vendredi 15 septembre 2017

Le nom du jeu est Amour


S’il est un domaine de la vie où nous rêvons le plus souvent les yeux ouverts, c’est bien celui de l’amour. Nous rencontrons quelqu’un et voilà que cet être devient le centre de nos pensées jusqu’à confiner à l’obsession. Sa présence ou une simple marque d’attention de sa part est un baume. Son absence est une torture qui reconduit à un manque qui n’a aucun sens apparent. Les symptômes du phénomène amoureux sont bien connus et défient toute rationalité. On dit bien que l’amour est aveugle, ce qui va avec le fait que nous rêvons l’autre : il incarne quelque chose dans nos vies qui va au-delà de la banalité de l’existence. Il y a quelque chose de divin qui se manifeste dans l’amour : il réunit le céleste et le terrestre. C’est le théâtre d’inévitables projections dans lesquelles nous pouvons rencontrer en miroir notre anima (féminité intérieure) ou notre animus (masculin intérieur). Pour simplifier le propos, nous parlerons ici de l’amour entre un homme et une femme, étant entendu cependant que la rencontre amoureuse ne connait aucune limitation de genre dans le vécu humain. On peut supposer cependant qu’il s’agit toujours là de la recherche de l’union entre les deux versants de l’énergie créatrice : la féminité et le masculin, qui s’incarnent dans les amants, sous toutes les formes et dans toutes les variations possibles d’un grand jeu générateur de vie.

Dans la tradition spirituelle, on évoque ainsi les jeux de la Bien-Aimée et de l’Amant comme figurant volontiers le rapport intime entre l’âme et le Divin, et non sans souligner qu’au-delà de cette dualité ressort le véritable mystère, celui de l’Amour qui réunit les amants. Mais dans nos existences, il y a là un double défi qui se pose à nous : il est évident qu’il y a une forme de folie dans l’amour, au sens de cet envahissement par l’inconscient que les anciens appelaient « passion ». Or cette folie est à la fois une bénédiction qui éclaire l’existence et nous prend par la main pour nous conduire à la rencontre du meilleur de nous-mêmes, et cependant une illusion tissée de projections qui nous conduit bien souvent à de terribles déceptions. L’enjeu psychologique de l’amour ressort de l’histoire que rapportait Platon qui veut que les dieux, jaloux de la puissance originelle des êtres humains, les aient divisé en deux moitiés qui passent leurs vies à se chercher pour retrouver leur intégrité originelle. On peut voir là une belle métaphore qui illustre ce que disait Jung de l’anima et de l’animus, à savoir qu’ils sont des passerelles vers le Soi, c’est-à-dire vers notre essence et notre totalité. Or là où il y a anima ou animus, c’est-à-dire notre partenaire intérieur, il y a nécessairement amour, fut-il déguisé, qui nous anime. Cependant la question se pose donc, et souvent cruellement : comment vivre le meilleur de l’amour sans nous perdre dans l’illusion ? Pouvons-nous parvenir à un amour sans projections ? Cela revient à demander : comment garder l’enfant divin et jeter l’eau du bain alchimique ?

L’analyste jungien Robert A. Johnson explique, dans un petit livre éclairant intitulé We, que l’amour romantique est une invention de l’Occident, qui va avec le développement de la notion d’individualité. Dans les civilisations traditionnelles, la plupart du temps, les unions sont décidées par les familles ou par le clan, et l’amour au sens où nous l’entendons n’a pas vraiment droit de cité. C’est vers le XIIème siècle, au moment de l’apparition de l’amour courtois, que la notion d’individu a émergé en Europe. Joseph Campbell disait qu’on pouvait voir la signature de cet événement psychologique dans le récit de la Quête du Graal, à un moment où les chevaliers, « sentant la disgrâce d’une aventure commune », s’engagent dans la gaste forêt chacun de leur côté, « là où nul chemin ne s’ouvre » et où elle semble le plus obscur. À la même époque, le mythe de l’amour romantique a pris forme avec l’histoire de Tristan et Iseult que Johnson étudie en détail dans son ouvrage. Il en ressort deux éléments qui réclament d’être considérés si l’on veut élucider le mystère de la passion amoureuse.

Le premier est que la potion que boit Tristan, qui le rend amoureux de la belle Iseult, est une potion tout à la fois d’amour et de mort. On ne retient généralement qu’un aspect de l’histoire, à savoir qu’alors que Tristan conduit Iseult à son oncle le roi Marc, ils boivent ensemble la potion que la nourrice de la belle avait préparé pour que celle-ci tombe amoureuse du roi et vive un mariage heureux avec lui. Mais ce breuvage ne fait pas que les rendre fous d’amour : il les condamne à vivre de terribles souffrances et finalement à mourir de cet amour qui les unit, ce qui signifie symboliquement que leur passion les amènera à une initiation transformatrice. C’est précisément ce que signifiait le terme « passion » quand, par exemple, il était question de la Passion du Christ, ce dernier figurant volontiers l’être humain suspendu entre les opposés pour accomplir le Soi, sa totalité. Le second point tient dans le fait que Tristan, à la fin de l’histoire, épouse une autre femme dont la parenté psychologique avec son amante Iseult la Belle est signifiée par le fait que c’est une autre Iseult, la douce Iseult aux blanches mains. Il est signifié là qu’en renonçant à sa projection romantique, Tristan a une chance d’entrer en relation avec la femme réelle derrière la projection. C’est ce qui arrive à tous les amoureux une fois passée la période de la lune de miel projective : ils sont appelés à se rencontrer mutuellement dans leur réalité et bien souvent, à constater que l’autre n’est pas à la hauteur des projections. C’est le moment de vérité de la relation, dans lequel une forme plus mature et moins romantique de l’amour peut émerger. Mais l’histoire est pessimiste : Tristan ne parvient pas à traverser le rêve. Il ne consomme pas le mariage et échoue à se détacher de sa passion, ce qui l’entrainera dans la mort par laquelle il sera finalement éternellement uni à Iseult.

Nous avons là une indication essentielle de la nature initiatique de la passion amoureuse qui peut être une source de croissance en conscience  au prix du retrait des projections. Ce n’est jamais une entreprise facile car cela implique d’une certaine façon toujours la mort du rêve poursuivi dans la relation romantique. Dans la mesure où nous sommes identifiés à ce rêve, nous avons le sentiment de passer nous-mêmes alors par des phases de mort et de renaissance. Si la relation ne meurt pas elle-même au travers de ces tribulations, c’est-à-dire si les partenaires sont suffisamment engagés dans le travail de conscience que permet la relation pour ne pas fuir la difficulté, le vécu de l’amour lui-même est transformé, passant de l’amour romantique qui idéalise les partenaires à l’amour humain qui accepte ceux-ci dans leur réalité, leur vulnérabilité et le fait qu’ils ne sont pas idéaux. D’après Johnson, « un des grands besoins des modernes est d’apprendre la différence entre l’amour humain comme une base pour la relation et l’amour romantique comme un idéal intérieur, un chemin vers le monde intérieur. » Car dans l’amour romantique, nous dit la psychologie des profondeurs, ce n’est pas l’autre que nous aimons mais l’idée que nous nous en faisons, le rôle que nous lui donnons à jouer dans notre petit théâtre intérieur. Il faut que cette projection soit écartée pour que puisse s’opérer une véritable rencontre. Johnson ajoute : « L’amour ne souffre pas d’être libéré du système de croyances de l’amour romantique. Le statut de l’amour ne peut qu’être rehaussé quand l’amour est distingué de la romance ».

