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mardi 3 mars 2020

Pluie de feu


J’ai entendu récemment un rêve remarquable. Le voici in extenso, avec des éléments de contexte que la rêveuse m’a bien gentiment fourni, tel qu’elle me l’a communiqué avec seulement quelques ajustements de mise en page pour en faciliter la lecture :

* * *

Rêve : « Et dans le Grand Canyon, risques de précipitation de langues de feu »

Je reviens de Paris. Toute la semaine j’ai raconté des contes, de cette famille qu’on appelle les « contes merveilleux ». Ce sont d’étranges êtres, à la fois modestes et immenses, à la fois féroces et tendres. Parmi les contes de cette semaine, une belle version de « l’apprenti magicien » (qui, d’après Viviane Labrie était encore racontée il n’y a pas longtemps au Québec par les scieurs de long lors de leurs campagnes dans les bois). J’adore les images de cette version : le palais vide mais habité d’esprits qui font le lit et dressent la table, les pièces remplies de livres du sol au plafond, et dans l’écurie, pendues à un clou, les peaux de ceux qui, avant le héros de l’histoire, ont tenté l’aventure…

Par les bizarreries tarifaires de la SNCF, j’ai eu une place en 1ere classe. Le paysage d’hiver défile, je suis au chaud et je somnole un peu. Deux places plus loin devant moi, une inscription sur la vitre me fait réagir : laissez-vous rêver. Dans un demi-sommeil je m’étonne et me demande :

- Me laisser rêver oui, mais par qui ?


Le paysage défile, ma tête dodeline, je me cale et je m’endors…

Derrière l’inscription sur la vitre, apparaît un paysage type plaine américaine. Amérindienne. Et des rayons dorés, comme une couronne, une auréole baroque qui  se transforme en coiffe amérindienne… mouvement de plumes… je suis déjà partie…

Gros plan sur la structure de plumes géantes : calame, rachis, barbes.

Ces plumes sont si denses, si solides que ce pourrait être des armes.

- C’est un ange ? Je me demande. Non, un oiseau fabuleux.

Il y a là un oiseau si grand que je ne peux le voir dans son entier : c’est un monde !

J’aperçois ses pattes à la peau soupe et solide, aux serres puissantes. Je vois sa nuque, écailles-plumes vertes, bleu-nuit, dorée.

- C’est un dragon ? Je me demande. Non, un oiseau : le Simorgh ou l’oiseau Rokh.

Il a des mouvements, déploiement d’ailes qui pourraient produire un ouragan !

Je descends le long d’une corde pendue à son bec. 

Près du cou, du jabot,  les plumes sont plus douces ; c’est un duvet chaud, presque maternel… et en passant devant, je peux entendre le cœur de l’oiseau qui bat. Simorgh, ou oiseau Rokh, c’est un mâle en tous cas.


Je descends encore je m’installe, au bout de la corde, dans une sorte de pomme de touline, tressage de corde comme un hamac ou un nid… C’est assez confortable, et je suis en sécurité là-dedans, même si ce pendule tenu au bout de son bec par l’oiseau, oscille, dans l’immensité vide. 

J’ai déjà rêvé de cet oiseau. J’ai déjà voyagé avec lui.

Du coup, je me concentre sur des détails :

1/ C’est un loooooong voyage.

L’oiseau vole et semble rapide mais, on semble ne pas avancer.

C’est qu’on est comme hors de l’espace (trop haut ou simplement « ailleurs » ?) et hors du temps – ou du moins dans un temps qui n’est pas notre temps de veille ordinaire et pas à l’échelle de notre vie. Et tout prend une autre dimension.

2/ Je m’aperçois que dans l’oscillation du pendule dans lequel je voyage, je m’endors parfois sans trop m’en apercevoir. Il me semble que ces « absences » peuvent parfois durer des centaines d’années. 

Je m’étais déjà rendu compte de ça lors du précédent rêve de voyage avec cet oiseau, et j’en avais alors conclu que ces périodes de sommeil-éveil,  c’était  peut-être ce que nous appelons vie-mort. Alors je n’y fais pas plus attention que ça. Par contre,  je me concentre sur l’oiseau :

Tout en volant et sans que ça semble interférer sur sa vitesse et sa direction, il change parfois de couleur et de matière. Quelques fois il est très dense, quelques fois très subtil comme une onde ou une fumée. Quelques fois il est orangé-rose-doré comme un soleil couchant ou levant. Quelques fois il est bleu, et quelques fois même, il est cramé ! Tout noir, juste un squelette volant. 

Et tout semble normal….

3/ Le « pendule » qu’il porte au bout du bec et dans lequel je suis parait donc à certains moments, la seule chose vraiment tangible, immuable, dans cet univers. C’est un axe. Une verticalité oscillante.

4/ Si je me focalise dessus, je peux percevoir que cet oiseau émet un son. Un son formidable, d’ailleurs. Étrange qu’il faille y prêter attention tellement, quand on le perçoit, il semble omniprésent !

Nous arrivons quelque part. Il y a comme des falaises à pic, et l’oiseau stoppe au-dessus de celles-ci. Le « pendule-pomme-de-touline » dans lequel je suis est bien vertical, et j’ai l’impression que l’oiseau cherche à se mettre dans l’axe. Pomme, corde, bec, il s’aligne, lève le reste du corps pour s’aligner. En faisant ça, il se renverse, se retourne (comme on ferait avec un gant de toilette ou mieux encore un parachute qui « décroche »), et devient une sorte de flammèche, pointe en bas flammes-ailes en haut.

