mercredi 5 décembre 2018

Sacré Diogène


Je ne trouve pas le temps d’écrire ces temps-ci. Un voyage au Québec, plusieurs formations et ateliers, et un très beau colloque « Jung d’hier à demain »1 où l’on a pu sentir souffler un vent nouveau dans la galaxie jungienne, ne m’ont pas laissé de répit depuis près de deux mois. Cependant, le travail avec l’ombre n’est jamais terminé. Elle a toujours de nouveaux enseignements à nous amener. Le dernier article que j’ai publié m’a valu plusieurs réactions qui ont éclairé un aspect du rêve que j’y présentais, resté jusque là dans la pénombre. Dans la suite de ce rêve et poursuivant ma route en compagnie de mon ombre, j’ai cheminé ces dernières semaines avec un nouvel ami intérieur, qui s’est présenté de lui-même comme étant Diogène de Sinope, qui serait un des premiers philosophes cyniques de l’Histoire, né vers 413 avant Jésus-Christ. Pour vous introduire ce cher Diogène, dont l’auguste Platon disait qu’il était « Socrate devenu fou », ce qui n’est pas un moindre honneur de mon point de vue, je veux vous partager deux réactions à mon article que j’ai reçues. 

D’abord, j’ai eu le plaisir d’entendre la résonance à mon rêve de Connie Cokrell-Kaplan, l’auteure du livre « les femmes et la pratique spirituelle du rêve » qui inspire fortement mon travail en loges de rêves. J’ai rencontré Connie en personne lors de son passage par Paris, peu avant que je ne m’envole pour Montréal. Elle avait pris le temps de lire mon article, sans doute aidée en cela par Google Translate car elle ne parle pas le français, mais elle en avait bien saisi l’essentiel et nous avons donc parlé de mon rêve. En écho à celui-ci, elle m’a invité à considérer la définition philosophique du cynisme :

Cynique

1. Membre d’une école philosophique grecque qui pensaient que la vertu est le seul bien désirable, et que la maîtrise de soi est le seul moyen d’accomplir cette vertu.

Comme je lui confiais que le mot « cynique » me dérangeait profondément, Connie m’a raconté qu’elle avait reçu l’enseignement de Carlos Castaneda en personne à un moment, et que celui-ci lui aurait alors dit :

- Connie, tu es la personne la plus cynique que je connaisse…

Elle a été, elle aussi, alors interloquée. Et puis il a ajouté qu'il voyait en elle un de ces cyniques de l'ancien temps et que c'était ce qu'il aimait en elle. Connie et moi avons ri ensemble de cet élément qui venait ajouter à notre connivence naissante : étions-nous donc tous deux des cyniques à la mode grecque ? 


Connie Cokrell-Kaplan

Comme par hasard, un de ces hasard qui viennent vous déboucher les oreilles, j’ai reçu en sortant de l’entretien avec Connie un courriel qui a enfoncé le clou. Avec la permission de son auteure, je vous le livre intégralement car il expose non seulement une belle synchronicité, mais surtout un magnifique rêve, et finalement il éclaire fort bien mon rêve :

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Synchronicité grandiose, la plus belle, à mon sens, de notre parcours cher ami…

J’ai fait un rêve ce Vendredi 12 Octobre 2018. Quand je l’ai laissé ce déployer en moi j’y ai vu un rêve à portée collective et j’ai souhaité absolument te le partager. J’allais donc t’écrire ce même jour et je retombe dans ma boite mail sur ce lien vers cet article « la part de l’ombre » que je n’avais pas encore lu et je n’avais pas vraiment l’intention de le faire parce bon, l’ombre ça va je connais…Un énième discours théorique sur le sujet, bof pas plus que ça… Et puis, malgré « moi »… je commence à lire le début… Et là j’ai été bluffé par ce qui était en train de se passer, je ne sais même pas comment le nommer, ce n’est pas de la résonance, c’est plus comme un tissage, comme si ton fil et mon fil en s’entremêlant pouvaient produire un motif, beaucoup plus vaste que l’addition de chaque fil. C’est le 1+1=3.

Avant de te parler de mon rêve il faut que je te livre ce que fait sonner, en moi, le tien :

Ce rêve est passionnant et il me semble très important de ne pas le dissocier du contexte, de cette discussion la veille avec ton ami dont les mots ont « déclenché une sourde colère ». Ce mouvement intérieur là dit quelque chose de précieux à mon avis.

« Et voilà donc que le rêve me parlait d’une explosion de violence. Cela ne justifiait pas pour autant que mon Georges se mange un pain, même s’il pouvait fort bien symboliser ce capitalisme financier que je tiens pour responsable de la catastrophe. » Eh bien si c’était mon rêve je dirais que cela se justifie largement, car il y a dans les mots de cet ami autant d’insensibilité, de « mise à distance » de la mécanique de destruction en cours, qu’il peut y en avoir dans ce que ce Georges représente. Ce sont pour moi les deux faces de la même pièce, celle de l’inertie face à l’horreur. « La Lumière va arranger les choses, il va se passer quelque chose d’inattendu » est un discours qui met la problématique du suicide collectif planétaire à l’extérieur de soi, alors que c’est bien à la racine de l’être humain que cette catastrophe prend sa source, et je ne parle pas là de comportements écologistes ou pas, je parle de bien plus profond. Ce discours donc dénote une insensibilité à son propre mécanisme de destruction aussi sûrement que le capitalisme est insensible à ce qu’il génère comme mort.

Donc Julie a bien raison de lui en mettre une, mais ce n’est pas de la violence. Car Julie n’est pas violente. C’est un choc percussif pour rendre l’autre un peu plus sensible. Julie n’est pas dans une dynamique de « vengeance », genre « t’es trop con mon bonhomme, tu ne mérites pas d’exister », Julie est dans un dynamique de réveil, et Julie a tellement conscience des enjeux qu’elle se donne sans retenue à cette dynamique, et face à un bloc d’insensibilité tel, une caresse et des mots doux n’ont aucun effet, il faut un choc à la mesure de la rigidité qui lui fait face, donc elle cogne. Mais c’est un acte d’amour en fait, c’est une convocation dans l’instant à s’éveiller à sa propre lumière, car qui commence à sentir son insensibilité, qui commence à voir qu’il ne voit pas, est en train de Voir en réalité. Et en plus ce Georges est un consommateur et un fournisseur de marijuana, alors là tout est dit : il maintient, autrui et lui même dans le sommeil et l’anesthésie.

