mercredi 16 décembre 2015

Le rêve du temps

Salvador Dali - Persistance de la mémoire
Dans Les Iroquois et le rêve chamanique, un livre que je recommande tout particulièrement, Robert Moss raconte que lorsqu’il avait neuf ans, il a été opéré d’urgence pour une appendicite aigüe et que les médecins ne donnaient pas cher de sa peau. L’un d’eux avait prévenu sa mère qu’elle ferait mieux d’accepter l’idée de le perdre, qu’il ne s’en sortirait probablement pas. Sous anesthésie, Robert a fait un étrange voyage qui l’a amené sous terre, dans un autre monde où il a vécu une vie entière, dédiée au rêve. Quand il est mort dans ce monde, après être devenu un père et un grand-père, son corps a été placé sur un bûcher funéraire et Robert a voyagé avec la fumée pour revenir dans le corps torturé de douleurs d’un enfant de neuf ans à Melbourne. Il a continué à faire d’étranges rêves…

Dans l’un d’eux, un jeune Grec lui a expliqué que la véritable connaissance ne peut s’acquérir que par anamnesis, c’est-à-dire en se souvenant de ce que nous savions au niveau de l’âme avant de nous incarner. Jung a en effet souligné qu’il semble que l’inconscient ait un savoir absolu, mais qu’il soit difficile d’accès, car hors du temps. En grec ancien, la vérité est aletheia, où a est privatif et letheia signifie « oubli » : la vérité est donc ce qui ressort quand on arrête d’oublier. Cet oubli, c’est aussi ce que l’Orient désigne comme avidya, ignorance ou inconscience, errance. Et c’est en effet un des intérêts des rêves que de nous aider à nous « souvenir de qui nous sommes » – certaines personnes, quand elles découvrent le travail des rêves, ont l’impression de revenir « chez elles », au contact de ce savoir absolu qui se révèle en outre vivant, avec qui on peut apprendre à dialoguer.

Le jeune Robert a reçu un jour une autre visite intrigante en rêve : il s’agissait d’un gros homme aux cheveux blancs qui ressemblait à un oncle gentil. Il l’assura qu’il allait passer au travers de ses problèmes de santé. Il ajouta : « Cela peut sembler étrange, mais un jour viendra où les gens non seulement écouteront tes rêves mais seront très intéressés à les entendre. » Le vieil homme lui a demandé quelque chose de bizarre : il voulait que Robert mette du sel et du poivre sur ses crêpes la prochaine fois que sa mère l’emmènerait au café pendant une après-midi de magasinage. Robert s’est exécuté et a conservé l’habitude de saler et poivrer ses crêpes. Ce n’est que bien des années plus tard qu’il a reconnu le vieil homme, en se regardant dans le miroir. Et en effet, les rêves de Robert Moss et le travail qu’il en fait , en particulier avec la restauration des anciennes pratiques des « peuples du rêve » qu’étaient les Iroquois et les Hurons, sont un trésor pour qui s’intéresse à ces sujets.

J’ai vécu pour ma part un « choc temporel » similaire à celui qu’il décrit quand il a reconnu le vieil homme dans le miroir, mais ce n’était pas lié à un rêve. Je revenais d’une retraite de méditation où j’avais travaillé sur le koan « Qu’est-ce que la vérité ? ». J’avais le sentiment d’avoir atteint une limite avec cette question et de ne pas arriver à la franchir. De retour chez moi, je prenais quelques notes sur le déroulement de la retraite quand je me suis souvenu brutalement d’une version apocryphe du Tao-të-king que j’ai lue il y a plus de 30 ans, dont les premiers mots s’étaient alors gravés dans mon esprit :

« La vérité est ce qui est.
Ne pas la reconnaître, c’est ne pas être. »

Soudain j’avais ma réponse, le koan était traversé par une évidence lumineuse. Je connaissais la réponse, mais ce qui était troublant, c’était de réaliser que je l’avais toujours eue, et que d’une certaine façon, j’avais eu la réponse avant d’avoir la question. Or, maintenant que j’avais la question, tout prenait sens – tout le chemin parcouru pour parvenir à la compréhension entière de cette phrase lue aux alentours de mes quinze ans. Cette lecture m’avait alors jeté dans une quête spirituelle ; celle-ci venait de prendre fin. Pendant quelques heures, mon sens du temps a été complètement perturbé : il me semblait évident qu’il n’y avait qu’un instant présent à partir duquel tout se déployait en permanence avec des liens de sens, et non une séquence linéaire d’événements disjoints, reliés seulement par des jeux aveugles de causes et d’effets.

