dimanche 23 février 2014

Rêver, méditer, vivre

Salvador  Dali

J'ai donné le 18 février dernier une conférence dont voici les idées principales:

Le travail des rêves consiste moins à torturer ses rêves pour en extraire un sens qu’à se laisser travailler par ses rêves comme un rocher est sculpté par l’océan. Au-delà de l’analyse, c’est une voie méditative en prise directe sur la vie, dans laquelle on voit s’épanouir doucement la fleur de conscience.

Il y a un malentendu autour du terme « analyse » quand il est question d’analyse de l’inconscient. Dans son acception commune, le terme analyse signifie « décomposition en ses éléments premiers », c’est-à-dire qu’il s’agirait d’une forme de dissection. L’image ainsi suggérée voudrait que nous apportions notre inconscient à l’analyste pour qu’il l’explore à l’aide d’une sorte de scalpel et éventuellement nous le rende après avoir pratiqué une sorte d’opération qui clarifierait cet inconscient. Remarquons que nous nous comportons alors avec notre inconscient comme avec notre voiture quand nous l’amenons au garagiste pour qu’il l’ausculte et en change les pièces défaillantes. Cette approche comporte deux inconvénients majeurs. Le premier, c’est qu’elle suppose que l’inconscient soit quelque chose qui soit séparé de nous et sur lequel nous pourrions avoir une action sans y être entièrement impliqué. Le second, c’est qu’on ne dissèque que des cadavres. L’analyse ainsi pratiquée ne respecte pas la nature vivante de l’inconscient ; elle en fait une chose morte que nous pourrions manipuler de façon intellectuelle comme un objet séparé de notre être et de notre nature profonde.

C’est un peu comme si nous prenions une plante et que nous en séparions les racines, la tige, les feuilles et les fleurs. Nous avons encore une plante d’un certain point de vue, mais nous avons perdu la vie de la plante, et avec elle, l’essentiel : ce qui qui fait l’essence de la plante. 

C’est un grand travers de notre pensée que de vouloir tout séparer en objets bien définis, et quand cette pensée s’applique à nous-mêmes, de nous diviser et de compartimenter les différentes parties. Ainsi y-a-t-il plusieurs personnages en nous-mêmes, par exemple le père de famille et l’amant, le cuisinier du vendredi soir, le peintre du dimanche et celui que je suis au travail pendant la semaine, ou encore le joyeux drille qui aime faire la fête. Mieux, nous présentons des visages différents selon les personnes avec qui nous parlons, et nous nous surprenons nous-mêmes à nous comporter différemment selon les circonstances. Une grande difficulté, c’est qu’il est bien rare que tout ce petit monde communique en nous ; chacun vit sa vie, et on peut observer comment chacune de ces sous-personnalités lutte pour avoir son moment d’existence – elles profitent de la moindre occasion pour apparaître à la surface et s’emparer du microphone du « moi » : chacune clame qu’elle est « moi » et veut ignorer les autres.

Quand je suis l’un, je ne suis pas l’autre. Je m’identifie à l’un, j’oublie l’autre. Je le renvoie dans l’inconscient…

Qui-suis-je ?

C’est la question clé, qui ouvre la porte à une investigation en profondeur. Il n’y a pas de réponse facile même si elle est en fait très simple. Il faut aller y voir, et pour cela il faut explorer ce dont nous ne sommes pas conscients à propos de nous-mêmes, l’inconscient, et comment cet inconscient participe à notre vie. Un autre travers de notre pensée tient au réductionnisme de notre intellect : nous croyons avoir compris de quoi il retourne selon une théorie ou une autre, et voilà que bien sûr « ce n’est que… ». Ce n’est que mon complexe d’abandon. Ce n’est que ma sexualité refoulée. Il faut mesurer la puissance de cette forme de pensée : par exemple, cet être que j’aime, ce n’est qu’un sac de peau contenant du sang et d’autres matières peu ragoutantes ! Ou alors, ce n’est qu’un pur esprit. Il est facile de se blesser avec sa propre pensée, c’est comme si nous jouions avec un couteau très effilée. Et voilà donc que nous sommes divisés et que nous nous fragmentons en morceaux bien découpés…

Bien sûr, il est impossible finalement d’analyser l’inconscient au sens classique d’une dissection intellectuelle car l’objet même de cette analyse est insaisissable : où est-il donc, cet inconscient ? Nous ne pouvons pas l’amener chez le garagiste ou le psychologue, il nous faut y aller nous-mêmes tout entier. Mais l’inconscient s’exprime, se dit, en particulier dans les rêves. Si nous analysons les rêves avec un scalpel intellectuel, en appliquant une théorie ou une autre, nous les tuons. Si nous regardons les rêves comme quelque chose qui serait séparé de nous et que nous pourrions comprendre grâce à un livre, c’est un peu comme si, de façon morbide, nous regardions soudain notre main comme un objet étranger, qui ne ferait pas partie de notre corps. Ce que nous faisons à nos rêves, nous le faisons à notre âme, c’est-à-dire à nous-mêmes. Nous sommes pris dans un paradoxe : nous sommes le sujet même qu’il faudrait tuer pour pouvoir l’analyser, mais alors l’essentiel serait perdu.

Cependant, si nous revenons à l’étymologie première du mot « analyse », nous sommes amenés à envisager une toute autre perspective. « Analyse » se décompose en « ana », recommencer, et « luein », le déliement. L’analyse serait ainsi le procédé par lequel nous recommençons le déliement originel, c’est-à-dire notre naissance, ou quand nous nous sommes déliés de ce qui nous définissait, nous contenait et nous limitait. Pour Jung, l’analyse consistait en un dialogue tenant compte de l’existence et de l’intervention de l’inconscient pour permettre à ce dernier de nous conduire à une seconde naissance, à une nouvelle conscience. Dans le fond, l’analyse telle que l’envisageait Jung était un dialogue créatif autour des symboles et avec l’inconscient, dans une visée de connaissance de soi. La connaissance de soi ne consiste pas à savoir ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas, ni tout ce qui tourne autour de la définition de notre personnalité changeante et transitoire. La connaissance de soi consiste à découvrir combien nous sommes multiples en dedans et à apprendre à nous dés-identifier de toutes ces sous-personnalités pour être simplement la conscience de leur existence et de leurs jeux.