Je m’avise à ce moment-là qu’ils sont, que nous sommes, des milliers. Dans le soir tombant, au-dessus du grand canyon, des milliers de langues de feu s’apprêtent à fondre sur la terre. Des images de tableaux religieux et des souvenirs de ma maigre culture biblique (Pentecôte, langues de feu et Bonne Nouvelle) me traversent.


Ce que je comprends, là, c’est que ces oiseaux de feu vont tomber comme une pluie de flammèches et que « nous » (j’ignore qui c’est « nous » : si ce sont tous des gens, comme moi, ou bien aussi des animaux, des plantes, ou encore seulement des idées) dans les pommes de touline, sommes des graines à planter. On nous a emmenés là pour ça. C’était le but du voyage : ensemencer la terre qui est dessous. Ouah ! Je me dis. Quelle pluie de feu ! Je n’ai aucune idée de ce que nous sommes et donc de ce qui est censé pousser, mais je me dis : 

- y’a plus qu’à attendre que ça pousse, donc…

Secousse du train, annonce du type de la voiture bar, avant que je me réveille tout à fait, mon rêve boucle avec l’image du début, avec laquelle je me suis endormie : l’inscription la vitre du TGV : laissez-vous rêver.

J’émerge avec une drôle d’impression :

- Est-ce que j’ai rêvé d’un Simorgh ou, l’espace d’un instant, j’ai été son rêve ?

* * *

Je ne me permettrai pas d’interpréter un tel rêve. Il ne demande de toute façon pas d’interprétation. Ma première réaction quand je l’ai entendu a simplement été d’exprimer de la révérence. J’ai rappelé le logion 13 de l’Évangile de Thomas où Yeshua demande à ses disciples de lui dire à quoi il ressemble. Pierre lui répond qu’il ressemble à un ange, tandis que Matthieu, plus ancré et surtout plus grec, le voit comme un philosophe. Mais Thomas répond :

- Maître, ma bouche n’acceptera absolument pas de dire à quoi tu ressembles…

C’est un des traits qui signale la présence du numen, du sacré : il y a un silence qui s’impose, un saisissement. Le mental se tait. Cela nous ramène au fait que l’étymologie du mot mystique est le grec muos, qui signifie « muet » : ce qu’entrevoient les mystiques les laissent muets, sans voix. Ou alors c’est pour chanter, pas pour disserter...

Tant qu’on y était avec les références religieuses à la Pentecôte, etc... j’ai songé aussi à : « Et si le grain ne meurt, il demeure seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits ». Ce rêve, me disais-je, nous parle d’incarnation, et nous rappelle que nous sommes tou.te.s des graines appelées à nous planter en terre.

Nous étions dans un atelier de constellations de rêves et je me suis demandé comment nous allions pouvoir consteller un tel rêve sans être écrasés par sa dimension archétypale. Et puis cela s’est fait naturellement, nous offrant une expérience très intéressante à vivre. Par la magie du jeu, sans nous prendre plus au sérieux que des enfants visitant un espace merveilleux, nous avons représenté tous les aspects du rêve : la rêveuse, la plume, l’oiseau, le pendule-pomme-de-touline, le grand canyon, les innombrables flammes, les graines... et nous sommes convenus en en sortant qu’il n’y avait pas grand-chose à en dire. L’expérience elle-même était significative : en constellant un tel rêve, nous avons célébré un Mystère…

Quelques éléments appellent à de rapides commentaires.

On peut se demander pourquoi un tel rêve est échu à la rêveuse. Que cherche-t-il à lui dire ? Il s’inscrit dans une série de « grands rêves » dans lesquels on retrouve le thème du long voyage, mais aussi celui de l’oiseau extraordinaire. Dans un rêve reçu quatre mois avant celui-ci, elle a voyagé déjà avec l’oiseau dont il ressortait déjà qu’il changeait de forme, jusqu’à être parfois un squelette calciné, tout noir. Et l’oiseau, dans ce rêve, s’est finalement retrouvé en gestation dans son ventre. On peut voir là une allusion au mystère de l’incarnation sous un autre angle, comme une invitation à donner naissance au Divin. La rêveuse est porteuse d’images archétypiques et semble appelée à les mettre au monde. Ce n’est pas sans danger car il n’est pas donné à toutes d’accoucher d’un oiseau-univers. Mais nul doute que sa longue fréquentation des contes merveilleux, son amour immodéré pour ces histoires, l’a préparée depuis longtemps à porter ces rêves. 

