dimanche 10 février 2019

Un rêve pour la terre de demain


J’ai introduit récemment une nouvelle pratique dans les loges de rêves que j’anime. A la fin de la loge, je propose aux participant(e)s de de prendre un temps de méditation pour aller chercher une image intérieure pour la terre de demain. Je les invite à faire appel à leur intuition pour entrevoir quelque chose de ce qu’il y a au-delà du voile noir du pessimisme ambiant quant à l’avenir de notre planète. Nous partageons ensuite ces images dans le cercle, comme une façon de dédier notre travail à plus grand que nous, et surtout aux générations futures. Une fois sortis des simples élaborations mentales dans lesquelles on voit un monde habité par des humains en paix, on entend souvent d’étonnantes élaborations symboliques dans lesquelles, par exemple, la lune et le soleil dansent ensemble, le ciel est parcouru par un serpent arc-en-ciel, etc. Les thèmes qui reviennent les plus souvent sont ceux d’une nature qui a repris ses droits, de la forêt qui s’étend à perte de vue, de l’océan dans lequel la vie grouille à nouveau. Plusieurs personnes m’ont confié que l’exercice, et surtout le fait d’entendre les images des autres, leur avait fait beaucoup de bien. L’une d’elle me disait il y a peu : « c’est la première fois depuis longtemps que j’entends quelque chose de positif en ce qui concerne l’avenir ». C’est une façon, me semble-t-il de plus en plus, de tisser une communauté de vision, fut-ce au travers de communautés éphémères : chaque personne porteuse d’une image vivante de demain véhicule quelque chose qui va a contrario de la sinistrose et de la peur généralisées. Pour ma part, je récolte ces images comme des graines précieuses, et je les sème autour de moi et je les arrose car il me semble important d’alimenter une vision positive du futur. J’ai l’espoir qu’elles fleurissent et portent fruits...

Cela fait longtemps que je m’intéresse aux problématiques induites par les changements climatiques. Mais comme la plupart d’entre nous, cela a longtemps été un sujet de préoccupation parmi d’autres. Et puis j’ai vécu un choc existentiel l’été dernier quand j’ai pris conscience de la disparition des insectes au cours de vacances en Grèce. Tout à coup, la catastrophe écologique est devenue une réalité concrète, sensible. Les études faisant état de la disparition de 70% des insectes en Europe, et d’une diminution importante de la population des oiseaux s’en nourrissant, ont cessé pour moi de renvoyer à une abstraction lointaine. Plus de vrombissements pendant la sieste. Je garde en mémoire vive en particulier une pêche qui a pourri au soleil pendant plusieurs jours sur le chemin en face de mon logement sans qu’aucun insecte ne vienne s’en repaître. Pas une guêpe, pas une fourmi. Tout à coup, j’ai pris conscience de ce que le monde est en train de mourir, et que je verrai sans doute de mon vivant le « printemps silencieux »1 qu’a envisagé une biologiste il y a déjà près de 50 ans. J’ai déjà évoqué dans un autre article2 l’effarement dans lequel m’a plongé ce silence que ne vient plus troubler aucun bourdonnement, et comment il a eu une forte répercussion onirique. Depuis, j’ai pris conscience que ce qui m’est arrivé tient du « réveil » de plus en plus courant, comme en témoigne par exemple un article récent du Monde3 qui s’intéresse à la prise de conscience de l’imminence de l’effondrement de notre civilisation, avec un titre évocateur qui dit bien le parcours que font la plupart d’entre nous « du coup de massue à la renaissance ». J’ai été touché par de nombreux témoignages, dont celui de cette spécialiste des coraux qui n’a pu s’empêcher de vomir quand elle a pris conscience de ce que les coraux allaient disparaître. J’ai observé une constante : quand nous entrons en contact avec cette réalité de l’effondrement, notre corps réagit violemment, traduisant par là un bouleversement de conscience, un éveil. Nous sommes alors touché au plus profond.


