vendredi 6 avril 2018

Un puits sans fond

Ma Ananda Mayi
Je reviens doucement du désert du Sahara où je suis allé marcher avec un groupe de rêveuses et de rêveurs en mars dernier. Cela prend du temps de revenir de cette immensité vivante. Dans mes poches, beaucoup de sable et quelques tonnes de silence. J’ai entendu de beaux rêves car le désert est un lieu propice à la rencontre avec notre source vive. Je vous parlerai peut-être une autre fois de ce voyage autant intérieur qu’extérieur mais aujourd’hui, je vous partagerai simplement un autre rêve d’éveil qu’une rêveuse m’a envoyé suite à mon article précédent. C’est un rêve qu’elle a fait il y a plus de 20 ans et qui « reste frais comme de cette nuit », explique-t-elle :

Je suis dans une grande salle au rez-de-chaussée d'un immeuble, il y a beaucoup de monde qui fait la fête, ça chante, ça rit... moi je me sens mal, pas en communion avec ces gens inconscients et je m'en vais, je quitte la salle. Je me trouve dehors et c'est la nuit noire je ne vois rien et soudain je tombe dans un puits sans fond : la sensation de chute est réelle, la peur horrible, je vais mourir écrasée, j'essaye de m'accrocher aux parois lisses mais c’est impossible. Puis d'un coup je me rappelle d'avoir lu dans un livre de Ma Ananda Mayi, la sainte indienne :

« Au moment de mourir, puissiez-vous penser à Dieu ».

Et, miracle, à l'instant même la chute s'arrête, je vois mon corps continuer sa chute comme une vieille chaussette et je deviens immense, infinie, la Conscience.

Puis je me réveille dans mon lit.

Elle ajoute encore que rien n'a changé par la suite dans sa vie. Il est resté de ce rêve juste la frustration de ne pas vivre ça réellement mais aussi la joie comme un clin d'œil  de son Moi profond – ou pourrions-nous dire du Soi. Dernièrement, cependant, elle dit avoir tourné son index vers son visage en se demandant : « qui est là derrière ? », et elle évoque Douglas Harding, l’homme de la « vision sans tête », qui suggère d’entrer dans une telle investigation. Alors, selon ses mots : « la quête est tombée, il y avait juste "tu es le début et la fin, l'alpha et l'oméga, le Présent éternel" ».

Tout cela, ajoute-t-elle, lui rappelle un koân qu’elle aime beaucoup :

« Une grenouille au bord de l'étang , plouf... »

Plouf, en effet…

Est-il besoin de dire grand-chose de plus ?

Pour moi, un tel rêve est un marqueur qui donne une orientation à la conscience relative, et comme un Nord magnétique à la boussole intérieure de la rêveuse. Elle a, dans le rêve, vécu l’éveil. L’expérience, si tant est qu’on puisse parler d’une expérience – car il s’agit en fait d’une non-expérience, de la sortie de toutes les expériences – est advenue dans ses profondeurs. C’est un peu comme une grenade sous-marine qui exploserait par dix mille mètres de fond ; cela ne donnera en apparence qu’un clapotis à la surface et cependant, l’énergie a été libérée. La bonne nouvelle, c’est que lorsque quelque chose de cet ordre advient en rêve, non seulement la psyché a-t-elle désormais un Nord magnétique – l’éveil n’est plus un concept, une idée, mais une réalité vivante – mais cela adviendra tôt ou tard, nécessairement, dans la conscience ordinaire. Cela peut prendre une vie, simplement, pour que le rêve se déploie. Mais le rêve est comme une graine qui, plantée dans un sol fertile, a germé et donnera un grand arbre…

Un tel rêve ne réclame pas d’interprétation. Mais bon, faisons un peu d’explication de texte, cela pourra servir, donner quelques repères sur la carte à celles et ceux qui expérimentent des choses analogues.

Le préalable du rêve, c’est que la rêveuse quitte le monde. Le monde, du point de vue spirituel, est le lieu où l’on se distrait de la réalité en faisant la fête, en s’amusant. L’étymologie de « distraction » nous renvoie au latin distractio, qui signifie le désaccord, l’éloignement, la séparation… de notre nature essentielle. J’ai reçu moi-même un rêve un jour où je visitais l’Enfer, et j’y voyais des gens se précipiter pour participer à la grande fête qui allait se donner au château qui trônait au milieu de l’Enfer. Mais donc, la rêveuse s’arrache au sommeil hypnotique de la distraction et de l’amusement. Son sentiment de n’être pas en communion avec la foule est le premier signe de l’Appel qui invite la personne à quitter la communauté. Je vous renvoie, pour de plus amples explications sur la nature de cet appel, à l’analyse qu’en donne Joseph Campbell dans le héros aux mille visages.

La rêveuse se retrouve alors dans la nuit noire et tombe dans un puits sans fond, c’est-à-dire qu’elle risque l’exploration hors du connu et perd tout appui, toute certitude.

Elle tombe dans « le fond sans fond » de Jacob Boehme.