Bien sûr, il n’y avait rien là du point de vue rationnel qui mérite tout ce branle-bas, pas même une coïncidence signifiante, mais tout au plus la décharge de tension d’un esprit surchauffé par l’effort requis dans le travail du koan. Je ne pose pas pour ma part de séparation en dur entre les rêves nocturnes et une vision, un envahissement de l’inconscient ou un état altéré de conscience. Plus tard, j’ai trouvé une certaine similarité entre ce que j’ai vécu alors et l’expérience rapportée par Jill B. Taylor[1] : cette neurologue a été le témoin attentif de l’effondrement de son propre cerveau gauche, et décrit comment sa perception de ce que nous appelons la réalité en a été complètement bouleversée. J’en ai tiré la conclusion consolante pour tous les chercheurs spirituels que nous connaitrons tous l’éveil au plus tard au moment de la mort, quand le filtre qu’est notre cerveau tombera en carafe. Alors, notre conscience sera libre de toute limitation...

Je mesure le danger que j’ai encouru : de rester fixé dans une telle perception de la réalité sans l’intégrer peut conduire à l’hôpital psychiatrique – la frontière entre l’émergence spirituelle et le problème de santé mental reste incertaine tant qu’on n’a pas intégré l’immensité accessible au-delà de l’ouverture dans le quotidien. Pour moi cela reste un accident souriant dont ma notion du temps ne s’est jamais bien remise car ce dernier s’est révélé, en s’effondrant, être une simple construction mentale. Il m’en est resté un sens de l’éternité au cœur du temps : il est pour moi désormais évident que ce dernier est comme une rivière dans laquelle nous pouvons plonger, ou que nous pouvons contempler de la rive, sans nous laisser emporter…

La physique a beaucoup de choses intéressantes à dire sur le mystère du temps. Je suggère en particulier la lecture d’Etienne Klein. Einstein a mis en lumière (c’est le cas de le dire) la relativité du temps : il n’y a pas de temps absolu. L’écoulement du temps dépend de la vitesse de l’observateur. Ainsi, nous avons la preuve qu’une personne qui voyagerait dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière vivrait l’expérience dont parlent nombre de contes de fées, quand le héros visite l’Autre Monde : en revenant sur terre après quelques années, elle constaterait que plusieurs générations se seraient écoulées.

Mais c’est la cosmologie qui nous donne la compréhension selon moi la plus éclairante de la nature du temps. En effet, selon celle-ci, le temps a commencé avec le Big Bang – il est impossible d’interroger ce qui se passait « avant » cette explosion initiale de lumière car cela n’a aucun sens. Il est aussi physiquement certain que le temps disparaitra quand l’univers se résorbera dans un trou noir. Cela nous permet de comprendre l’intuition prodigieuse des anciens rishi hindous qui voyaient la création et la disparition de l’univers comme étant l’inspire et l’expire d’une respiration divine.

Je vous invite à prendre un moment pour méditer cette image : il y a une similarité de nature entre notre respiration, la façon dont nous émergeons du sommeil et y retournons, la naissance et la mort, et finalement donc l’émergence de l’univers et sa résorption. En respirant en conscience, nous pouvons nous accorder à ce rythme.

La conscience de ce rythme emmène au-delà du temps.

En contrepoint des affirmations de la physique, il peut être éclairant de nous arrêter un instant sur le récit des origines du monde par les aborigènes australiens. Ceux-ci, comme la plupart des peuples de culture chamanique, expliquent que rien ne se concrétise dans ce que nous appelons « la réalité » qui n’ait d’abord été rêvé. Le domaine de la matérialité physique n’est pour eux qu’un rêve solidifié dans lequel nous nous rencontrons, mais le cœur du réel est ce qu’ils appellent « le temps du rêve ». C’est dans ce « temps » hors temps que sont les ancêtres qui ont appelé chacun(e) d’entre nous dans l’existence, avec chacun(e) un talent et un rôle particulier à jouer.

