vendredi 22 décembre 2017

Poésie ma mie

Orphée jouant de la lyre (mosaïque)
Il y a, parmi d’autres, un moment décisif dans l’aventure intérieure de Jung. Il le raconte dans Ma Vie. Alors qu’il élabore les fantasmes qui lui viennent dans ce qui deviendra Le Livre Rouge, il s’interroge : qu’est-il en train de faire ? Il ne cache pas sa répugnance devant le flot des images qui l’envahissent au point qu’il questionne par moments sa santé mentale. De fait, il ne parvient sans doute à préserver celle-ci qu’en fixant ces images sur le papier. Il se demande : « Tout cela n’a sûrement rien à voir avec de la science. Alors qu’est-ce que c’est ? ». À sa grande surprise, une voix intérieure lui répond : « C’est de l’art ». Il avoue être très étonné car il n’aurait jamais pensé que ses fantasmes puissent avoir quelque chose à voir avec de l’art. Il identifie la voix qui lui parle comme étant celle d’une femme, une de ses patientes qu’il désigne comme « une psychopathe très douée ». Il s’agit vraisemblablement Sabina Spielrein, auquel il doit vraisemblablement nombre de ses idées sans qu’il l’ait reconnu, et qui en fait de psychopathie souffrait probablement surtout d’être tout simplement très intelligente dans une époque qui ne faisait aucune place aux femmes hors de l’ombre des hommes. Et Jung discute pied à pied avec cette voix, refusant d’entendre ce qu’elle cherche à lui dire.

Il s’agit semble-t-il d’une de ses premières confrontations consciente avec l’anima. D’une certaine façon, Jung rencontre alors une de ses limites. Celle-ci ressort dans son commentaire de la nature de la discussion :

« Naturellement, ce que je faisais n’était pas de la science. Alors, qu’est-ce que cela aurait pu être sinon de l’art ? Il semblait n’y avoir au monde que ces deux possibilités. Telle est la façon typiquement féminine d’argumenter. »

De tels propos, je dois le dire, me font honte de la part de cet homme que je considère comme un grand-père spirituel, et se dire « jungien » aujourd’hui sans s’en distancier fermement confine à rejoindre dans la misogynie l’idiot savant qui déniait encore aux femmes, dans les années 80, qu’elles aient un Génie[1] créateur. Nous qui vivons au XXIème siècle, en particulier les hommes, avons à réviser entièrement nos conceptions genrées en admettant que nous sommes malheureusement héritiers de ces fadaises patriarcales qui ont largement contribué, en imprégnant toute notre culture de la prétendue supériorité masculine, à conduire notre civilisation au bord du gouffre en ce qui concerne sa relation vivante avec la nature. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est que Jung, qui pourtant écrira des choses passionnantes à ce sujet, semble avoir une vision faussée de ce qu’est l’art. Il oppose en effet à la voix :

« Non, ce n’est pas de l’art, au contraire, c’est de la nature ».

C’est fort amusant de voir ainsi un homme qui prête aux femmes de ne pas savoir penser hors d’une équation binaire répondre à son anima en s’enfermant dans une telle dualité. Il corrigera ultérieurement cette affirmation en montrant comment les archétypes de l’inconscient collectif, qui sont expressions de la nature, se manifestent dans les élaborations artistiques. Ainsi écrit-il par exemple que « l’art véritable est quelque chose de supra-personnel, une force qui a échappé aux limitations du personnel et a émergé au-delà des visées personnelles de son créateur ». Au fond, la position de Jung se comprend bien quand on approfondit sa compréhension de l’élaboration psychologique dans ce qu’il appelle « la fonction transcendante » : dans l’imagination active en particulier, il s’agit d’éviter le piège de l’esthétisme. On croit volontiers que l’art est surtout lié à l’esthétique, à la recherche du beau, mais l’art dans sa modernité, qui prend forme dans les mêmes années que ce questionnement de Jung, propose un tout autre point de vue.

Jung a beaucoup contribué à amener un regard sur l’art qui s’est dégagé de la seule appréhension esthétique pour y observer le déploiement de l’inconscient. Il a montré, en s’intéressant aux biographies de différents artistes, que le processus créateur était comme « une chose vivante implantée dans la psyché humaine » et y poursuivant ses propres buts. Il a dévoilé la dimension visionnaire de l’art en soulignant que « tout art appréhende intuitivement les changements à venir dans l’inconscient collectif. » Mais à ce point de son cheminement, il n’a pas su entendre ce que lui disait son anima et il en a gardé, jusqu’à la fin de sa vie, une défiance vis-à-vis en particulier de la poésie. J’ai été frappé de constater comment celle-ci ressort dans le Mysterium Conjonctionis, son œuvre ultime, quand il écrit à propos de Angélus Silésius, qui est le poète qu’il cite le plus souvent, au point qu’on peut se demander s’il ne poursuit pas un dialogue souterrain avec lui :

« Nicolas de Cues a, il est vrai, osé émettre l’idée d’une coincidentia oppositorum (coïncidence des opposés), mais un Angélus Silésius a trébuché devant la conséquence dernière d’une pareille thèse, et le laurier flétri du poète orne seul sa tombe. »

Angélus Silésius
 Quand on lit Angélus Silésius, à qui Jung reconnait tout de même qu’il avait bu à la source de Mater Alchemia (Mère Alchimie) avec Jacob Boehme, et dont la mystique est rapprochée de celle de Maître Eckhart, on est amené à penser que Jung n’a tout simplement pas été capable de suivre le poète dans l’étendue de sa vision. Par exemple, Silésius écrit :

Je dois moi-même être soleil,
je dois de mes propres rayons
Peindre la mer incolore
De la divinité totale.

Il y a chez Silésius une compréhension de la non-dualité qui tient de l’Advaïta-Vedanta :

Rien n’est que moi et Toi ; et s’il n’y a pas deux
Alors Dieu n’est plus Dieu et s’écroule le ciel.

Et encore :

Dans l’Un, tout est un : que le deux revienne à lui
Il est dans l’essence avec lui un unique Un.