Jung signale que, dans toute relation amoureuse, il faut considérer quatre niveaux de relation entre les partenaires. Il y a d’abord la relation entre le conscient de l’homme et le conscient de la femme, qui déjà pose le problème d’une différence de langage et d’expérience à partir desquels se forment les visions respectives de la vie et de l’amour. Il faut aussi considérer la relation sous-jacente entre les inconscients des partenaires, qui peuvent poursuivre des buts bien différents de ceux des personnes conscientes. Et puis il y a la relation que le conscient de chacun des partenaires établit avec l’anima ou l’animus de l’autre, relation pour le moins ambigüe puisque ce dernier tend à se projeter sur le partenaire, mais aussi à rivaliser avec celui-ci. Ajoutons à cela le fait que la relation d’intimité est généralement conditionnée par notre relation primaire avec nos parents et par notre blessure fondamentale, et nous commençons à envisager quel écheveau psychique peut être une relation amoureuse. Or il est encore une autre dimension ignorée de l’amour en Occident, et c’est la mesure dans laquelle l’amour personnel est un canal de l’Amour Universel qui tend à se réaliser dans toutes les relations. En d’autres termes, nous négligeons volontiers l’aspect divin de la relation amoureuse, qui pourtant selon Johnson est précisément ce qui nous met au défi dans l’amour romantique, car ce qui rend alors l’autre unique à nos yeux est qu’il reflète quelque chose du Bien-Aimé ou de la Bien-Aimée. C’est cette connexion avec le Soi au travers de l’anima ou de l’animus qui rend la relation amoureuse si précieuse. Elle pourrait bien être la voie d’accès tout à la fois la plus directe et la plus difficile, car la plus brûlante, au Divin.

Cependant, une des difficultés majeures que nous rencontrons avec l’amour tient au fait que ce mot recouvre des réalités très différentes : nous ne parlons pas nécessairement de la même chose quand nous parlons d’amour, loin s’en faut. Dans l’introduction de We, Robert A. Johnson signale qu’il y a 96 noms différents pour l’amour en sanscrit, alors qu’il n’y en a qu’un en français, deux en anglais et en espagnol. Or plus on connait quelque chose, plus on a de vocabulaire pour le décrire dans toutes ses nuances. Il rapporte ainsi que les premiers explorateurs qui ont rencontré des Innus ont été fort surpris de constater que ces derniers avaient une centaine de noms différents pour désigner la neige. Il y a pour les Innus la neige du matin, la première neige qui ne tient pas, la neige collante qui tombe à gros flocons, etc. De même, il y a toute une gradation de l’amour qui va de l’amour du chocolat à l’Amour divin. La seule langue connue où il y aurait autant de vocabulaire qu’en sanscrit pour parler de l’amour est l’arabe. Il y a là sans doute trop de nuances pour que nous puissions en saisir toutes les subtilités et il nous faudrait entrer dans des considérations mystiques car l’amour, dans ses hauteurs, perd toute dimension personnelle et devient un nom de Dieu. Cependant, le  grec nous offre déjà un éclairage significatif de cette diversité de l’amour en nous proposant une dizaine de noms pour l’appréhender. C’est ce que détaille  Jean-Yves Leloup dans le livre Qui aime quand je t’aime qu’il a cosigné avec Catherine Bensaïd, où il présente une échelle de l’amour qui va de porneia à agapè en passant par philea et eros :

Jean-Yves Leloup et Catherine Bensaïd
Qui aime quand je t'aime
Porneia est l’amour faim, le plus primaire pourrait-on dire, qui porte à littéralement « manger l’autre » : c’est la faim du bébé pour le sein de sa mère. L’autre est là un objet de consommation qui satisfait un manque, un appétit. « L’autre n’est pas différencié, il n’est là que pour répondre à mes besoins, qu’ils soient nourriciers, sexuels ou affectifs ». Mais il n’est là, nous dit Leloup, rien à refouler : il y a toujours de l’enfant en nous et il s’agit de le rendre conscient. Le défi que nous pose porneia est de passer de consommer à communier.

Pothos, pathè, mania sont autant de variations de ce que l’on appelle la passion amoureuse, où les anciens voyaient la source de tous les maux. On a ici la racine étymologique de mots comme « pathétique », « pathologique », « manie » et « maniaque », qui pointent le caractère obsessionnel de l’amour à ce stade qui prolonge porneia en ajoutant à la dimension pulsionnelle un caractère émotif. Il dit alors : « je t’ai dans la peau, tu es tout pour moi et je veux être tout pour toi. » Leloup souligne que ce qui se cache dans cette forme d’amour tient de la demande de reconnaissance, de la confirmation du droit d’exister.

Eros est un dieu, volontiers représenté comme un sexe représenté avec des ailes pour signifier un amour qui se dégage de la pulsion (porneia) et de la demande affective (Pothos, pathè, mania) pour s’envoler vers la divinité de l’amour. Eros nous introduit dans le domaine du désir et de la célébration de la beauté, que ce soit celle des corps mais aussi des âmes. Nous réduisons volontiers en Occident à tort l’érotique au sexe alors qu’il s’agit plutôt du dévoilement de ce qui est derrière l’attirance sexuelle elle-même. Avec eros, il y a un élan visant à élever l’amour jusqu’à agape et l’on voit se dessiner le sens de cette progression que figure l’échelle de l’amour : « chacun de ses barreaux n’a pas d’autre fonction que de conduire à l’échelon supérieur, on n’est guéri d’un amour que par un plus grand amour ».

Philia est l’amour que nous traduisons désormais par le terme « amitié », dans lequel on peut entendre dans la langue des oiseaux la reconnaissance de deux êtres comme des âmes-moitiés. Les Grecs distinguaient quatre formes différentes à l’amitié : celle qui prévaut dans la famille, l’hospitalité envers l’étranger, l’amitié des amis et l’amitié amoureuse, qui est rare car l’équilibre est rare entre l’attachement amoureux et le respect de la liberté que présuppose une véritable amitié. Philia nous invite à nous montrer dans notre vulnérabilité car il repose sur la confiance mais il n’est pas encore agapè car on attend encore de l’ami qu’il nous comprenne, ou du moins qu’il nous accepte dans notre différence, et l’on y noue une forme de complicité.

Storgè et harmonia commencent à dégager l’amour de la relation à l’autre pour en faire une qualité intrinsèque à la personne : storgè est l’amour tendresse et harmonia la célébration du fait d’aimer en lui-même, sans que cet amour soit nécessairement payé de retour. Il s’agit d’un état de conscience qui va avec la recherche d’une vie d’harmonie, et « un rayonnement de l’être profond de la personne, qui se manifeste comme une tendresse infinie à l’égard de tous les êtres. » Sexualité et affectivité ne sont pas exclues de cette dimension de l’amour mais sont replacées dans une perspective plus vaste, moins égocentrée. « Lorsque deux êtres aimants dans le sens de storgè s’unissent, c’est l’harmonie même du ciel et de la terre qu’ils rétablissent. »

Eunoia est l’amour qui s’incarne dans le donc et le service. « Avec eunoia, nous ne sommes plus du côté de la soif, mais du côté de la source » : les autres « ne sont plus là pour combler nos manques, ils sont là pour que nous les aimions tels qu’ils sont et quelles que soient les circonstances ».