Bien sûr, c’est une mort. C’est terrifiant. Il s’agit, expliquent toutes les traditions mystiques, de « mourir avant de mourir ». On ne peut qu’essayer de se raccrocher à n’importe quoi, à commencer par toutes les explications spirituelles qu’on pourra trouver du processus. La personnalité s’effondre, se meurt, et avec elle tout ce qui faisait le sentiment d’être une identité séparée, quelqu’un... et de savoir quelque chose, d’être en contrôle. Mais voilà que, dans ce rêve, la clé nous est offerte. Toute simple. Elle tient dans les mots de Ma Ananda Mayi qui reviennent à l’esprit de la rêveuse dans sa chute :

« Au moment de mourir, puissiez-vous penser à Dieu. »

Au moment de mourir, au moment où le voile se soulève… puissiez-vous vous tourner vers le Soi, vers le Réel, vers la Conscience, vers l’Infini, vers la Claire Lumière. Et alors, le « miracle » se produit. La rêveuse constate qu’elle n’est pas ce corps qui continue sa chute. 

Elle est la Conscience Elle-même.

Elle s’est souvenue de sa véritable nature. Elle est libre de l’illusion.
Et voilà donc que, plus de vingt ans après ce rêve, qui reste aussi frais que s’il était de la nuit même, il apparait que c’est la quête qui tombe dans le puits. Il fallait aller au bout de la recherche pour se rendre compte qu’il n’y a rien à chercher, que Tout est déjà là. Mais voilà alors que se présente un autre pointeur, Douglas Harding, qui suggère simplement de retourner l’index vers soi et d’interroger :

Qui regarde ?

C’est une version contemporaine de l’investigation fondamentale :

Qui suis-je ?

Au fond de cette question, qui est un koân, il n’y a pas de fond.

Et plouf !

Dans son courriel, réagissant à mon article sur les rêves de frère Pierre, la rêveuse me disait constater que « chaque expérience d'éveil est différente, en fait il y en a autant que de personnes, car elles sont le reflet des contenus de notre psyché, de notre histoire qui est unique pour chacun. Apparemment, tant que l'on raconte l'éveil qu'on a vécu, c'est la personne qui le dit (avec son mental) et donc une expérience d'éveil n'est pas l'Éveil duquel on ne peut rien dire puisqu'il n'y a plus personne pour le relater. Ces expériences aussi belles soient elles ont un début et une fin et donc se déroulent dans le temps et l'espace; ça ne peut pas être le Soi qui est hors du temps et de l'espace; par contre elles sont très intéressantes, riches d'espoir et des pointeurs vers la bonne direction. »

Je suis entièrement d’accord avec elle, en particulier donc sur la nécessité de distinguer l’éveil et l’Éveil. Le premier est dans le temps. Il advient à quelqu’un, avec une histoire et un mental pour rendre compte de l’expérience, même si finalement cela signe la fin du mental et de toutes les expériences – c’est-à-dire que l’on sait que rien de ce que l’on pourra en dire ne rendra compte de la réalité, que ce qui advient alors est au-delà des mots, des expériences. Car en fait l’expérience en question pointe vers l’Éveil, qui est une dimension archétypale qui échappe à toute saisie mentale, comme un miroir tourné vers le soleil : il peut en refléter la lumière, mais bien fou qui croira qu’il tient là le soleil. Alors, à quoi sert-il d’en parler ?

À rien, car on ne peut rien en « faire ».

Chez ceux chez qui la graine a germé, cela l’arrose simplement avec des mots. Cela produit un petit mouvement de reconnaissance de l’essentiel…

De toute façon, comme nous l’assène Karl Renz, un éveillé contemporain qui, comme Douglas Harding, secoue volontiers le cocotier mental :

Il ne s’est jamais rien passé.

Si vous vous intéressez à l’éveil avec ou sans majuscule, je vous invite à lire son « pour en finir avec l’éveil », dont vous pouvez trouver un extrait sur Internet[1].

On pourrait dire que c’est dans la nature du Soi d’être dans l’Éternité, hors du temps et de toute possibilité d’expérience car celle-ci implique toujours la comparaison avec autre chose, or le Soi est l’Un sans second, ce qui ne peut être comparé à quoi que ce soit. Mais dans la conscience relative, c’est-à-dire dans l’espace-temps, il apparait comme une expérience disruptive du connu, qui débouche nécessairement sur « au-delà » de tout ce que cette conscience peut envisager. C’est cet au-delà de l’au-delà qu’évoque le mantra zen, qui nous vient du Sûtra du cœur :

Gate gate paragate parasamgate boddhi svaha.

Ce qui signifie :

Allez, allez au-delà, allez au-delà du par-delà, jusqu’à la réalisation de l’Éveil.

Bon, voilà, j’en ai trop dit. Je retourne à mon désert faire des provisions de silence. Avec Douglas Harding, je peux dire que j’y ai perdu la tête… et je ne suis pas certain d’avoir envie de la retrouver.