On trouve chez lui un énoncé très clair de la voie initiatique, dans lequel il évoque ce que les soufis appellent l’anéantissement (fanâ) :

Meurs avant de mourir, afin de ne pouvoir mourir,
Quand tu devrais mourir, autrement tu périras.

Il laisse clairement entendre qu’il est allé au bout de la via negativa, dont Eckhart est un des rares représentants en Occident, et qui consiste en ouvrir la porte du non-savoir :

Je ne sais qui je suis, et ne suis qui je sais :
Une chose, et non une chose, un point nul et un cercle.

Comme souvent quand quelqu’un se permet un jugement sur autrui, la flétrissure qu’évoque Jung pourrait bien être celle de son regard qui l’amenait à se supérioriser devant les poètes, et qu’il projetait là. Par une certaine ironie de l’histoire, maintenant que la psychologie scientifique dont se réclamait Jung triomphe avec les méthodes des neurosciences, il est lui-même renvoyé avec Freud et d’autres à une forme littéraire de la psychologie. C’est tout à son honneur d’ailleurs, et James Hillman en particulier a défendu la nécessité de considérer l’apport des humanités, en particulier des grands romanciers comme Flaubert et Zola, à la psychologie. Mais justement, là où Jung semble ne pas pouvoir suivre Angélus Silésius, c’est dans l’abandon de toute prétention à savoir pour donner libre cours à la seule pôesis, la création pure. Il s’en tient à une idée limitée de la poésie, qui selon le préjugé commun est une élaboration surtout littéraire, c’est-à-dire encore une fois esthétique. Et pourtant, il confie à Miguel Serrano, dans les tout derniers temps de son existence que seul un poète pourrait approcher finalement de quoi il a tenté de parler :

« Il y avait une fois une fleur, une pierre, un cristal, une reine et un roi, un château, un amant et sa bien-aimée, quelque part, il y a longtemps, longtemps, dans une île au milieu de la mer, il y a cinq mille ans… Tel est l’amour, la fleur mystique de l’âme. C’est le centre, le Soi… Personne ne comprend ce que je veux dire. Seul un poète pourrait le pressentir… »

Il ne s’agit pas ici de critiquer Jung, qui non seulement appartient à son époque toute imbue de patriarcat mais qui n’aurait pas été Jung, et ne nous aurait pas légué la psychologie des profondeurs s’il n’avait tenu fermement sa position face à l’anima. Ce moment a orienté toute la suite de sa démarche. Et cependant, si nous voulons vraiment suivre son exemple, qui était de liberté et d’individuation radicale, le grand arbre qu’est Jung ne devrait pas nous cacher la forêt, bien plus vaste encore que le jardin suisse qu’il a cultivé. Il envisageait la relation à l’inconscient essentiellement dans une perspective qui se voulait scientifique sinon, au-delà de la science, religieuse (au sens de l’attention scrupuleuse aux mouvements de l’âme) et gnostique. C’est en évoquant implicitement cette gnose qu’il prend un peu de haut Angélus Silésius, mais il lui a échappé semble-t-il que seule la langue poétique peut rendre compte du mystère que la démarche permet d’envisager, comme un paysage immense qui se dévoile soudain au détour d’un chemin de montagne…

Rainer Maria Rilke
 Jung a un contemporain chez qui cette aventure a abouti d’une façon décisive, et dont l’apport est non moindre. Il s’agit de Rainer Maria Rilke. Cela fera sourire les astrologues de constater qu’il est né, comme Jung, en 1875, année donc au combien fertile pour le renouvellement de l’esprit occidental. Avec Rilke, la démarche poétique n’a plus rien de poétique, au sens où il s’agirait simplement d’une élaboration esthétique un peu fleur bleue. La poésie entre à son tour dans la modernité en devenant une façon de vivre, un être-au-monde dans lequel tout est vivant, et surtout dans lequel tout est à vivre, en particulier la relation avec les ombres. Avec Rilke, la poésie devient la « passion de la totalité », c'est-à-dire qu'elle conduit directement à l'expérience vécue de ce que Jung appelle le Soi. 

Ainsi la poésie fait-elle place en particulier à l’angoisse et la mort, à la perte et à l’impermanence de l’être. Rilke, comme Jung aux prises avec ses visions, a pressenti que la Première Guerre Mondiale était "la" catastrophe et y a répondu avec toute son âme. Avec lui, le poète doit « poser sa main sur le feu qui sort des lèvres du dragon[2] » et le transformer en or vivant. Rilke écrit :

« Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir agir un jour, juste une fois, avec beauté et courage. Peut-être que toutes les choses qui nous font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent notre amour. Pensez qu’il se produit quelque chose en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main ; elle ne vous abandonnera pas. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous ? »

Et encore :

« Au fond, le seul courage qui nous soit demandé est de faire face à l'étrange, au merveilleux et à l'inexplicable que nous rencontrons. »

Le mythe qui décrit peut-être le mieux la démarche poétique est celui d’Orphée. Celui-ci est le poète par excellence de la tradition grecque. Son chant est d’une telle beauté que les animaux viennent à lui pour l’écouter, les arbres et les pierres lui répondent. Orphée est, comme les bardes de la tradition celte, un chaman. Son épouse, la merveilleuse Eurydice, meurt piquée par un serpent. Orphée descend aux Enfers pour aller la chercher et Perséphone, charmée par son chant, consent à ce qu’il la ramène parmi les vivants. Orphée serait donc le seul homme à avoir, au moins temporairement, triomphé de la mort par amour. Ici, les différentes versions divergent. Une adjonction tardive semble-t-il, et surtout romaine, veut qu’il n’ait pas pu s’empêcher de se retourner pour voir si Eurydice le suivait sur le chemin de retour des Enfers, et il l’aurait alors perdue car c’était à cette seule condition de ne pas douter qu’il pouvait la ramener. Mais le point le plus important, qui illustre la fonction du poète, c’est qu’Orphée ayant été finalement tué par les Ménades suivant Dionysos, sa tête décapitée aurait continué à chanter, donnant voix à la nature toute entière. Le poète s'efface, la poésie demeure, éternelle.