Le modèle que les Vrais Hommes, comme se désignent eux-mêmes les aborigènes australiens, proposent du Réel ressemble à celui que la psychologie des profondeurs a élaboré de la psyché. A la surface règne l’illusion d’une réalité solide et continue dans laquelle nous serions séparés – c’est le domaine de l’espace et du temps. Plus on descend dans les différentes couches du Rêve, plus il devient évident que la séparation est illusoire et que nous sommes les expressions uniques d’une réalité Une. Quand on parvient au centre (mais qui donc y parvient ? :-), il n’y a plus de temps mais seulement un savoir absolu, pour reprendre les termes de Jung, dans l’éternité. C’est ce que nous pouvons appeler, avec la tradition orientale, le Soi, Cela qui est.

Tout cela peut sembler n’être que des spéculations dépourvues de toute application pratique. Cependant Robert Moss nous entraine encore plus loin dans les méandres du temps du rêve quand il raconte qu’à partir d’un certain point, il a commencé à rêver à une femme qui lui parlait une langue inconnue. Après quelques temps, il a découvert qu’elle s’exprimait en ancien mohawk et il a pu traduire ses messages. C’était une rêveuse huronne qui vivait il y a 500 ans et qui était chargée de se projeter dans le futur pour essayer de savoir ce qu’il adviendrait avec ces Visages Pâles dont on entendait alors parler, qui se rapprochaient. Les Iroquois utilisaient des rêveurs pour préparer leurs expéditions de chasse et de guerre, et ils ont su déjouer toutes les embuscades…

Un autre livre soulève des questions intéressantes sur le temps du rêve. Il s’agit du témoignage d’un anthropologue, Hank Wesselman, sur les étranges aventures oniriques qu’il a vécues quand il est allé vivre à Hawaï. Il a commencé à tomber à l’occasion dans une sorte de transe de l’ordre du voyage chamanique, qui l’a amené finalement dans la peau d’un de ses descendants dans 5 000 ans. Ce dernier, Nainoa, fait partie d’un clan hawaïen qui s’est établi sur la côte Est de l’Amérique du Nord. Wesselman est témoin de sa vie, de l’intérieur : il voit par ses yeux, entend par ses oreilles. Or Nainoa est envoyé à la recherche d’indices sur ce qui a pu arriver aux anciens Américains qui ont disparu il y a bien longtemps, dont on retrouve les anciennes cities, des ruines où les hommes de ce temps récupèrent des artefacts. C’est la seule façon pour eux de se procurer du métal, car sur le plan technologique, on a perdu jusqu’à la capacité d’extraire du minerai.

À partir de ce point de départ s’engage une quête passionnante que raconte donc L’homme qui marchait avec les esprits. Je ne vous en dis pas plus car l’essentiel pour mon propos est posé et je vous invite à lire ce livre, ne serait-ce que comme un roman. À l’appui du récit de Wesselman, il nous faut considérer aussi les visions que rapportait le médium Edgar Cayce d’un futur relativement proche, malheureusement compatible avec ce que décrit Wesselman, et qui n’est que le pire des scénarios envisagés par nos climatologues. Cayce a été un phénomène dont les lectures sont à considérer de près par tout sceptique qui s’interroge sincèrement sur les capacités de la psyché. Il a raconté ainsi qu’il fit à un moment un rêve très étrange dans lequel il s’était réincarné vers l’année 2 100 au Nebraska. La mer couvrait toute la partie ouest du pays et il habitait une ville côtière :

« Je portais un curieux nom de famille. Dés mon plus jeune âge, je déclarai que j'étais Edgar Cayce, qui avait vécu deux cents ans plus tôt. Des hommes de science, chauves, avec de longues barbes et portant d'épaisses lunettes, me mirent en observation. Ils décidèrent d'aller visiter les endroits où je prétendais avoir vécu, au Kentucky, en Alabama, à New York, au Michigan et en Virginie. Je les accompagnais dans ce voyage. Nous étions partis dans un long bateau volant métallique, en forme de cigare, qui se déplaçait à très grande vitesse. La mer recouvrait une partie de l'Alabama; Norfolk était devenu un immense port de mer. New York avait été détruit, soit par la guerre, soit par un tremblement de terre et avait été rebâti. Le pays était couvert d'entreprises industrielles. La plupart des maisons étaient en verre. Plusieurs preuves de l'existence et de l'œuvre d'Edgar Cayce purent être retrouvées et rassemblées. Le groupe de savants rallia le Nebraska en emportant ces documents pour les étudier. »