« Enfin, soudain, j’ai pris conscience de ce qu’il me fallait admettre que j’ai une ombre tout à fait cynique. Elle a été réveillée par la discussion avec mon ami invoquant l’intervention de la Lumière qui viendra nous sauver de nos errements. Elle a grincé, des choses pas gentilles du tout sur la façon dont les idéalistes spirituels allaient vivre la crise écologique. » Ce paragraphe et celui qui suit ont déclenché un très fort malaise en moi « Dans le rêve, il s’est donc opéré un retournement : mon anima écoféministe a manifesté mon profond désir de voir le capitalisme en général, et en particulier les spéculateurs de la finance qui jouent avec notre avenir (ce n’est pas le cas de Georges) s’en manger toute une. Mais cette chère anima ne m’a pas épargné en pointant mon propre cynisme, réveillé par la discussion avec mon ami idéaliste. C’est en fait le cynisme de ce Sieyès en moi qui, quand on lui reproche sa violence révolutionnaire, laquelle se traduit chez moi dans la violence de ses jugements sans appel, répond qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Or de telles idées, à certains moments de l’Histoire, ont fait beaucoup de morts et je n’en suis pas fier. Elles ne valent pas mieux que les jugements à l’emporte-pièce sur les bobos. Elles font cependant partie de l’inconscient collectif et chacun(e) de nous doit en assumer sa part… »

D’une part j’ai la sensation en te lisant que le mot cynique fait référence à quelque chose classé dans la catégorie « pas bien ». J’entends ce que tu dis de comment il est employé de nos jours et à quelle genre de personnes il fait référence. Mais je t’ai également entendu dire que l’inconscient nous parlait toujours de l’inconnu. Du coup cela me semble délicat de rapatrié le mot cynique uniquement à ce que tu en ressens « consciemment », donc de façon « connue ». Je dis délicat parce qu’il y a bien sûr cet aspect « seul le rêveur sent si une amplification du rêve sonne juste ou pas pour lui ».

Si je suis dans un « je ne sais pas » et que je prends la définition du dictionnaire, voici ce que j’obtiens :

Qui avoue avec insolence, et en la considérant comme naturelle, une conduite contraire aux conventions sociales, aux règles morales ; qui manifeste du cynisme : Un être cynique et immoral.
Qui appartient à l'école philosophique grecque d'Antisthène et de Diogène. (Les cyniques [Ve-IVe s. avant J.-C.] méprisaient les conventions sociales et affichaient leur indépendance d'esprit.)
Nier les conventions sociales au profit d’une indépendance d’esprit, ne semble en soi n’est ni bon ni mauvais, cela dépend de comment c’est récupéré, est ce que ça va dans le sens de la Vie ou pas.

Là je reprends la formulation de ton rêve, j’écoute précisément tes mots… « Mon amie me dit alors que je me montre cynique, ce qui m’interloque». Dans le rêve tu n’es pas vexé, tu es interloqué… Il y a un « pourquoi ? » qui ce forme, « pourquoi dit-elle cela ? ». Il me semble que la scène suivante est la réponse, d’autant plus que Julie dis « tu te montres cynique ». Donc dans la scène finale, Julie « se montre », « se met en scène », « te montres », de quel façon une part de toi à le potentiel de se montrer cynique, et ce, pour ne pas faire le jeu de l’inertie.

Et là j’en viens au malaise que j’ai ressenti. Intégrer l’ombre selon ta conclusion si j’ai bien compris se résumait «  à reconnaître cette part violente qui est pas contente quand on n’est pas d’accord avec toi ». Il y a pour moi quelque chose de l’ordre de la prise d’un joint là dedans… Comme si cette « sourde colère » que tu as ressentit était le début de l’émergence de quelque chose, amplifié par le rêve, mais hélas recouvert et anesthésié par la fumée d’un paradigme bien rodé. Et si l’intégration de l’ombre consistait dans ce cas là à ne plus considérait cette violence comme de la violence, mais comme une lucidité qui cherche à émerger. Une lucidité qui est acte d’Amour pur parce que Vision pure. Si l’intégration de cette ombre te convoquait à être part delà un débat d’opinion telle une dispute dans une cour de récré mais bien à plonger plus loin dans l’exploration de ce qui est à l’œuvre et qui conduit à cette destruction massive afin d’aiguiser ta sensibilité et ta vision. Il y a plus violent que la violence, il y a la négation, et elle peut être très subtile…


J’en viens maintenant à mon rêve :

Première partie : Je suis dans un rassemblement de personnes où quelque chose de fondamental, d’essentiel, se joue pour moi. Je pourrais dire que c’est là que se trouve l’aspiration la plus profonde de mon être. Le rassemblement touche à sa fin. Nous devons quitter le lieu que l’équipe d’organisation a loué. Je me rends compte alors que mes affaires ne sont pas prêtes, que je n’ai pas farci la dinde (!?), et que j’ai oublié de retirer le complément de la somme que j’ai prévu pour la participation financière à la location des lieux. Je vais chercher dans ma voiture au moins une partie de l’argent que j’ai déjà, et dans ma précipitation, j’oublie de remettre le frein à main. La voiture commence à descendre et vient s’encastrer dans une porte de garage. Je n’en mène pas large, je n’ai qu’une envie, trouver un soutient auprès de l’équipe d’organisation, mais elle n’est pas encore là. Alors en attendant je vais regarder la télé dans la forêt qui se trouve tout à coté des bâtiments. Soudain je me rends compte que je n’ai pas vu le temps passer, qu’il fait déjà nuit, je sors du bois et je me rends compte qu’une des filles de l’organisation me cherche depuis un moment et cherche à me joindre par téléphone (mais évidemment le réseau ne passait pas dans la forêt). Je lui raconte alors toute mes problématiques, et quand je finis par la porte de garage emboutie, je suis en larme, bien consciente que je ne peux pas assumer, réparer quoique ce soit, je ne peux que pleurer devant le désastre. La fille me dit « Marie, qu’est ce que tu as fait… » avec une telle tristesse, ce n’est même pas un reproche, c’est un constat triste.

Deuxième partie : Je suis avec un groupe d’amis. Nous somme tous assis à même le sol à regarder le ciel. Nous commençons à voir au loin des chemtrails. Au début nous commentons les formes que cela prend, presque en trouvant cela joli. Puis le phénomène qui était plutôt clairsemé commence à envahir tout le ciel. Là l’ambiance change dans le groupe, d’un certain détachement nous passons à une tension sourde d’abord, puis clairement la perception qu’il est en train de se passer quelque chose de grave. Enfin une bruine descend sur nous. Je sens immédiatement la toxicité de ces fines gouttelettes qui me recouvrent, je suis en train de vivre en direct l’empoisonnement. Je hurle à mes amis qu’il faut rentrer, se mettre à l’abri, mais certains alors qu’il « savent » ce qui est en train de leur tomber dessus disent que « ce n’est rien », d’autres hurlent de terreur mais ne bouge pas, et toute cette inertie m’empêche moi-même de me mettre à l’abri.

(« Chemtrails » est le nom donné aux traînées persistantes laissées par des avions militaires contenant des métaux lourds extrêmement nocifs pour le vivant qui quadrillent de plus en plus notre ciel, pour les sceptiques, merci de visionner ceci avant d’émettre une opinion : https://www.youtube.com/watch?v=dTxwDJ2ZDkk)

J’ai réalisé en portant ce rêve durant la journée que la deuxième partie ne faisait pas seulement référence à ce qui m’interpelle de plus en plus en ce moment, c'est-à-dire l’état de la planète, de l’humanité, du vivant dans son ensemble, mais qu’elle décrivait exactement ce qui était en train de se passer : temps que la catastrophe nous paraissait lointaine, il y avait peu de réaction, maintenant qu’ elle est sur nous il y en a encore qui sont assez insensibles pour ne pas la percevoir, il y en a qui la perçoive mais reste dans l’inertie, et le pire c’est que pour se maintenir dans cet état d’insensibilité et d’inertie, cela a besoin de nier ce qui « voit et réagit ». Nier donc détruire.