Orphée et Eurydice (Stanhope 1878)
Au travers de ce mythe, nous avons un énoncé de la démarche poétique qui rejoint profondément la compréhension alchimique de Jung, en particulier avec la descente aux Enfers et la transformation spirituelle de l’impétrant par le feu de l’amour. La grande différence entre les deux approches est qu’il y a encore dans la psychologie une prétention de saisie de la nature du mystère, une volonté d’expliquer qu’abandonne le poète au nom de l’entrée dans l’Ouvert, terme qui était cher à Rilke et dans lequel il rejoignait l’intuition mystique de l’espace sans-forme d’où tout jaillit, ou tout se crée. Le poète n’a plus de prétention à savoir quoi que ce soit mais il s’offre à la seule inspiration, c’est-à-dire au Souffle qui traverse toute chose, tout être. À lire Rilke, mais aussi les grands poètes mystiques comme Rûmi, Hafiz de Shiraz, Angélus Silésius, on pressent que toute la psychologie n’est rien d’autre qu’un ponton s’avançant dans le lac du mystère, qu’il faudra bien quitter un jour pour plonger directement dans les eaux vivantes au lieu d’en parler.

Dans cette perspective, que j’élabore tranquillement au fil de ce blogue, il ne saurait par exemple être question de prétendre à une vérité du rêve en l’interprétant, mais seulement de jouer le jeu de la création du sens dans une démarche créatrice de conscience. Dans celle-ci, les images du rêve prennent vie et nous nous prêtons simplement, avec le concours de l’inconscient qui veut que le rêve soit compris, fertilise la conscience, à la pure pôesis qui éclaire l’existence de l’intérieur. Mais encore faut-il, pour cela, faire silence en dedans, c’est-à-dire que se taise tout ce qui prétend savoir, saisir l’immensité du réel et enfermer l’Ouvert dans une théorie. Ainsi, il apparaît enfin combien l’approche poétique rejoint la profonde méditation. Rilke encore :

« Qui demeure immobile tout au fond de soi,
Où la parole s'enracine et prend naissance,
Atteint la source ineffable et se tient coi. »

Je recommande à celles et ceux qui sont intéressé(e)s à approfondir leur compréhension de la voie poétique de lire un très beau petit livre de Fabrice Midal : 

Pourquoi la poésie ?


Je laisserai les mots de la fin à Rilke, mots dans lesquels se dessine un petit chemin ombragé à l’écart des autoroutes, en vous souhaitant une très heureuse fin d’année, et de commencer le nouveau cycle solaire dans la joie :

« Nous sommes les abeilles de l'Univers. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'invisible. »

« Nous devons assumer notre existence aussi loin qu'il est possible : il faut que tout y soit possible, même ce qui paraît inouï. »

« Comme la lune, la vie a une face que nous ne voyons pas et qui n'est pas son contraire, mais bien une complémentarité lui fournissant sa perfection, sa plénitude, en faisant une sphère intacte et complète symbolisant l'être. »

« Illuminées dans votre paix infinie,
un milliard d'étoiles vont tourner à travers la nuit,
flamboyant au-dessus de votre tête.
Mais en vous est la présence
qui sera, lorsque toutes les étoiles seront mortes.
 »

« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l'instant que vos questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »

dimanche 3 décembre 2017

Sacrée liberté


En quelques semaines, mon article "au-delà du polyamour" est devenu le billet le plus lu de ce blogue avec plus de 10000 lectures. J’avoue que cela m’a surpris, même si j’étais conscient de toucher à un sujet brûlant. J’ai reçu beaucoup de messages et j’ai eu le plaisir d’échanger avec des personnes de tous horizons. Mais j’ai craint aussi d’être mal compris et en particulier que l’on me prête de militer pour le polyamour. Or je ne milite pour rien – je n’aime guère ce mot qui de « militer » nous renvoie à la milice (en latin « militia ») et aux militaires. Mon propos était clair, je crois, pour qui s’est donné la peine de lire mon (long, j’en conviens) article jusqu’au bout : le polyamour est dans l’air du temps, une de ces questions incandescentes sur lesquelles nous sommes assis en vivant dans le présent, plus ou moins inévitable… mais il s’agit d’aller au-delà de ce qui pourrait ressembler à une nouvelle idéologie amoureuse qui fait malheureusement trop souvent l’économie de l’engagement pour interroger : notre amour, qu’il soit exclusif ou ouvert, est-il vraiment libre ?

Libre de nos conditionnements, libre de notre blessure affective ?

Je ne milite pour rien, donc, mais s’il faut rompre des lances, en ce qui me concerne, c’est pour la conscience et la liberté. Pas pour une idéologie, une religion, ou par exemple pour un tantrisme dévoyé qui justifie tout et n’importe quoi en niant ce qu’il y a de profondément humain dans l’attachement affectif. Mon postulat personnel est que tout est bon si on y met de la conscience, et tout est mauvais si on est inconscient de ce que l’on fait. Le papillonnage déguisé en polyamour dessert ce dernier par manque de conscience, en le confondant avec son ombre. La vraie question me semble toujours être la liberté, et par exemple la liberté de l’être aimé. La liberté est indissociable de l’amour, et réciproquement. Il se pourrait que ce soit deux noms que nous donnions à un même mystère.

Mais qu’est-ce donc que la liberté ?