Marie-Louise Von Franz
Marie-Louise Von Franz expliquait que c’est précisément le bénéfice de l’écoute des rêves et des contes que nous préparer à accueillir des contenus de l’inconscient qui auraient pu, sans le filet protecteur que tissent les images archétypiques, nous submerger. En présence d’un patient présentant un risque de psychose, elle recommandait de le nourrir de connaissances symboliques, de façon à lui fournir un fil auquel se raccrocher le moment de la crise venue. Elle dit qu’une « certaine connaissance du symbolisme agit, pour ainsi dire, à la manière d’un filet permettant de recueillir le mystère indicible d’une expérience immédiate de l’inconscient ». Mais il n’est pas question là tant d’une connaissance intellectuelle des symboles que de l’expérience de la vie des images, ce qui est précisément le cas de notre rêveuse. Avec un tel rêve, plus d’un quidam pourrait se sentir appelé à devenir le messager de Dieu sur terre et sombrer ainsi dans l’inflation, mais elle est suffisamment familière des images plus grandes qu’elle pour ne pas s’en lisser les plumes…

Le thème même du conte de « l’apprenti magicien » qu’elle a raconté avant ce voyage en train me semble faire écho à son rêve. Elle est certainement engagée dans un apprentissage, et il y a une parenté subtile et néanmoins très significative entre les mots « magie » et « image », qui sont des anagrammes. Dans cet espace du rêve qui s’ouvre à elle, il y a des esprits qui mettent la table et servent les plats, mais il y a aussi les peaux des héros qui ont tenté l’aventure auparavant. Or le voyage dans l’inconscient est dangereux, du moins si on est présomptueux et qu’on lui manque de respect. Et comme il est mentionné dans le rêve, c’est un très loooong voyage, ce que les anciens appelaient la longissima via, la voie très longue.

Je reviendrai sur l’interrogation qui appelle le rêve car elle lui donne en conclusion une nouvelle perspective. Auparavant, il me semble intéressant de nous arrêter un instant sur le détail de la couronne, cette « auréole baroque » de rayons lumineux qui se transforme en coiffe amérindienne et par association, conduit à considérer les plumes, et au bout des plumes, l’oiseau. Avec la couronne, nous avons là une évocation du septième chakra, ou chakra coronal, qui est celui de la connexion avec l’Unité. Cela amène de l’eau au moulin d’une théorie dont j’ai discuté avec Connie Kaplan : il y a de bonnes raisons de penser que nos rêves sont rattachés à un chakra, c’est-à-dire à un plan de conscience. Il y aurait des rêves du chakra racine, qui se préoccupent essentiellement de la survie, des rêves du chakra sacré, où il est question de sexualité et de créativité, des rêves du cœur, etc. Et donc il y a aussi des rêves du septième chakra, qui n’ont plus rien de personnel. Mme Kaplan était très en faveur de cette théorie que je cherche pour ma part à avérer. Il faut faire attention avec une telle théorie parce que j’entends déjà quelques personnes qui ne doutent de rien arriver avec des énoncés du genre : voilà, je vous amène un rêve du 12ème chakra… tandis que d’autres n’oseront plus parler de leurs rêves parce  qu’ils leur semblent venir des chakras dits inférieurs. Or la couronne posée sur la tête des personnages royaux, dont il faut rappeler qu’ils étaient censés manifester la volonté divine sur terre, n’a rien à voir avec l’ego trip des puissants de ce monde. Comme l’auréole des saints, elle représentait la lumière rayonnante qui émane du septième chakra quand il est ouvert. Ce rêve pourrait bien nous donner un aperçu de ce que l’on entrevoit alors...

Il est fort intéressant aussi d’observer ici comment l’inconscient procède par associations de la plaine amérindienne avec une couronne de rayons dorés à la coiffe de plumes, aux plumes et par là, illustrant le principe pars pro toto (de la partie au tout) à l’oiseau merveilleux. Edward Edinger souligne qu’il y a trois formes de pensée. Celle avec laquelle nous sommes le plus familier, c’est la pensée rationnelle, dirigée avec un but et une méthode de raisonnement essentiellement déductive. Il y a une autre forme de pensée que l’on peut définir comme étant pré-rationnelle et c’est celle de l’inconscient, mais aussi des jeunes enfants, et qui associe simplement les images. Nous en avons là une illustration. Et puis il y a une troisième forme de pensée, que l’on peut dire être trans-rationnelle, qui associe ces deux mouvements et les unit. C’est ce que Jung appelait la pensée psychologique ou pensée symbolique, qui tisse un réseau d’images autour d’un sujet central, sans perdre de vue la nécessité d’un traitement rationnel. La pensée pré-rationnelle n’est pas capable d’aborder le symbole autrement que littéralement. La pensée rationnelle ne comprend pas qu’il puisse y avoir quelque chose de vivant derrière l’image ; elle catégorise le symbole, l’explique, le dissèque et le tue en même temps. Il faut une pensée trans-rationnelle pour aborder le symbole vivant, l’entendre. 

Nous voilà donc, au contact de ce rêve, en présence de l’Oiseau fabuleux. Le rationnel se caractérise là par son : « mais il n’existe pas », tandis que l’enfant y croira tout simplement, comme si on pouvait l’emmener voir l’oiseau merveilleux des contes au zoo. La pensée symbolique sait que l’Oiseau vit dans un espace imaginal qui est celui des contes, des mythes, et aussi des rêves. Cela n’ôte rien à son existence en temps que fait psychique, qui a inspiré d’innombrables histoires. La rêveuse mentionne le Simorgh, un oiseau de la mythologie perse qui est capable de se régénérer dans le feu comme le Phoenix et qui est tellement grand qu’il peut transporter un éléphant. Il est dit être si vieux qu’il a déjà assisté trois fois à la destruction du monde. L’oiseau Rokh est un autre de ces oiseaux fabuleux issu de la mythologie orientale, capable lui aussi de transporter un éléphant, et que l’on retrouve dans les aventures de Simbad le Marin, dans les Mille et Une Nuits. Mais en fait, l’oiseau dont il est question ici évoque quelque chose qui est encore à une autre échelle : c’est un monde. Tellement grand qu’il est impossible de le percevoir tout entier. Il me fait penser pour ma part à l’Aigle de la cosmogonie toltèque, source de la conscience de l’homme, dont parle Carlos Castaneda :