Tant que nous discutons intellectuellement de la catastrophe écologique, du vrai et du faux dans les prévisions et de comment nous pouvons espérer nous en sortir, c’est que nous ne faisons pas encore face à la réalité. Le sociologue Georges Marshall a, dans un livre récent4, mis en évidence les mécanismes neurologiques du déni qui permet à de nombreuses personnes de vivre encore dans ce qu’il appelle « le syndrome de l’autruche ». C’est simple : pour être porté à tirer des conséquences d’une situation, nous avons besoin que notre cerveau rationnel soit corrélé à nos émotions, et surtout d’avoir l’impression que nous y pouvons quelque chose. Les arguments scientifiques ne suffisent pas à nous réveiller car ils nous mettent devant une réalité insoutenable : nous sommes essentiellement impuissants devant la réalité de l’effondrement. Du coup, le catastrophisme s’avère contre-productif car la peur qu’il engendre nous conduit à nous concentrer sur le court-terme. Ainsi le sentiment d’impuissance inévitable devant l’ampleur du problème risque-t-il d’encourager des conduites à risques en forme de « profitons-en tant qu’il en est encore temps » et « après moi le déluge » qui traduisent simplement l’immaturité de la conscience incapable de faire face à la réalité. Alors, même si l’on admet qu’il pourrait y avoir quelque chose de vrai dans les prévisions inquiétantes, c’est la faute des autres, de ces « bobos » qui continuent à polluer le monde avec leur iPhone, et il y a bien d’autres urgences, comme par exemple de faire valoir les arguments de sa chapelle politique. Mais il arrive un moment, tôt ou tard, où la réalité perce les brumes du déni. C’est un phénomène psychologique du même ordre que le coup de massue qu’assène un diagnostic grave assorti d’un pronostic fatal.

« Vous allez mourir », dit le médecin après avoir examiné silencieusement les résultats des examens. Passé le premier moment de sidération, une question vient sur les lèvres : « quand ? ». Le médecin secoue la tête : « c’est difficile à dire, quelques années au plus... »


Notre monde est malade. Nous ne pouvons plus l’ignorer. Cela fait longtemps que le cerveau est atteint, il n’y a qu’à regarder comment se comportent nos dirigeants pour s’en assurer. Mais désormais, ce sont tous les organes vitaux qui sont menacés. On peut encore croire qu’en arrêtant dès maintenant – je souligne « maintenant » – de consommer des énergies fossiles, de manger de la viande, de polluer les océans et de détruire les derniers poumons verts de notre planète, c’est-à-dire en réduisant par 6 le niveau de vie de nos pays développés tout en interdisant aux autres d’essayer de profiter du confort qu’ils nous envient, nous arriverions à stabiliser la situation. Ce qui est aberrant, c’est que plusieurs études montrent qu’avec une organisation intelligente inspirée de la nature et collaborant avec elle, privilégiant par exemple la permaculture, nous pourrions conserver un niveau de vie élevé tout en préservant la biosphère. Mais il aurait fallu nous y prendre de façon concertée et réfléchie depuis plusieurs décennies. Quant à changer maintenant, si tant est que nous soyons donc tout à coup collectivement illuminés – vous aurez compris que je n’y crois guère plus qu’à l’arrivée de la cavalerie en provenance d’Alpha du Centaure –, cela ne suffirait sans doute pas pour empêcher des bouleversements climatiques drastiques. Mais nous pourrions survivre, et même sans doute mieux, fort bien vivre la fin du capitalisme. Car finalement, nous le savons bien : le monde est malade du capitalisme. C’est ce dernier qui nous tue. Au point que plutôt que de parler de l’âge de l’anthropocène qui conduit donc à cette catastrophe, plusieurs penseurs préfèrent parler du capitalocène. Et nous pouvons être certains qu’il aura une fin.