A l’heure de la COP 21 et tandis que devient de plus en plus tangible ce que Wesselman a appelé « la faillite de nos dirigeants », cela fait froid dans le dos, n’est-ce pas ? Envoyons une pensée d’amour à tous nos descendants, qui auront à subir les conséquences de notre stupidité collective. Ce n’est cependant pas tant le contenu de ces visions qui m’intéresse ici que ce que ces phénomènes laissent penser de la nature du temps et de la psyché. D’une certaine façon, nous pouvons saisir au travers de tels récits que tous les futurs coexistent dans une dimension qui est donc au-delà du temps, et à laquelle ce mystère que nous appelons le rêve donne accès.

Je n’ai pas de conclusion définitive de ces réflexions à vous proposer car une conclusion serait encore une façon de refermer les questions ici ouvertes. Je préfère, tandis que nous approchons de la fin de cette année 2015, vous inviter simplement à méditer les mots des Dialogues avec l’Ange pour la célébration du Nouvel An 1944, qui élargissent encore la perspective :

« -Alpha – Oméga – Oméga – Alpha.
L’HOMME CRÉÉ EST SITUÉ ENTRE LE COMMENCEMENT ET LA FIN.
L’HOMME CRÉATEUR SE SITUE ENTRE LA FIN ET LE COMMENCEMENT.
La fin de l’an passé est commencement du nouveau.
La fin du monde passé est commencement du Nouveau.
Le miracle est entre Oméga et Alpha.
Depuis les temps les plus reculés,
L’homme fête ce qui ne peut se fêter.
La porte de la voie étroite est : Oméga - Alpha.
Celui qui désire la franchir dans le temps
avec son corps, entre dans la mort.
Celui qui la franchit en esprit, hors du temps,
entre dans l'éternité.
Un an commence – il se termine.
Une nouvelle année commence,
Mais pas la même, une autre.
Peux-tu mesurer le temps entre Oméga et Alpha ?
L’instant est passé – un nouveau commence.
Entre les deux il n’y a pas de temps.
L’éternité est là entre les deux. »

Dialogues avec l’Ange, entretien 28 – 31 décembre 1943.


[1] Voir sa conférence TED : https://www.ted.com/talks/jill_bolte_taylor_s_powerful_stroke_of_insight (sous-titres en français)

mardi 1 décembre 2015

Question décisive


Si nous ne devions retenir ou lire que quelques pages de toute l’œuvre de Carl Jung, je suggèrerais que ce soient celles qui, dans Ma vie, suivent son commentaire des deux rêves majeurs que j’ai présentés dans l’article le méditant qui me rêve. Dans le premier de ces rêves, Jung vit des OVNI venir vers lui et fut fort surpris de constater qu’il semblait qu’un de ces engins le projetait, comme si lui, Carl Jung, était un personnage de cinéma sur un écran. Dans le second, il découvrit un yogi en méditation qui avait son visage et le rêvait. Il se réveilla en pensant : « Ah ! Par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et ce rêve, c'est moi. Je savais que quand il se réveillerait, je n'existerais plus. » Jung explique ensuite que ces rêves éclairent « les questions les plus difficiles » qui tiennent aux relations entre « l’homme intemporel », le Soi, et l’homme terrestre pris dans le temps et l’espace, le moi. Et il poursuit sa réflexion…

Je vous livre celle-ci dans son intégralité (en gras ci-dessous) avec quelques commentaires pour une explication de texte à saveur non-dualiste.

« Les deux rêves tendent au renversement total des rapports entre la conscience du moi et l’inconscient, pour faire de l’inconscient le créateur de la personne empirique. Le renversement indique que, du point de vue de « l’autre côté en nous », notre existence inconsciente est l’existence réelle et que notre monde conscient est une espèce d’illusion ou une réalité apparente fabriquée en vue d’un certain but, un peu comme un rêve qui, lui aussi, semble être la réalité tant qu’on s’y trouve plongé. Il est clair que cette conception du monde a beaucoup de ressemblance avec la conception du monde oriental, dans la mesure où celui croit à la Maya. »

Rappelons que lorsqu’il est question de notre existence inconsciente, Jung parle simplement de la dimension de notre existence dont nous ne sommes pas conscients, qui est hors du champ de notre conscience. Le préjugé le plus commun vis-à-vis de l’inconscient est qu’il serait inconscient… mais c’est un contre-sens : nous avons beaucoup d’éléments de preuve, à commencer par les rêves, qui permettent de penser que l’inconscient est conscient, ou qu’il y a une conscience dans notre inconscient. En Orient, celle-ci est désignée comme la Conscience des Profondeurs et nombre d’indices laissent penser que cette conscience est plus consciente que nous ne le sommes nous-mêmes, ou encore que notre conscience ordinaire se compare à celle-ci comme une lampe électrique au soleil.