Tout comme avec « amour », nous avons là un mot qui est employé à toutes les sauces au point que son sens se dilue dans le vide. Il y a là cependant une idée qui est au cœur de notre modernité, et par exemple de nos systèmes politiques avec le projet démocratique, de notre économie avec le néo-libéralisme, et de notre vision de l’existence d’homo occidentalis qui danse au bord du gouffre de la catastrophe écologique. Là où nos ancêtres du Moyen-Âge mettaient Dieu au centre de leur weltanschauung, nous mettons la liberté dont la proclamation ouvre notre Déclaration des Droits de l’Humain : il parait que nous naissons tou(te)s libres. On aimerait que cette liberté soit mieux partagée sur la planète, en particulier selon qu’on soit homme ou femme, riche ou pauvre, né(e) dans tel pays ou dans tel autre. Mais si l’homme moderne a donc une religion universelle, c’est bien celle de la liberté qu’il projette fréquemment dans sa voiture, dans son compte en banque ou dans sa façon de s’habiller, sans la vivre vraiment bien souvent : nous troquons généralement notre liberté contre la sécurité d’un salaire, d’un abri dans la structure collective. Nous faisons de la liberté un maître mot qui justifie tout et en particulier nos manquements à nous-mêmes ou aux autres. C’est aussi une marque de yoghourt[1] qui permet de vendre une idéologie ou un produit, et nous la confondons avec la possibilité de choisir, la réduisant ainsi au concept de liberté d’un mécanisme. Cela devient alors la liberté de choisir entre plusieurs marques de chips au supermarché…

Mais la liberté, c’est beaucoup plus que cela.

On pourrait dire, me semble-t-il, que la liberté est des noms de Dieu à notre époque, c’est-à-dire que c’est un concept limite qui désigne quelque chose de numineux à quoi s’attache la plus haute valeur. C’est une voie spirituelle, un chemin de croissance en conscience, une exigence radicale de notre temps. Il n’est pas facile du tout d’être libre. En fait, si, c’est très facile parce que c’est ce qui nous est le plus naturel, mais c’est ce qui fait que c’est aussi très difficile. Il faut oser la liberté, qui implique la solitude, l’insécurité, le courage de ne plus se raccrocher à rien de connu pour simplement être qui on est.

Vous l’aurez compris si vous suivez ce blogue, et en particulier si vous avez lu les articles que j’ai consacré à l’anarchie mystique[2], la liberté est une de mes obsessions favorites. À quoi peuvent nous servir les rêves, sinon à être de plus en plus conscients, c’est-à-dire libres de tout ce qui nous conditionne, de tout ce qui nous éloigne de nous-mêmes ? Je vous propose ici une exploration de quelques aspects de cette divine liberté qui est notre droit de naissance, notre nature la plus essentielle... sans prétendre faire le tour du sujet, mais simplement pour l’ouvrir à tous les vents. Ce sont simplement quelques notes de recherche que je vous partage là en espérant que cela me vaudra d’autres ouvertures.

À l’origine de cette réflexion, il y a un rêve. Il y a une vingtaine d’années, j’ai rêvé que je me trouvais devant un tombeau du XIIème ou XIIIème siècle dans lequel était enterré un chevalier. Il me fallait ouvrir cette tombe et comme je m’attelais à la tâche, il m’était dit que ce chevalier était bien plus libre que je ne l’étais moi-même. Ce message était tout à fait paradoxal pour moi, qui mettait alors ma liberté dans mon drapeau noir d’anarchiste : au Moyen-Âge, on n’était pas libre de ses choix, me disais-je, on vivait sous le joug de la féodalité et des tyrannies. Lentement, l’idée que le chevalier pouvait cependant être libre d’une liberté intérieure bien plus grande que la mienne s’est insinuée dans mon esprit. Et puis un jour, je suis tombé en arrêt devant une phrase de Jung que pourtant je connaissais bien :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la "longue route", seul un chevalier risquera la "queste et l’aventure". »

Tiens, me suis-je alors dit : c’est ainsi qu’on peut vivre la quête chevaleresque à notre époque ! J’ai commencé à prendre conscience de ce que la véritable liberté pourrait requérir une initiation. Il y a une liberté de surface, une liberté extérieure dans laquelle je peux être complètement inconscient de mes motivations, de ce qui m’anime. Et puis il y a une liberté qui va avec la connaissance de soi, la conscience de notre véritable nature. C’est ce qu’évoque Mencius quand il disait :

« Celui qui va jusqu'au bout de son cœur connaît sa nature d'être humain. Connaître sa nature d'être humain, c'est alors connaître le ciel. »

Le ciel, c’est l’illimité. Par contraste avec la terre, où règne la pesanteur. Dans les rêves, les voyages en avion, les oiseaux ou le fait de voler sont souvent des références à cette liberté symbolisée par le ciel, qui est aussi le Créateur dans le Yi-King. Dieu est censé être dans le ciel, c’est-à-dire que rien ne le limite : être Créateur, qui plus est tout-puissant et omniscient, c’est n’être entravé par rien, être entièrement et totalement libre. Cependant, nous êtres humains ne pouvons pas vivre sans limites, sans lois et sans formes dans lesquelles nous définir : nous avons besoin de la terre. Nous sommes entre terre et ciel. Nous sommes ce paradoxe qui relie la terre et le ciel, dans lequel le plus limité s’unit à l’illimité…

Quand on s’en tient à la seule liberté extérieure, on croit volontiers que la liberté tient à l’absence de contraintes. On assimile la liberté à la capacité de choisir, que ce soit le programme télé, la marque de chips ou le politicien que l’on nous propose. Or cette définition de la liberté est entièrement mécanique : elle est à rapprocher de la notion de « degré de liberté » dans un mécanisme, qui se définit comme « indiquant la possibilité pour un système d'évoluer dans une direction non contrainte » (Wikipedia). Dans cette conception mécanique de la liberté, nous projetons le fait qui veut que nous sommes nous-mêmes mécaniques dans notre inconscience : tant que nous sommes mus par nos complexes affectifs sans introduire de conscience dans ceux-ci, nous sommes mus par nos réactions. Il suffit d’appuyer sur quelques boutons pour nous faire réagir et nous manipuler. Gurdjieff soulignait que tant que nous n’avons pas pris conscience de notre multiplicité intérieure, de comment nous sommes agis par les sous-personnalités auxquels nous nous identifions d’instant en instant, l’être humain n’est pas vraiment advenu en nous. Il est logique dès lors que nous ne puissions concevoir la vie, le monde et nous-mêmes que dans un déterminisme mécanique de causes et d’effets où la liberté s’inscrit dans le seul champ clos de nos pulsions, nos mémoires et nos croyances limitatives.