« Qui es-tu ? » demande le Cyclope à la vision unilatérale à Ulysse. « Je suis personne » répond le voyageur.

La connaissance de soi est la seule connaissance essentielle car elle confère la liberté devant l’illusion de se prendre pour un autre que Cela, la Conscience, que nous sommes. Elle fonde l’art de vivre, qui inclut l’art de mourir, l’art de rêver et l’art d’aimer. Oui, mais comment accéder à la connaissance de soi ?

Nous voudrions avoir un « comment », une façon homologuée de « faire », alors qu’il s’agit précisément du contraire de faire, de chercher à obtenir un résultat. Il s’agit de revenir à la maison de notre âme, à notre véritable nature, à ce que nous sommes avant même d’envisager de faire quoi que ce soit. Il n’y a pas de « comment » mais il y a un mouvement naturel de l’âme qui nous y ramène, pour peu qu’on ne l’entrave pas. En fait, il nous y ramène toujours, mais la grande question qui se pose à nous est de savoir s’il nous y ramènera de notre vivant, ou s’il faudra attendre le tout dernier moment de notre existence pour y être ramenés de toute façon. Une façon de dire ce mouvement, c’est :

Rêver, méditer, vivre…

Encore une fois, nous avons tendance à séparer, à compartimenter : rêver, c’est ce qui se passe la nuit quand je dors ; méditer c’est quand je m’assois pour essayer de faire le vide en dedans ; et vivre, c’est le reste du temps, n’est-ce pas ? Mais alors notre vie se déroule surtout à l’extérieur, notre méditation est bien souvent une fuite et nos rêves en sont déconnectés. Les racines, la tige et la fleur sont éparses…

Dans nos rêves, notre nature profonde se rappelle à nous. Elle nous dit le « désir secret de notre âme », elle nous montre l’envers des situations que nous rencontrons, elle nous invite à nous dés-identifier de nos personnalités de surface pour aller voir plus profondément ce qui se passe en nous. C’est déjà beau si nous y prêtons attention, si nous n’assassinons pas nos rêves à coups de « ce n’est que ». Souvent, nous sommes bien perplexes devant nos rêves : qu’est-ce que cela veut donc dire ? Je veux bien croire que c’est un message, mais c’est un extraterrestre qui me l’a envoyé et je n’ai pas étudié les langues galactiques. Alors nous remettons les rêves au spécialiste. Comme je l’ai souligné, nous sommes alors éventuellement en danger d’abandonner nos rêves à quelqu’un d’autre qui, au mieux nous les rendra intacts, au pire s’en servira pour assoir sa petite théorie. Cependant, il est possible de rester simplement avec le rêve et avec ce qu’il nous fait ressentir sans plus l’intellectualiser.

Mieux, nous pouvons respirer avec et dans le rêve, prendre le temps de le ressentir au plus profond pour écouter, non pas ce qu’il « veut dire » mais ce qu’il nous dit, ce qu’il nous murmure à l’oreille. Si nous n’entendons rien, c’est qu’il nous faut faire silence, un silence plus profond encore. Si nous passons suffisamment de temps à simplement tourner autour du rêve en nous intéressant à sa grammaire émotionnelle plus qu’à un sens abstrait qu’il serait censé avoir, alors le rêve va commencer à nous travailler. Il va nous habiter tandis que nous cheminons avec lui. Il va nous inspirer pendant la journée : une pensée, un sourire ou une œuvre d’art. Si nous lui accordons une attention patiente sans aucune attente particulière, le rêve va se déployer comme une fleur qui s’ouvre et qui libère son parfum.

Les personnes qui méditent auront reconnu dans le processus que je décris ci-dessus une approche typiquement méditative : être avec ce qui est là en pleine conscience, faire silence, écarter toute attente et toute idée préconçue. Ressentir pleinement. Sentir profondément. Et si nous avons une pratique méditative, alors nous pouvons inviter le rêve dans la méditation, le convier à s’assoir avec nous sur le coussin, à prendre la posture. Cela veut dire que nous restons simplement en conscience avec ce qui est là, encore une fois sans attente, simplement ouvert et vigilant, attentif au mouvement intérieur. Or le rêve est une expression de ce mouvement intérieur, et voilà que la méditation lui dégage un espace où le mouvement peut prendre de l’amplitude. Quand la méditation est ancrée dans le corps, le rêve s’enracine avec elle. Et finalement, même si nous ne parvenons à aucun moment à une compréhension intellectuelle du sens du rêve, voilà qu’il prend sens dans notre vie, dans la façon dont ce mouvement intérieur va s’exprimer, se manifester. L’énergie du rêve coule sans entrave dans notre vie, la fertilise, et nous voyons partout éclore des fleurs de conscience…

En conclusion, cette approche méditative fait ressortir qu’il n’y a pas de séparation entre l’inconscient et le conscient ; plutôt que des objets séparés, nous avons là un processus continu de création de conscience dont le rêve est un des éléments clés. À chaque fois qu’il y a un rêve, c’est que quelque chose veut devenir conscient, et tout ce que nous avons à lui offrir pour cela, c’est notre attention patiente et sans attente particulière. Ainsi, le travail du rêve consiste moins à travailler ses rêves avec une méthode consciente qu’à nous laisser travailler par les images du rêve jusqu’à ce qu’elles nous amènent où elles voulaient. Enfin, il ressort que rêver, méditer et vivre sont l’expression d’un seul mouvement que nous pourrions décrire comme une respiration.

Rêver, c’est une inspiration dans les profondeurs de l’être.

Méditer, c’est une rétention qui permet d’observer ce qui se passe, de le rendre plus conscient.

Vivre, c’est une expiration dans laquelle s’exprime le mouvement intérieur.