Charis, qui a donné notre « charité » en en pervertissant le sens pour le réduire à l’aumône, est la joie de donner, et de se donner. Tout est donné gratuitement. « C’est ce qu’on appelle parfois « l’état de grâce ». Tout est simple, l’amour coule de source, il se nourrit même des obstacles et des oppositions qu’il rencontre. »

« Agapè est l’Amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles ». C’est cet amour que les chrétiens nomment Dieu, le seul dieu qui ne puisse être une idole car on ne le possède qu’en étant possédé par lui, qu’en le donnant et en le vivant. « Cet amour est un Autre en nous, une autre conscience, un tout autre amour que tous ceux que nous avons connus précédemment et qu’on ne peut comparer à rien. (…) Cet amour ne détruit rien, ni l’enfant en nous avec ses besoins, ni l’adolescent avec ses demandes, ni l’adulte avec ses désirs, mais il nous rend libre de toutes les formes d’amour que nous avions pris pour l’Amour. »

Plutôt qu’une échelle impliquant toujours une notion d’ascension qui laisse la terre derrière nous pour s’en aller au ciel, on peut se représenter aussi l’amour comme un arc-en-ciel déployant toutes les couleurs implicites dans la blancheur de la lumière. Mais le point important que cette étude met en évidence, c’est que les degrés supérieurs de l’amour s’appuient sur les précédents et en impliquent le vécu, l’intégration consciente. Il n’est pas possible d’accéder à l’Amour divin sans passer par l’amour humain, à l’amour universel sans incarner celui-ci dans l’amour personnel, à moins de perdre toute la richesse du spectre des couleurs de l’arc-en-ciel. Il ressort cependant de ces réflexions que la passion amoureuse peut être envisagée comme une voie spirituelle de connaissance de soi et du Divin pour peu que l’on soit prêt à y introduire de la conscience, à travailler la relation pour en retirer les projections. C’est une voie que l’on peut qualifier d’humide et de féminine car entièrement centrée sur la relation consciente, à la différence de la voie sèche et masculine qui se fonde sur la volonté et l’ascèse, pour laquelle l’amour humain doit être écarté au profit de la recherche d’un amour transcendant.

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La voie de l’amour consiste en vivre la transcendance précisément dans la relation; plutôt que la projeter dans le ciel, il s’agit de lui permettre de s’incarner sur terre, dans nos vies, dans nos corps. C’est l’enseignement de maîtres contemporains comme Richard Moss et Yvan Amar. L’observation des rêves nocturnes et des fantasmes diurnes est bien sûr un outil précieux dans cette démarche car on y voit se miroiter les jeux de l’anima et de l’animus, ainsi que la façon dont nos enfants intérieurs peuvent se mêler de nos relations. La pratique régulière de la méditation permet de travailler en prise directe avec les émotions et les projections. Brenda Soshana, dans son merveilleux petit livre le zen et l’art de tomber amoureux, met magnifiquement en lumière comment une discipline spirituelle comme le zen permet de travailler la relation amoureuse comme on travaille avec un koân, c’est-à-dire avec un problème insoluble. Dans son introduction, elle met en lumière l’enjeu fondamental derrière la relation amoureuse :

« Tomber amoureux est l’acte le plus mûr et le plus réaliste que vous puissiez accomplir. L’amour stimule votre vie, vous remplit d’énergie positive, génère la générosité et embellit chaque instant. Être amoureux dissipe immédiatement le sentiment qui saisit nombre d’entre nous de mener une existence vide et déconnectée du monde. Le corps guérit, le cœur est heureux.

Être amoureux est notre état naturel. La question que nous devrions nous poser est : pourquoi ne sommes-nous pas tout le temps amoureux ?
(…)
Contrairement à l’opinion répandue, le véritable amour ne fait jamais mal ni ne blesse. Seules nos attentes confuses peuvent ébranler notre vie au point d’entrainer des conséquences négatives. Il y a une pensée bouddhiste qui dit : « renoncez à la nourriture empoisonnée à chaque fois qu’elle se présente à vous. » Une fois que nous aurons appris à faire la distinction entre ce qui empoisonne et ce qui nourrit nos relations, une fois que nous aurons appris les lois de l’amour et comment les mettre en pratique, nous serons en mesure de mener une vie remplie d’amour et de bâtir une relation qui ne pourra pas échouer. Le zen nous montre comment renverser toutes les situations de notre vie.
(…)
Le zen et l’amour sont incroyablement compatibles. La merveilleuse pratique du zen, si ancienne, équivaut en fait à tomber amoureux. Lorsque vous êtes centré(e) sur ce que la vie vous apporte en l’accueillant avec plaisir, chaque jour devient un bon jour où vous êtes prêt(e) à tomber amoureux(se) de la vie toute entière, à trouver constamment des causes d’émerveillement et de gaité, des manifestations de bonté et d’amitié. »

Tomber amoureux de la vie toute entière. Par ces mots, Brenda Soshanna pointe une direction essentielle qui consiste en sortir la relation amoureuse des griffes de l’ego pour l’élargir à l’ensemble de l’existence. Car finalement, le seul obstacle à l’Amour est l’ego qui tente de le capter à son propre profit. Avec l’ego, l’amour est nécessairement attachement et source de souffrance car il est tissé de projections et d’attentes qui seront nécessairement déçues. La difficulté de la démarche et ses enjeux les plus profonds sont magnifiquement décrits par Eckhart Tolle dans un article[1] où il est interviewé par sa bien-aimée et où il pointe la confusion que nous faisons volontiers entre l’amour égotique et l’Amour :

« Ce que nous appelons habituellement « amour » est une stratégie de l'ego pour éviter de s’abandonner. On cherche quelqu’un pour qu'il nous donne quelque chose qui ne vient à nous uniquement lorsque nous sommes dans l’état d’abandon. L’ego utilise cette personne comme un substitut pour éviter la nécessité de s’abandonner. L’espagnol est la langue la plus honnête à ce sujet. En espagnol on utilise le même verbe te quiero à la fois pour dire « Je t’aime » et « Je te désire ». Pour l’ego, aimer et désirer est la même chose, alors que le véritable amour n’a pas de désir en lui, il ne veut ni posséder ni transformer l’amoureux/ l’amoureuse. L’ego trouve un être qu’il singularise et puis le « rend » spécial. Il utilise cette personne pour couvrir un sentiment fondamental constant d'insatisfaction, d’« insuffisance », de colère et de haine, tous étant étroitement liés. Ce sont les facettes d’un sentiment profond enraciné dans chaque être humain et qui est inséparable de l’état égotique. »

L’ego et l’amour sont antinomiques. L’un, qui tient toujours de la volonté de puissance, est l’ombre de l’autre et reconduit toujours à la dualité tandis que l’amour tend vers le dévoilement de l’unité fondamentale. Cependant, c’est une erreur typiquement spiritualiste que de croire que l’on peut écarter cet ego par la force de la volonté pour trouver la réalité de l’Amour : l’abandon ne se commande pas, il survient. C’est la même erreur qui est véhiculée quand on croit que l’Éveil prône la destruction de l’ego alors que la véritable non-dualité inclut ce dernier, c’est-à-dire la dualité et le mental, en les replaçant dans une perspective plus large dans laquelle ils ont leur place : la conscience relative est le marchepied sur lequel s’appuie Conscience pour s’incarner. Le danger en cherchant à écarter l’ego est de le refouler, et ce faisant de le renforcer inconsciemment en en faisant un ego spirituel qui se cristallise dans cette volonté d’écarter l’ego. Au pire, on risque de prendre des états psychotiques dans lesquels l’ego est effectivement détruit pour la réalisation de l’Amour alors qu’il s’agit d’une catastrophe psychique dans laquelle toute l’Œuvre est compromise. En fait, la volonté de transcender l’ego dans l’Amour est une négation de la réalité de l’amour telle qu’elle ressort de l’échelle de l’amour, dans laquelle agapè inclut tous les degrés précédents. Il n’est donc pas d’autre voie que d’accepter les limitations de l’ego et du mental dans l’amour, c’est-à-dire les souffrances qui vont avec l’attachement et les projections, mais on peut le faire en pleine conscience. C’est en cela que la méditation est l’antidote à la passion.

