sûr, était la signature de la voie. Il n’y a aucune notion de supériorité dans le Tao-Të-King. Les trois sortes d’hommes dont il parle ici correspondent à trois attitudes que décrivaient aussi les gnostiques grecs. La plus répandue est celle des hommes attachés à la physis, c’est-à-dire aux choses concrètes et au sens littéral des symboles ; ils ne voient pas au-delà des apparences et sont dits « inférieurs » car leur vision est restreinte, au ras du sol. Une attitude intermédiaire est celle des psychiques qui discernent bien qu’il y a quelque chose au-delà des apparences mais sont aux prises avec toutes sortes de fantasmes. Ils ont une perspective plus large que les précédents mais ils ont encore tendance à prendre les symboles pour des réalités littérales. Enfin, les pneumatiques (de pneuma, l’esprit) sont libres des illusions et ont une vision plus élevée des choses, dans laquelle les apparences sont l’ombre de la véritable réalité. Ces trois attitudes se retrouvent en chacun de nous, plus ou moins consciente ; la psychologie sacrée (Jean Houston) les décrit comme étant les niveaux de conscience de l’identification (c’est moi), des images collectives (c’est nous) et enfin, du « Je suis ».

Bien sûr, il faut être fou, complètement fou, pour vivre ainsi en lançant une poignée de grains de riz devant soi pour laisser le chemin se tracer de lui-même, s’en remettre entièrement à Dieu. Le poète Soufi Hafiz le disait bien : « Il faut être fou pour entrer dans la démarche ». Ce n’est en aucun cas un choix conscient, délibéré et volontaire, avec la poursuite d’un but à la clé. C’est un destin et il n’a rien d’enviable. Il faut, pour entrer sur ce chemin, être parvenu à une impasse existentielle : beaucoup des gens que je connais qui sont allés par-là ont fait une tentative de suicide ou l’ont sérieusement envisagée. Pour une raison ou un autre, leur vie n’avait plus de sens ; ils étaient arrivés au bout de l’espoir, et comprenaient d’ailleurs fort bien ce que dit Daniel Odier de l’espoir, à savoir que c’est « de la peur qui a mal tourné ». Ils étaient donc prêts à tout remettre en questions, et ne pouvaient plus trouver aucune réponse dans ce que le monde pouvait leur offrir. Ils étaient acculés à se tourner vers l’intérieur, et la bonne nouvelle, c’est que les questions se sont alors révélées enceintes de réponses inattendues, qui attendaient leur heure, en dedans, pour éclore.

Jung a été le témoin privilégié de processus de transformation de cet ordre. Lui-même, dans les années de confrontation avec l’inconscient, a été proche de sombrer et l’ampleur de son œuvre dit la profondeur des gouffres qu’il a côtoyés. Il ne faut pas dramatiser les choses non plus : beaucoup de gens peuvent tirer un grand parti du travail avec l’inconscient sans éprouver le besoin de mettre leur vie en danger. Le dénominateur commun est toujours cependant la souffrance, et plus précisément cette souffrance qui tient à la perte de sens. Ce n’est pas un chemin facile, car plutôt que de poser un emplâtre sur cette souffrance en amenant une réponse toute faite aux interrogations torturantes de la personne, il lui est demandé de faire véritablement face à celles-ci, de descendre en conscience dans l’abîme. Dans une lettre, Jung écrit : « L’angoisse d’un être lui montre toujours la tâche à accomplir. Si vous l’esquivez, vous avez perdu une partie de vous-même, et une partie problématique à l’extrême, de surcroit, par laquelle le Créateur de toutes choses veut faire une expérience, à Son insondable manière. Ses voies ont de quoi provoquer de l’angoisse. Surtout tant que vous n’êtes pas en mesure de voir plus profond que la surface. »

Cette souffrance est toujours le signe d’un conflit entre des opposés qui déchirent la psyché. Notre tort est très généralement de fuir cette souffrance, de vouloir l’endormir en l’anesthésiant d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pas un chemin très populaire que celui qui propose de souffrir consciemment ; il n’y a aucun prosélytisme à en faire – nul n’a le droit de chercher à réveiller autrui car personne n’a de solution à offrir à la souffrance qui pourrait être ainsi ramenée à la conscience. C’est toujours une voie solitaire, réservée au « petit nombre », c’est-à-dire non pas à une élite mais à ceux qui ne trouvent plus asile dans le troupeau. Pire : à mesure que l’on descend dans le noir, voilà que toutes les références disparaissent, toutes les certitudes s’effritent, car l’inconscient a un pouvoir éminemment dissolvant. On ne peut bientôt plus compter que sur soi, et sur ce qui vient de l’intérieur : les rêves, les intuitions, les synchronicités. Bien sûr, nul ne se risquerait par-là s’il n’y avait la présence rassurante de l’analyste qui dit qu’il est passé lui aussi par ce chemin et qu’il y a quelque chose derrière. Mais Jung le dit clairement : « Le patient doit être seul pour découvrir ce qui le porte lorsqu’il n’est plus en état de se porter lui-même. Seule cette expérience peut donner un fondement indestructible à son être. »