La psychologie des profondeurs de Jung signale cependant que, lorsque nous avons trois termes, il y en a toujours un quatrième qui viendra les compléter en les résumant, et dont ressortira une intuition de la totalité. Aurez-vous la perspicacité de deviner quel pourrait être ici ce quatrième terme ?
 

dimanche 16 février 2014

Rêver la terre de demain


J’ai découvert récemment une nouvelle raison de prêter attention aux rêves. Elle n’est pas entièrement nouvelle bien sûr, ce n’est pas comme si elle sortait de la cuisse de Jupiter ; au contraire, il est assez fascinant d’observer comment elle a toujours été là. Elle rodait à la lisière de mon esprit comme un animal sauvage qui ne se laisse pas observer. Je peux voir maintenant qu’elle parcourt en filigrane une grande partie de l’œuvre de Jung. Je constate aussi qu’elle est comme dans l’air du temps, une idée qui s’impose doucement à de nombreuses personnes, une vision qui se déploie tranquillement et qui préfigure peut-être de grands changements culturels dans notre façon d’envisager la vie, le monde. Et voilà donc que je la redécouvre à mon tour comme une idée vivante dans mon domaine particulier d’intérêt. C’est une pensée sauvage, non encore domestiquée par une théorie, qui se laisse maintenant approcher, un peu comme un chevreuil soudain pris dans les phares de la voiture qui se fige et ouvre de grands yeux doux et anxieux. Elle était couverte par la nuit de l’inconscience, et puis voilà donc que la couverture est tirée et une vision nouvelle prend forme. Bien sûr, soudain elle fédère tout un ensemble d’idées et de préoccupations qui avançaient depuis longtemps en ordre dispersé et se trouvent maintenant ordonnées autour d’un axe central. C’est une vision que je ne peux « prendre personnel » car elle ne m’appartient pas ; à l’évidence, au moins pour moi, elle émerge du processus créatif de l’inconscient collectif. Elle réclame à présent d’être partagée.

J’ai énoncé ailleurs tout un ensemble de raisons de s’intéresser aux rêves, dont on pourrait dire qu’elles sont toutes personnelles. Je n’ai rien inventé encore une fois ; j’ai repris dans mon propre langage les raisons qu’indiquait déjà Jung en décrivant les fonctions psychologiques du rêve, en particulier de celles de compensation et de prospective. Au-delà de la psychologie, je suis pour ma part plus encore attaché à un bénéfice spirituel indéniable du travail des rêves qui tient au fait que celui-ci nous confère une entière autonomie spirituelle. Jung le dit à sa façon quand il rappelle dans La vie symbolique que « le rêve est l’ami de ceux qui ne se laissent plus guider par les vérités traditionnelles et sont de ce fait isolés ». Il soulignait que nous sommes dans une situation spirituelle tout à fait inédite, pour la plupart d’entre nous, car nous ne pouvons plus trouver asile dans les grandes vérités collectives qui ont bercé notre civilisation jusqu’à l’avènement de la modernité. Quand je parle ici de « vérités », je ne veux pas dire que cela soit vrai pour tout le monde, mais que pour celles et ceux qui y adhéraient, il y avait là un socle existentiel qui donnait sens et valeur à leur vie. Nous fêterons bientôt le centenaire de cette modernité spirituelle car beaucoup de ces idéaux et valeurs collectives ont sombré dans les tranchées de la première guerre mondiale, dans la boue et l’horreur qui préfigurait à peine celle qui a suivi quelques décennies plus tard. Nous sommes tous, ou presque tous en Occident, les enfants de la malédiction qui voulait que « hors de l’Église », il n’y ait « point de salut ». Jung en était bien conscient et disait que la psychologie vient pallier l’absence de mythologie vivante, comme une façon de nous aider à réintégrer un univers qui ferait sens.

Une des conséquences dramatique de cette malédiction, c’est que nous sommes isolés les uns des autres. Nous vivons chacun notre petite vie dans un splendide isolement, chacun pour soi et Dieu, du moins ce qu’il reste, pour tous, n’est-ce pas ? Bon, nous ne sommes pas entièrement seuls sur notre île : heureusement, il y a nos proches, nos conjoints, nos enfants et nos amis. Ces relations finissent par être aussi vitales que l’était la relation de nos ancêtres au clan qui garantissait leur survie. Quand ces liens sont coupés, on voit des êtres humains partir à la dérive comme de grands vaisseaux démâtés qui se perdent dans la brume. Nous sommes collectivement empoisonnés par une idée de la vie qui confond individualisme, la logique du « seul contre tous », et individuation, c’est-à-dire réalisation de soi, de l’unique que nous sommes. Plus profondément encore, nous sommes pour la plupart en exil sur cette planète, dans cette existence. Beaucoup d’entre nous, souvent parmi les plus jeunes se sentent parfois un peu extra-terrestres, étranger à un monde artificiel quand ce n’est pas à leur propre vie. C’est un autre qui la vit. Et ce vide, cette perte d’âme, sont entretenus par les palliatifs dont nous disposons, c’est-à-dire la consommation et les distractions qui font tourner le système économique.

Jung a pris conscience de cette profonde misère psychologique quand il a passé quelques temps chez les Indiens Pueblos dans le Sud-Ouest américain. Il a alors été convié aux cérémonies saluant le lever du soleil et il a interrogé le chef Mountain Lake sur leur signification. Il a été frappé d’entendre ce dernier lui expliquer que les Pueblos aidaient le soleil à triompher de l’obscurité. « Alors je compris sur quoi reposait la “ dignité ”, la certitude sereine de l’individu isolé : il est le fils du Soleil, sa vie a un sens cosmologique : n’assiste-t-il pas son Père — qui conserve toute vie — dans son lever et son coucher quotidiens ?[1] » Jung a été fort surpris aussi d’entendre que pour les Amérindiens, il était évident que les Américains étaient fous car ils pensent seulement avec leur tête. À la question « mais avec quoi pensez-vous ? », Mountain Lake a montré son cœur et son ventre, ce qui prend un tour particulièrement savoureux à une époque où l’on découvre que notre ventre recèle plus de 200 millions de neurones, et se révèle être « notre second cerveau[2] ». Sur beaucoup de points comme celui-ci, il semble que les peuples premiers, loin d’être les ignorants que nous pensions en nourrissant notre sentiment collectif de supériorité, sont nos aînés et ont beaucoup de choses à nous apprendre. Nous sommes un peu vis-à-vis de ces peuples comme des adolescents qui découvrent qu’il faudra bien arrêter de nous agiter un de ces jours et écouter ce que ceux qui nous ont précédés ont à nous dire.