Mais il y a une autre qualité de liberté que l’on pourrait définir comme tenant de la liberté créatrice, de la capacité de créer notre vie avec les contraintes qui nous sont données. Il est possible de passer de la réaction à la création. C’est une liberté intérieure qui se conquiert de haute lutte. Dans un monde livré au totalitarisme du marché, du contrôle de l’information et de la manipulation de masses, c’est peut-être notre seule véritable liberté. Nous verrons où se cache cette capacité créatrice inaliénable mais que bien peu réclament. Pour l’instant, remarquons que dans le désir d’une vie sans contraintes, il y a aussi la nostalgie de l’illimité, la projection de notre ciel intérieur, d’un espace entièrement ouvert. Cependant, tant que nous nous inscrivons dans la dualité, il n’y a pas de liberté sans contrainte. Osho illustre merveilleusement ce paradoxe au cœur de la liberté en racontant, comme à son habitude, une petite histoire :

Un jour, un homme l’a interrogé sur la liberté absolue. En réponse, il lui a demandé de lever une jambe, ce que l’homme a fait. Puis il lui a demandé de lever l’autre jambe, ce à quoi l’homme a répondu que c’était impossible, qu’il allait tomber par terre. Osho lui a alors dit que c’était cela la liberté : pour être libre de lever une jambe, il faut s’appuyer sur quelque chose. Il n’y a pas, sur terre, de liberté absolue.

Aucun mécanisme n’est dépourvu de contrainte sur tous ses axes. Sinon ce ne serait plus un mécanisme. Nous avons besoin de prendre appui sur quelque chose pour expérimenter la liberté. Elle n’existe pas dans le vide, à moins que nous ne soyons le Créateur. Dans ce fantasme d’une vie sans contraintes, il y a une envie de se prendre pour Dieu, mais alors cela tient de l’inflation. Plus subtilement, on peut peut-être y voir le désir inextinguible de Le connaître de l’intérieur, de connaître notre dimension créatrice. Un autre enseignant spirituel amène un éclairage précieux sur ce point. Il s’agit de Satyam Nadeen, qui a écrit « De la prison à l’Éveil » et met dans ce livre en lumière ce qu’il appelle « l’équation liberté / limitation ». Dans sa vision, la Source par nature illimitée a choisi de s’incarner dans une forme humaine précisément pour expérimenter la seule chose qu’elle ne peut pas vivre en tant que Conscience infinie : la limitation. Dès lors, elle s’arrange toujours pour que chaque limitation aille avec une liberté compensatrice, et réciproquement. L’histoire de Satyam Nadeen en est une illustration éclairante puisque après avoir cherché l’éveil pendant des années, il a fallu qu’il soit jeté dans une prison de comté californienne, c’est-à-dire dans des conditions extrêmement restrictives, pour que quelque chose s’ouvre enfin en lui, débouchant en lui-même sur cette illimité qu’il recherchait.

Quant à l’assimilation de la liberté à la capacité de choisir, voilà ce qu’en dit Jiddu Krishnamurti[3], qui est sans doute un des enseignants contemporains qui a le plus exploré cette notion de liberté :

« Là où il y a choix, il n’y a pas liberté. Le choix implique la confusion, pas la clarté. Quand on voit très clairement quelque chose, il n’y a pas de choix, il n’y a que l’action. Seul un esprit confus choisit. »

Les propos de Krishnamurti sont ici tellement contraires à notre conception occidentale de la liberté qu’on peut en être choqué. C’est un bon  choc, le genre de choc qui réveille. Que vaut la liberté quand on n’y voit rien ? On voit se profiler ici l’équation « liberté = conscience ». Remarquons avant d’aller plus loin que, de même qu’il n’y a pas d’amour impossible car il est toujours possible d’aimer sans attendre de retour, nous sommes toujours libres, même sous la contrainte. Car si nous sommes prêts à faire face à toutes les conséquences de nos actes, nous sommes toujours libres. Il y a donc une liberté sans contraire, mais celle-ci réclame la conscience. Jung citait souvent une parabole apocryphe qui pose magnifiquement le problème de la liberté :

Jésus passe au bord d’un champ où un homme travaille le jour du Shabbat et lui dit : « Mon ami, si tu sais ce que tu fais, tu es un bienheureux parmi les hommes, mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et tu es un transgresseur de la Loi. »

Il y a deux points à considérer dans cette parabole. Le premier, c’est que la liberté est indissociable de la responsabilité. Je me cite moi-même car je ne saurai encore mieux dire que ce que j’écrivais déjà dans Mystique Anarchie : « La conscience, le fait de savoir ce qu’on fait et d’en prendre l’entière responsabilité, est la clé de la liberté. Il n’y a pas de progrès de la conscience sans, à certains moments, transgression ; celle-ci est comme une sortie de la matrice que constituait la Loi et son acceptation sans conscience. » Mais il y a un autre aspect à considérer. La Loi dont il est question ici n’est pas la loi des hommes. C’est ce que les bouddhistes appellent le Dharma, la loi naturelle, et la Chine, le Tao, le cours de l’être. Il y a dans cette parabole un terme précis qui peut sonner une cloche à qui s’intéresse à la spiritualité, c’est celui de « bienheureux ». Le Bouddha est souvent désigné comme le Bienheureux. La liberté absolue est l’équivalent de la félicité totale, ananda. C’est que l’homme conscient connaît l’esprit de la Loi, et n’a plus besoin de s’en tenir à la lettre. Il voit la réalité des choses. Il fait shabbat en permanence, puisque Shabbat est le jour du retour à la nature divine, et il peut donc travailler ce jour-là car son travail ne l’éloigne pas de l’essentiel. Mais s’il ne sait pas ce qu’il fait, s’il n’est pas conscient, il se maudit lui-même, c’est-à-dire qu’il se met inconsciemment en opposition avec sa nature essentielle. Cela se réinsère cependant dans la loi naturelle par le fait qu’il souffre, et que c’est au travers de cette souffrance qu’il grandit en conscience jusqu’à être capable d’une véritable liberté. Non plus une liberté contre la Loi mais une liberté créatrice, supportée par la Loi de la vie.