« Les anciens voyants, en prenant des risques follement dangereux, (...), virent véritablement la force indicible qui est la source de tous les êtres sensibles. Ils l'appelèrent l'Aigle car, dans les rares et brèves visions qu'ils purent soutenir, ils virent cette force sous une forme qui ressemblait à celle d'un aigle noir et blanc, d'une dimension infinie. Ils virent que c'est l'Aigle qui donne la conscience. L'Aigle crée les êtres sensibles afin qu'ils vivent et enrichissent la conscience qu'il leur donne en même temps que la vie. Ils virent aussi que c'est l'Aigle qui dévore cette conscience enrichie après avoir fait en sorte que les êtres sensibles s'en dessaisissent au moment de leur mort. »


On peut rapprocher cette image de l’Oiseau-monde de l’Esprit, et même de ce qu'on appelle le Saint-Esprit, car les oiseaux symbolisent volontiers l’esprit, au sens de ce qui fait le lien entre le ciel et la terre. Et c’est encore ce dont il est question dans ce rêve, à savoir de comment l’Oiseau-monde vient ensemencer la terre. Mais si nous commençons à parler de l’Esprit, il doit être clair que nous essayons d’expliquer quelque chose que nous ignorons par quelque chose que nous ignorons encore plus, ignotum per ignotius disaient les anciens alchimistes. Et il est donc temps de mettre notre main devant notre bouche.

Remarquons cependant que le pendule, cette « verticalité oscillante », s’apparente symboliquement à ce que les mythes chamaniques appelaient l’axe du monde, qui se balance ici. Le rêve nous fournit une explication du cycle vie-mort-vie comme tenant de l’éveil et du sommeil dans ce balancement. Il n’y a pas grand-chose à ajouter car le rêve parle de lui-même. Dans la constellation, nous avons observé comment le mouvement de l’oiseau impliquait un soudain renversement de perspectives, et comment la terre attendait ce moment de la fécondation par les oiseaux de feu. C’était très émouvant, et je crois que cela a communiqué à chacune des participantes, moi compris, un sens profond de la nature de notre existence. On parle volontiers de l’enveloppe corporelle des êtres, mais peut-être sommes-nous tout proche d’une vision renversante si nous considérons que celle-ci est simplement l’enveloppe d’une graine plantée en terre, qui pourrait être appelée à pousser, grandir et fleurir.

C’est précisément ce qu’évoque la question qui coure en filigrane de ce rêve : mais qui me rêve donc ? Qui rêve ma vie ? On retrouve là l’interrogation de Tchouang-Tseu qui avait rêvé d’un papillon et se demandait si ce n’était pas le papillon qui rêvait de Tchouang-Tseu. De telles questions sont balayées par la pensée rationnelle comme nulles et non avenues car ne conduisant à aucun profit en Bourse, ce en quoi nous ne la démentirons pas. Mais elles débouchent, si elles sont considérées sérieusement comme un koân, sur une vision illuminante. C’est ce que l’on appelle l’investigation fondamentale, qui est résumée le plus souvent en une interrogation qui sert de pelle excavatrice pour une vérité indicible :

- Qui suis-je ?

Sri Ramana Maharshi
Sri Ramana Maharshi, qui a été reconnu comme un des plus grands saints illuminés que l’Inde moderne ait compté, n’enseignait qu’en posant cette question : qui es-tu ? Qui pose la question ? Elle suffit. Aucune simagrée, aucune autre pratique n’est véritablement utile ou nécessaire si l’on va au bout de l'interrogation qui retourne la conscience vers la source de la conscience. Toutes les pratiques ne servent qu’à supporter cette investigation. Une autre version de la même interrogation, tout aussi radicale, consiste en demander :

- Qui rêve ma vie ? Qui « me » rêve ?

Répondre à cette question, c’est « contempler le visage que nous avions avant d’être nés », pour reprendre une expression traditionnelle. Le yoga du rêve des tibétains en fait un objectif clairement défini. Les moines s’entraînent à prendre conscience de ce qu’ils rêvent pendant qu’ils rêvent, et quand ils sont lucides dans le rêve, à méditer dans celui-ci. Ils ancrent ainsi la conscience d’être en train de rêver jusque dans leur vie ordinaire et se préparent à se réveiller de ce rêve d’existence. Ils savent que ce n’est pas le petit « moi » qui rêve. Lui, il est rêvé. On peut dire poétiquement, comme savent le faire les rêves, que Cela qui rêve est un Oiseau-monde dont les ailes touchent à l’Infini, et qui parfois prend feu pour planter une graine de conscience en terre…

En prendre conscience, abandonner l’idée d’un moi qui agit pour réaliser qu’il est rêvé par quelque chose de bien plus grand, d’incommensurable, et dont on ne peut parler que de façon détournée, par symboles, c’est ce que l’on appelle l’Éveil. Ce n’est pas le moi qui se réveille, c’est le rêveur. Carl Jung avait déjà eu un rêve allant ce sens, où il voyait un méditant en train de le rêver. C’est exactement de genre de questions, et de pensées, que suscite l’ouverture du septième chakra, de la couronne dont il était question dans l’introduction du rêve, comme quoi le moindre détail est, dans l’écoute du rêve, est significatif.