A partir de cet éclairage la première partie est apparue comme une évidence : Alors que c’était le lieu même de l’essentiel pour moi, j’ai produit tout un enchaînement d’actes manqués, non aboutis, d’inconséquences, qui ont conduit à une situation désastreuse, avec des conséquences que je n’avais pas les moyens d’assumer, et qui impactaient tout le monde. Je ne pouvais rien faire pour réparer, je ne pouvais que pleurer. C’est ce que nous nous apprêtons à faire, à pleurer de notre inconséquence.

Ce n’est pas les générations futures qui vont souffrir, c’est notre génération qui commence à sentir les effets du poison, qui en est malade sur toute la planète, c’est bien notre génération qui voit les insectes disparaître en masse, les arbres mourir, nous assistons à notre propre déclin en direct et nous jouons encore à ne pas voir.

Toutes les réactions du rêve, je les portes en moi, je peux sentir ce qui n’a pas envie de voir, ce qui s’en fout royalement, ce qui voit mais se déclare impuissant – pour exemple : je passais en voiture par une route de campagne, quand j’ai vu sur le côté une bouche à incendie qui déversait des litres et des litres d’eau, il a fallu que je me « force » à m’arrêter pour aller sonner à une maison voisine et demander à l’habitante d’appeler les pompiers en leur donnant son adresse afin qu’ils puissent venir couper l’eau. Je dis que j’ai du me forcer car il y avait une pensée forte qui prenait presque toute la place « boh, d’autres vont bien le faire, là je suis pressée ». Je ne me suis pas arrêtée parce que j’ai une conscience écologique, je me suis arrêtée parce que j’ai vu l’absurdité, l’horreur, du programme qui se déroulait inconsciemment.  

Et depuis peu je peux également sentir ce qui voit vraiment, qui aimerait se mettre à l’abri et qui sait que c’est impossible tant que l’insensibilité et l’enfumage domine car autrui n’est en rien séparé de moi. Encore une fois je ne parle même pas d’avoir un comportement écologiste ou pas, ça c’est le bout de la chaîne, je parle d’une responsabilité bien plus profonde à savoir se soumettre en permanence au Feu qui dénonce le mensonge, la supercherie, la subtilité de cette mécanique de mort que nous portons TOUS. Et nous ne pouvons le faire que parce que nous avons également TOUS une Julie en nous, laissons-la donc nous distribuer quelque pains bien sentis !

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Je ne commenterai pas ici le rêve de mon amie Marie. Je le crois explicite, et son analyse est claire. Je veux surtout développer maintenant ce qui ressort pour moi du tissage entre nos deux rêves, à savoir l’importance de donner voix à cette figure intérieure de Diogène.



Aux définitions du cynisme proposées ci-dessus, Wikipédia ajoute que « cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l'humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire. L'école cynique prône la vertu et la sagesse, qualités qu'on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut radicale face aux conventions communément admises, dans un souci constant de se rapprocher de la nature. »

Liberté, nature et anticonformisme… une philosophie subversive et jubilatoire… tiens donc ! Ces diables de cyniques ont commencé à m’intéresser de plus en plus. L’inconscient, dans sa sagesse, me suggère-t-il donc de rejoindre une nouvelle famille d’âmes ? - me disais-je. Fort de ces encouragements, j’ai commencé à lire tout ce qui me tombait sous la main au sujet de ces énergumènes. La source d’information la plus intéressante a été une réflexion de Roger Pol-Droit intitulée « Vivre aujourd’hui avec Socrate, Épicure et tous les autres », qui présente l’avantage d’interroger l’actualité de ces philosophes trop facilement relégués aux oubliettes. C’est alors que j’ai commencé à nouer une certaine amitié avec ce bon vieux Diogène, dont l’histoire retient surtout qu’il vivait nu dans un tonneau et qu’il a envoyé vertement promener Alexandre dit le Grand parce qu’il avait contribué, avec ses ambitions de conquête, à la mort sanglante de centaines de milliers d’hommes. Le dit Alexandre, dont la flagornerie n’est pas sans faire penser à certains dirigeants contemporains qui se croient au-dessus de leurs contemporains, serait venu le voir pour lui demander ce qu’il pouvait faire pour lui. Voilà le dialogue savoureux que rapporte Plutarque :

« Alexandre interroge :
- Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai.
Diogène rétorque :
- Ôte-toi de mon soleil.
- N'as-tu pas peur de moi ?
- Qu'es-tu donc ?... Un bien ou un mal ?
- Un bien.
- Qui donc pourrait craindre le bien ? »

Voilà bien les puissants. Ils croient que nous avons besoin d’eux, ou de leurs faveurs. Et quand on les éconduit, ils cherchent à se rassurer en vérifiant qu’ils ont encore le pouvoir d’intimider leurs interlocuteurs. Mais Diogène le piège en lui faisant naïvement avouer qu’il pense être un bien, et lui cloue le bec. Quant à cette formule merveilleuse, « Mikròn apò toû hêliou metástêthi. » – littéralement : « Tiens-toi un peu à l'écart de mon soleil. » –, elle nous renvoie au fait que l’essentiel nous est donné gratuitement par la nature. La vie, la lumière du soleil, l’air que nous respirons… sont gratuits, et ce que nous appelons « la civilisation » est dans une grande mesure une mise en coupe réglée de la générosité de la nature pour le plus grand bénéfice des marchands et des dirigeants. C’est à cette mascarade que Diogène tourne le dos en demandant à Alexandre de ne pas se mettre entre le soleil et lui. En termes plus contemporains et d’une brûlante actualité, nous dirions simplement pour paraphraser Diogène :

- Dégage !…

Bref, on pourrait dire de Diogène qu’il est sans doute le premier anarchiste connu. Il prône le rejet des lois, de l’autorité, de la cité – en l’occurrence, d’Athènes. Et il a marqué son temps car il vivait comme il pensait. On lui prête aussi d’avoir parcouru les rues de la ville avec une lanterne allumée en plein jour, et de répondre alors aux passants qui l’interrogeaient sur ce qu’il faisait :

- Je cherche un homme !

On traduit aussi cette expression comme « je cherche un vrai homme ». Cet « homme » était alors théorisé par Platon qui glosait sur l’idéal humain et Diogène en réfutait ainsi l’existence car il ne le trouvait nulle part. Platon ayant défini un jour l‘homme comme un bipède sans cornes et sans plumes, Diogène serait promené par la suite en tenant un coq déplumé aux ergots coupés et en disant à qui voulait l’entendre : « voilà l’homme de Platon ! ». J’ai ri en lisant cette anecdote et en pensant au sort qu’aurait fait Diogène à quelques-uns de nos philosophes humanistes tout juste bons à palabrer sur les plateaux de la télé. Mais si l’on définit l’humain comme un être doué de conscience et de verticalité, se tenant debout au propre comme au figuré, on peut se promener dans les rues encore aujourd’hui avec une lampe de poche allumée en plein jour. Où est-il, cet humain que nous attendons, que nous espérons ?