Cet ego qui nous pose tellement de problèmes dans la vie amoureuse peut être vu comme un enfant qu’il nous faut commencer par accueillir en nous-mêmes en nous occupant de ses besoins sans le laisser nous dominer. Cela nous ramène au fait qui veut que, pour vivre l’Amour, il faut commencer par nous donner à nous-même de l’amour. Le mot « compassion » signifie « souffrir avec », et avant d’être capable de souffrir avec les autres, il faut commencer par souffrir avec nous-mêmes, nous rencontrer dans notre propre souffrance, c’est-à-dire dans nos pulsions, nos demandes, nos désirs, nos attentes, nos projections. Il s’agit, nous dit par exemple Swami Prajnanpad, non pas de nier l’ego mais de l’élargir à l’Univers entier, c’est-à-dire de reconnaître notre souffrance dans tous les êtres et de réaliser par-là que nous n’en sommes pas séparés, pas différents. Or la nature paradoxale de l’amour veut que ce soit justement dans le vécu de la séparation amoureuse, qui est finalement l’aboutissement de toute relation par nature impermanente, que ressort sa véritable nature. On voit alors tout à la fois que l’amour dans sa dimension égotique est nécessairement souffrance, mais que nous ne saurions échapper à celle-ci car l’amour est aussi le rappel de ce qu’en réalité, nous ne sommes jamais séparés, nous sommes Un. Il s’avère ainsi être un feu alchimique qui travaille les métaux que sont l’ego et la conscience relative jusqu’à en extraire l’or de la Conscience. L'amour est la ruse des dieux par laquelle ils réveillent l'âme...


Eckhart Tolle met en lumière comment la mystification de l’amour consiste en croire que l’autre est unique et qu’il peut seul nous apporter la joie à laquelle nous aspirons; nous en faisons un être « spécial » et dès lors, nous voulons le posséder. Il y a là deux éléments qui réclament notre attention. Le premier est que l’erreur de l’ego consiste en croire qu’il y a une bonne personne pour nous, et d’autres qui seraient « mauvaises », ou du moins pas la bonne personne. C’est par là qu’est réintroduite la dualité, qui différencie donc au nom de l’amour la personne qui rencontre mon besoin des autres. Or l’amour est une qualité de relation, et fondamentalement, quand on va dans les étages supérieurs de l’amour (storgè, enoia, charis, agapè), nous pouvons vivre une relation d’amour avec toutes les personnes que nous rencontrons. Le déni de l’amour, en forme de « ce n’est pas la bonne personne pour moi », est toujours égotique et un refus des défis que pose la relation. Il y a là un rappel de ce que l’amour pointe finalement vers l’unité fondamentale, la non-séparation dans le Un de tous les êtres. Dans l’amour, il y a cette reconnaissance du Un par le Un sous le déguisement des formes, et c’est ce qui fait que l’union est délicieuse : c’est un retour à l’Unité, un dépassement de la blessure originelle de séparation. Ainsi, pour paraphraser Plotin qui parlait de « l’envol de l’unique vers l’Unique », il y a dans l’élection d’un être unique par notre amour une reconnaissance de l’Unique auquel nous aspirons, et si nous sommes capables de voir au-delà de la forme, nous pouvons trouver là une passerelle de l’amour personnel à l’Amour universel. Teilhard de Chardin le disait clairement :

« C’est par ce que nous avons de plus personnel que nous touchons à l’Universel. »

Mais encore faut-il dépasser l’amour égotique dont Eckhart Tolle souligne justement qu’il est pris dans la dualité amour / haine pour toucher à l’Amour qui sous-tend l’amour et la haine. Cela nous ramène au fait que ce qui rend l’autre unique à nos yeux, c’est que nous projetons sur lui quelque chose de notre propre unicité : nous lui prêtons inconsciemment d’être la seule personne qui puisse nous mettre en contact avec le Divin en nous. Mais les difficultés en amour commencent quand l’autre déçoit la projection, c’est-à-dire se révèle différent de ce qui était attendu, espéré. L’autre devient haïssable de ne pas répondre au besoin qu’il semblait combler. En réalité, il nous offre alors une merveilleuse opportunité de différentier la projection de l’être humain, et de commencer à rapatrier la première. Il s’agit de voir alors clairement ce que l’autre représente pour nous : ce pourra être par exemple un partenaire spirituel ou un parent, un compagnon qui nous valide ou un antidote à la solitude existentielle, un miroir dans lequel nous interrogeons notre beauté ou un sauveur, etc… En le voyant et en assumant qu’il s’agit dès lors de devenir pour nous-mêmes ce vis-à-vis que nous cherchons chez l’autre, nous libérons ce dernier de l’obligation de répondre à nos attentes, et plus profondément encore, nous libérons l’amour de la dualité. Alors, il devient clair que jusque dans la haine, il y a de l’amour qui avait mal tourné, et nous revenons à l’unité de l’Amour. Mais pour cela, il faudra oser nous risquer à la vulnérabilité, c’est-à-dire à rencontrer le sentiment d’insuffisance dont parle Eckhart Tolle et que recouvre l’amour égotique. Il faudra expérimenter dans leur pleine mesure, et en conscience du cadeau qu’elles recèlent, la souffrance, l’insatisfaction et la colère qu’impliquent la rencontre de la réalité de l’autre au-delà des projections…

On pourrait dire, pour filer la métaphore implicite à la notion de projection, qu’on ne peut pas sortir de la salle de cinéma avant que le film ne soit fini. On ne peut pas sortir du rêve avant de s’éveiller. Quoi qu’on fasse, on est encore dans le film et l’on continue à rêver. Mais à la fin de la projection, quand la lumière de la Conscience s’allume, la véritable nature de l’histoire que nous venons de vivre apparait et nous sortons librement de la salle de cinéma. Il faut croire qu’il y a une valeur suprême, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer et conceptualiser, dans ces jeux de l’amour. C’est peut-être la seule voie spirituelle qui soit entièrement naturelle, c’est-à-dire qui ne soit pas entravée par le projet mental d’une réalisation. Or de nombreux témoignages convergents laissent entendre que ce que l’âme vient chercher sur terre est simplement d’expérimenter toutes les formes de l’amour. Nous serions comme des abeilles venant de l’Éternité pour récolter le pollen de l’amour dans le temps. Ainsi, de nombreux récits d’expériences de mort imminente rapportent que la seule chose que nous emmenions de l’Autre Côté de la vie serait l’amour que nous avons vécu. Cela tombe bien car dans cette perspective, il n’est pas d’amour impossible : il n’est jamais impossible d’aimer. Au fond, le seul véritable risque serait de manquer à l’amour. Christian Bobin le dit fort bien :