C’est de ce genre de rêves que sont nées des histoires que nous nous racontons encore. Nous avons là un aperçu de ce qui pourrait être la naissance d’un mythe, qui reprend dans une forme nouvelle de très anciennes idées que nous sommes obligés de qualifier de religieuses. Et puis il y a, comme une signature caractéristique de la source des rêves, l’humour de l’avertissement météo qui vient contrebalancer le poids écrasant du rêve : 

- Attention, dans le Grand Canyon, risques de précipitation de langues de feu !...

Extrait du Livre Rouge, de C.G. Jung

jeudi 1 mars 2018

Jeu archétypal

Mon amie Martine Tollet et moi-même proposons régulièrement des ateliers de jeu archétypal autour de contes de fées dont nous explorons, par ce biais, la portée initiatique. Nous nous inspirons en particulier de l’enseignement que nous avons reçu dans l’école québécoise Ho Rites de Passage et de sa fondatrice, la regrettée Paule Lebrun, qui s’appuyait elle-même sur les travaux de Jean Houston. Cette dernière pose les fondements de ce type de travail, qui tient du théâtre psycho-magique, dans son livre Psychologie sacrée et l’illustre en proposant de parcourir ainsi différents processus inspirés par de grands mythes comme Isis et Osiris, le Faiseur de Paix, etc. Cependant, Martine, qui est conteuse, formatrice à l’art du conte et metteur en scène, et moi-même avons en commun un amour profond des contes qui s’enracine dans l’étude de la psychologie des profondeurs de Carl Jung. Notre travail dans ce registre du jeu archétypal est ouvertement dédié à la mémoire de Mme Marie-Louise Von Franz, sous le patronage de laquelle nous nous inscrivons avec gratitude pour l’extraordinaire manne qu’elle a légué aux amoureux des contes au travers de ses livres.

Marie-Louise Von Franz
Outre Jung, Von Franz et Paule Lebrun, auxquels nous rendons grâce comme étant les grands ancêtres dont la présence souriante nous accompagne, notre travail s’appuie sur les travaux de James Hillman, Joseph Campbell, Alejandro Jodorowsky, Robert Bly, Clarissa Pinkola Estès. Et bien avant eux, nous en référons à une tradition qui se perd dans la nuit des temps et relève de la célébration des antiques Mystères.

L’approche proposée par Jean Houston nous reconduit aux origines du théâtre rituel à Épidaure, le principal sanctuaire du dieu guérisseur Asclépios en Grèce, lui-même sans doute héritier de l’égyptien Imhotep. Cette filiation symbolique est importante dans la perspective de notre travail car Asclépios soignait au moyen des rêves, et Imhotep, qui fut assimilé au dieu Thot, est associé aux origines mythiques de l’Alchimie. Le premier chapitre du livre que je mentionnais plus haut de Jean Houston nous prend par la main pour nous faire visiter l’asclêpeion, le centre de soins d’Asclépios, dédié à la guérison dans une visée que nous qualifierions aujourd’hui d’holistique, c’est-à-dire à la purification ainsi que l’harmonisation du corps et de l’esprit. On y incubait des rêves qui apportaient bien souvent la guérison, comme en témoignent de nombreux ex-voto. On y écoutait de la poésie et de la musique. On y faisait des cérémonies. Et on y voyait de grands drames archétypaux mis en scène dans la tragédie grecque de façon à saisir le spectateur avec intensité, avant de le détendre par une comédie…

Asclépios & Hygie
La démarche du jeu archétypal, quoiqu’elle n’ait pas de visée strictement thérapeutique, revient aux sources de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la thérapie de l’âme, non seulement dans la notion du soin apporté à cette dimension souvent négligée de l’être, mais dans l’acception du mot grec therapia qui signifiait « servir les dieux » ou « accomplir l’œuvre des dieux ». Ce que les Grecs appelaient les dieux, nous les nommons « archétypes » dans le vocabulaire psychologique. James Hillman disait que l’âme, c’est-à-dire les archétypes qui vivent dans l’âme, se manifeste en symptômes. Et les archétypes vivent aussi dans les contes. Sous l’apparence naïve de ces derniers se dissimule un mystère vivant. L’étude des contes, disait Marie-Louise Von Franz, relève de l’anatomie psychique comparée dans laquelle ressort ce que toute l’humanité, au-delà de la fragmentation culturelle, a en commun. Dans ces histoires, qui virevoltent de bouche à oreille depuis la nuit des temps en se déclinant dans un chatoiement de versions teintées de différentes cultures, le héros ou l’héroïne traverse généralement des épreuves inouïes pour parvenir à la pleine conscience symbolisée par la royauté. Ils affrontent des défis terrifiants et reçoivent des aides magiques qui les amènent à découvrir leur véritable nature. Au contact de ces histoires, nous baignons dans le monomythe mis à jour par Joseph Campbell et nous sommes directement enseignés par l’inconscient collectif. Plus profondément encore, nous fondons notre travail sur le fait que nous retrouvons par-là les traces de très anciens rituels initiatiques reposant sur des dynamique encore vivantes dans un lieu secret de notre psyché.