Vous me direz peut-être que j’exagère. J’aimerais bien exagérer. Je vous invite à lire attentivement le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens : « Comment tout peut s’effondrer ». C’est une analyse scientifique qui n’a rien de la boule de cristal, et ce qui est le plus effarant peut-être, c’est que leurs réflexions datent de 2015, c’est-à-dire d’avant Trump. Cyril Dion, dans son « petit manuel de résistance contemporaine », le dit bien : c’est pire que vous ne croyez. Depuis mon réveil l’été dernier, j’ai lu tout ce qui me tombait sous la main sur le sujet de l’effondrement et je vous avouerai que je suis plusieurs fois tombé de ma chaise. Quelques chiffres sont suffisant pour vous faire mesurer l’ampleur de ce dont on parle : alors que l’accord de Paris, dont les États-Unis se sont retirés et qu’aucun des signataires ne semblent respecter en l’état actuel, visait à maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C en 2100, les scénarios internes des entreprises pétrolières Shell et BP tablent sur une augmentation de la température moyenne de 5°C d’ici 2050. On peut malheureusement penser que la logique froide des multinationales a plus de chance de s’approcher de la réalité que la pusillanimité des gouvernements. Les prévisions du GIEC (Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat) sont prudentes car elles ne tiennent pas compte des facteurs que les scientifiques ne peuvent pas quantifier. Ainsi est-il impossible de prévoir à ce point ce qui se passera quand les 1800 tonnes de carbone emprisonnées dans le permafrost arctique sera libéré sous forme de méthane, ce qui coïncidera avec le dégel des pôles. On sait seulement que la dernière fois que la température moyenne du globe a augmenté de 5°C, il y a 252 millions d’années, ce réchauffement accéléra avec le relâchement du méthane de l’Arctique et conduisit à l’éradication de 97% de la vie sur Terre. Or nous ajoutons du carbone dans l’atmosphère 10 fois plus vite qu’à l’époque et notre trajectoire actuelle nous conduit à une augmentation de la température moyenne de 8°C d’ici 2100, ce qui transformerait sans doute la planète en fournaise. Au-delà de 5°C de réchauffement, nous ne pouvons plus rien prévoir...


Ce n’est pas qu’une question de température. Je vous invite vraiment à prendre le temps de vous informer, soit en lisant les livres que je suggérais plus haut, soit simplement en prêtant attention aux multiples sources d’information que vous trouverez sur Internet à ce sujet. Pablo Servigne et son complice nous embarquent dans la métaphore d‘une voiture lancée à toute allure et qui ne cesse d’accélérer avec une direction bloquée jusqu’à la sortie de route prévisible, avec un risque sérieux d’explosion du moteur. Ce n’est pas que le climat qui risque de nous être fatal – si ce n’était que cela, nous trouverions bien encore quelques professeurs Nimbus pour nous proposer de le contrôler. C’est tout notre système de production / consommation capitaliste qui rencontre des limites systémiques infranchissables, qui tiennent entre autres à la raréfaction de matières premières indispensables à notre train de vie, l’épuisement des sols et des océans, la pollution et la destruction des écosystèmes, l’intensification des conflits pour s’approprier les ressources et en particulier, bientôt la plus précieuse d’entre toutes, l’eau. Dans cette perspective, Yves Cochet, ancien ministre de l’environnement et président de l’institut Momentum5, ne craint pas avec de nombreux autres collapsologues d’annoncer l’effondrement plus ou moins généralisé de notre système d’ici 20306. C’est-à-dire demain. Par effondrement, Yves Cochet désigne :

« un processus qui conduirait les Etats et les organisations centralisées à ne plus pouvoir assurer à la majorité de la population les besoins essentiels : nourriture, eau potable, électricité, chauffage, soins, éducation... »


Alors, que pouvons-nous faire ?

Rien. Ou si peu. Mais ce peu est important, comme nous le rappelle la métaphore bien connue du colibri7. Cette légende amérindienne, dont s’inspire Pierre Rahbi, nous invite à chacun faire notre part, aussi minime soit-elle. Cela ne suffira sans doute pas, même si nous nous y mettions tou(te)s, pour inverser le mouvement. Il n’y aucune chance de sauver le système, et entre vous et moi, ce n’est pas certain que ce soit un mal. Mais l’enjeu tant individuel que collectif de cette époque formidable qui verra la fin du capitalisme pourrait bien tenir dans la nécessité de ne pas rester enterré sous les décombres du vieux monde qui entre en agonie, et de construire dès maintenant un « après l’effondrement » qui ne soit pas nécessairement un scénario apocalyptique à la Mad Max. Dores et déjà, de nombreuses initiatives fleurissent, allant des groupes de partage et de réflexion aux écovillages et aux communautés locales pratiquant l’agriculture biologique et la permaculture, et l’on peut sentir se mettre en place, hors des grandes villes, un réseau de solidarités qui jouera le moment venu un rôle déterminant de filet de sécurité. Au milieu de ce grand mouvement de préparation à l’inéluctable, il y a aussi quelques Rambo qui veulent jouer aux survivalistes en accumulant armes et nourriture, mais ils sont condamnés par le fait même de transporter dans le prochain monde la mentalité qui conduit notre système à son auto-destruction. Toutes les études portant sur l’inévitable transition convergent vers un point crucial, que met fort bien en lumière un autre ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, avec Gauthier Chapelle : « une autre fin du monde est possible ». Il se demandent là comment vivre l’effondrement, et non pas seulement y survivre, et ils soulignent que le facteur clé de la renaissance sera l’entraide.