Les cultures anciennes connaissent bien la sagesse du rêve. Dans les conceptions chamaniques, ce que nous appelons la réalité est décrite comme étant seulement le « monde de la surface », et elle a des racines qui poussent dans les profondeurs du rêve. On peut tirer une parallèle avec nos conceptions modernes du pouvoir de l’intention : tout ce qui prend force de réalité a d’abord été rêvé. Nos rêves d’aujourd’hui préparent la réalité de demain ; je reviendrai une autre fois sur le fait déterminant qui veut que l’ingrédient qui fait germer ainsi le futur soit l’amour dont il est arrosé. Dans l’immédiat, il importe simplement de dire que l’amour est précisément l’expression de la connaissance de ce que rien n’est séparé, que nous formons une unité indissociable. Toutes les cultures ancestrales témoignent de ce lien organique tant dans leurs mythologies que dans leurs façons d’être et de vivre. Elles n’ont pas besoin d’écologie ni de psychologie tant cette connexion intime avec l’univers vivant, à l’intérieur comme l’extérieur, est pour elles une évidence sensible. Ce sont jusqu’à leurs langages qui ne découpent pas, comme le nôtre le fait, le monde en objets séparés, mais s’attachent à décrire les processus et les qualités toujours changeantes du réel. Cependant, nous commençons à être nombreux en Occident à prendre conscience que rien n’est séparé, et cela implique généralement de passer par la case « silence », c’est-à-dire de nous désaccoutumer de notre langage à prétention objective, d’apprendre à méditer et à écouter les images intérieures, ainsi qu’à penser avec notre cœur et notre ventre plus qu’avec notre pauvre petite tête fatiguée à force de se prendre pour la cuillère qui pourrait contenir l’océan.

C’est là que l’attention aux rêves a un rôle important à jouer pour beaucoup d’entre nous, comme une des voies les plus directes pour restaurer la connexion à la nature, tant notre nature intérieure que la nature qui nous entoure. Mieux, les rêves nous rappellent au fait qu’en réalité, nous ne sommes pas isolés, et qu’au contraire, nous sommes intimement reliés les uns aux autres, dans une communauté de destin. Dans les cercles de rêves que j’anime comme dans ceux que je visite, bien souvent, lorsqu’un rêve est partagé et écouté par plusieurs personnes, il se produit un étrange phénomène. Au lieu d’être seulement personnel, il s’avère que le rêve communique quelque chose à la plupart de celles et ceux qui prennent le temps de l’écouter. On en vient parfois à se demander si l’autre a rêvé pour nous. Cela arrive qu’on rêve pour un autre, comme il arrive que quelqu’un amène un rêve à portée collective. Les Romains, qui faisaient comparaitre devant le Sénat les rêveurs qui semblaient avoir reçu un message des dieux, savaient déjà cela. Mais plus généralement et simplement, il s’avère que les rêves nous ramènent à un socle psychique commun ; nous avons tous les mêmes besoins fondamentaux et les mêmes organes psychiques que sont les archétypes, et nous vivons, malgré notre splendide isolement, bien souvent des choses très similaires. C’est ce qui nous permet d’avoir un langage commun et de développer une certaine empathie pour autrui. Mais les rêves vont un cran plus loin : ils nous livrent un point de vue transpersonnel sur les situations que nous vivons, nous donnent accès à l’ensemble.

Nous pouvons considérer comme un postulat pragmatique de travail que tous les éléments d’un rêve font partie de nous. Si nous prenons le temps de nous assoir dans la réalité intérieure qu’ils symbolisent comme le propose le travail gestaltiste des rêves, ces éléments prennent voix. Ils sont capables de nous apporter le point de vue de l’autre sur la situation que décrit le rêve. Non seulement l’autre à l’intérieur de nous, le point de vue que nous ignorons, mais aussi l’intuition que nous avons de l’autre à l’extérieur. Il s’avère alors que le point de vue du Soi, d’où s’origine le rêve du point de vue jungien, n’a rien de personnel. C’est ce que Jung désignait comme l’aspect objectif de la psyché et qu’il décrivait comme un miroir impavide reflétant simplement la réalité. Et cette réalité s’avère alors multidimensionnelle si l’on conçoit chacune des subjectivités y participant comme une dimension de cette réalité. La nature collective sous-jacente de la conscience est une hypothèse qui prend de plus en plus de force avec des expériences scientifiques comme le Global Consciousness Project[3]. Les mystiques de toutes les époques ont parlé de cette connexion intime, de l’intérieur, entre toutes choses et tous les êtres. La regrettée Christiane Singer s’exclame lors de son dernier voyage : « Nous n’avons pas même à être reliés : nous sommes à l’intérieur les uns des autres. C’est cela le mystère. C’est cela le plus grand vertige[4]

Jung et ses collaborateurs n’encourageaient pas la psychothérapie de groupe ; ils privilégiaient l’approche individuelle de l’analyse. Ils s’inquiétaient de la massification de la société dans laquelle l’individu est noyé et de plus en plus isolé. Mais ils ne pouvaient envisager, par exemple, un phénomène comme Internet qui libère la parole des individus et leur permet de s’interconnecter. Il se pourrait bien que cette masse soit par-là en voie de prendre conscience d’elle-même, c’est-à-dire que l’humanité serait de multiples façons en train de s’éveiller à l’Unitude[5], néologisme construit avec une affinité pour le mot « solitude », pour traduire l’anglais « Oneness ». Les rêves contribuent de façon importante à cet éveil, car toute personne qui s’intéresse à ses rêves en profondeur voit son ego devenir poreux et son sentiment d’identité individuelle se dilater au fur et à mesure qu’elle se reconnecte à sa nature profonde. « Il ne s’agit de se débarrasser de l’ego » disait Swami Prajnanpad, « il s’agit de l’étendre à l’Univers entier ».