Jung parle ici d’un renversement radical de perspective. Nous croyons généralement que la réalité est ce dont nous sommes conscients, et que « l’autre côté de nous » est peuplé de fantasmagories. Mais qu’est-ce qui est réel ? J’ai exploré cette question en interrogeant la réalité du rêve. Au fond, ces lignes témoignent de ce que Jung a vécu ce qu’on peut clairement désigner comme un éveil, c’est-à-dire une sortie de l’illusion de la Maya.

« La totalité inconsciente me parait donc être le véritable spiritus rector, l’esprit directeur, de tout phénomène biologique et psychique. Elle tend à la réalisation totale, donc, en ce qui concerne l’homme, à la prise de conscience totale. La prise de conscience est culture au sens le plus large et, par conséquent, la connaissance de soi est l’essence et le cœur de ce processus. Il est indubitable que l’Orient attribue au Soi une valeur « divine » et que, selon la vieille conception du christianisme, la connaissance de soi est la route qui conduit à la cognitio Dei, à la connaissance de Dieu. »

En quelques phrases, Jung pose ici l’essentiel de la démarche. D’abord, il énonce le fait qui veut que c’est  le Soi, la totalité qui englobe le conscient et l’inconscient, qui dirige notre vie, et non le moi. Il se montre prudent en évitant d’inclure la réalité physique dans le champ d’action du Soi. Il a cependant consacré la dernière décennie de son existence à étudier les relations entre la psyché et la matière pour envisager la conclusion qu’il s’agit là de deux aspects d’une même réalité, deux faces d’une même pièce. Il indique ensuite quel semble être le but du Soi dans ce processus : c’est la réalisation de la totalité psychique et, en ce qui concerne l’être humain, c’est la conscience totale. Et il établit ainsi la connexion entre la psychologie des profondeurs et l’approche mystique en rappelant que la connaissance de soi conduit à la connaissance de Dieu.

Jung sort ensuite de sa réserve de psychologue pour se faire enseignant spirituel :

« Pour l’homme, la question décisive est celle-ci : te réfères-tu à l’Infini ? Tel est le critère de sa vie. C’est uniquement si je sais que l’illimité est l’essentiel que je n’attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n’ont pas une importance décisive. Si je l’ignore, j’insiste pour que le monde me reconnaisse une certaine valeur pour telle ou telle qualité, que je conçois comme propriété personnelle : « mes dons », ou « ma beauté » peut-être. Plus l’homme met l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie. Il se sent limité parce que ses intentions sont bornées, et il en résulte envie et jalousie. Si nous comprenons et sentons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est, de même, décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou non. »

Jung brise ici les chaînes de l’identification au moi. Il évite aussi le piège de la discussion théologique du Dieu qu’il vient d’évoquer dans le paragraphe précédent pour pointer directement vers l’Infini. Richard Moss dit en écho que « Dieu est un concept transitionnel vers l’Infini », comme le linge imprégné de l’odeur de sa mère est un objet transitionnel qui permet à un enfant de se sentir relié à elle. L’Infini est notre mère, pourrait-on dire, du ventre duquel nous ne cessons de naître en chaque instant, et « Dieu » notre doudou. Le problème avec l’Infini, c’est qu’il est infini : il ne tient pas dans nos petites boîtes conceptuelles. Jung nous interroge : y-a-t-il une place pour l’Infini dans ta vie ? Si oui, c’est qu’elle débouche en quelque part dans l’illimité et donc dans l’Ouvert, dans l’indéfini où tout est possible, où l’existence est une aventure créatrice. Si non, c’est que cette existence est réduite à une définition finie d’elle-même : c’est une absurdité manipulable par quelques mots avec lesquels on croit en avoir fait le tour. Alors, nous nous accrochons bien logiquement à des fétus de paille qui nous donnent l’impression d’exister, d’être quelque chose de solide et de bien défini, d’être un autre que l’Infini[1].