La situation semble exiger un changement radical dans notre relation au monde, qui nous ramène à une forme d’intégration à la nature que connaissaient bien nos ancêtres, que vivent encore dans une certaine mesure – quand ils n’ont pas été décimés ou totalement acculturés – les Peuples Premiers, nos aînés sur cette Terre. Ce changement est illustré par une prédiction facilement vérifiable : mettez cent survivalistes dans une forêt, et revenez au bout d’un an. Il y a fort à parier qu’ils se seront entre-tués et que la forêt sera saccagée. Au mieux, il y aura un chef survivaliste qui, entouré de quelques sbires bien armés, feront régner leur loi et la forêt sera mise en couple réglée. A l’inverse, mettez cent amérindiens encore assez proches de leur culture d’origine dans la forêt. Au bout d’un an, la communauté et la forêt seront florissantes. Mais ce n’est là qu’une histoire, me direz-vous peut-être. En effet, mais tous les observateurs s’accordent pour souligner le rôle immense que jouent l’imaginaire et les histoires que nous nous racontons dans la résilience au traumatisme de la catastrophe, la capacité à investir positivement l’avenir. Les rêves peuvent jouer un rôle crucial dans ce processus. D’abord parce que nous pouvons peut-être penser que l’inconscient collectif a un projet pour l’espèce humaine au-delà de cette mort annoncée de notre civilisation. Ensuite et surtout parce qu’il faut féconder l’avenir de rêves positifs. Bref, les rêves pourraient bien nous apporter l’élément essentiel de sens et de connexion avec notre nature essentielle dont nous avons, individuellement et collectivement, besoin pour nous préparer à affronter la réalité existentielle de notre mortalité en tant que civilisation.


Avec l’entraide et la restauration de notre lien avec la nature, dans laquelle les auteurs négligent de souligner l’importance des rêves comme lien à notre nature profonde, un des facteurs clés permettant d’envisager positivement la transition tient au récit que nous en faisons, aux histoires que nous nous racontons. Mon enseignante Paule Lebrun disait que nous avons toujours le choix, en chaque instant, de regarder le soleil couchant ou le soleil levant, ce qui meurt ou ce qui naît. Il n’y a rien qui meurt sans qu’il n’y ait dans le même temps un renouveau. Nous pouvons raconter l’histoire de l’effondrement autrement que celle de la fin du monde. Ce pourrait être l’histoire du retour de l’humanité à des bases saines pour prospérer en harmonie avec l’ensemble des espèces animales et végétales peuplant notre belle planète. Ce pourrait être une histoire d’amour. Après s’être longtemps quittés jusqu’à oublier toute possibilité d’union, l’humain et la Terre se retrouvèrent et se redécouvrirent mutuellement. Un mouvement littéraire a particulièrement attiré mon attention au cours de ces derniers mois. Ce sont deux militants écologistes qui, découragés de voir le peu d’impact qu’avaient leurs interventions militantes, l’ont lancé en 2009 en publiant un texte remarquable : « le manifeste de la montagne sombre8 » (dark mountain manifesto). Leur proposition est simple : il s’agit d’entrer dans un processus d’incivilisation (en anglais : uncivilisation), c’est-à-dire d’adopter un point de vue qui échappe aux biais de notre civilisation. Non seulement pouvons-nous ainsi solliciter le point de vue des Peuples Premiers, mais aussi celui des animaux, des rivières, des arbres et des rochers, de l’océan. J’ajouterai aussi bien sûr le point de vue des rêves, qui sont la voix d’une nature fondamentalement inconditionnée en nous. Du point de vue des vrais humains, des animaux, des arbres, des rivières, des rochers, de l’océan et des rêves, ce qui arrive n’est pas un drame mais peut-être bien une opportunité…