Les rêves nous donnent une opportunité de dépasser le point de vue personnel pour embrasser une vision plus large dans laquelle l’individu n’est rien sans toutes ses relations avec les autres mais aussi avec l’environnement, la nature, l’Univers. Teilhard de Chardin, qui prédisait que la découverte de l’énergie de l’amour serait pour l’humanité aussi importante que celle du feu, disait : « Nous sommes des êtres spirituels vivant une expérience humaine ». À mesure que nous nous éveillons, c’est-à-dire que nous nous dés-identifions de la forme, il devient clair qu’il est de notre responsabilité, à chacun d’entre nous, de choisir à quel centre d’identité nous voulons référer : l’ego personnel, l’ego collectif de la nation ou du groupe, l’humanité, la planète vivante, l’Univers qui prend conscience de Lui-même. Il se pourrait bien que ce ne soit pas « moi » qui rêve mais un « Nous » qui se rêve au travers de nous. Il apparait alors que non seulement nous avons affaire à un inconscient collectif qui sait parfaitement où il va et ce qu’il veut, et qu’il nous faut aussi envisager que ce soit là un collectif qui était jusque maintenant inconscient, mais qui est en train de devenir de plus en plus conscient de lui-même, de son unité.



[1] C.G Jung, Ma vie.
[4] Christiane Singer, derniers fragments d’un long voyage.

dimanche 9 février 2014

La métaphore du papillon


Nous sommes souvent pris avec une image romantique de la transformation intérieure. Pour beaucoup d’entre nous, une fois que nous avons commencé à travailler sur nous-mêmes, cela devrait juste aller mieux. Et quand le chemin se fait escarpé, ou que nous tombons dans une crevasse que nous n’avions pas vue parce que nous avions le nez en l’air, nous remettons volontiers tout en question : ce ne doit pas être le bon chemin, la bonne façon de travailler sur soi… ou pire, cela n’en vaut pas la peine. Nous sommes dans une grande mesure conditionnés par le monde consumériste dans lequel nous vivons  : nous râlons parce que nous avons payé le prix pour acheter le bonheur, et nous avons l’impression de nous être fait avoir sur la marchandise. Ou alors, nous sommes habitués à recevoir des bons points et des récompenses pour nos efforts, et nous ne comprenons pas que l’Univers nous traite en adultes responsables au lieu de nous entretenir dans notre infantilisme. Nous cultivons l’idée que la vie est une école et que la maîtresse devrait toujours être gentille avec nous, mais ça ne marche pas tout à fait comme cela. Au contraire, la difficulté est signe que le vrai travail commence.

Une métaphore typique et caractéristique de ce romantisme spirituel est l’histoire de la chenille qui se transforme en papillon. Pauvre chenille, elle se traine par terre dans la poussière, et c’est ainsi que nous regardons volontiers nos congénères, en particulier ceux qui n’ont aucune envie de travailler sur eux-mêmes : ce sont des chenilles qui ignorent qu’elles pourraient devenir des papillons. Nous, heureusement, avons été effleurés par l’aile de la vérité et nous savons donc qu’il nous faut nous préparer à entrer dans la chrysalide dont nous ressortirons libres et heureux, voletant dans les airs à mille lieux des préoccupations des pauvres rampants. Alors nous travaillons dur pour accéder à ce statut et à cette liberté. Nous lisons beaucoup de livres et nous essayons diverses techniques en passant d’un enseignant à l’autre. Nous faisons, encore une fois, beaucoup d’efforts en espérant obtenir un résultat à la hauteur de nos espérances. C’est ce que le Rimpoché Chögyam Trungpa dénonçait comme une forme de matérialisme spirituel dont nous sommes, nous occidentaux, bien souvent affligés.

Creusons un peu la métaphore du papillon. Elle n’est pas du tout romantique. Il arrive que la chenille, qui vivait tranquillement jusque-là sa vie de chenille, se mette à avoir une faim insatiable. Elle mange à ne plus pouvoir se mouvoir, et alors, elle est prise d’une violente envie de dormir qui lui laisse juste le temps de tisser un cocon protecteur. Jusque-là, tout va bien : on peut voir là une allégorie de notre chercheur spirituel se gavant de toutes les connaissances qu’il peut accumuler, et qui finalement se sent appelé à entrer dans une retraite méditative pour digérer tout son savoir. C’est une des caractéristiques du processus de transformation que cette grande fatigue : Jung avait remarqué que lorsque l’inconscient a besoin d’énergie, il le prend au conscient, ce qui a en outre l’avantage d’affaiblir ses défenses. Un exemple : Franklin Merrell-Wolf, qui était professeur de mathématiques à l’Université, était tellement fatigué dans les mois qui ont précédé son éveil qu’il s’endormait en cours !

La chenille dort, donc. Et elle fait des rêves étranges, des rêves qu’elle ne comprend pas. Des rêves qui lui parlent d’espaces qu’elle n’a jamais visités. Mais voilà qu’apparaissent des cellules étrangères dans son système biologique. Ce sont des cellules souches à partir desquelles va commencer à se former le futur papillon. Mais pour le système immunitaire de la chenille, ce sont des envahisseurs et il va donc tout faire pour tenter de les éliminer. Il va se battre de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il soit épuisé et complètement submergé. Le fin mot de l’histoire, c’est que la chenille sert de nourriture au futur papillon dans la chrysalide. La nature n’est vraiment pas romantique, mais elle est bonne car la chenille ne souffre pas, elle meurt dans une totale inconscience. Nous touchons là à un archétype fondamental : la transformation intérieure, ce n’est pas une partie de plaisir pour notre ego mais une mort et une renaissance. Sur le chemin spirituel, pour être « deux fois né », il faut « mourir avant de mourir ». Quant à ce qui en nous passe de la chenille au papillon, c’est aussi mystérieux que ce qui en nous passe de vie en vie…

Quand le papillon a mangé toute la chenille et l’a digérée, il commence à se sentir à l’étroit dans la chrysalide et commence à lutter pour en sortir. Anaïs Nin a fort bien saisie l’ambiguïté de ce moment quand elle a écrit : « Vint un temps où le risque de rester à l'étroit dans un bourgeon était plus douloureux que le risque d'éclore. » Nous sommes tous déjà passés par là quand la matrice qui nous abritait s’est révélée de moins en moins confortable et qu’il nous a fallu naître dans ce monde. Dans le cas du papillon, l’élan de compassion qui pousserait à pratiquer une césarienne est une idée mortelle : si le papillon n’a pu trouver la force de briser par lui-même le cocon, il n’aura pas celle de s’envoler et mourra misérablement. Je crois qu’il en est de même avec le papillon humain : il advient un moment où, quand il est question d’éclore à notre liberté la plus fondamentale, nous sommes irrémédiablement seuls avec nous-mêmes et ce que nous faisons de notre vie.