Ainsi, même si nous n’avons aucune ambition thérapeutique, et peut-être même justement parce que nous ne sommes pas entravés par une telle ambition qui ramène toujours au modèle médical, la démarche que nous proposons ouvre un espace dans lequel l’âme peut jouer librement en se nourrissant d’images intérieures. Il s’agit simplement de mettre en œuvre un théâtre symbolique dans lequel le conte est parcouru comme une quête initiatique pour vivre dans un cadre sécuritaire les épreuves qui jalonnent le parcours du héros ou de l’héroïne. Nous visons par-là à réveiller, reconnaitre et contempler les puissances méconnues de l’Inconscient qui sont activées par le conte, et ainsi favoriser l’émergence en conscience de l’âme. Si nous devions nous donner un objectif, ce serait de faciliter l’intégration consciente des dynamiques archétypales explorées de façon à élargir la conscience et permettre l’accomplissement de processus naturels de croissance psychique se traduisant par un sentiment de complétude. Hommes ou femmes, nous apprenons par exemple à explorer plus avant les subtilités et profondeurs de notre masculinité, de notre féminité et finalement du mystère de leur rencontre, de notre humanité et de qui les dépasse. Nous touchons aux grandes questions existentielles qu’incarnent par exemple la sorcière vivant au fond des bois, l’innocent au cœur d’or et le diable, l’Ange secourable et nous les invitons à danser dans notre existence, pour à notre tour redécouvrir la fontaine de jouvence.

Fontaine de jouvence
Pour cela, nous utilisons de nombreux outils et ingrédients. Le premier d’entre eux est le jeu symbolique dans lequel nous créons un espace privilégié pour l’expression des images intérieures. Une des clés d’un tel travail est de définir clairement le contenant hermétique dans lequel les forces archétypales pourront s’exprimer et se vivre sans débordement. S’il est question là de la définition d’un espace sacré, c’est sans ostentation, en gardant à l’esprit la langue des oiseaux qui nous rappelle que c’est simplement le lieu du jeu créatif, là où « ça crée ». J’aime aussi parler du « temps du rêve » pour désigner cette place particulière où la distance entre l’intérieur et l’extérieur s’amenuise, car on y demeure jamais qu’un temps bien délimité par des rites d’entrée et de sortie. On peut aussi parler du domaine de la « seconde attention » car c’est l’espace où s’ouvre un autre regard que celui que nous avons l’habitude de porter sur les choses, sur les êtres et sur nous-mêmes; nul ne pourra le trouver sur une carte car il est fait d’une certaine qualité d’attention que favorisent la méditation, les rituels symboliques, l’écoute des rêves et la disponibilité à la vie des images intérieures.

Une fois clairement défini le temenos, c’est-à-dire l’espace sacré où les symboles sont invités à prendre vie, le conte est déployé au travers d’un jeu de rôles mettant en scène des moments clés, autant que possible dans des décors naturels, avec quelques accessoires dont la portée est surtout symbolique pour favoriser l’envol de l’imagination. Les participant(e)s sont littéralement imprégné(e)s par l’histoire qui les submerge. Le récit leur en est fait dans son intégralité dès le début pour donner la carte du parcours à l’inconscient, et revisité dans le détail au début de chaque acte. L’invitation leur est faite de vivre pendant plusieurs jours avec l’histoire, c’est-à-dire aussi de dormir et de rêver avec elle dans un stage résidentiel. L’écoute des rêves chaque matin apporte une riche moisson d’images intérieures souvent en résonance avec le conte, et toujours expressive de profonds processus intérieurs. Le rêve éveillé, l’imagination active, l’écriture automatique, la peinture spontanée, la danse et le chant ouvrent des espaces de rencontre avec l’Inconscient. Ils permettent d’exprimer de ce qui travaille les participant(e)s de l’intérieur. Enfin, des éléments d’analyse et d’amplification symbolique du conte sont proposés, tirés de différentes sources pour varier les points de vue, de façon à permettre à chacun(e) de tisser des liens avec son histoire personnelle. Le conte est ainsi ingéré, intégré, digéré… au fil des jours jusqu’à devenir une histoire vivante dans la psyché de chaque participant(e), son histoire qu’il ou elle rencontre à sa façon... 

Temenos
Le travail est ponctué de moments de partage qui sont ritualisés en conciles de façon à éviter les discussions intellectuelles. Les participant(e)s y sont invité(e)s à résonner autour du conte et de sa mise en jeu archétypal. Il est bien précisé dès le début que nous ne sommes pas là pour nous livrer à de la psychothérapie de groupe mais pour offrir un espace à l’expression et à la vie de l’âme. Non seulement aucune intention thérapeutique n’est proposée au groupe, mais les partages ne sont pas dévolus à s’appesantir sur l’histoire de l’un(e) ou de l’autre. Tout est acceptable, tout est reçu qui participe de la vie de l’âme, et si une souffrance est partagée, personne n’a de prétention à la thérapeutiser ou la soigner (Soi-nier) de quelque façon et elle est alors accueillie comme faisant partie de notre humanité commune. Cela ne nous empêche pas de guérir (gai-rire) par la magie opérative de l’histoire qui se déploie ! Nous privilégions dans ces temps de partage la dynamique du cercle dans laquelle participant(e)s, assistant(e)s et guides sont au même niveau dans l’expression de leur vécu car les processus archétypaux nous affectent tou(te)s et nous veillons à ne pas entretenir de séparation inutile. Le silence participe de la mise en abîme de l’histoire qui se déploie au travers du vécu de chacun, et la parole est ancrée dans l’expression du senti, de l’intuition et des images vivantes plutôt que des idées, qui pourront toujours être discutées lors des repas ou dans les moments d’échange libre, dans l’espace qu’il est convenu d’appeler « profane » car on y revient à nos personnalités ordinaires, au quotidien. Finalement, il ressort que le groupe tout entier constitue le contenant hermétique dans lequel se déploient, au sein d’une aventure commune tissée autour de la trame du conte, autant de chemins exploratoires qu’il y a de participant(e)s.

