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Nébuleuse dite de l’œil de Dieu |
“The most
important decision we make is whether we believe we live in a friendly or
hostile universe.” (Albert Einstein)
Antidote
au nihilisme
La décision la plus importante que nous
puissions prendre, nous dit Einstein, consiste à choisir si nous vivons dans un
univers amical ou hostile. Quand je l’ai lue, cette affirmation m’a plongé dans
un abîme de réflexion. J’y ai vu une sorte de koân zen – une de ces questions
d’apparence insoluble comme « Quel est le son que fait une seule main qui
applaudit ? ». Le principe de ces énigmes est que l’on se doit de les
prendre à bras le corps comme si notre vie en dépendait. Alors, avec un peu de
chance, on se cassera la tête sur la question et c’est des
profondeurs qu’émergera un mouvement intérieur qui nous fera traverser le koân.
C’est un peu ce qui m’est arrivé avec
l’interrogation qui se niche dans les mots d’Einstein. La question m’a
travaillé. Un matin, je me suis réveillé avec la sensation étrange d’avoir rêvé
la réponse. Et, en effet, j’ai alors écrit l’essentiel du texte qui suit d’une
traite, comme on recopie un rêve, en suivant le fil d’une intuition encore
vive. Au bout de ma plume coulait une joie de plus en plus brûlante à mesure
que j’écrivais car il m’était de plus en plus clair que je venais de trouver,
au moins pour moi-même, un antidote au poison du nihilisme. Par la suite, j’ai
relevé quelques citations de Jung qui viennent étayer mon propos et qui ont dès
lors pris tout leur sens.
L’univers est-il donc amical ou
hostile ?
Avant de trancher dans un sens ou dans
l’autre de cette alternative, il nous faut aussi envisager qu’il soit neutre,
ni amical ni hostile, mais totalement indifférent. Plus profondément encore, il
nous faut décider si l’Univers est conscient ou non, et s’il est inconscient,
s’il a une possibilité de devenir conscient ou s’il est absolument inerte,
dépourvu de toute psyché. Enfin, si nous décidons que l’Univers est conscient,
il nous faut choisir entre un Univers qui nous serait totalement indifférent ou
non, c’est-à-dire statuer sur la possibilité d’entrer en relation consciente
avec l’Univers.
C’est le choix peut-être le plus déterminant
que nous puissions faire car il définit notre « être-au-monde »,
notre façon de nous relier au Tout, au mystère d’être. C’est un choix car nous
sommes face à l’Inconnu, et peut-être, au moins dans une certaine mesure, à
l’Inconnaissable. C’est une décision qu’il nous faut prendre aussi consciemment
que possible, au risque sinon qu’elle soit prise par d’autres que nous,
c’est-à-dire par notre environnement, par notre culture et notre époque, par
notre religion ou nos parents.
C’est un choix qui consiste à prendre la
responsabilité de la plus haute idée que nous pouvons nous faire de la vie et
de notre véritable nature, de qui nous sommes en réalité. C’est une décision
fondamentale, au sens où elle donne un fondement à notre existence. Et
finalement, c’est un choix créateur car la façon dont nous co-créerons notre
vie avec l’Univers en dépend. Assumer ce choix, c’est assumer notre liberté
créatrice, c’est-à-dire notre dignité d’être conscient.
Il s’agit donc de décider en conscience
quelle est notre vision de l’Univers, et par là de la vie, de l’existence –
celle-ci a-t-elle un sens que nous puissions parvenir à connaître ?
Au-delà du sens qui satisfait l’esprit, a-t-elle une valeur que nous puissions
aimer ? C’est cet amour de la vie, la présence de cet amour en nous, qui s’avère
déterminant car il colore toute notre existence. Si l’amour est présent, il
illumine notre être comme un soleil intérieur, et s’il manque, c’est la nuit
noire sans lendemain. Le sens fait appel à l’esprit, la valeur au cœur, et
l’amour à la totalité.
Nous ne sommes pas ici pour nous raconter des
histoires. Admettons le pire, au moins comme un possible auquel il nous faut
faire face en conscience. Notre culture occidentale contemporaine du début du
XXIème siècle, essentiellement matérialiste, n’admet qu’un Dieu à la
double face de hasard, c’est-à-dire de pur non-sens, et de nécessité. Nous ne serions
vivants, conscients, que par pur hasard à moins que ce soit par une nécessité
indiscernable. Dès lors, il faut envisager que l’Univers nous est strictement
indifférent car il semble totalement inconscient, sans aucune possibilité de
conscience puisqu’il serait fait de matière essentiellement inerte, et donc,
bien sûr, sans possibilité de relation. Nous serions voués à la solitude et
l’absurdité, c’est-à-dire à l’absence de sens et de valeur, à la nuit la
plus noire, sans issue.