Tout cela peut sembler bien abstrait. Quand on est face à une certaine désespérance, au découragement et au vide intérieur, la vie des papillons… n’est-ce pas ? Pourtant, la métaphore de la transformation de la chenille est simplement un rappel que le chemin est par là, que c’est dans le noir que nous trouverons la lumière, dans la mort acceptée que se niche la nouvelle vie. Eckhart Tollë raconte comment il était aux prises avec un vide intérieur et un sentiment de désespoir généralisé jusqu’à ce qu’à 29 ans, il se soit réveillé une nuit avec le désir irrésistible d’en finir. La pensée qu’il ne pouvait plus continuer à vivre avec lui-même l’obsédait, mais il a alors pris conscience de ce qu’il était divisé en deux : il y avait le moi qui souffrait et le moi qui observait le moi souffrant. Une voix intérieure lui a dit « ne résiste pas » et il a obéi. Il a alors senti un vortex d’énergie qui semblait le tirer vers le fond et sa peur s’est évaporée. Au réveil, il était en paix, et à sa grande surprise, ce sentiment a persisté.

Pourquoi tant de souffrances ? Jung explique que « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi » cela ne peut pas se passer sous le contrôle de l’ego. La chenille ne décide pas quand et comment elle deviendra papillon, c’est un processus qui la dépasse et auquel il faut qu’elle s’abandonne. Jung ajoute qu’il n’y a pas que le moi qui souffre parce que ses limites sont distendues et finissent par exploser sous la pression intérieure ; le Soi aussi souffre de restreindre sa nature illimitée à cette petite chose que nous sommes. Finalement, sans magnifier de quelque façon cette souffrance – ce serait juste un masochisme morbide –, Jung souligne que c’est dans la tension entre les opposés qu’apparait la conscience qui a pour tâche, précisément, de les englober et de les réunir. C’est un déchirement, une crucifixion, et c’est à ce prix seulement qu’il y a un élargissement de la conscience.

Richard Moss ajoute que « la mesure de la conscience, c’est combien de souffrance elle peut embrasser. » C’est qu’elle ne s’y limite pas, qu’elle s’est élargie alors suffisamment pour mettre la souffrance, qui fait partie de la vie comme la pluie et les escargots, en perspective d’une vision plus large : ah ! Ce n’était qu’un passage ! Et le soleil brille, waow ! Tout comme une mère saura relativiser les douleurs de l’accouchement quand ses yeux rencontreront ceux de son nouveau-né et qu’une nouvelle histoire d’amour commencera. Voilà encore le fin mot : l’amour. Si l’amour naît au milieu de tout cela, nous sommes sauvés. S’il n’y a pas d’amour, mais seulement le désir d’arriver quelque part, d’obtenir un résultat, tout est vain et l’œuvre qui transforme le plomb de la vie en or a misérablement échoué.

Bien sûr, il est naturel de se demander parfois si nous sommes sur la « bonne voie », d’en rechercher des signes. C’est le moment de se demander comment nous pouvons la reconnaitre. Un danger alors est de se référer à une autorité extérieure, quelle qu’elle soit. L’enfant en nous cherche encore un parent, et c’est le prix de la liberté que de devenir notre propre parent ; il ne s’agit pas de juger ce qui en nous serait encore infantile mais d’en prendre l’entière responsabilité, de comprendre que nul autre que nous-mêmes ne saura répondre aux besoins de cet enfant en nous. C’est l’apport indéniable de la méditation ainsi que de l’écoute des rêves et de tous les mouvements de l’âme que de nous fournir une boussole intérieure. Nul autre que nous ne peut la lire, retrouver notre Nord. Jacques Lusseyran propose cependant un indicateur hors pair pour déterminer la qualité du chemin sur lequel nous marchons :

« Tout ce qui fait accepter la vie est bon. Tout ce qui nous la fait refuser est médiocre et provisoire. »

Quand nous sommes dans le noir, quand rien n’est clair, c’est que la chenille en nous est dans la chrysalide, au bord de naître. Nous avons alors tendance à vouloir aller vers la lumière, mais nous commettons souvent l’erreur de nous accrocher à ce que nous connaissons déjà, ou à la lumière que nous proposent d’autres personnes. Nous négligeons alors la lumière de notre propre âme. Nous rebroussons chemin. Nous n’avons pas la patience d’attendre que nos yeux s’habituent à l’obscurité et discernent une nouvelle direction. Pourtant Jung nous rappelle inlassablement qu’ « on ne trouve pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en éclairant l’obscurité. » C’est avec notre propre lumière que nous l’éclairerons. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’affronter tôt ou tard ce qui nous fait le plus peur, c’est-à-dire l’inconnu et notre entière responsabilité de créer notre propre vie. Au fond, la chenille peut s’éveiller à tout moment à sa nature de papillon, mais il lui faut passer alors enfin par la porte du « je ne sais pas ». C’est la grande voie qui nous ramène à nous-mêmes.

Le poète T.S Elliot a décrit mieux que personne, selon moi, ce passage quand il écrivit :

J'ai dit à mon âme, sois calme, et attends sans espoir
Car l'espoir serait espoir pour une chose inexacte;  Attends sans amour
Car l'amour serait l'amour d'une chose inexacte;  il y a pourtant la foi
Mais la foi, l'amour et l'espoir sont tous dans l'attente.
Attends sans pensée, parce que tu n'es pas prêt pour la pensée.
Alors, l'obscurité sera lumière et l'immobilité la danse

samedi 1 février 2014

Précieux cauchemar


Un cauchemar, c’est un cadeau des profondeurs.