Sartre, qui disait que « l’homme est non seulement libre – l’homme est la liberté », liait aussi liberté et responsabilité en expliquant qu’en fait, nous sommes condamnés à la liberté :

« Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que je veux dire quand je dis l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et encore néanmoins la liberté, et à partir du moment où il est jeté dans ce monde il est responsable de tout ce qu’il fait. »

C’est une condamnation bien plus sévère que l’on voudrait le croire dans une perspective naïve où la liberté serait une absence de contrainte. En effet, c’est un poids pour la conscience que d’être libre. Il n’y a qu’à voir combien de gens sont prêts à se débarrasser de leur liberté en la remettant entre les mains d’un chef pour les guider, d’une idéologie ou d’une tradition pour leur dire quoi penser. La liberté fait partie des grands enjeux existentiels inévitables, avec la mort, la solitude, l’absence de fondement et l’amour. Le psychiatre Irvin Yalom[4] fait remarquer qu’alors qu’à l’époque de Freud et Jung, on venait souvent les consulter pour traverser un conflit de devoirs, il y a désormais de plus en plus de gens qui arrivent dans le cabinet de consultation avec un grand vide en dedans : ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Ils sont effrayés par la responsabilité qu’ils ont de leur vie. De plus en plus d’ouvrages insistent sur ce mal contemporain qu’est « la fatigue d’être soi », selon le titre d’un livre du sociologue Alain Ehrenberg qui montre que l’individu moderne n’en peut souvent plus d’être « moi ». Dépression, anxiété et angoisse sont souvent liés à cette obligation qui lui est faite de devoir s’assumer dans une autonomie psychique qu’il tente de noyer par tous les moyens, la télé et les tranquillisants étant les plus usuels. On peut lier à ce défi le désir de plus en plus souvent rencontré de « disparaître de soi », pour reprendre le titre du livre de David Le Breton, un autre sociologue qui, s’il souligne que cette tentation se traduit souvent dans le burn-out, l’alcoolisme ou la maladie d’Alzheimer, montre aussi qu’elle a son versant positif dans la pratique du yoga, de la méditation, de la marche, du jardinage…

De la lecture de Irvin Yalom et de Sartre mais aussi de ces sociologues, il ressort qu’il est bien naturel de ressentir de la peur et de l’anxiété devant l’immensité de notre liberté, c’est-à-dire de notre responsabilité. Ce qui ne serait pas « normal » en fait, c’est de ne pas éprouver de peur car cela traduirait une pure inconscience de la réalité des enjeux. Sartre le dit carrément : « Tous les hommes ont peur. Tous. Celui qui n'a pas peur n'est pas normal, ça n'a rien à voir avec le courage. » Le courage n’est pas l’absence de peur, c’est le fait d’avancer avec et malgré la peur. Se libérer de la peur, ce n’est pas ne plus avoir peur, c’est ne plus être empêché de vivre par la peur. Le problème avec la peur, ce n’est pas la peur elle-même mais la façon dont nous sommes en relation avec elle, le fait que nous refusons de la vivre, de la traverser (une petite vidéo[5] de l’humoriste André Sauvé illustre merveilleusement ce point). Les rêves sont souvent d’un grand secours dans nos relations avec la peur, soit qu’ils nous permettent de rencontrer nos peurs inconscientes ou de faire face à nos peurs dans un espace protégé par son irréalité, soit encore qu’ils nous aident à trouver les ressources dont nous avons besoin pour avancer dans notre vie avec notre peur, et non contre elle. Et puis, dès lors que nous sommes décidés à prendre la responsabilité de notre vie, ils nous aident à retrouver notre liberté créatrice en nous aidant à nous connaître nous-mêmes, à comprendre ce qui nous agit.


Dans cette liberté essentielle qui découle de la responsabilité, il ne s’agit en effet pas seulement d’être responsable de nos actes et de ses paroles, c’est-à-dire d’en assumer les conséquences dans le monde extérieur. Nous devons prendre aussi responsabilité de nos pensées, c’est-à-dire de la façon dont nous voyons le monde, la vie, et finalement dont nous interprétons ce qui arrive. Voilà où se niche notre véritable liberté créatrice, qui est aussi une liberté absolue : nous sommes toujours créateurs de notre enfer ou de notre paradis selon la façon dont nous vivons les choses, dont nous les interprétons. Quand nous rejetons la faute des souffrances que nous rencontrons sur autrui, nous abandonnons notre liberté et nous nous mettons dans le pouvoir de cet autre en lui demandant de prendre la responsabilité de ce que nous vivons. Mais les rêves nous renvoient souvent à la possibilité de vivre les choses autrement, nous montrent les différents angles sous lesquels nous pouvons considérer les choses : toutes les situations offrent de multiples possibilités d’interprétation dépendant des histoires que l’on se raconte. Par exemple, nous nous croyons victimes d’une relation, et le rêve nous montre que nous manipulons inconsciemment celle-ci pour en tirer un bénéfice inconscient. C’est le rôle compensatoire bien connu des rêves : si nous ne voyons qu’un côté des choses, le rêve nous en montrera l’autre côté et nous aurons une chance d’accéder à une vision totale. C’est-à-dire libre de l’unilatéralité.

Une vision entière, conjoignant les contraires.