Nous n’aurions dès lors aucune autre voie que
d’inventer sens et valeur au travers de nos relations avec les myriades
d’autres êtres qui sont, comme nous, en proie à l’absurdité apparente de l’existence.
Nous serions, par le fait même d’être conscients, créateurs de sens et de
valeur – c’est ce que notre existence, l’existence de la conscience, amènerait
dans cet Univers dont il nous faudrait admettre cependant, selon la vision
matérialiste des choses, qu’il est indifférent sinon hostile à cette création
de sens et de valeur, à la conscience elle-même.
Il ne nous reste dès lors aucun autre choix
que celui d’assumer une position existentielle tragique et de prendre donc la
responsabilité d’être créateurs de sens et de valeur face à une réalité qui en
serait dépourvue, et qui voue notre tentative à l’échec ou du moins à la
fugacité doublée de l’oubli. Mais alors, il nous resterait encore le choix
entre les larmes et le rire : la parade suprême à l’absurdité de cette
situation serait dans l’humour dont nous pouvons toujours faire preuve, en
toutes circonstances.
C’est là, ayant constaté que nous créons sens
et valeur dans cet Univers par le fait même d’être conscients, que nous
parvenons au point de renversement paradoxal à partir duquel tout s’éclaire de
l’intérieur. La responsabilité assumée de porter une petite lumière dans
l’obscurité la plus totale, notre pouvoir inaltérable de créer sens et valeur
malgré tout, sont précisément les éléments constituant la preuve dont nous
avions besoin pour nous assurer que cette existence peut avoir un sens et une
valeur, et que l’Univers tend vers la conscience. Alors, même le matérialisme
s’éclaire du dedans : quelle est donc la merveille au
cœur de cette matière qui crée de la conscience ?
Nous ne sommes pas séparés de l’Univers. Nous
existons en lui, par lui. Nous sommes, par notre existence même, la preuve que
l’Univers est conscient de lui-même – peut-être pas entièrement conscient, mais
déjà au moins partiellement conscient, au travers de nous.
Nos yeux sont les yeux de l’Univers, par lesquels l’Univers se voit. Nos
oreilles sont les oreilles de l’univers, par lesquelles il s’entend, et nos
bouches, les organes par lesquels il parle et il chante…
C’est là le miracle de la conscience qu’a
créé l’Univers – par hasard ou par nécessité, à moins que ce ne soit par
amour : l’Univers prend connaissance de lui-même au travers de celle-ci.
Un hadith du Coran le dit clairement : « J’étais un Trésor caché, et j’ai
voulu être connu, alors j’ai créé les créatures pour me connaître ». Tout – à commencer
par l’incroyable précision avec laquelle l’Univers est réglé pour
permettre à la vie d’apparaître – laisse à penser que la conscience est
l’enfant chérie de l’Univers, son joyau, le diamant dont la noire nuit et toute
la matérialité sont l’écrin.
Toute cette discussion sur la conscience de
l’Univers découle en fait d’une conception séparative de notre existence, comme
si nous pouvions exister indépendamment de l’Univers. De la même façon, toutes
les discussions sur l’existence de Dieu reposent, tant dans l’affirmation que
la négation, sur le présupposé d’une séparation entre l’Univers et le principe
créateur de ce qui est. Mais ce sont donc de faux problèmes quand l’illusion de
la séparation est écartée car le mouvement d’autocréation de l’Être devient
évident : l’Univers s’auto-crée, tout comme la vie s’engendre elle-même et
tend vers la conscience qui crée sens et valeur.
Notre tâche existentielle est désormais
claire : nous sommes porteurs de lumière qui venons éclairer la nuit noire
de l’Être pur, conscience prenant conscience d’elle-même et de l’Univers,
c’est-à-dire du miracle d’être. Notre apport est de créer le sens et la valeur
que nous donnons à l’existence, « justifiant » par là le fait d’être
– lui rendant ainsi son juste sens et sa juste valeur, qui peut confiner au
sacré. Une vie « sauvée » de l’absurdité est une vie dont le
caractère sacré est assumé, et qui est dès lors consacrée à la conscience.
Mais il ne s’agit pas d’emprunter ce sens et
cette valeur à un système collectif de croyances ou un autre mais bien de les
créer, de les trouver en soi. Ce n’est pas le conscient qui peut créer ce sens
et cette valeur car il est lui-même structuré par ce sens et cette valeur.
Ceux-ci émergent de l’inconscient, c’est-à-dire finalement de l’Univers puisque
rien ne permet de limiter l’Inconscient collectif. C’est à chacun,
individuellement, d’assumer ce pouvoir créateur fondamental qui définit notre
véritable liberté, et notre obligation envers l’existence. Dès lors où il y a
sens et valeur vivants, il y a amour, c’est-à-dire conscience ouverte en lien
avec l’Univers et avec le mystère qui le crée, dont elle n’a jamais été séparée.