Bien sûr, ce n’est jamais agréable d’avoir un cauchemar. Quand ce cadeau nous est livré, c’est dans un emballage repoussant et par des dragons généralement effrayants. Mais il serait dommage de refuser pour autant de l’ouvrir. En fait, tout ce que nous y gagnerions, c’est qu’il y a de fortes chances que les dragons se mettent à tourner autour de nous en cherchant la meilleure façon de nous faire parvenir le précieux cadeau. Ou pire, il se pourrait que ce dernier soit retourné à l’expéditeur avec une mention de refus à la livraison, et que l’Inconscient choisisse alors d’autres moyens pour nous faire comprendre le message qu’il cherchait à nous communiquer. Il peut, par exemple, décider de nous faire vivre le cauchemar, et voilà que c’est notre quotidien qui est envahi par des émotions nauséabondes ou des symptômes désagréables. Car tout « ce qu’on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l’extérieur comme destin », avertissait Jung.

À l’inverse on peut, sans sauter pour autant de prime abord de joie, envisager chaque cauchemar au moins comme une opportunité de libérer notre psyché d’une charge qui l’empoisonnait sans que nous le sachions. C’est un peu le pet de la psyché. Le cauchemar est alors comme une bulle de méthane emprisonnée au fond de l’océan et qui vient crever à la surface, ce qui n’est guère agréable pour les marins qui passaient par là. La métaphore se laisse filer en précisant que ce n’est pas le méthane qui sent si mauvais mais le souffre qui lui est associé. Dans la langue des oiseaux, on pourra entendre ici que c’est la souffrance qu’encapsule le « mauvais rêve » qui nous est si difficile d’abord, et il apparait que fuir cette souffrance est sans doute, paradoxalement, le meilleur moyen qu’elle nous rattrape. Une loi inexorable de l’économie psychique énonce que « tout ce qu’on fuit nous poursuit, grossit et finalement nous détruit. » C’est une règle d’or dont la compréhension est libératrice car elle nous montre comment nous créons nos propres schémas d’enfermement dans un refus de ce qui est là.

Dès lors, le cauchemar se révèle donc un véritable cadeau des dieux en ce qu’il nous permet de faire face, dans un contexte relativement sécuritaire – il n’y a pas « mort d’homme » –, à nos plus terribles angoisses. Ce dernier terme fournit encore un indice sur l’attitude à avoir devant un tel rêve : l’étymologie du mot « angoisse » est « angustia », ce qui signifie « passage étroit ». Il n’est pas rare qu’un cauchemar marque les passages importants de la vie, et qu’il en constitue, d’une certaine façon, le seuil. Dans les rites de passage, il y a souvent un moment de mort initiatique qui prélude à la renaissance. On sait, par exemple, que l’impétrant aux Mystères d’Éleusis était jeté dans une fosse grouillant de serpents et, comme Indiana Jones dans pareille situation, il devait surmonter son sentiment d’horreur pour accéder au trésor caché. Il semble que nos grands changements intérieurs réclament l’effondrement de la structure psychique désormais obsolète. Jung expliquait que « tout contact avec le Soi est vécu comme une défaite par le moi ». On pourrait dire que les limites de ce dernier explosent sous la pression de l’Inconscient qui veut forcer maintenant la croissance, et nous nous retrouvons soudain « en morceaux » et tout nu, confrontés à une violente insécurité. Cependant, si nous acceptons de payer le prix du passage, ici, en conscience de notre propre souffrance, nous vérifions qu’il y a donc une vie après la mort psychique et notre horizon s’en trouve bien souvent élargi. Le risque est bien sûr que nous restions coincés pour un temps indéfini dans le passage, et il faut alors faire appel à un passeur sachant passer pour nous tirer de ce mauvais pas. Le mot de passe est toujours : j’accepte.

Voici un beau cauchemar qu’il m’a été donné d’entendre et qui illustrera ces propos :

J’observe une jeune femme brune aux cheveux raides en carré, déambuler à l'étage des chambres dans une maison de maître avec de hautes fenêtres et des murs blancs. Elle s'engage dans un couloir à angle droit, qui débouche sur une chambre où un cadavre sanguinolent, dépecé gît sur le lit avec des draps blancs immaculés tâchés de sang. La jeune femme horrifiée saute sur le lit et passe en sautant au-dessus du cadavre avant de se heurter à des placards à côté du lit puis elle sort de la pièce en courant. Au bout du couloir l'attend un homme très grand, avec un visage de Joker à la chevelure bleue rassemblée en plusieurs petites couettes et un sourire sournois. Il tend son bras et sa main vers une fenêtre grande ouverte, l'invitant à se jeter par là...

Il est bien sûr important de préciser que c’est une jeune femme qui a fait ce rêve, ce qui permet d’établir d’emblée que nous y retrouvons le familier de ces dames, j’ai nommé l’Animus – le masculin intérieur de la femme – dans ses atours les plus négatifs, pour ne pas dire démoniaques. L’Animus n’est pas toujours négatif, fort heureusement, puisqu’il apparait aussi souvent comme le partenaire intérieur de la femme, le seul homme qui puisse vraiment la comprendre et un guide vers le meilleur d’elle-même. Ce n’est pas l’apanage des femmes de se confronter à de telles figures négatives ; les hommes ont une Anima qui peut se montrer aussi fort retorse, venimeuse et ensorcelante. Il est inévitable, avant que l’Inconscient ne nous propose de danser dans les bras de notre partenaire intérieur, que nous confrontions les aspects les plus négatifs de notre vis-à-vis, en regard desquels notre ombre semble souvent bien gentille. Ici, le Joker évoque en outre une figure collective de notre époque qui n’est pas sans rappeler le Trompeur, l’Adversaire par excellence, le Diable.