Il semble que ce soit cela, l’Éveil, et rien de plus : la liberté à l’égard des histoires que nous nous racontons, des identifications à tel ou tel personnage, des justifications que nous donnons à nos actions. C’est la liberté de la conscience qui n’est plus dupe de son rêve. Elle continue à rêver, bien sûr, mais lucidement. C’est une liberté illimitée, absolue, et qui fait de nous des « enfants de Dieu » car co-créateurs de nos existences, du moins dans la façon dont nous les vivons. C’est notre ciel intérieur. Et le fait de revendiquer cette liberté, qui est notre droit de naissance inaliénable en tant que conscience, a une conséquence très importante dans la façon de vivre les difficultés inévitables de l’existence. Suyin Lamour, qui nous parle[6] de son exigence de liberté et de l’éveil à laquelle celle-ci l’a conduite, le dit fort bien :

« Le monde qui nous entoure et dans lequel se déroule notre vie n’est rien d’autre qu’un reflet des mouvements d’énergie qui se produisent en nous et de la façon dont nous les interprétons. Il n’a aucune réalité objective. Tant que nous n’avons pas réalisé cela, notre malheur vient de ce que nous prenons les choses à l’envers. Nous essayons d’agir sur les situations au lieu d’agir sur nous-mêmes. La seule maitrise que nous puissions avoir est la maitrise de notre système de croyances. Nous ne pouvons pas changer les événements, nous pouvons seulement changer notre façon de les interpréter, en observant nos croyances et en nous ouvrant à la possibilité de regarder autrement. »

Quand se défait cette croyance que nous avons en un monde objectif, qui serait comme ceci ou comme cela indépendamment de notre interprétation et de nos projections, le sentiment d’être un « moi » bien défini se dissout aussi. Il n’est plus possible de s’attribuer, dans notre relation avec nous-mêmes, telle ou telle qualité ou tel défaut, ou encore tel élément de notre histoire personnelle ou familiale comme nous définissant. La conscience de soi, c’est-à-dire de l’existence d’un sujet conscient, d’un témoin ou d’un observateur, ne disparait pas dans une fusion avec tout ce qui nous entoure qui serait caractéristique, à l’inverse de l’accomplissement de l’Œuvre, d’un état psychotique dans lequel tout est perdu. Quand l’Orient dit que la liberté, c’est l’absence de moi qui permet au Soi d’apparaître, il ne prône pas l’entière dissolution du sentiment d’identité personnelle. Il devient simplement évident que le moi n’a aucune réalité propre, aucune substance indépendante du Soi : c’est un complexe, c’est-à-dire un amalgame de pensées, de mémoires et d’émotions autour d’un noyau qui constitue le sentiment d’identité mais ne vient pas lui, qui apparait dans la conscience. De la même façon que Dieu est, selon les mots de Richard Moss, « un objet transitionnel vers l’Infini », le moi se révèle être un objet transitionnel vers le Soi en tant que sujet, c’est-à-dire une représentation mentale permettant à la conscience de s’appréhender elle-même. C’est pourquoi on l’appelle la conscience autoréflexive d’ailleurs : elle se réfléchit dans son propre miroir, le miroir de la  Conscience.

Toute l’aventure de la liberté qui se découvre elle-même, toute la quête qui se joue par exemple dans l’exploration des rêves, la pratique de la méditation et l’auto-investigation radicale consistant en interroger encore et encore : « Qui suis-je ? »... et finalement dans toutes les activités dites spirituelles et même celles qui n’ont rien de spirituelles… apparaissent finalement comme manifestant dans le temps l’émergence du Soi qui se re-connaît. Dans les rêves, il apparait volontiers dans des mandalas, ou encore dans des symboles de vieux sage ou de vieille femme millénaire, d’êtres divins ou extraterrestres, d’animaux fabuleux ou d’enfants merveilleux, etc. Il nous montre le visage que nous avions avant d’être nés et il transcende la mort, l’espace, le temps… pour nous ouvrir à une perspective qui va toujours au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir, imaginer, décrire. C’est en cela, dans cette ouverture vers l’incommensurable que nous sommes, que le Soi confine à l’illimité, qu’il manifeste l’Infini et l’Éternel sur terre et dans le temps. Il a besoin du moi pour s’incarner dans la dualité car non seulement il ne s’oppose pas à ce « moi », mais il le « réalise », c’est-à-dire qu’il le rend réel, il lui confère sa réalité : il le crée en chaque instant. La caractéristique du moi est de se différentier en se distinguant de ce qui est « autre » que lui, ce qui définit son identité séparée. Celle du Soi est de conjoindre les opposés et de les transcender dans une unité plus large qui ressort dans la Conscience contenant tous les contraires, et par exemple la paire conscient / inconscient, sans s’identifier à aucun d’entre eux. Le Soi est le tout Autre du moi qui cependant le complète et l’englobe dans son unité. Ces vues nous amènent à une conception radicalement nouvelle de la liberté qui tient toute entière dans ce que répétait fréquemment Ramesh Balsekar :

« Des actes sont faits, des événements arrivent, mais il n'y a pas d'agissant individuel. »

Il n’y a que le Tout qui agit en tout en toutes circonstances. Cela ne nous exonère pas de notre responsabilité qui, en tant que réponse créative plutôt que réactive à ce qui est présent, creuse le lit par lequel l’Énergie coule comme une rivière. Car ce moi, qui est attaché à cette responsabilité, est aussi un de ces contraires qui danse autour du centre qu’est le Soi, et permet la relation consciente à ce centre. Il ne disparait pas, il est simplement relativisé en Conscience, et sa liberté apparait comme relative en regard de la liberté absolue du Soi. Le moi est pris dans un jeu mécanique de causes et d’effets, le Soi crée. C’est la caractéristique de la présence du sacré : le Divin, « ça crée » toujours du nouveau, de l’imprévisible. La terre et le ciel, le moi et le Soi manifesté, co-existent dans l’espace de la Conscience qui les ré-unit en Une seule Réalité au-delà de toute conceptualisation, un seul Être qui relie le haut et le bas – le Un sans Second. Mais cette ré-union n’est possible que si la liberté est conjointe à la responsabilité au sein d’une éthique, qui tout à la fois incarne les plus hautes valeurs auxquels le moi peut sacrifier, par exemple le respect de la liberté d’autrui, et permet d’intérioriser la Loi, c’est-à-dire de s’harmoniser avec le Tout. Quant à la nature de cette relation entre le moi et le Soi, et comment la vivre en toute liberté, nul n’en a mieux parlé selon moi qu’Étienne Perrot :