Dans les expressions « mes dons » ou « ma beauté », le problème ne tient pas aux dons ou à la beauté, mais à l’adjectif possessif. L’investigation essentielle est toujours la même : qui est ce moi qui possède les dons ou la beauté ? Qui dit cela ? Qui s’interroge ? Non content d’emboiter subtilement le pas au Vedanta, Jung paraphrase Socrate qui aurait dit : « Une vie examinée ne mérite pas d’être vécue » en nous mettant en garde : « Nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée ».

« Mais je ne parviens au sentiment de l’illimité que si je suis limité à l’extrême. La plus grande limitation de l’homme est le Soi; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela ! » Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l’illimité de l’inconscient. C’est quand j’ai conscience de cela que je m’expérimente à la fois comme limité et comme éternel, comme l’un et comme l’autre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d’unicité, c’est-à-dire, en définitive, de limitation, s’ouvre alors à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l’infini. Mais seulement pour cela. »

Après avoir énoncé le dépassement du moi, Jung amène ici l’antidote à l’inflation spirituelle qui menace le chercheur quand il a compris qu’il ne saurait s’identifier à aucune des représentations que fabrique le mental. Ce dernier risque fort de tourner en rond dans le dernier piège que le mental peut lui tendre en répétant « je suis la Conscience », « je suis Cela » (tat twam asi). Nul ne saurait le démentir mais comme toute vérité qui se formule conceptuellement, celle-ci est partielle et incomplète sans son opposé : et je suis (aussi) cet être limité dans l’espace et le temps, qui ne comprend pas grand-chose et finalement ne sait rien, qui tremble devant l’inconnu et se cramponne à des colifichets mentaux. « Le Soi est notre plus grande limitation » car il nous impose une certaine existence dans une forme nécessairement finie : nous avons les yeux d’une certaine couleur, nous venons tous de quelque part, etc. Ce n’est que lorsque nous expérimentons pleinement la limitation de notre humanité que nous avons une intuition claire de l’Illimité qui lui donne un contexte, qui fonde son existence.

Dozen disait : « En acceptant ses limites, on devient sans limites. »

Les propos de Jung sont ici éclairés par la compréhension que rapporte un éveillé contemporain, Satyam Nadeen, dans son livre De la prison à l’éveil que je recommande tout particulièrement. Satyam est parvenu à la libération en prison, et il en a tiré une conclusion fort intéressante : notre existence serait régie par ce qu’il appelle l’équation « limitation-liberté ». Dans cette vision, la Source illimitée (le Soi) a choisi de s’incarner dans la conscience humaine pour expérimenter la seule chose qu’elle ne connait pas dans son infinité : la limitation. C’est dans la mesure où nous acceptons de jouer le jeu (lîla) de la limitation que s’ouvre une autre perspective. Cette compréhension explique fort bien l’insistance de nombreuses voies spirituelles sur l’ascèse, la nécessité de la nuit noire de l’âme, et enfin pourquoi les personnes en fin de vie ont souvent des expériences d’ouverture spirituelle – peut-on être plus limité que dans la souffrance et devant la mort ? C’est alors, au-delà du désespoir[2], que survient ce qu’on appelle à juste titre « la grâce ». Mais alors on réalise qu’elle a toujours été là, qu’elle nous attendait patiemment en sachant pertinemment que tôt ou tard, nous serons au bout de notre rouleau.

Il faut noter enfin que quand Jung parle de « l’illimité de l’Inconscient », il ne se lance pas dans une nouvelle théologie au centre de laquelle il y aurait un dieu nommé « inconscient » dont on pourrait discuter à perte de vue. Il dit simplement que notre ignorance, ce qui est hors de notre champ de conscience et ce qui transcende nos catégories, est infinie, et il signale que cet « illimité » est vivant, qu’il vit en nous. Ou plutôt, que nous vivons en lui… comme des poissons dans l’eau.

« À une époque qui est exclusivement orientée vers l’élargissement de l’espace vital ainsi que vers l’accroissement, à tout prix, du savoir rationnel, la suprême exigence est d’être conscient de son unicité et de sa limitation. Or unicité et limitation sont synonymes. Sans conscience de celle-ci, il ne saurait y avoir de perception de l’illimité – et conséquemment aucune prise de conscience de l’Infini –, mais simplement une identification tout à fait illusoire à l’illimité qui se manifeste dans l’ivresse des grands nombres et la revendication sans bornes des pouvoirs politiques.