Roger Pol-Droit s’attarde sur la parenté philosophique entre Socrate et Diogène. Le premier a développé l’art d’ébranler toutes les certitudes pour accoucher de la vérité, et cela lui a valu d’être condamné à mort comme perturbateur de la jeunesse athénienne. Le second, nous dit Pol-Droit, a incarné la radicalisation de la perturbation socratique. La légende veut que l’oracle d’Apollon lui aurait intimé de « falsifier la monnaie », ce qu’il aurait compris d’abord de façon littérale. Il s’est fait prendre peu après avec de la fausse monnaie et a passé quelques années en exil à méditer sur ce que le dieu cherchait à lui dire ainsi. Son « illumination » serait venue du fait de comprendre qu’Apollon l’invitait en fait à rejeter les conventions sociales, les valeurs communes et les convenances, en ne recherchant ni les honneurs, ni le pouvoir, ni les richesses, le savoir ou les plaisirs… dont le sage voit la fausseté.

Le secret de Diogène, c’est que pour être libre, il convient de vivre selon la nature. Il rejoint en cela Lao-Tseu un autre sage, chinois celui-ci, qui nous a enjoint de vivre selon le Tao, c’est-à-dire le principe qui sous-tend la nature. Il s’agit de se débarrasser des maux que la civilisation engendre, c’est-à-dire, si on ne l’entend pas dans un sens simplement littéral, de viser à un déconditionnement mental qui nous permet de retrouver notre nature première. C’est une des vertus de la méditation que de favoriser ce déconditionnement en permettant de se désidentifier du mental, d’observer comment nos pensées sont finalement très généralement programmées par nos mémoires et tout ce que la société nous a inculqué pour nous domestiquer. Et les rêves sont la trace vivante de cette nature en nous, qui cherche à se rappeler à notre bon souvenir. Il n’est donc pas besoin, pour être un émule contemporain de Diogène, de vivre tout nu dans un abri-bus.

A ce point de ma recherche sur ce que pouvait m’amener la fréquentation de ce sacré Diogène, j’étais convaincu déjà que nous avions beaucoup en commun et que je faisais depuis longtemps du cynisme philosophique comme Mr Jourdain de la prose, sans le savoir. J’ai commencé à regarder d’un autre œil mon rêve où cette chère Anima me déclare que je me montre cynique avant d’aller donner un coup de poing en pleine figure d’un digne représentant du capitalisme boursier. Et la conclusion de Pol-Droit a achevé d’emporter mes réserves. Il pointe d’abord la grande solitude de la liberté totale, qui est sans doute ce devant quoi la plupart reculent car il est plus sécurisant et confortable bien sûr de se tenir sous une bannière collective que de risquer l’individuation radicale. Il n’est pas facile de vivre une existence à contre-courant de la folie collective car, comme le chantait Brassens, les braves gens n’aiment pas, n’est-ce pas, qu’on prenne une autre route qu’eux. Mais cette solitude est le prix à payer pour se donner une chance de rejoindre la vraie vie, une vie hors de l’illusion. Et quelle est donc la nature de cette illusion ?

C’est l’illusion dans lequel s’enferre celui qui croit savoir, qui prend les vessies que lui présente son mental pour des lanternes. C’est l’illusion par excellence de l’ego qui se calfeutre dans son petit univers connu, qu’il croit maîtriser parce qu’il le repeint de mots, alors qu’il oublie tout simplement l’immensité de l’inconnu qui l’environne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est cet inconnu qui frappe à la porte à chaque fois que nous recevons un rêve, qui nous demande d’élargir un petit peu notre conscience. C’est cet inconnu auquel la méditation ouvre la fenêtre en l’invitant à nous visiter, à nous emmener au-delà de nous-mêmes. C’est encore cet inconnu, que nous éviterons d’appeler ici « inconscient » pour déjouer le réflexe mental qui voudrait enfermer ce dernier dans une définition psychologique, vers lesquels pointent Socrate et Diogène. Ces derniers, nous dit Pol-Droit, se sont érigés en gardiens de l’ignorance et en maîtres du non-savoir, rejoignant en cela les enseignants de la non-dualité radicale. Combien de fois ai-je entendu Paule Lebrun me répéter les mots d’Osho qui l’avaient tant marqués, déclenchant une ouverture irréversible dans son esprit :

« Non-savoir est la porte qui débouche sur l’Illimité. »

C’est ce non-savoir qui permet à Diogène de rejoindre la spontanéité de la vie hors des cadres que nous prétendons lui imposer. On peut bien lui prêter dès lors d’aboyer et de mordre comme un chien, car finalement, dans son optique, les chiens sont plus proches de la vérité de la vie que les humains domestiqués. Bien sûr, c’est une approche qui n’a aucune chance d’être populaire, tout comme ce qu’en disait Jung quand il indiquait que :

« On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en éclairant l’obscurité. »

Il n’y a aucun plan marketing à faire sur une telle démarche. Rien à vendre ni à acheter, la vérité n’a pas de prix et tous ceux qui prétendent vous la vendre sont des escrocs. Ni Diogène, ni Socrate, ajoute Pol-Droit, ne sont porteurs de nouvelles vérités. Leur marque de fabrique, c’est l’aporie, c’est-à-dire l’impasse, le sans-issue, l’absence de solution. Ce sont des grains de sable visant à détraquer la machine à fabriquer de l’euphorie, qui nous endort et nous refile des rêves falsifiés par Hollywood. Au fond, ce sont des maîtres zen qui nous présentent un koân, une de ces questions impossibles du genre « quel est le son d’une seule main qui applaudit ? », sur laquelle ils nous invitent à nous fracasser la tête jusqu’à ce que nous soyons passés au-delà de la question. Le koân suprême, c’est bien connu, est l’interrogation maîtresse de l’investigation fondamentale :

Qui suis-je ?

J’ai interrogé Diogène à ce sujet en imagination active, et sa réponse ne saurait vous surprendre. Il a simplement aboyé en frétillant comme Chabat dans son maître film « Didier ». Mais je n’en avais pas encore tout à fait fini avec Diogène. La vie m’a montré dans les jours suivant à quel point nous pourrions avoir besoin de ses lumières par les temps qui courent.


Peu après ma rencontre avec Connie Kaplan, j’ai pris un taxi pour me rendre à l’aéroport d’où j’allais m’envoler pour Montréal. Le chauffeur était une vague connaissance, ce qui l’a mis assez à l’aise pour qu’il m’expose en chemin sa vision du monde et de la vie. Nous n’avions pas fait un kilomètre qu’il a commencé à m’expliquer qu’il y a un plan secret visant à pervertir notre jeunesse par le truchement de la théorie des genres. A l’appui de sa thèse, il affirmait que l’on distribue un « kit gay » dans les écoles et qu’on oblige les petits garçons en fin de maternelle à en embrasser un autre sur la bouche. J’ai entendu Diogène ricaner méchamment. Je cultive habituellement la tolérance la plus large possible mais là, il m’était d’autant plus impossible de rester zen que je venais de lire une analyse fouillée sur la façon dont le fasciste Bolsonaro a répandu sur les réseaux sociaux le même genre d’ânerie sur « le kit gay » pour affoler le bon peuple brésilien. J’ai donc soutenu la discussion en disant à mon chauffeur que c’était du grand n’importe quoi. Il a bien sûr été incapable de me citer une source crédible, mais comme de toute façon, les journalistes ne disent que des menteries, n’est-ce pas, à qui accorder quelque crédibilité ? Ce n’est plus : la télé l’a dit, mais les réseaux sociaux l’affirment…