Parallèlement à ces recherches autour de l’effondrement, je me suis beaucoup intéressé ces derniers temps aux travail du psychiatre américain Irvin Yalom. Le Dr Yalom propose une approche existentielle de la thérapie qui complète fort bien en différents endroits les réflexions de Jung. En outre, il prête attention aux rêves et en propose des interprétations tout à fait valables. Au cœur de l’approche existentielle, il y a la nécessité de regarder, entre autres choses, la mort en face. On pourrait dire que nous ne devenons des adultes psychologiques qu’une fois que nous intégrons la réalité de notre mortalité. Cela ne préjuge pas du tout de ce qui adviendra après notre mort mais nous devons bien admettre qu’un jour, nous ne serons plus là. Les bouddhistes disent la même chose d’une autre façon en insistant sur l’impermanence des choses et le fait que l’identité du moi n’a aucune substance réelle, n’est qu’un agrégat – Jung dirait, un complexe. Il est connu qu’un diagnostic difficile confrontant à la réalité de la mort prochaine est une des meilleures conditions pour un éveil spirituel. Si la réalité est regardée en face, alors l’instant présent devient infiniment riche de sensations et de présence. On peut même se demander s’il n’aurait mieux valu vivre toute une vie dans la conscience de la mort car on aurait évité de perdre beaucoup de temps dans des vétilles. Et cependant, c’est un deuil car il faut laisser partir justement les vétilles et tout ce qui recouvrait la beauté de l’existence, le joyau au cœur du réel. Beaucoup de voies spirituelles ont insisté sur la nécessité de « mourir avant de mourir », et c’est là peut-être, dans l’accompagnement de ce deuil tant individuel que collectif, que le secours des rêves pourrait être précieux.


Au fond, toute cette histoire d’effondrement pourrait être la plus grande opportunité qui nous soit donnée de grandir en conscience ! Tou(te)s ensemble. Et de permettre à quelque chose de nouveau d’apparaître sur cette Terre. Un « jamais vu, jamais entendu » encore...

Ce n’est pas le moindre mérite du livre de Servigne, Stevens et Chapelle, mais aussi du petit manuel de Cyril Dion, que d’envisager la dimension spirituelle de la transition. Une fois fait le tour des aspects scientifiques, économiques, écologiques, sociologiques, politiques et techniques de la situation, nous ne pouvons éluder cette dimension spirituelle. Les auteurs d’une autre fin du monde… le disent bien : l’enjeu fondamental de leur livre est de chercher « comment faire du lien et donner du sens à nos vies et à notre époque ». Leur recherche s’appuie sur deux clés importantes, l’écopsychologie et l’écoféminisme. L’écopsychologie s’intéresse aux relations entre la psyché humaine et la nature. « La crise qui menace notre planète, explique Joanna Macy, découle d’une notion pathologique du soi : la déconnexion avec la nature s’accompagne d’une profonde déconnexion avec nous-mêmes. » Ainsi, l’écopsychologie vise-t-elle à la compréhension des racines psychologiques et spirituelles de l’effondrement et propose-t-elle d’entreprendre un profond travail intérieur. Il s’agit en particulier de développer sagesse et compassion pour éviter que la transition ne se déroule dans la violence. L’écoféminisme touche à un autre aspect, qui tient au fait que l’essor du capitalisme et la déconnexion de la nature coïncident avec la négation du féminin, c’est-à-dire non seulement la domination des femmes par les hommes mais aussi la négation de toute valeur à la sensibilité, l’intuition, et à tous les éléments constitutifs de la féminité psychologique chez les femmes comme chez les hommes. Dont les rêves.