Ce fondement, qui se révèle être comme un sol qui se dessine sous nos pas après avoir traversé le vide, est toujours tissé de sens. Non pas un sens final, non pas un sens définitif dont on pourrait abreuver le monde, sauf à verser dans l’inflation généralement catastrophique tant pour l’individu que pour le monde, mais un sens à vivre, à incarner, à exprimer et auquel il s’agit de donner forme. C’est ainsi que se vérifie l’adage qui veut que « le génie côtoie la folie » : la créativité apparait comme étant la réponse de la nature à ce qui entravait l’évolution. On touche là à quelque chose de sacré, non pas au sens des pontifes mais, comme nous le souffle la langue des oiseaux, simplement dans le fait que « ça crée ». Et si Jung souligne bien que le chemin entre les opposés tient à la fois de la crucifixion et de la voie du milieu, il donne un sens à la souffrance qui n’est ni chrétien, ni bouddhiste, bien qu’il réconcilie sans doute ces deux points de vue : le conflit est nécessaire pour créer de la conscience. Car la conscience réclame la différentiation, et la différentiation s’opère dans le feu du conflit entre les opposés, dont naît la conscience qui saura tôt ou tard les contenir et les réconcilier.

Toute la « voie jungienne » est là, si l’on peut parler ainsi sans insulter Jung qui ne voulait surtout pas de jungiens marchant à la queue leu leu derrière lui. Il s’agit d’endurer la tension entre les opposés aussi longtemps et aussi loin qu’il est possible, en comptant sur le fait que, lorsque cela ne sera plus possible, quelque chose d’autre – un troisième terme – prendra le relai. Le symbole, dit Jung, est justement la voie moyenne qui construit un pont entre les opposés et c’est pourquoi il est si important d’écouter les rêves quand on est déchiré par une telle dualité. Ce conflit prend très généralement forme d’une guerre intestine entre le conscient et l’inconscient, et c’est alors la névrose, dont Jung dit bien que ce n’est pas elle qu’il faut guérir, mais elle qui nous guérit. Elle nous guérit d’un déracinement de la conscience hors de l’inconscient ; elle nous ramène en terre, dans la réalité. La souffrance a ainsi la vertu, quand elle est assumée consciemment, de nous relier aux autres êtres humains, et en fait à tous les êtres vivants, car il devient clair que la souffrance est ce que nous avons tous en commun. Seuls peuvent ignorer ce fait ceux qui projettent leur souffrance sur autrui en les en rendant responsables, et en propageant dès lors la souffrance par leur violence. Mais la voie jungienne consiste précisément, à l’inverse, à opérer le retrait des projections pour contenir le conflit entre les contraires dans un athanor hermétique, de façon que s’opère enfin l’alchimie qui transforme le plomb pesant de la vie en or lumineux.

Dès lors, que se passe-t-il ? D’où vient la solution ? Écoutons ce qu’en dit Jung dans Le commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or :

« Les problèmes vitaux les plus graves et les plus importants sont tous, au fond, insolubles. (…) Ils ne peuvent jamais être résolus, mais seulement dépassés. (…) En observant le processus d’évolution de ceux qui se dépassaient eux-mêmes en silence et comme inconsciemment, je vis que leur destin avait un trait commun : la nouveauté venait à eux de possibilités obscures, ils l’acceptaient et se dépassaient grâce à elle. Je considérai comme typique que les uns la reçoive du dedans, et les autres du dehors, ou plutôt qu’elle émane du dedans pour certains et du dehors pour les autres. Jamais cependant la nouveauté n’était chose purement extérieure ou purement intérieure. Si elle venait de l’extérieur, elle devenait expérience intime ; si elle venait de l’intérieur, elle devenait événement extérieur. Pourtant, elle n’était jamais provoquée de façon intentionnelle et consciente, mais elle s’avançait, portée sur le fleuve du temps. (…)

Et que faisaient ces gens pour réaliser le progrès libérateur ? Autant que j’aie pu voir, ils ne faisaient rien (wu-wei) mais laissaient advenir : ainsi que le maître Lu Tsou l’indique dans notre texte, la lumière tourne suivant sa propre loi (…). Le « laisser advenir », l’action non agissante, l’abandon de Maître Eckhart est devenu pour moi la clé permettant d’ouvrir les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C’est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien : leur conscient ne cesse d’aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. La tâche serait assez simple, si la simplicité n’était pas ce qu’il y a de plus difficile. »

En résumé :
Contenir les opposés.