Il est intéressant de noter aussi que la rêveuse est observatrice dans son rêve ; le moi de rêve n’est pas directement impliqué. Elle vit le drame en mode dissocié, c’est-à-dire avec une distance qui permet de recevoir la charge émotionnelle du rêve dans une relative sécurité. C’est une jeune femme qui est la protagoniste active. On peut en déduire immédiatement que c’est une partie relativement inconsciente de la psyché de la rêveuse qui est en danger. En termes jungiens, on dira que son ombre semble être en train de se faire piéger par l’Animus négatif. Non pas toute son ombre, mais au moins une partie de sa personnalité qu’elle ne connait pas ou peu, et qui semble à risque donc de céder à la panique et de « tomber de haut ». Mais la rêveuse ne peut être séparée de son inconscient, et les conséquences d’une telle chute sont donc imprévisibles : elle risque fort de se faire mal. De prime abord, il est clair que le rêve tente de prévenir une possible catastrophe psychique. La rêveuse est encore toute habitée par l’horreur que lui inspirent ces images quand elle me contacte, et c’est tant mieux car nous allons pouvoir déjouer le Joker en lisant dans son jeu. C’est la vertu du cauchemar que d’appeler à l’action et à la prise de conscience en urgence. Mais bien sûr, les grands concepts d’Animus négatif et d’ombre sont aussi peu utiles pour cela qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Il faut aller sur le fond, et dans le cas d’un tel rêve, comme toujours, ce sont les émotions du rêve qui offrent les meilleurs guides.

Horreur. Panique. La première chose est de vérifier comment se sent la rêveuse ces temps-ci, s’il y a quelque chose de particulier qui l’affecte, la travaille. Elle est déprimée. C’est dur ces temps-ci, et depuis un bout de temps. Elle a eu des problèmes de santé autour de la naissance récente de son fils. Elle traverse une période d’insécurité matérielle car elle a dû arrêter de travailler mais son conjoint est un artiste et ne pourvoit pas de façon régulière à leurs besoins. Mais surtout, son frère est décédé dans les mois qui précèdent le rêve et sa famille en a été profondément bouleversée. Maintenant qu’on en parle, le Joker a des traits qui lui font penser à la fois à son frère et à son conjoint, et la jeune femme lui rappelle sa belle-sœur. Les suites du décès se sont très mal passées dans son sentiment avec cette belle-sœur, avec qui elle avait jusque-là une bonne relation mais qui lui est apparue soudain intéressée, avide. Il reste une impression d’intrusion et de trahison dans la vie familiale. Le décès a été un choc dont l’horreur se fait encore sentir, et la rêveuse est en proie à de grandes incertitudes quant à l’avenir, une insécurité qui n’est pas encore panique mais pourrait le devenir. Ah ! Voilà donc le cadavre central du rêve et la jeune femme, cette belle-sœur, qui est, dans son estime, d’ores et déjà tombée de haut…

Mais le rêve ne parle pas au passé. Le Joker invite la jeune femme en panique à se jeter par la fenêtre, et cela concerne clairement la rêveuse, ou du moins une partie d’elle qui a des traits communs avec sa belle-sœur. Or le venin de l’Animus négatif tient dans une grande mesure à des jugements impitoyables que la femme s’inflige, et qu’elle projette aussi sur les autres. Pour les hommes, l’Anima négative distille des sentiments destructeurs de l’estime de soi en forme de « je suis nul » et « je n’y arriverai jamais ». Dans les deux cas, la cible de ces démons est l’amour de soi. Il est à noter qu’on ne peut rien au fait d’avoir de telles voix négatives qui nous murmurent des jugements incapacitants et paralysants. Le pire qu’on puisse faire est encore de les fuir, de refuser de les entendre ; alors ils nous reviennent de l’extérieur, on les prête aux personnes importantes de notre vie. L’erreur est de croire que nous nous infligeons de telles tortures intérieures pour une raison ou pour une autre qu’on peut prendre 20 ans à essayer d’identifier dans le cabinet d’un analyste sans rien y changer. Il faut bien un jour admettre que ces voix sont là et font partie de notre psyché, un peu comme un programme indépendant dans un ordinateur, et que nous n’échapperons pas à l’épreuve de l’amour de soi malgré ces jugements. C’est le seul antidote à la corrosion délétère de l’auto-jugement : accepter de ne pas être parfait et s’aimer soi-même envers et contre tout, avec notre imperfection. Il semble que ce soit finalement la fonction très positive de la présence de ce démon en nous que de nous obliger à nous aimer assez pour nous délivrer de son emprise, et quand nous commençons donc à nous aimer vraiment tels que nous sommes, voilà que le diable se révèle un charmant cavalier, et la vipérine sorcière une jolie princesse.

Ici, il se révèle finalement que, dans son insécurité matérielle de jeune mère en proie à des incertitudes professionnelle, la rêveuse se juge elle-même un peu comme elle a jugé sa belle-sœur. Elle s’en veut d’attendre inconsciemment de son conjoint qu’il la sécurise, et voit avec horreur qu’elle pourrait avoir des attentes intéressées envers lui, ce qu’elle assimile à de l’avidité. Le lien entre le frère et le conjoint dans les traits du Joker devient soudain clair, ainsi que son identification inconsciente quoique dissociée à sa belle-sœur, qui représente bien une de ses ombres, à savoir cette « avidité » qu’elle ne s’autorise pas à vivre, et qui pourtant est aussi un aspect de son besoin de sécurité renforcé par la maternité. Le danger de chute est double : il y a le risque de tomber de haut quant à l’image qu’elle a d’elle-même, et par conséquent un risque de tomber en dépression, de s’écraser sur le sol au plus bas d’elle-même. Une fois ces choses nommées, un soulagement se fait sentir. 

Quelques semaines plus tard, la rêveuse m’indique qu’elle a trouvé un apaisement après la tempête intérieure qui a entouré son cauchemar, et qu’elle a fait un autre rêve dans lequel elle se retrouvait face à une grande cascade d’eau, magnifique et impressionnante. « C’était juste splendide, l’eau était turquoise ». Voilà donc que l’Inconscient a retrouvé son calme et sa fluidité, que les émotions coulent. Il est vraisemblable que ce cauchemar marque le seuil du passage de sortie hors du deuil causé par le décès du frère, ou en tous cas une étape importante dans ce processus. Jung donne ainsi la clé de ce travail, auquel les cauchemars contribuent grandement et précieusement :

« Dans la mesure où je parvenais à traduire les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait. »