Je me serai bien renfermé dans le silence mais mon chauffeur était échauffé, et Diogène commençait à se rouler par terre d’hilarité. Le vieux cynique m’a invité à repenser à ce que je lisais dans les jours précédents à propos de la stratégie du bullshit2 dans laquelle excellent les Trump et les Bolsonaro de ce monde. Il ne s’agit même plus de mentir, car le mensonge implique de connaître la vérité, mais simplement de répandre n’importe quelle billevesée pourvu que cela fasse s’agiter la glotte et suscite des émotions qui court-circuitent la réflexion. A ce petit jeu, Goebbels , qui affirmait que plus un mensonge est gros, plus il a de chance d’être cru, est enfoncé par nos experts en post-vérité. J’ai donc essayé d’expliquer à mon chauffeur qu’il pouvait reconnaître ces manipulations à leur teneur très émotionnelles et au fait qu’il n’y a aucune source crédible pour les valider, mais il a bientôt changé de sujet pour m’expliquer qu’un journaliste avait récemment été assassiné parce qu’il était sur le point d’amener des preuves irréfutables de ce qu’il y a des messes noires au Vatican dans lesquelles le pape et ses copains violent des enfants. J’avais du mal à faire taire Diogène qui hurlait de rire, moi-même balançant plutôt vers la consternation.

A quelques kilomètres de l’aéroport, mon chauffeur de taxi s’est énervé. Je venais en effet de le coincer proprement. Pour lui, bien sûr, m’expliquait-il avec aplomb, il n’y a eu aucune attaque chimique en Syrie. Les images que nous ont montré les médias sont une pure invention pour justifier une intervention militaire en soutien aux islamistes mis à mal par les troupes d’Assad. D’ailleurs, ce dernier est un rempart de l’Occident contre la subversion islamique, et s’il y a bien eu quelques cas de tortures et des victimes civiles dans la bagarre, cela n’a rien à voir avec le portrait que nous en ont fait les médias. Là, même Diogène ne rigolait plus. J’ai demandé froidement quelles étaient ses sources, et bien sûr, nous sommes arrivés à RT. Quand je lui ai demandé s’il savait que ces deux lettres sont l’acronyme de Russia Today, une chaîne de télé russe aux ordres du Kremlin et du démocrate Poutine, il y a eu un grand silence. Et puis il s’est répandu en imprécations : il avait enfin identifié que je suis un agent à la solde de l’ennemi et pour un peu, d’un commun accord, j’aurais fini le chemin jusqu’à l’aéroport à pied.

Dans le silence qui a enfin suivi, j’ai repensé à la conclusion que tire Sebastian Deguiez dans son livre « Totale bullshit ». Il y a bien un moyen de lutter contre cette peste mentale, c’est d’en souligner le ridicule :

« Le bullshiteur est par définition ridicule, dans la mesure où son comportement ne fait que refléter l’abîme qui existe entre, d’une part son aplomb, sa prétention, sa certitude et son sérieux affichés, et d’autre part la vacuité totale de ses propos. »

Observons en effet le ridicule de ceux qui prétendent savoir, soient qu’ils aient une solution miracle pour la crise monumentale que nous traversons, soient qu’ils savent mieux que tout le monde comment la planète devrait tourner sur elle-même, soient encore qu’ils aient irrévocablement dépassé Freud et Jung pour prétendre à une « analyse quantique » des rêves... et autres foutaises qui traduisent l’inflation du mental qui ne touche plus terre. Mais c’est une lutte dans laquelle, ajoute Deguiez, la raison, l’imaginaire et la fiction peuvent faire front commun. J’ajouterai que le rêve en est partie prenante, ainsi que tout ce qui favorise la connaissance de soi, et que notre seul ennemi, c’est l’inconscience. En y repensant tandis que je m’envolais vers Montréal, j’ai enfin compris l’inestimable apport de Diogène à ma réflexion :

Le cynisme philosophique est une antidote à la bullshit !

Notre époque réclame des Diogène car, sauf à nous intoxiquer à l’idéalisme spirituel, il faut bien reconnaître que nous sommes dans une impasse totale et généralisée. L’heure est à l’aporie radicale. Et plus que jamais, il nous faut nous occuper de nos ombres et de tout ce que nos croyances véhiculent d’illusion, sinon il y a fort à parier que l’Ombre de notre civilisation s’occupera de nous et que nul n’en sortira indemne. C’est en tous cas la conclusion que je tire à ce point de mon rêve, et dans ce sens, il est en effet tout à fait justifié de cogner aussi fort que possible pour réveiller nos amis. 

Un choc percussif… comme dit si bien Marie !

Cristo do Brasil, octobre 2018


2 Sur ce sujet, je vous invite à lire cet excellent article : « Total Bullshit » : une tentative de doter d’un corpus théorique la notion de « post-vérité », et si vous voulez approfondir la réflexion, le livre qui y est présenté : « Total Bullshit. Au cœur de la post-vérité », de Sebastian Dieguez. PUF.

mercredi 10 octobre 2018

La part de l'ombre



Ces derniers temps, je me demandais de quoi j’allais pouvoir parler dans ce blogue. Je trouve moins d’intérêt à écrire des articles théoriques et je m’intéresse de plus en plus à raconter des histoires. Et puis la vie me fournit toujours matière à réflexion et à partage. C’est ainsi qu’il y a quelques jours, je donnais une formation sur la facilitation de Loges de Rêves et j’invitais les stagiaires à réfléchir sur l’Ombre qui menace toujours de nous faire un crochepied si nous n’y prenons garde. Une fois qu’on a compris et assimilé le principe éthique du cercle dont je parlais dans mon article précédent, c’est le principal problème que nous risquons de rencontrer. Notre ombre risque d’avoir envie de jouer avec nous, de participer à la fête. Et ce n’est pas parce que nous nous ancrerons dans la lumière que nous en serons quitte. Mais comment la reconnaître ?

C’est facile, disais-je à mon groupe : si quelqu’un dans le cercle vous agace, ou mieux encore vous irrite profondément, vous pouvez être certain(e) que l’ombre est en train de s’en mêler. À toutes fins pratiques, nous établissions clairement la distinction entre la nécessité d’intervenir fermement quand certaines règles ne sont pas respectées – par exemple si quelqu’un se met à parler sur le rêve de façon théorique ou commence à utiliser le « tu qui tue » avec la personne qui a proposé un rêve à déployer – et l’affect qui nous jette dans la tourmente émotionnelle. Le meilleur indicateur, c’est qu’au fond, nous devrions toujours pouvoir être neutres vis-à-vis de la personne dans nos interventions. Il s’agit en effet alors de stopper un comportement et non de blesser qui que ce soit, ou de l’empêcher cette personne d’exister telle qu’elle est. Dès lors que nous perdons cette neutralité et que l’émotion nous enflamme, dans le cercle ou ailleurs, nous sommes la proie de l’ombre. Swamiji Prajnanpad le dit fort bien :

« Quand il y a émotion, nous ne sommes pas dans la vérité. Car la réalité est neutre. »