« Ils craignent la mort plus que tout, sans voir qu'il y a une chose plus redoutable encore : une vie sans amour. »

Dès lors, la seule « faute » réelle serait de blesser l’amour. Ainsi, j’ai entendu récemment une expérience de mort imminente dans laquelle la personne, au moment de se remémorer son existence, s’est rappelée toutes les fois où elle a repoussé l’amour, et par exemple le mépris avec lequel à douze ans elle avait écarté un prétendant boutonneux qui l’invitait à danser. Cela était entièrement pardonné mais réclamait d’être rendu conscient au moment de partir. Comme le disait Christiane Singer, il semble donc qu’il faille :

« Ne jamais oublier d'aimer exagérément : c'est la seule bonne mesure. »

En conclusion, j’ajouterai simplement que l’éclairage le plus pertinent que j’ai trouvé pour ma part sur cette délicate question de l’amour vient du témoignage d’une chercheuse spirituelle engagée sur la voie de l’amour auprès d’un maître soufi. Le titre même de son livre est éloquent, il s’agit de L’abîme de feu de Irina Tweedie. Tout au long de ces pages, on voit comment l’amour qu’elle éprouve pour son enseignant sert à brûler les scories mentales et anéantit progressivement l’ego, consumé comme une bûche dans un foyer, jusqu’à ce qu’il ne reste que l’Amour. Il n’est pas besoin cependant de partir en Orient et de s’assoir aux pieds d’un maître pour rencontrer ce feu transformant car la rencontre amoureuse est finalement toujours un rendez-vous avec le/la Bien-Aimé(e) de l’âme, qui réclame que celle-ci se dénude entièrement tôt ou tard de toutes ses illusions. La vision romantique de l’amour voudrait ainsi nous faire croire que ce dernier conduit à la félicité éternelle des amants, mais en réalité, le travail de l’amour ne commence véritablement que quand son feu se met à brûler et nous oblige à nous éveiller de notre rêve. Cela implique d’accueillir tous les démons qui accompagnent l’amour – la jalousie, le manque, la douleur du rejet et de l’abandon, le désir lancinant, la culpabilité, etc… – comme faisant partie de son mystère et œuvrant à son initiation, et de les célébrer comme faisant partie de la merveille d’aimer. Dans la souffrance d’amour, on peut toujours se dire : je ne souffrirai pas tant si je n’aimais pas, mais il vaut encore mieux souffrir ainsi que ne pas aimer. C’est suivre avec grâce la loi de l’amour, dont Saint-Bernard de Clairvaux, éminent mystique, disait :

« Celui qui aime aime l'amour, et aimant l'amour, il forme un cercle si complet qu'il n'est pas de fin à l'amour. »

Alors, si donc nous regardons l’existence comme un grand jeu, plutôt qu’une affaire sérieuse dans laquelle il s’agirait de réussir ou de réaliser quelque chose, il apparaît clairement que le nom du jeu est Amour et qu’il n’y pas de perdant à celui-ci, à condition d’y jouer en pleine conscience.


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samedi 2 septembre 2017

Désespoir et plénitude

J'ouvre aujourd'hui les colonnes de mon blogue à mon ami Simon Bouchard. Il nous présente un rêve remarquable qui interroge la nature même de la conscience.


Il y a quelques mois, un jeune méditant Vipassana m'a partagé un de ses rêves, dont le désespoir apparent qu'il transmet se révèle être porteur d'une intuition philosophique des plus fécondes. Car ce sont des rêves de cette nature qui marquent et portent, autant pour le lecteur que pour le rêveur, la qualité d'une expérience d'éveil, à l'égal des mythes et des contes fées, non négligeable. Par là, je crois que beaucoup pourront s'y reconnaître - moi le premier - et en tirer leurs propres conclusions. Sans plus tarder, voici la retranscription du rêve que m'avait envoyé cet ami :

« Ma blonde m'engueulait pour je ne sais quelle raison. Alors, je me suis rappelé de Descartes, qui dit que nous devons douter de tout. Alors, ma blonde s'est mise à se désintégrer pour devenir un nuage de poussière, qui est venu me heurter sans que cela ne me fasse quoique ce soit. Je n'ai pas senti l'impact. Alors, je me suis mis à dissoudre, désintégrer tout ce qui m'entourait. Je ne sais plus si c'est moi qui grandissait ou si c'est tout qui rapetissait autour de moi, mais je me suis rendu à un point où j'étais dans l'espace et je dissolvais même les galaxies, les trous noirs et les nuages de poussière, qui font des années-lumière de longueur. Tout venait vers moi, en rapetissant, pour enfin devenir de la fine poussière qui disparaissait au contact de mon corps. Il ne restait plus rien. Alors je dissous mon corps. J'étais seul dans le noir. J'avais réduit à rien l'entièreté de tout ce qui existait. Donc, n'ayant plus rien à dissoudre, j'ai essayé de dissoudre ma propre conscience ; en vain. C'était comme frapper un mur. Si je dissolvais ma conscience, comment pourrais-je la dissoudre, puisqu'elle ne serait plus là. Je pouvais douter de tout, absolument tout, à part ma propre conscience. »

J'ai d'abord intuitivement considérer ce rêve comme une mise en garde contre le danger inhérent à une attitude par trop « douteuse ». Suivant là mon intuition, pour le récit du rêve, il n'y avait pas d'autres mots que « Wow ! » et, finalement, « Halte-là ! Stop ! ». Car, d'une part, le rêve est très impressionnant et, d'autre part, il l'est même un peu trop. Je m'explique. Le rêve montre une vertigineuse progression vers la dissolution jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la conscience - et heureusement, car il reste au moins ce petit quelque chose, qui n'a rien d'anodin. Sur ce quelque chose en question, nous reviendrons plus en détail. Je note seulement d'abord que sous cet angle seulement le rêve porte bien l'empreinte du bouddhisme, doctrine dans laquelle le monde n'a pas de réalité propre. Et quel exemple nous en fournit le rêve !

D'un autre point de vue, en ce qui a trait au processus de dissolution lui-même, il est d'autant plus magnifique qu'il étaie, dans le monde onirique, l'expérience de Descartes, celle de la tabula rasa, à laquelle le rêveur fait aussi référence : la seule chose dont je ne peux douter, c'est de mon existence, parce qu'il me faut exister pour penser, soit le fameux Cogito ergo sum. Toutefois, Descartes, contrairement au rêveur, n'est pas un sceptique. Chez lui, le doute est avant tout méthodique, c'est-à-dire qu'il est un moyen pour parvenir à la connaissance par l'introspection ou l'observation et la discrimination des réalités intérieures par lesquelles il est possible de découvrir que toutes les vérités fondamentales se trouvent, d'abord et avant tout, dans l'observateur. Par ce procédé introspectif, qui n'a rien de nouveau et de spécifique à Descartes, car il fut explicité auparavant par des philosophes comme Platon et de nombreux autres courants philosophiques et mystiques qui le précédèrent, en particulier le bouddhisme, l'observateur découvre en général que le monde est illusoire et qu'il ne peut se fier à l'expérience des sens en ce qui a trait à la connaissance, car elle produit une image distordue du monde réel, ce dernier n'étant atteignable seulement que par l'introspection méditative et philosophique rigoureuse. Or quel paradoxe, pour Platon surtout, que de voir son intuition confirmée et expérimentée parce qu'il dénigrait le plus, au profit de la mathématique et de la contemplation pure, c'est-à-dire les rêves, qui n'étaient pour lui que des images incohérentes du monde suscitées par l'imagination.  Mais le message que reçoit ce rêveur est tout autre, car le rêve en lui-même et, à plus forte raison, l'imagination qui l'a produit, contrairement à ce que Platon voulait bien en croire, se montrent aussi comme des méthodes contemplatives et introspectives capables d'ouvrir un accès à des intuitions tout aussi valables, sinon plus.