Le conte relie le personnel et l’universel. Il concerne toujours l’être humain total. Il ignore par exemple les identifications de genre. Il n’est pas sexué. Là où Robert Bly a, dans sa remarquable analyse, fait de Jean de fer, l’homme sauvage et l’enfant (Grimm KHM 136), une histoire s’adressant surtout aux hommes dans leur besoin de redéfinir et réinventer l’identité masculine en revenant aux sources de l’initiation qui conduit le garçon à devenir un homme, le jeu archétypal permet à tou(te)s d’explorer ce chemin initiatique. Ainsi une femme pourra-t-elle grâce à cette histoire appréhender directement l’aventure héroïque de son masculin intérieur, et envisager son mariage avec sa propre féminité. Le conte se lit ainsi :

Au cœur d’une forêt où plus personne n’osait entrer de peur de disparaitre, on découvre un homme sauvage dans un étang que l’on vide. Le roi le fait emprisonner dans une cage de fer mais son fils de 8 ans le délivre en allant chercher la clé sous l’oreiller de sa mère car il veut récupérer la balle d’or qu’il a perdu dans la cage. L’enfant part avec l’homme sauvage qui lui déclare s’appeler Jean-de-fer et posséder d’immenses trésors. Il le met à l’épreuve en lui demandant de garder un puits dont l’eau teinte en or tout ce qu’elle touche. Mais le garçon échoue à cette épreuve et doit partir dans le monde avec une chevelure désormais toute dorée qu’il dissimule sous un bonnet. Il se fait embaucher aux cuisines d’un château et finalement se retrouve à travailler dans les jardins, où il est remarqué par la princesse un jour où le soleil joue dans l’or de ses cheveux. C’est alors que le royaume est menacé par un envahisseur et le jeune homme est aidé par Jean-de-fer à mettre l’ennemi en déroute. Le roi aimerait bien connaître l’identité de ce mystérieux chevalier qui est, au moment critique, venu au secours de son royaume alors il organise un tournoi pendant lequel sa fille lance par trois fois une pomme d’or. Encore une fois, notre héros se fait aider par Jean-de-fer à triompher de l’épreuve et il finit par se faire reconnaître par le roi à qui il demande la main de sa fille…


Une telle histoire se lit comme un rêve, sauf qu’au lieu d’être le rêve d’un individu, c’est notre rêve à tou(te)s. Elle nous reconduit à une place essentielle, là où est cachée l’étincelle d’or qui éclaire la vie de l’intérieur. J’évoque par là un poème de Clarissa Pinkola Estès que j’ai déjà cité[1] dans ce blogue à propos d’un rêve mais qui mérite d’être rappelé :

Malgré nos attachements actuels,
malgré nos maux, nos souffrances, nos chocs,
nos pertes, nos gains, nos joies,
le site vers lequel nous nous dirigeons est
cette terre de la psyché que les aïeuls habitent,
ce lieu où les humains restent tout à la fois
divins et dangereux,
où les animaux dansent encore,
où ce qui a été coupé repousse,
et où ce sont les rameaux
des arbres les plus vieux
qui fleurissent le plus longtemps.
La femme cachée
qui entretient l'étincelle d'or
connaît cet endroit.
Elle sait.
Et toi aussi.

Tout est là. Je pourrais écrire des volumes sur le jeu archétypal, comme tant d’auteurs qui se noient dans la théorie, sans parvenir mieux que ce poème à saisir ce dont il est question, le but essentiel de ce travail. Voilà, il s’agit d’aller là où les animaux dansent encore et où l’aqua permanens teinte d’or tout ce qui entre en contact avec elle. C’est le lieu de l’alchimie secrète où nous redécouvrons notre véritable nature, tout à la fois divine et dangereuse. Ici, nous sommes enfin débarrassés de l’illusion qui voudrait que nos folies modernes soient un progrès et nous retrouvons enfin nos ancêtres dansant avec les animaux ainsi que les démons et les dieux… dans le grand flux de la vie.


Quand nous nous y entrons, que ce soit en le facilitant ou en tant que participant(e)s, nous ne faisons pas ce travail seulement pour nous. Il nous met en relation avec l’inconscient collectif, et c’est à double sens : non seulement celui-ci nous enseigne-t-il à devenir des humains plus conscients des archétypes qui vivent en nous, mais nous servons les archétypes. Nous permettons, le temps d’un jeu archétypal, aux dieux et aux déesses de marcher à nouveau sur terre. Nous nous laissons chevaucher par les archétypes, non dans une transe comme dans le candomblé ou le vaudou mais lucidement, ludiquement. Nous nous offrons à leur magie opérative, qui se révèle quand l’âme agit au travers du jeu des images. Et ce faisant, nous nous en faisons les conducteurs pour permettre à l’inconscient collectif de répondre aux défis de notre temps. Dans ce sens, il a été frappant que nous inaugurions notre théâtre archétypal avec le conte de la jeune fille sans mains (Grimm KHM 31) au moment même où la campagne #metoo  battait son plein. Cette histoire, qui parle de l’initiation féminine vécue quand la féminité est abusée par le masculin, a pris soudain une résonnance qui dépassait le cadre de notre petit groupe. Et le fait qu’il y ait un homme qui se prête alors au jeu des archétypes avec son anima a pris alors une magnifique signification symbolique.