Il y a une projection. Quelque chose de nous se projette sur la personne, et comme nous n’acceptons pas de le rencontrer en nous-mêmes, ce conflit se manifeste à l’extérieur dans un conflit avec une autre personne. Alors, dans notre petit cinéma intérieur, la personne est comme ceci ou comme cela, et cela justifie que nous nous énervions car c’est bien sûr inacceptable. Mais comme nous sommes des gens très conscients qui travaillons très fort sur nous, nous contenons notre animosité et nous pratiquons Ho’oponopono. En nous examinant et en prenant quelques respirations bien profondes par le nez, nous rapatrions bientôt notre ombre à l’intérieur et nous en ressortons pacifié(e)s avec une conscience élargie de qui nous sommes. Ça, c’est la théorie et en théorie, c’est simple…

Dans la vie, c’est pas mal plus compliqué et tant mieux parce que sinon, nous serions tout(e)s des Bouddhas et je me demande bien ce que nous ferions sur cette planète. Quand l’ombre nous tient, il ne suffit pas de respirer par le nez. Si l’on essaye de méditer pour savoir ce qui est en jeu, il est assez habituel que nous nous mettions en fait à tourner en rond dans des pensées rageuses au lieu de nous installer au centre du cyclone. Tant que le conflit est brûlant, nous avons bien du mal à revenir à nous-mêmes et à pratiquer l’examen de conscience qui s’impose. Il faut que l’ombre nous cuise et que nous soyons à point pour y parvenir, et encore faut-il le vouloir fermement. J’y ai encore goûté récemment, et c’est de cela dont je vais vous parler aujourd’hui avec pour point de départ un beau rêve qui m’a longtemps laissé perplexe.

Voici le rêve, qui est survenu plusieurs semaines avant l’incident que je vais vous exposer :

Je parle avec une amie, Julie[1]. Je la laisse un moment pour aller demander à un de mes anciens associés, Georges, qui est en train de se rouler un joint, de me donner un peu de marijuana, ce qu’il fait. Quand je reviens, je suis surpris de me retrouver devant un gros tas de tabac. Mon amie me dit alors que je me montre cynique, ce qui m’interloque. Puis je vois Julie et Georges dans une piscine, et tout à coup, elle s’approche de lui et lui flanque un violent coup de poing en pleine figure.

Je me suis réveillé stupéfait. Ce que j’aime particulièrement chez Julie, c’est sa douceur. Elle est très impliquée dans le réveil, chez elle et d’autres femmes, d’une féminité consciente ainsi que dans la restauration d’un lien empreint de conscience et d’amour avec la nature, en particulier les plantes. Elle s’intéresse beaucoup à l’écoféminisme qu’elle met en pratique. « Pour les écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées »[2]. Ce sont des idées auxquelles je souscris, et cette amie représente donc fort bien un aspect de mon féminin intérieur. Et j’étais donc fort surpris qu’elle manifeste une telle violence, tellement contraire à ce que je connais d’elle. Quant à Georges, il se passionne tout particulièrement pour la Bourse. Il est à la recherche de l’algorithme qui fera des profits systématiques au petit jeu de la spéculation boursière. C’est son Graal à lui, et cela ne le rend pas moins sympathique, mais il contraste donc étonnamment dans mon rêve avec mon amie écoféministe en symbolisant volontiers, donc, un certain capitalisme financier. Il n’a cependant rien fait dans le rêve qui justifie qu’il se prenne un coup de poing…

J’ai tourné quelques temps autour de ce rêve. Ce qui me chiffonnait en particulier, c’est que mon amie me dise que je me montrais cynique. Je n’aime pas le cynisme, sauf à revenir à ses origines philosophiques qui remontent à Diogène (IVème siècle avant JC). Ce dernier, à qui on prête d’avoir vécu dans un tonneau pour préserver sa liberté, aurait envoyé promener Alexandre dit le Grand en l’invitant à s’ôter de son soleil. Les cyniques répondaient aux grands discours philosophiques en aboyant, d’où leur nom car « cynique » signifiait « chien » en grec ancien. Mais les cyniques modernes me semblent bien souvent enfermés dans une pensée critique systématique qui se mord la queue sans avoir l’élégance de nos amis canidés quand ils jouent avec celle-ci. Ils se présentent généralement comme « réalistes » pour expliquer qu’on ne peut faire aucune confiance en l’humanité, qu’il n’y a aucun espoir, etc. Autant j’aime me retremper souvent à « l’eau précieuse du doute », comme disait Jung, autant je me sens loin de cette façon de penser…

Diogène avec Alexandre, tableau de Gandolfi
Un élément de contexte mérite d’être mentionné. La veille du rêve, je faisais part à un des amis de mon effarement quand j’ai constaté, lors de mes vacances en Grèce dont je revenais tout juste, qu’il n’y avait plus d’insectes. Je lui disais que la catastrophe écologique n’était plus pour moi une abstraction dont parlent les journaux, et que je tremblais pour l’avenir de nos enfants. C’est vraiment terrible de ne plus entendre de mouches ni d’abeilles voler, de ne plus voir de papillons. J’en ai été proprement sidéré. J’avais beau être dans un décor paradisiaque, j’avais envie de pleurer en écoutant ce silence totalement incongru. Or mon ami, ce soir-là, a coupé court à mon pessimisme en me disant qu’il voulait croire encore que la Lumière va arranger les choses, qu’il va se passer quelque chose d’inattendu. Nous avons changé de sujet, mais le lendemain, en pensant à mon rêve, j’ai constaté que ses mots avaient déclenché une sourde colère en moi. Un peu comme une grenade sous-marine qui serait allée déranger mes profondeurs. Et voilà donc que le rêve me parlait d’une explosion de violence.

Cela ne justifiait pas pour autant que mon Georges se mange un pain, même s’il pouvait fort bien symboliser ce capitalisme financier que je tiens pour responsable de la catastrophe. J’en étais là avec mon rêve, que je n’avais pas perdu de vue, quand j’ai donné ma formation et que j’ai parlé de l’ombre. Or il y a quelque chose d’intéressant avec cette dernière. On ne peut pas en parler sans qu’elle s’en mêle et nous emmêle. C’est comme l’Anima et le Soi, ce ne sont pas de concepts sur lesquels on peut gloser mais des réalités vivantes qui s’emparent de nous. Et il se trouve que dans les jours qui précédaient la formation, comme je préparais celle-ci et prenais quelques notes sur l’ombre, j’avais commencé à m’énerver sérieusement dans une discussion avec un de mes « amis » Facebook – appelons-le Serge. Cela avait pris une telle ampleur que, conscient de ce que quelque chose en moi était certainement activé, et devant mettre mon attention ailleurs, j’avais coupé court à notre dialogue qui tournait au vinaigre. Mais je m’étais promis de tenter de comprendre ce qui se passait en moi car cela faisait longtemps que je ne m’étais pas énervé à ce point dans un échange d’idées.

Au sortir de la formation, j’ai pris conscience de ce que je n’avais pas le choix que de m’appliquer ma propre médecine. C’est un des aspects fatiguant de ce travail avec les rêves et l’inconscient (lol), qui peut en décourager plus d’un : il n’a aucune valeur si vous ne pratiquez pas sans arrêt ce que vous cherchez à communiquer. D’ailleurs, en fait, il s’avère généralement que si vous éprouvez comme moi le besoin d’en parler, c’est que vous avez surtout besoin d’entendre les enseignements que vous prodiguez. Bref, la règle dans ce domaine, c’est eat your own dog food, c’est-à-dire « mange ta propre nourriture de chien », ce qui ne manque pas de piquant n’est-ce pas avec notre évocation du cynisme. Alors j’ai cherché ce qui avait bien pu se passer, ce qui m’avait « déclenché » dans une telle colère, non pas tant pour la remettre sur le feu et l’alimenter que pour essayer de saisir ce que je projetais dans celle-ci.