Mais revenons un moment à Descartes. Il entreprend cette expérience de la tabula rasa, qu'il décrit au cours de ses Méditation métaphysiques, alors qu'il a attendu d'avoir atteint, nous dit-il, un « âge si mûr » (45 ans) qu'il lui est maintenant interdit de se dérober à l'optique de donner un nouveau fondement, plus solide et plus sûr, à l'exercice de la science et à la recherche de la connaissance, sous peine de se voir manquer de force pour cette mission[i]. Ce qu'il défend par là c'est que pour parcourir ce chemin, il faut un certain degré de maturité, de patience, de préparation et de justesse dans la saisie du moment opportun, sinon le risque semble trop grand, car un intellect immature pourrait s'y égarer, y rencontrer la folie, ou chercher délibérément à s'y perdre. Qu'il soit donc clair que mon propos n'est pas ici de débattre sur l'âge qu'il faudrait en théorie avoir pour se lancer dans la quête introspective. À chacun revient ce choix. Mais plus souvent qu'autrement : à chacun s'impose ce choix à travers les circonstances de la vie et les exigences intérieures qu'elle porte. Ma position est plutôt celle-ci : prendre au sérieux le point de vue de Descartes, qui ne semble pas se lancer dans cette recherche à la légère, soit pour y chercher la folie ou se soustraire à une situation déplaisante et se défendre ainsi du monde. Il le fait plutôt de son plein gré, librement, en connaissance de cause, et surtout afin de tenter de renouveler son rapport à ce monde et trouver un nouveau fondement à la connaissance. Cela ne semble pas tout à fait être le cas du rêveur. Mais n'y-a-t'il pas d'heureux malheurs ? C'est ce que j'exposerai plus loin.

Donc, contrairement à Descartes, le rêve montre que le rêveur utilise une attitude tenant plutôt d'un scepticisme dogmatique, qu'il attribue au philosophe français, à la façon d'un mécanisme de défense contre l'angoisse que lui fait vivre une relation conflictuelle. Se dessine alors le portrait d'un individu qui évite de se confronter à une telle situation en néantisant le problème par le doute ; en d'autres termes, une personne qui tente de faire disparaître ce problème ou de le réduire en poussière par une attitude intellectuelle toute-puissante. Cela présuppose donc d'abord un sentiment de perte de contrôle sur sa vie et une forte tentative pour le retrouver en minimisant les sources d'angoisse. Cette tentative lui permet - j'en conviens - de faire l'expérience d'un grand sentiment de liberté et de puissance, car il se perçoit grandir incommensurablement, ou encore voit le monde se réduire infiniment devant lui. 

Mais cette liberté et cette puissance ont, bien entendu, un prix fort élevé à payer : celui de l'isolement dans le noir le plus complet auquel il aboutit et qui ne peut que le conduire au retournement contre lui-même de sa propre agressivité, s'exprimant dans le fait de vouloir supprimer sa propre conscience. Ainsi, le rêve expose progressivement l'impasse vers laquelle le rêveur se dirige à l'usage de cette technique ; et c'est loin d'être la moins fréquente, car n'importe quel chercheur spirituel pourrait s'y fourvoyer à un moment ou à un autre : en refusant le monde et ses conflits par l'adoption d'une attitude radicalement et faussement spirituelle, qui tient plus à une conception intellectuelle de la spiritualité qu'à une véritable vie de l'esprit, le risque qu'encourt cette personne est celui de se couper progressivement de tous les liens et relations qui l'unissent à ce monde jusqu'à ce qu'elle n'en fasse désespérément presque plus partie. Ainsi, elle vit déracinée du monde, isolée et destinée au désespoir de sa condition, ce qui la conduit inévitablement au désir d'autodestruction. C'est donc cet aspect que le rêve met en lumière en premier lieu : ce qui précisément me rattache et m'enracine à ce monde, c'est aussi ce qui en lui peut me répugner au plus haut point, en somme, ce qui n'est pas intellectuel, compréhensible et rationnel : ma vie sentimentale, mes sensations et mes émotions, ainsi que le cortège de joies et de tristesses qu'elles m'apportent.

Comme je l'ai mentionné plus haut, le rêveur est un jeune méditant Vipassana et ce rêve suit un séjour dans une retraite où il s'est adonné pour la première fois à cette pratique. Or cette dernière est précisément axée sur le fait de ressentir et d'observer, sans s'y attacher, chacune des émotions, chacun des sentiments, chacune des sensations, chacun des états mentaux, sans les fuir, ni les néantiser ou les détruire. Ce qui importe c'est donc l'observation de la réalité tel qu'elle est, et non telle que je la voudrais pour qu'elle me soit plus commode. Pour un méditant Vipassana, la difficulté ne réside pas en s'abstraire du monde, mais plutôt en ce fait d'apprivoiser la réalité telle qu'elle se présente d'instant en instant par ce qu'elle lui communique de pensées, de sensations, d'émotions et de sentiments. De ce point de vue, le doute méthodique de Descartes et le scepticisme du rêveur s'opposent diamétralement à la technique de Vipassana, car l'introspection dans cette technique de méditation se fait par une plongée ou une descente dans les profondeurs du réel, non pas par une abstraction ou une montée au-delà et hors du réel.

Il y a donc là une opposition entre une montée et une descente. Dans la symbolique que propose le rêve, ces deux principes sont explicités par les polarités du masculin et du féminin, soit l'opposition entre spiritualité et matière. L'attitude masculine et spirituelle correspond à celle du rêveur, unilatéralement intellectuelle et tendant à s'élever et à se séparer du monde, tandis que l'attitude féminine est personnifiée par la figure de l'anima furieuse, qui symbolise, pour le rêveur, ses sentiments et ses émotions, sa culpabilité et sa colère, qui sont en révolte et qui réclament impérativement son attention et sa considération. Cette anima représente à la fois son lieu de départ et celui où il doit retourner, soit le conflit avec sa propre féminité ; cette anima symbolise donc l'aspect terrestre et matériel de sa personnalité. Sur un plan plus collectif, ce féminin représente non seulement notre propre conflit avec l'amour et l'éros féminin, qui s'opposent aux intellectualisations et ratiocinations outrancières et ravageuses d'un intellect amputé de sa vie intérieure, mais aussi pose la question de notre degré d'acceptation du monde et de la terre sur laquelle nous vivons. La question est alors celle-ci : comment aimer cette vie ? comment ne pas fuir l'amour, même celui du plus désagréable ? comment apprivoiser ce conflit, le vivre, le ressentir, entrer en relation avec lui, l'incarner et y trouver une réponse dans sa chair, aussi douloureux cela puisse-t-il être, afin d'éviter cette fin tragique qu'est l'isolement et le désir de se supprimer, en tant qu'homme, en tant que race ?