Une autre façon de dire tout cela est :
votre mission, si vous l’acceptez, est de permettre à l’amour de s’incarner au
travers de votre existence, d’ensemencer ainsi l’Univers et de le révéler à ses
propres yeux, dans toute sa terrible beauté.
Citations de Jung
Il écrit dans Ma vie :
« Partant de Nairobi, nous visitâmes dans une
petite Ford les Athi Plains, grande réserve de gibier. Sur une colline peu
élevée, dans cette vaste savane, un spectacle sans pareil nous attendait.
Jusqu’à l’horizon le plus lointain nous aperçûmes d’immenses troupeaux :
gazelles, antilopes, gnous, zèbres, phacochères, etc. Tout en paissant et
remuant leurs têtes, les bêtes des troupeaux avançaient en un cours insensible
— à peine percevait-on le cri mélancolique d’un oiseau de proie : c’était le
silence du commencement éternel, le monde comme il avait toujours été dans
l’état de non-être ; car jusqu’à une époque toute récente personne n’était là
pour savoir que c’était “ ce monde ”. Je m’éloignai de mes compagnons jusqu’à
les perdre de vue. J’avais le sentiment d’être tout à fait seul. J’étais alors
le premier homme qui savait que cela était le monde, et qui par sa connaissance
venait seulement de le créer réellement.
C’est ici qu’avec une éblouissante clarté
m’apparut la valeur cosmique de la conscience : Quod natura relinquit imperfectum, ars perficit (“ Ce que la nature
laisse incomplet, l’art le parfait ”), est-il dit dans l’alchimie. L’homme,
moi, en un acte invisible de création, ai mené le monde à son accomplissement
en lui conférant existence objective. On a attribué cet acte au seul créateur,
sans prendre garde que, ce faisant, on ravale la vie et l’être, y compris l’âme
humaine, à n’être qu’une machine calculée dans ses moindres détails qui
continue sur sa lancée, dénuée de sens, en se conformant à des règles connues
d’avance et prédéterminées.
Dans la désolation d’un tel mécanisme
d’horlogerie, il n’y a plus de drame de l’homme, du monde et de Dieu ; plus de
“jour nouveau” qui mènerait à des “rives nouvelles”, mais simplement le désert
de processus calculés d’avance. Mon vieil ami Pueblo me revint en mémoire :
il croyait que la raison d’être de ses Pueblos était le devoir qu’ils
avaient d’aider leur Père le Soleil à traverser chaque jour le ciel. J’avais
envié chez eux cette plénitude de sens et recherché sans espoir notre propre
mythe. Maintenant je l’appréhendais, et je savais en outre que l’homme est
indispensable à la perfection de la création, que, plus encore, il est lui-même
le second créateur du monde ; l’homme lui donne pour la première fois l’être
objectif — sans lequel, jamais entendu, jamais vu, dévorant silencieusement,
enfantant, mourant, hochant la tête pendant des centaines de millions d’années,
le monde se déroulerait dans la nuit la plus profonde du non-être pour
atteindre une fin indéterminée. La conscience humaine, la première, a créé
l’existence objective et la signification et c’est ainsi que l’homme a trouvé
sa place indispensable dans le grand processus de l’être. »
Dans Réponse
à Job, Jung le dit plus brièvement :
« L’être ne prend de valeur que dans la
mesure où quelqu’un en a conscience. C’est pourquoi le Créateur a besoin de
l’homme conscient, quoiqu’il soit tenté, en vertu de Sa propre inconscience, de
gêner l’homme qui s’efforce de prendre conscience. »
Plus loin, il ajoute :
« Quiconque reconnaît Dieu agit sur Dieu. »
Dans une lettre au pasteur Tanner (1959), Jung
souligne encore ce rôle cosmogonique de la conscience :
« Depuis plus de cent ans le mode est
confronté au concept d’inconscient et depuis plus de cinquante ans à une
pratique empirique de l’inconscient, mais il y a bien peu de personnes qui en
ont tiré des conclusions. Personne n’a remarqué que, sans psyché réflexive, il
n’existe pour ainsi dire aucun monde, que donc la conscience représente un
second créateur et que les mythes cosmogoniques ne décrivent pas le
commencement absolu du monde mais bien plutôt la naissance de la conscience
comme second créateur. »
Enfin, dans son autobiographie, il écrit
encore :
« La tâche majeure de l’homme devrait être de
prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose
à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car, dans ces deux
cas, il est infidèle à sa vocation, qui est de créer de la conscience. Pour
autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence
humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. II
y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement
de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient. »
L'être humain est l'aspect
de la Nature prenant conscience d'Elle-même. (Thomas Berry)