La question qui se pose à chaque fois, c’est comment intégrer la part d’ombre qui se manifeste dans le conflit ?

Le premier pas pour y parvenir, c’est de se taire, de cesser d’alimenter le conflit à l’extérieur. Il faut, comme je l’ai dit plus haut, parvenir à un certain point de neutralité intérieure qui signale que la cuisson de l’ombre est à point.

Le second, c’est de prendre le temps de récapituler tout ce qui s’est passé et d’observer nos moindres pensées et nos réactions émotionnelles. Bien sûr, c’est un effort conscient difficile car à la moindre étincelle, on recommence à brûler.


Le troisième… et bien je ne sais pas.

Il faut interroger, écouter, avec la conviction qu’on a quelque chose à apprendre et que ce n’est pas l’autre qui a le problème. Il faut oser se mettre en questions, au risque des réponses qui pourraient nous tomber dessus, et accepter de se regarder dans le miroir sans se donner le beau rôle du justicier missionné pour redresser les torts.

On peut utiliser l’imagination active, inviter la personne en cause à venir parler avec nous en imagination, l’interroger : qu’as-tu à m’apprendre sur moi-même ? Ce n’est pas facile du tout. Cela tourne rapidement à la foire d’empoigne avec des échanges de noms d’oiseaux…

Le retrait d’une projection est toujours intimement désagréable, comme si on ôtait un vêtement qui nous colle à la peau, et que ce qu’il y avait dessous commençait par crier qu’il ne saurait supporter la lumière du jour, que c’est trop laid, trop difforme. Ce n’est pas seulement que nous n’avons pas envie de le voir, cela n’a pas envie d’être vu…

Il faut persister.

Il se passe alors toujours quelque chose qui aide. C’est sans doute la réponse des profondeurs, ou si vous préférez des Anges, à notre volonté ferme d’y voir clair, de sortir du piège de l’ombre. Il y a simplement un moment où la tempête s’apaise et le ciel se dégage. Ouf !...

Voilà comment cela s’est passé avec Serge. Il faut bien sûr que je vous le présente, mais soyons clairs, ce n’est pas le vrai Serge dont je vais vous parler. C’est mon Serge à moi, le Serge qui vit dans mon imagination. C’est pourquoi ce travail fait partie de la voie du rêve. Disons que j’ai rêvé un Serge et que je me suis engueulé avec lui. Cela m’a beaucoup appris sur moi-même. Merci Serge, je t’en souhaite autant !...

Mon Serge est un intellectuel québécois qui fait dans le commentaire politique, essentiellement sur Facebook – je n’ai pas connaissance en tous cas de ce qu’il ait un auditoire hors de celui-ci. Son propos est intelligent et réfléchi, et démontre une solide culture politique et non seulement. Mais voilà, Serge passe l’essentiel de son temps à critiquer autrui sans jamais, dans ma perception certainement limitée, avancer de proposition positive ni manifester son soutien à quoi que ce soit. Nous avons eu quelques différents à plusieurs reprises, dans lesquels j’ai été amené à m’étonner de son aigreur, qu’il reconnait volontiers. Je l’ai invité à s’occuper de son ombre qu’il me semblait projeter en particulier sur les « donneurs de leçons » de la gauche solidaire, toujours soupçonnée de trahir les classes populaires qu’ils prétendent défendre. C’est là que j’aurais dû me méfier. On ne parle jamais impunément de son ombre à autrui. C’est la vieille histoire de la paille dans l’œil du voisin et de la poutre que j’ai dans mon œil : sitôt que l’ombre est invoquée comme un argument dans une discussion, elle s’empare de celui qui en parle…

Quelques temps après, nous nous sommes empoignés autrement plus sérieusement. Serge avait fait un post attaquant le désir partagé par de nombreuses personnes que notre société se rapproche de la nature, se défendant dans un même souffle d’être… cynique. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui répondre assez vertement, il m’a parlé alors de « la prétendue crise écologique » et de l’écologie comme une mode à laquelle sacrifient les bobos accrochés à leur iPhone, et nous étions partis en manège. Ce qui est amusant, c’est que nous étions d’accord sur nombre de points sur le fond, comme par exemple le fait qu’il s’agit d’abord d’une crise spirituelle, que le problème est notre modèle de consommation, etc. Mais plus nous avancions dans la discussion, plus son propos, que je dénonçais comme étant tissé de sophismes, m’exaspérait. Jusqu’à la goutte d’eau qui a fait déborder mon vase à propos des prévisions de changements climatiques tenant de la « divination », ce qui m’a valu de lui rétorquer qu’il était le digne représentant d’une espèce de dinosaure vouée à l’extinction.


C’est alors que je suis revenu au silence. Je venais de l’y inviter quand j’ai réalisé que c’était sans doute ce que j’avais moi-même de mieux à faire, car de toute façon, il n’y avait pas de véritable discussion. Simplement des arguments. Un choc d’opinions.

Cela m’a pris du temps pour décanter ce qui s’était passé. Je savais simplement que, même si j’étais en phase avec mes convictions, j’avais certainement été excessif et que cela ne faisait pas avancer les choses. Je savais que mon ombre avait été de la partie et qu’elle revenait à la charge à chaque fois que je pensais à Serge avec l’intention de lui envoyer un message, c’est-à-dire encore une fois de faire entendre mes raisons et de lui clouer le bec. Je m’en suis abstenu. Je suis resté dans le silence, j’ai récapitulé. J’ai vu que je recontactais une colère qui m’était familière, en particulier dans ma jeunesse militante. Quand j’ai interrogé la colère en moi, j’ai rencontré un jeune homme furieux qui disait que parler d’une « prétendue crise écologique » tenait du négationnisme. J’ai été estomaqué, j’ai discuté avec lui : il y allait fort tout de même. Le négationnisme, c’est la négation de la Shoah, de l’Holocauste. J’ai écouté ses arguments et je ne pouvais pas lui donner tort :

Nous assistons dès maintenant à une extinction massive des espèces qui met en péril l’équilibre écologique de la planète. Les animaux que nous exploitons sont traités avec une insensibilité industrielle qui rappelle la logique des camps de concentration. Tous les modèles de prévision des changement climatique sont battus en brèche par les mesures, qui n’arrêtent pas de coller aux scénarios les plus pessimistes. Le risque est désormais majeur d’une réaction en chaîne pouvant conduire à un réchauffement de 6 à 8 degrés d’ici la fin du siècle. Ce n’est pas qu’une crise environnementale, c’est une crise totale qui se profile à l’horizon, dans tous les aspects du politique, de l’économique, du militaire qui s’en donnera sans doute à cœur joie, de l’humain. On commence à prévoir l’effondrement (collapse) de notre système sous son propre poids. Tous les facteurs pour un tel effondrement sont réunis et ce sera peut-être un bienfait pour la nature, mais pas pour celles et ceux qui resteront enterrés sous les décombres. La vie continuera sans doute, mais probablement sans nous, du moins en tant que civilisation. Nous savons, avec un très haut degré de probabilité, que si nous ne prenons pas MAINTENANT un virage à 180 degrés, nous condamnons nos descendants à l’enfer.