 « À partir du moment où je sais que je suis relié à un centre qui me dépasse et dont j’ai appris l’intelligence et la sagesse, j’accepte avec gratitude, avec amour, ce lien. J’accepte de me dépouiller du fardeau, de mes soucis propres, de mes doutes, de mes recherches tâtonnantes du bien et de ce qui est juste, j’épouse ce qui m’est montré, ce qui m’est dit, j’y vais de tout mon cœur, que ce soit joyeux, que ce soit douloureux, je suis, pourrait-on dire, porteur dans cet acte, de toute l’énergie de l’univers puisque cette énergie qui m’anime vient du centre de moi au-delà de moi, qui est comme le centre du monde.

Je suis doté ainsi de la liberté qui est celle de l’unité et qui est celle du Tout.

Le Tout, l’univers dans sa réalité, est libre, puisque il n’est limité que par lui-même.

Eh bien j’épouse sa liberté.

On a donc le sentiment d’une totale dépendance, qui apparaît concrètement comme une totale liberté, et c’est encore une de ces rencontres des contraires dont est faite cette œuvre intérieure. » 

Tout cela peut sembler bien abstrait. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie dans une vie humaine ? La liberté, c’est de vivre la totalité de nous-mêmes, c’est-à-dire de donner place à toutes les parties de notre être pour qu’elles puissent se vivre. Cela implique par exemple de vivre tous nos amours, de chercher à développer tous nos talents, mais aussi d’accepter toutes les émotions qui nous traversent, incluant les émotions dites négatives de la colère, de la jalousie, etc. Cela réclame d’accepter d’aller au bout de toutes nos contradictions en les endurant sans compromis qui les amoindriraient. Nietzsche disait qu’on mesure la profondeur d’une âme à l’ampleur des contradictions qu’elle endosse. Or la vie et le réel étant fait d’opposés, il n’est aucune autre voie pour grandir en conscience que d’assumer notre dualité, en particulier de lumière et d’ombre. Notre tâche est dès lors d’élargir suffisamment notre conscience pour accueillir toutes ces contradictions qui nous font et nous traversent, et de trouver assez d’espace intérieur pour donner leur place à toutes nos parties, qu’elles puissent se vivre et se développer. Bien sûr, l’objectif est dès lors qu’elles s’harmonisent plutôt qu’elles se battent, et c’est le rôle de la conscience que d’être l’arbitre de leurs débats.

La liberté tient dès lors à ce lien conscient avec la totalité de notre être.

Dès lors où nous vivons en conscience le fait d’être dotés de multiples facettes qui réclament tout autant  les unes que les autres de se vivre, que nous acceptons d’être tissés de contradictions, d’ombre et de lumière dansante, nous avons une chance de trouver le centre autour duquel toute cette multiplicité s’organise. C’est un peu comme trouver l’œil du cyclone dans la tempête. C’est la position du Témoin qui embrasse l’ensemble de notre univers intérieur, le fameux microcosme qui est un reflet dans sa richesse du macrocosme. Et comme tout dans ce monde est tissé d’opposés, en endossant pleinement cette multiplicité changeante de l’être, nous trouvons aussi avec ce centre le socle de sa véritable unité. Dès lors, la nature de la liberté devient une évidence sensible et vivante :

La liberté, c’est la Conscience.

La liberté, ce n’est donc pas le « free for all » dans lequel toutes les parties de soi tireraient à hue et à dia, chacune dirigeant le mouvement de l’être au gré de son impulsion. La liberté va avec l’effort de conscience visant à harmoniser les différentes parties de soi et à faire ressortir l’unité au-delà de la multiplicité. C’est ainsi que la conscience se met au service du grand Être qui se manifeste au travers de multiples facettes sans jamais se résumer à aucune d’elle. C’est ce service que nous pouvons proprement appeler "liberté" car c’est qu’ainsi que nous sommes véritablement fidèles à Soi, à ce pourquoi nous sommes nés en ce monde.

C’est simplement de laisser vivre le Vivant en nous.

En langage traditionnel, on pourrait dire de façon toute paradoxale, c'est-à-dire conjoignant les contraires : la liberté, c’est « faire la volonté de Dieu ».

Mais finalement, en conclusion, il faut dire que la liberté, ce n’est pas une idée, ou plutôt, cela demeure une idée au sens platonicien, c’est-à-dire un archétype directeur de la psyché humaine, jusqu’à ce qu’on l’incarne. Mais les idées, si ce ne sont pas des excréments du mental, réclament d’être vécues pour être comprises. Ainsi en est-il de l’amour, dont on ne parle pas quand on le vit car c’est alors lui qui parle en nous, au travers de nous – tous les poètes le savent. Il apparaît donc en conclusion que la liberté est une réalité vivante. J’ai eu la chance de la rencontrer en quelques personnes, parmi lesquelles Richard Moss et Ma Premo. Ce qui est merveilleux avec la liberté, c’est que c’est contagieux. Une personne libre donne à ceux et celles qui la rencontrent non seulement un reflet de la liberté qu’ils sont en potentiel, mais un point de repère quant à ce que cela signifie d’incarner cette liberté, et in fine la permission de la vivre. C’est le rôle de ce que l’on appelle les maîtres spirituels, qui démontrent leur maîtrise en étant totalement libres, et n’ont de cesse d’inoculer leur liberté à qui sera assez fou pour s’approcher d’eux.



[1] Au Québec, nous avons une marque de yoghourt « Liberté »… et le réalisateur Pierre Falardeau a publié un livre bien connu clamant dans son titre que « la liberté n’est pas une marque de yoghourt ».
[3] En particulier dans « Se libérer du connu », « la première et dernière liberté »…
[4] Irvin Yalom, Thérapie existentielle.
[6] Suyin Lamour, la joie d’être.