Mais de tels rêves sont, bienheureusement, porteurs d'une sagesse profonde, qui se communique simplement à tous par ce fait remarquable qu'il n'y a pas d'autodestruction pour le rêveur ! Il n'y parvient pas et cela lui est même totalement impossible. Le suicide n'est pas la solution : la conscience étant indestructible, se suicider ne résoudrait donc rien. Le rêveur l'exprime en ces termes : « Donc, n'ayant plus rien à dissoudre, j'ai essayé de dissoudre ma propre conscience ; en vain. C'était comme frapper un mur. » L'utilisation de cette dernière expression indique une véritable prise de conscience de l'ordre d'un éveil. Car "frapper un mur", c'est non seulement être arrêté dans sa course effrénée vers le suicide, atteindre une limite infranchissable, mais c'est aussi un appel à sortir de l'aveuglement de l'intellect et à regarder la vie devant soi, ce qui est là. Et plus étonnant encore, autant pour le lecteur que pour le rêveur, que de constater ce paradoxe que la conscience apparait ici comme aussi solide qu'un mur, alors qu'il vient de dissoudre corps, planètes, nuages intergalactiques, galaxies, en somme, l'univers tout entier. C'est donc dire que ce qui est le plus intangible et le plus subtil en l'homme est finalement ce qui est le plus solide, la base, le principe, l'essence et l'ultime limite. Je rappelle ici un de ces passages lumineux tirés des mémoires de Carl G. Jung :

« Mais je ne parviens au sentiment de l'illimité que si je suis limité à l'extrême. La plus grande limitation de l'homme est le Soi ; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela !» Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l'illimité de l'inconscient. C'est quand j'ai conscience de cela que je m'expérimente à la fois comme limité et comme éternel, comme l'un et comme l'autre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d'unicité, c'est-à-dire, en définitive, de limitation, s'ouvre à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l'infini. Mais seulement comme cela.[ii] »
Ainsi, le rêveur rencontre, dans sa quête effrénée de libération des conflits de la vie, cette limite ultime, celle par laquelle il peut dire : « je ne suis que cela, je ne suis qu'une conscience ». Cette constatation fait état de la reconnaissance d'une certaine valeur personnelle, d'un noyau dur de la personnalité auquel il touche, sur lequel il peut compter et qui l'éloigne, au final, du suicide. Il l'exprime ainsi : « Je pouvais douter de tout, absolument tout, à part ma propre conscience. » Il est à noter que le rêveur écrit deux fois « ma propre conscience ». Or, lorsqu'il essaie de la détruire, il s'attaque à elle comme à un objet, plutôt que de s'attaquer à lui-même. Il est donc raisonnable de supposer qu'il y a une forme d'opposition, du moins de distinction, entre lui et sa "propre" conscience. C'est alors qu'il est permit de soulever une question d'un ordre plus philosophique, qui pourrait dépasser les considérations littérales du rêve lui-même, à savoir : à qui appartient réellement cette conscience ? 

Le "je" n'ayant aucun pouvoir sur elle, alors qu'il peut néantiser l'univers, cela laisse supposer que cette conscience dépasse en puissance ce "je". L'intellect, par lequel le "je" se supporte et s'affirme dans le rêve, n'a donc de pouvoir que sur le monde, le corps et la matière : il peut tout détruire, tout séparer, tout réduire à néant, à l'exception de la conscience elle-même. C'est donc la conscience qui apparaît comme toute-puissante. Il serait alors plus juste, pour suivre la pensée de Jung, de rectifier que la limite ultime que rencontre le rêveur n'est pas tout à fait la conscience, mais plutôt son propre "je", par lequel il fait l'expérience de son impuissance vis-à-vis de ce qui constitue son essence illimitée et toute-puissante : la conscience. C'est cela l'éveil que renferme le rêve, celui auquel le "je" doit se rendre : sa conscience ne lui appartient pas ; sa véritable limite c'est l'impuissance du "je" à concevoir le néant, à supprimer le principe de vie par l'action de la pensée. Le "je" qui s'exprime par la pensée découvre que celle-ci est insuffisante vis-à-vis de la conscience, qui elle, par jeu d'opposition, s'avérerait se suffire à elle-même. Il semblerait donc que ce "je" dépende plus de cette conscience que celle-ci ne dépende de lui. Étant indestructible, elle peut alors être dite éternelle, alors que le "je"- comme nous sommes tous en droit de le supposer - est mortel. Le fait que cette conscience n'autorise pas la destruction du "je" peut laisser entendre que ce "je" précisément lui est nécessaire, qu'elle a quelques desseins pour lui. Il existerait alors une relation d'interdépendance entre le "je" et la conscience : cette dernière aurait besoin de lui pour se réaliser.

Pour revenir sur cette impossibilité à détruire la conscience par l'action du "je", Henri Bergson nous en fournit une expérience de pensée dans son ouvrage L'évolution créatrice :

« Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les sensations qui m'arrivent du monde extérieur : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s'évanouissent, l'univers matériel s'abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant et ne puis m'empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m'arrivent de la périphérie et de l'intérieur de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passée, avec l'impression même, bien positive et bien pleine du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer tout cela ? comment s'éliminer soi-même ? Je puis, à la rigueur écarter mes souvenirs et oublier jusqu'à mon passé immédiat ; je conserve du moins la conscience que j'ai de mon présent réduit à sa plus extrême pauvreté, c'est-à-dire de l'état actuel de mon corps. Je vais essayer cependant d'en finir avec cette conscience d'elle-même. J'atténuerai de plus en plus les sensations que mon corps m'envoie : les voici tout près de s'éteindre ; elles s'éteignent, elles disparaissent dans la nuit où se sont déjà perdues toute choses. Mais non ! à l'instant même où ma conscience s'éteint, une autre conscience s'allume ; - ou plutôt elle s'était allumée déjà, elle avait surgi l'instant d'auparavant pour assister à la disparition de la première. Car la première ne pouvait disparaître que pour une autre et vis-à-vis d'une autre. Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu'involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moi-même. Ainsi j'ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c'est que je me réfugie dans la conscience que j'ai de moi-même ; si j'abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit, comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a donc toujours un objet que mon imagination se représente. Elle peut, il est vrai, aller de l'un à l'autre, et, tour à tour, imaginer un néant de perception externe ou un néant de perception intérieure, - mais non pas les deux à la fois, car l'absence de l'un consiste, au fond, dans la présence exclusive de l'autre. Mais ce que deux néants relatifs sont imaginables tour à tour, on conclut à tort qu'ils sont imaginables ensemble : conclusion dont l'absurdité devrait sauter aux yeux, puisqu'on ne saurait imaginer un néant sans s'apercevoir, au moins confusément, qu'on l'imagine, c'est-à-dire qu'on agit, qu'on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore.[iii] »
Ce passage constitue le premier argument qu'oppose Bergson à l'idée paradoxale de l'existence d'un néant originel. En fait, il en ressort, pour les raisons qu'il donne, que le néant est impensable sans une conscience pour se le représenter. Il n'y a donc pas de néant absolu possible. Suivant ce raisonnement, la question de Leibniz - « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » - constitue un faux problème et une absurdité philosophique. Claude Tresmontant, dans son ouvrage Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, expose plus simplement l'argument en y ajoutant ceci que l'idée même d'un néant absolu est logiquement impossible[iv]. Car s'il y avait eu une fois néant absolu d'une quelconque manière, jamais rien il n'y aurait eu. Or il y a quelque chose : je le vis et le ressens à chaque jour ;  pour cela, il me suffit d'observer. Cela ne donne en rien une réponse au "pourquoi", et surtout au "pour quoi", de la question de Leibnitz, maintenant réduite à « pour-quoi y a-t-il quelque chose ? ». La question demeure donc ouverte.  Peut-être qu'un autre rêve y répondrait ? En tout cas, l'argument de Tresmontant prétend démontrer ceci : que le néant absolu soit logiquement impossible ne donne pas automatiquement l'être absolu à tout ce qui est. Au contraire, le fait que le Néant n'est pas ne permet pas de conclure que tout est Être, mais plutôt « qu'un être au moins est nécessaire[v] » pour justifier tous les êtres qui sont et dépendent de lui. C'est ainsi qu'on évite l'écueil du panpsychisme ou du panthéisme, qui affirmerait que tout est conscience ou dieu, même la matière, et se retrouverait avec le problème philosophique d'expliquer la conscience d'une roche. Du point de vue de Bergson et Tresmontant, les choses ne sont pas la conscience, mais celle-ci est dans les choses : tout est travaillé et créé de l'intérieur par cette conscience indissociable de la matière, qui, elle, résiste à son action créatrice en lui offrant un support en tant qu'obstacle ; elle est ce qui lui permet de "s'incarner". En termes plus neutres, la conscience est ce qui informe la matière.