Mon jeune activiste intérieur n’hésitait pas à dire que le scepticisme intellectuel sur la crise écologique dores et déjà évidente relève du crime. Un jour, les générations futures nous jugeront, et avec raison, nous condamnerons : vous saviez, vous n’avez rien fait…


Mais alors, cette ombre ?

Bien sûr, avec ce jeune homme furieux en moi, je retrouvais un vieil ami que je connais tout de même assez bien. Je l’appelle Sieyès, comme le juge du tribunal révolutionnaire de la Terreur en 1792. J’ai généralement des dehors gentils, assez doux, mais celles et ceux qui me connaissent bien savent que je m’emporte facilement sur certaines questions politiques, et que je suis souvent prompt dans ma colère à souhaiter un grand coup de balai. Tiens donc, Sieyès est donc devenu écologiste, me disais-je. C’est fini, le matin du grand soir, la révolution. Désormais, c’est le sauvetage de la planète son leitmotiv. Bon, pourquoi pas ? Je suis fondamentalement non-violent, mais je crois avec Richard Moss que pour pouvoir être vraiment non-violent, il faut pouvoir être violent car sinon c’est de la lâcheté tout simplement que l’on déguise sous le nom de non-violence. Et puis ma non-violence est stratégique. Face aux moyens militaires dont disposent les possédants aujourd’hui, il vaut mieux être non-violents. C’est notre seule chance.

Sieyès est d’accord avec mon discours non-violent, mais il faut que je l’aie à l’œil. Et des fois, il monte au créneau et il faut que je le calme. Mais cette ombre-là, je la connais et elle ne me surprend plus. Or pour qu’un affect s’empare de nous, il faut que quelque chose d’inconscient soit activé. Il me manquait une pièce du puzzle. Alors j’ai continué à chercher. Et puis le rêve m’est revenu en mémoire…

Il m’a d’abord permis de voir que la colère couvait depuis déjà longtemps, puisque je l’ai fait cet été, bien avant de m’empoigner avec Serge. Mais surtout, il m’a montré la dynamique qui s’est projetée dans la discussion avec ce dernier. Mon anima Julie, d’habitude éprise de douceur, est tout simplement furieuse contre le capitalisme, que Georges représente bien. Le déclic, sur ce point, est venu quand j’ai réalisé que ce dernier me donne « à fumer », ce qui en argot signifie la colère. La marijuana, d’ailleurs, est bien connue comme étant un couvercle sur la colère des adolescents. La piscine symbolise le bain de l’’inconscient collectif dans lequel tout cela baignait. Enfin, soudain, j’ai pris conscience de ce qu’il me fallait admettre que j’ai une ombre tout à fait cynique. Elle a été réveillée par la discussion avec mon ami invoquant l’intervention de la Lumière qui viendra nous sauver de nos errements. Elle a grincé, des choses pas gentilles du tout sur la façon dont les idéalistes spirituels allaient vivre la crise écologique. Idéalisme et cynisme sont une paire d’opposés, et quand on rejette l’un, on tombe fatalement dans l’autre. C'est cela aussi, le jeu de l'ombre, qui réclame que l'on trouve la voie du milieu sans rien rejeter, mais en dépassant le conflit.

Dans le rêve, il s’est donc opéré un retournement : mon anima écoféministe a manifesté mon profond désir de voir le capitalisme en général, et en particulier les spéculateurs de la finance qui jouent avec notre avenir (ce n’est pas le cas de Georges) s’en manger toute une. Mais cette chère anima ne m’a pas épargné en pointant mon propre cynisme, réveillé par la discussion avec mon ami idéaliste. C’est en fait le cynisme de ce Sieyès en moi qui, quand on lui reproche sa violence révolutionnaire, laquelle se traduit chez moi dans la violence de ses jugements sans appel, répond qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Or de telles idées, à certains moments de l’Histoire, ont fait beaucoup de morts et je n’en suis pas fier. Elles ne valent pas mieux que les jugements à l’emporte-pièce sur les bobos. Elles font cependant partie de l’inconscient collectif et chacun(e) de nous doit en assumer sa part…

La part de l’Ombre, qui réclame de participer à notre vie.


C’est la prise de conscience de ce cynisme, qui fait partie de moi et en particulier de la culture politique dans laquelle j’ai grandi, à laquelle je ne saurais échapper et que je peux seulement rendre consciente, qui m’a pacifié. Il n’y a qu’une solution avec l’ombre, c’est de la tirer au grand jour car alors, comme les vampires exposés au soleil, il se produit une réaction alchimique qui la transforme. Il faut l’assumer consciemment sans lui donner de pouvoir. C’est ce que je fais en écrivant cet article. J’en profite pour vous signaler deux points :

Un rêve, cela se travaille au long cours. C’est tout l’intérêt de noter nos rêves, d’y revenir de temps en temps. Si l’on y prête suffisamment attention, ils finiront par s’éclairer car ils parlent de mouvements intérieurs qui prennent parfois leur temps pour se manifester à notre conscience…

Les plus dangereux parmi nous sont ceux qui prétendent n’avoir plus d’ombre. Mais je me suis déjà étendu sur ce sujet dans un article sur le démon du pouvoir.

* * *

J’aurais bien partagé ces réflexions avec Serge mais il n’est plus mon ami. Il a été vexé sans doute par mes mots sur les dinosaures dans lesquels il s’est peut-être reconnu. Cependant, pour ma part, je peux le remercier car il m’a aidé à prendre beaucoup plus clairement conscience non seulement de mon ombre, mais aussi de ce à quoi j’accorde aujourd’hui la plus grande valeur, qui tient dans l’espoir que nous finissions par sortir du capitalocène[3]. Le problème avec l’ombre, en effet, c’est qu’elle n’est jamais entièrement noire et négative. Elle est aussi en prise directe avec ce qui a le plus de valeur pour nous, qu’elle protège tout en se confondant avec cette lumière. Le travail avec l’ombre est donc une alchimie qui transforme sa noirceur en or conscient. Il s’agit de faire la part de l’ombre, c’est-à-dire de séparer soigneusement cette dernière de la part lumineuse pour intégrer l’une, et libérer l’autre. C’est notre responsabilité à tou(te)s.

Jung, que l’on interrogeait en 1960 sur les risques de voir une troisième guerre mondiale éclater, disait que cela dépendrait du nombre d’humains qui prendraient en charge leur ombre au lieu de la projeter sur autrui. Cet avis, maintenant que nous sommes au bord du gouffre, n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire.


[1] Tous les prénoms sont changés.
[2] Émilie Hache, https://reporterre.net/Emilie-Hache-Pour-les-ecofeministes-destruction-de-la-nature-et-oppression-des. Voyez aussi son livre Reclaim, un recueil de textes écoféministes.
[3] Le capitalocène est un concept introduit par Andreas Malm, professeur au département d’écologie humaine à l’université de Lund (Suède),  qui impute essentiellement au capitalisme la responsabilité de la catastrophe environnementale et climatique. Pour approfondir cette idée, voyez en particulier cet article du Journal Intégral : http://journal-integral.blogspot.com/2018/09/quest-ce-que-le-capitalocene.html et ce texte de Thomas Piketty : http://piketty.pse.ens.fr/files/Bonneuil2015.pdf