Endurer la tension entre les contraires, c’est-à-dire porter sa croix.

Laisser advenir…

Jusqu’à ce qu’intervienne un facteur transcendant qui crée du nouveau, qui amène un changement radical de perspective. Quant à la nature de ce facteur transcendant, Jung est tout à fait réservé : « Toute affirmation concernant le transcendantal doit être évitée parce qu’elle n’est toujours qu’une présomption dérisoire de l’esprit humain inconscient de sa limitation. Lorsque par conséquent Dieu ou le Tao est qualifié d’impulsion ou d’état de l’âme, on a seulement exprimé là une affirmation sur ce qu’on peut connaître, mais non sur l’inconnaissable dont on ne peut rien dire ». Il met aussi en garde contre la tentation d’introduire dans cette voie un dessein réfléchi ou une méthode, une sorte de recette qu’on pourrait reproduire en achetant un sac de riz chez l’épicier du coin. Ce serait alors mettre le moyen juste entre les mains de l’homme de travers, selon un vieil adage chinois, et alors le moyen juste opèrerait de travers. Il y en en effet un danger certain à mener sa vie seulement en suivant l’impulsion de l’inconscient : pour la plupart, en particulier si cela devait être une méthode consciente de « dérèglement de tous les sens », cela conduit tout simplement à la psychose, c’est-à-dire à l’effacement du conscient devant la puissance dévorante de l’inconscient.

Il faut être béni des dieux pour traverser la folie et prendre pied de l’autre côté.

Qu’y trouvera-t-on ? Et bien non, ce ne sera pas la paix éternelle que vendent les marchands d’illusions, mais encore et toujours le conflit entre les opposés, la dualité sans laquelle nous ne serions pas en vie. Mais la relation à la vie a changé justement pour devenir un grand « oui » inconditionnel – il n’y a plus personne pour discuter. Ce qui se produit alors, et cela chacun peut l’expérimenter dans la compréhension d’un rêve, par exemple, c’est un dépassement que l’on peut caractériser comme un « élargissement de la conscience ». Ainsi, Jung observait que le problème « n’était pas résolu en lui-même de façon logique mais il pâlissait devant une direction vitale nouvelle et plus forte. Il n’était pas refoulé ou rendu inconscient mais il apparaissait dans une lumière différente, et ainsi, devenait différent. Ce qui, à un stade inférieur, avait donné lieu aux conflits les plus âpres et à des explosions paniques de l’affectivité, apparaissait maintenant, considéré d’un niveau supérieur de la personnalité, comme un orage dans la vallée contemplé du sommet d’une montagne. L’orage n’est nullement dépouillé de sa réalité mais on est désormais au-dessus, non plus dedans. »

L’image consistant à lancer devant soi les grains de riz – la nourriture de l’âme – qu’on a soigneusement ramassés pour déterminer le prochain pas à faire est venue apporter l’élément qui me manquait pour compléter cette réflexion sur la voie jungienne, qui mijote en moi depuis bien longtemps. Au fond, elle ramène au simple fait que, dans chaque instant présent, il y a les germes d’un futur qui est simplement là où l’énergie coule. Aller son chemin ainsi ne signifie pas abandonner toute rationalité et responsabilité consciente, bien au contraire, car c’est un chemin de réconciliation et d’intégration des contraires, parmi lesquels le rationnel et l’irrationnel. C’est simplement l’abandon de toute prétention à définir consciemment le but et le cours de notre existence en nous en remettant à cela qui dépasse les opposés, justement. C’est jouer son rôle de conscience responsable de sa propre vie en acceptant, à chaque tournant, de lâcher-prise pour voir ce qui va émerger de soi-même.

Laurens Van Der Post, qui demeurait ancré du côté sauvage de l’existence, a fort bien exprimé cette façon d’aller quand il écrivait : « C’est ainsi que j’en vins à vivre ma vie non en suivant un plan conscient ou selon un dessein pré-arrangé, mais comme quelqu’un suivant le vol d’un oiseau ».