Nous retrouvons là plusieurs des thèmes majeurs qui alimentent le bouillonnement spirituel de notre époque, avec en particulier le retour du Féminin sacré, entre autres sous les traits de la Femme Sauvage, et la nécessité d’examiner nos croyances, et in fine de nous libérer des histoires destructrices dans lesquelles nous nous enfermons volontiers. A cette évolution contribuent aussi bien le renouveau contemporain du chamanisme, qui restaure un lien dans lequel nous ne sommes plus extérieurs à la nature mais nous sommes la nature, que la diffusion de la méditation en occident. Il faut se rappeler que celle-ci n’est pas une technique de bien-être mais une invitation à transcender la pensée et à développer une conscience qui soit libre des histoires que nous nous racontons. Je salue ici aussi la mémoire de la regrettée Paule Lebrun qui soulignait l’importance de vivifier nos communautés par une vie symbolique s’exprimant en rituels et rites de passage, permettant d’incorporer les archétypes vivant dans les mythes et de s’abreuver à la source des rêves. Cette évolution rencontre aussi les prévisions de Jung, pour ce que nous en savons9, puisqu’il semble qu’il prévoyait de grands bouleversements à venir qui verraient la réémergence du Féminin Sacré et, à terme, un mariage sacré des principes Féminin et Masculin, significatif de l’apparition d’un nouveau niveau de conscience peut-être sur cette planète. Il semble cependant qu’il envisageait aussi de grandes destructions et qu’il en ait conçu un certain effroi. Chamanisme, méditation, restauration du féminin sacré, Jung… sont autant d’éléments qui convergent dans ma pratique des loges de rêves et c’est ce qui m’a amené à prendre conscience que celles-ci, au-delà de la résonance aux rêves individuels, pourraient permettre de solliciter et de partager des images de rêves pour nourrir notre vision du futur au-delà de l’effondrement.


J’ai écrit déjà en février 2014 un article que j’avais intitulé « rêver la terre de demain ». J’en étais alors aux débuts de ce blogue, et j’y énonçais alors un certain nombre d’idées qui me semblent encore aujourd’hui d’actualité. J’y proposais en particulier de chercher à écouter les rêves pour dépasser le point de vue personnel et nous relier à l’inconscient collectif, et ainsi « embrasser une vision plus large dans laquelle l’individu n’est rien sans toutes ses relations avec les autres mais aussi avec l’environnement, la nature, l’Univers. » Il m’est apparu récemment que je faisais alors que dégager les prémisses d’une réflexion bien plus approfondie dans laquelle convergent à peu près tous les éléments proposés dans ce blogue. J’oserai parler ici des rêves comme d’un outil politique, rejoignant ainsi l’idée proposée par James Hillman comme quoi la révolution se fomente désormais dans le cabinet du psychanalyste. Mais je crois nécessaire de la dépasser désormais en ajoutant que la révolution n’est plus à l’ordre du jour car le système est en train de s’effondrer de lui-même, et que finalement les rêves doivent descendre dans la rue. Non pas pour y manifester avec un gilet jaune ou de quelque couleur que ce soit, encore que rien ne l’interdit, mais simplement pour rejoindre chaque personne qui se sent concernée par le futur de notre Terre et lui rappeler qu’elle a, au profond de son intériorité, accès à la source vive où le futur s’élabore silencieusement. Et aller puiser des images vivantes pour ensemencer la terre de demain...

Les rêves sont un agent de transformation du monde dans lequel nous vivons, car sitôt que nous commençons à les écouter, nous nous relions à notre nature profonde et celle-ci nous dit tout doucement que, même si nous devons rencontrer tôt ou tard la mort en face – notre mort personnelle, et désormais la mort de notre civilisation – tout ne va pas si mal.

1 Rachel Carson, Printemps silencieux (Silent spring), 1962 (traduction française 1968, 2009)
2 La part de l’ombre, octobre 2018.
3 https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/02/05/du-coup-de-massue-a-la-renaissance-comment-les-collapsologues-se-preparent-a-la-fin-de-notre-monde_5419256_3244.html
4 Georges Marshall, le syndrôme de l’autruche, pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique, Acte Sud 2017
5 https://www.institutmomentum.org
6 http://biosphere.blog.lemonde.fr/2017/06/26/leffondrement-global-avant-2030-une-prevision-de-cochet
7 https://www.colibris-lemouvement.org/mouvement/legende-colibri
8 http://partage-le.com/2018/10/le-manifeste-de-la-montagne-sombre-the-dark-mountain-manifesto
9 Voir en particulier le livre de Christine Hardy : La prédiction de Jung : la métamorphose de la Terre (Dervy 2012)