Notre époque a mis tout l’accent sur l’homme d’ici-bas, suscitant ainsi une imprégnation démoniaque de l’homme et de tout son monde. L’apparition des dictateurs et de toute la misère qu’ils ont apportée provient du fait que les hommes ont été dépouillés, par la courte vue des gens qui se voulaient trop intelligents, de tout sens de l’au-delà. Comme celui-ci, l’homme est devenu la proie de l’inconscience. »

Plus de cinquante ans après que ces mots ont été écrits, nous vivons cette époque formidable où même les téléphones sont dits intelligents. Bientôt, ce seront nos machines à laver et nos voitures qui afficheront cette prétention à l’intelligence, et l’être humain sera l’idiot de la famille. Et bien rares, hélas!, sont ceux qui s’émeuvent de l’insulte qui est faite à l’esprit de l’homme en le comparant à de vulgaires machines et en entretenant le fantasme que nous saurons créer de la conscience à partir de circuits imprimés. Jung nous met en garde, déjà, contre ces gens qui se voudraient tellement intelligents qu’ils croient avoir tout compris, que ce soient des scientifiques réducteurs de tête ou des politiciens qui détiennent la vérité. En mettant l’accent sur le savoir rationnel et la volonté de puissance, nous nous sommes collectivement coupés de l’au-delà de nos existences, de « l’autre côté en nous » qui leur donne sens et valeur. Le remède, nous dit Jung, est l’individuation, c’est-à-dire la nécessité d’assumer l’unique que nous sommes chacun(e) hors de toute définition collective.

Étant uniques, nous sommes limités à nos particularités individuelle. Nous ne pouvons prétendre à l’universalité : notre vérité est nôtre, mais non nécessairement celle d’un autre, et nous ne la trouverons pas chez autrui – il va falloir partir à sa recherche en nous-mêmes. Il n’est dès lors plus rien pour nous justifier ou nous donner l’illusion d’être plus dans la vérité qu’un autre, c’est à chacun de vivre sa vérité et de l’assumer jusqu’au bout. Le motto « Deviens qui tu es », qui traverse l’Histoire de Pindare jusqu’à Nietzsche en passant par Saint-Augustin, reprend avec Jung sa signification socratique en résonance avec le « Connais-toi toi-même » : c’est en apprenant à se connaitre soi-même qu’on débouche tôt ou tard dans la connaissance de Soi.

« Alors que la tâche majeure de l’homme devrait être, tout au contraire, de prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car, dans les deux cas, il est infidèle à sa vocation qui est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. Il y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient. »

Ce dernier paragraphe résume les conclusions les plus importantes peut-être de tout le travail de Jung. D’abord, il énonce le fondement de ce qu’on peut considérer avec Edinger comme le nouveau mythe qui a pris forme dans l’œuvre de Jung : la vocation de l’homme, son rôle dans l’univers, est de créer de la conscience. Il sort ici de sa réserve de psychologue pour poser un important axiome spirituel qui attribue la valeur suprême à la conscience :

« Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. »

La phrase suivante est encore plus lourde de conséquences. Jung dit qu’il a de bonnes raisons de penser que l’accroissement de notre conscience a un effet sur l’inconscient. Non pas seulement notre inconscient personnel, mais l’inconscient collectif qui nous relie tous de l’intérieur. Cette affirmation implique que le mieux que nous puissions faire pour répondre à un conflit dans notre inconscient familial ou dans le monde est de prendre la responsabilité intérieure de ce conflit et le régler en nous-mêmes en comptant sur le fait que cela a en retour une action sur l’inconscient collectif à l’origine de ce conflit. Dans les mots de Jung, croître en conscience est ainsi « le service que nous pouvons rendre à Dieu », à l’Infini. C’est pour cela sans doute que l’Orient dit que lorsqu’un Bouddha s’éveille, c’est tout l’Univers qui frémit d’aise et grandit en conscience.


[1] « Un sans second », nous dit la tradition de l’Advaïta Vedanta.
[2] « Au-delà du désespoir » est le titre d’un livre remarquable du philosophe André Comte-Sponville, où il témoigne de ses échanges avec Swami Prajnanpad, le maître d’Arnaud Desjardins.