Le conte se lit ainsi :

Contre la facilité d’une opulence sans efforts, un meunier vend au diable ce qu’il y a derrière son moulin, croyant qu’il ne lui cède par là qu’un pommier en fleurs. En réalité, c’est sa fille qu’il a ainsi vendu mais celle-ci est tellement pure que le diable ne peut l’emmener. Il oblige alors son père à lui trancher les mains. Elle part alors sur les routes en ne comptant que sur la grâce de Dieu pour la nourrir et lui porter secours. Un Ange l’introduit de nuit dans les jardins du roi où elle mange une poire sur l’arbre. Le roi se cache pour surprendre le voleur qui lui dérobe ainsi ses précieux fruits, et tombe amoureux de la fille, l’épouse. Il lui fait faire des mains d’argent. Alors qu’elle attend leur enfant, il doit partir à la guerre. À la naissance de leur fils, le diable s’immisce dans leurs échanges de lettres et parvient à faire croire à la mère du roi que son fils ordonne que la jeune reine soit mise à mort. Cette dernière repart alors sur la route avec son fils et trouve refuge dans une forêt où elle est servie par un Ange. Le roi est désespéré à son retour de la guerre d’avoir perdu son épouse et son fils. Il part en quête, jurant de ne jamais dormir deux nuits au même endroit avant de les retrouver. Après sept ans de quête, il parvient enfin à une petite maison dans la forêt…

La jeune fille sans mains, film de Sébastien Laudenbach (2016)
Il y a quelque chose de profondément guérissant dans de telles histoires. Celle-ci parle de l’initiation féminine dans un processus qui était ritualisé peut-être déjà au sortir du néolithique, comme en témoigne par exemple le fait que certaines versions indiquent que les mains de la jeune fille sont tranchées avec une hache d’argent, métal dédié à la Lune et rattaché à la Grande Déesse. Tout à coup, la perspective archétypale amène une nouvelle vision de la signification des épreuves que doit traverser la jeune féminité pour parvenir à sa pleine royauté : le diable, qui incarne le masculin négatif qui possède le père, s’avère être un agent de transformation. Il amène finalement l’héroïne à la réalisation de sa propre royauté en l’arrachant à son père et en brisant une union insatisfaisante dans laquelle le masculin fait encore dans le sexisme bienveillant en procurant des mains d’argent à son épouse. C’est ce qu’évoque Marie-Louise Von Franz dans son commentaire de ce conte quand elle dit :

« Le conte nous montre que la seule manière pour cette femme de guérir la profonde dissociation et la blessure dont elle souffre est de les transcender. Les normes collectives ne lui servent à rien dans ce cas car ce serait la ramener à une "normalité" moyenne qui, ne correspondant pas à sa nature, lui serait nuisible. Vivre selon les conventions serait dissociant pour elle car elle ne pourra trouver son équilibre qu’à un niveau plus profond et plus individué. Pour elle, la vraie régression serait de s’adapter à une soi-disant normalité. Vouloir, à tout prix, adapter quelqu’un à une normalité moyenne peut mener à la maladie mentale. C’est pourquoi l’héroïne doit nécessairement quitter la société jusqu’à ce qu’elle ait trouvé sa propre vérité. »

Au travers de cette initiation, l’héroïne a acquis les trésors de la foi, de la patience et de l’endurance. C’est là l’aventure de l’individuation radicale que vivent non seulement les femmes confrontées aux abus du masculin, mais aussi les hommes blessés dans leur féminité, et qui osent se mettre en chemin pour retrouver leur propre vérité. Le conte se termine avec un renouvellement du mariage à un nouveau degré de conscience, ce qui peut se comprendre comme un symbole de l’illumination par la lumière de la vie. Au terme du chemin, toutes les souffrances sont rachetées et la vie retrouve enfin son caractère d’aventure sacrée. C’est ce que nous explique Marie-Louise Von Franz à qui je laisse le dernier mot :

« La (femme) qui, dans bien des cas, a dû faire le tour du monde pour trouver la vie, en aura découvert les richesses et la signification totale, sacrée. Pour elle, le simple fait de vivre est une expérience d’illumination. Elle aura pleine conscience de ce qu’elle fait, ce qui est le prix de ses souffrances. C’est ce que Jung entendait quand il disait : « une partie de la vie a été perdue mais le sens en est préservé ». »

http://www.creezviedereve.com/docs/jeu_archetypal.pdf

 Stages de jeu archétypal :

- Du 29 avril au 4 mai 2018 : Jean-de-fer ou l'homme sauvage et l'enfant.

- Du 6 au 11 mai 2018 : La jeune fille sans mains.

Pour plus d'information, suivez ce lien.

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[1] Un article de décembre 2013 : L'étincelle d'or