Dans le contexte du présent rêve, cet être nécessaire préexistant au "je" c'est la conscience elle-même : il est possible au rêveur de néantiser le monde, car les êtres ne participent pas de l'Être autant que la conscience elle-même, mais il lui est impossible au final de néantiser cette conscience qui est l'Être qui agit par lui dans le monde. D'un point de vue critique, le néant passe donc au rang des idées d'ordre pratique, tout au plus poétique, dont l'intellect se sert pour exprimer le concept d'absence[vi]. Dans ce rêve, l'aspect pratique de l'utilisation du néant réside dans le fait qu'il aiderait à réduire à un minimum, comme un mécanisme de défense le ferait, la tension occasionnée par une mauvaise conscience que devrait supporter le rêveur, s'il voulait assumer son anima. Mais la conscience est bel et bien indestructible : bonne ou mauvaise. Même la mort ne l'atteint pas. Les morts ne laissent-ils pas d'ailleurs peser le poids de leurs actes et de leur conscience, bonne ou mauvaise, sur ceux qui leur survivent ? De ce point de vue, même la mort est pleine et grosse de la conscience, et n'est en rien un vide ou un non-être. La mort en tant que néant n'est pas. Tout est plénitude, tout est plein et gros de cette conscience indestructible, qui s'imprègne dans la matière. Le monde trouve en elle son principe en tant que phénomène de nature collective. De là, il est possible de supposer que le monde à un sens et un ordre, une raison d'être commune à tous : le monde n'est pas absurde, il ne tourne pas dans le néant, sans but, sans rien pour lui donner une forme.

De ces considérations, il découle que les philosophies de l'absurde, comme celle de Camus et de Sartre, sombrent dans leurs propres absurdités. Puisque le néant est impensable, on ne peut le poser comme principe premier. Si on le fait, on se prête à une contradiction dans les termes et il en résulte que ce monde devient conceptuellement le fruit d'un malheureux hasard, dont les lois sont aléatoires, et dont il nous faut subir les fâcheuses conséquences. On se retrouve alors avec le problème philosophique d'expliquer la forme et la structure complexe des organismes dans un monde purement contingent. Comment alors l'ordre adviendrait-il du désordre ? Le désordre ne présuppose-t-il pas en lui-même un ordre ? Pour que le hasard soit possible, ne faut-il pas d'abord de l'information ? C'est parce que le dé est gradué de 1 à 6 qu'il m'est possible d'obtenir par hasard, en le lançant, un de ses chiffres. Sans eux, pas de hasard possible. Le hasard et le désordre sont, par conséquent, limités par la quantité d'information présente, soit la structure de l'objet : en lançant le dé, je ne peux obtenir 0 ou 7. À noter qu'il en serait de même pour notre liberté. Par contre, du néant pur, je n'obtiens littéralement rien.

De surcroît, postuler l'absurdité de l'existence est en soi une forme de pétition de principe à laquelle des philosophes comme Camus et Sartre se prêtent : ils posent d'emblée le monde comme absurde pour en déduire son absurdité, se donnant ainsi dans les prémisses tout ce qu'ils retrouveront dans la conclusion, alors que l'expérience et l'observation des sens, de la vie et de ce rêve même, nous indiquent le contraire[vii]. Tresmontant va dans le même sens lorsqu'il décrit sa démarche philosophique :

« Remarquons que, pour notre part, nous ne sommes pas partis d'un principe posé au départ, dont nous aurions tiré les conséquences, - et tant pis pour le monde. Non, nous sommes partis du donné, qui est le monde, et nous avons essayé de voir ce que cela signifie, ce que cela implique, comment cela est pensable. C'est la méthode aristotélicienne.
Sartre, lui, a été formé dans la tradition cartésienne. Il pose un principe, et il déduit. Tant pis si les conséquences sont absurdes. L'absurde sera sa philosophie.[viii] »
Soit dit en passant, cette méthode aristotélicienne est celle de Jung, qui s'est toujours revendiqué d'être un empiriste et pour qui le donné se composait des observations sur les rêves. Mais pour revenir à ce postulat de l'absurdité du monde, il semble, en définitive, être le fruit d'une attitude purement intellectuelle, héritée en partie de Descartes en remontant jusqu'à Platon, qui rejetaient d'emblée le témoignage des sens, qu'acceptait, pour sa part, Aristote ; mais une attitude purement intellectuelle, certes, dans la mesure où elle ne serait pas motivée par le désespoir et l'impuissance que tout intellectuel rencontre, un jour ou l'autre, lorsqu'il a exercé les capacités de son entendement jusqu'à leurs limites et constate tristement que le monde ne suit pas le cours de son projet personnel, aussi bien intentionné soit-il. Il s'ouvre alors un choix à lui : l'accepter et s'y investir ou le refuser et s'y soustraire. André Comte-Sponville écrit, dans son livre sur Swâmi Prajnânpad, De l'autre côté du désespoir

« Au fond, il n'y a que deux voies : accepter ou refuser. Et chacun refuse d'abord. Comment ne pas refuser ce qui refuse de nous satisfaire ? Comment ne pas refuser la mort, quand on veut vivre ? La solitude, quand on veut être aimé ? La tristesse, quand on veut le bonheur ? Nous voudrions que le réel satisfasse nos désirs, et nous constatons que ce n'est pas le cas ; alors nous refusons le réel. […] Quand la vie est décevante ( elle l'est toujours pour qui espère), nous pensons que c'est la vie qui a tort. De là ce que Prajnânpad appelle le mental […] C'est la pensée, en tant qu'elle nous sépare du vrai. C'est le discours intérieur, en tant qu'il nous sépare du réel et du silence. C'est la vie rêvée, en tant qu'elle nous sépare de la vie effective et du bonheur.[ix] »
Il n'y aurait rien à ajouter à ce passage, qui constitue en lui-même une interprétation suffisante du rêve, si ce n'est ce détail : pour accepter le monde, il n'y a pas d'autre issue que le désespoir. Mais une forme bien précise de désespoir : 

« Le désespoir. Il faut prendre le mot à la lettre : le désespoir, au sens où je le prends, c'est moins la tristesse que l'absence totale d'espérance, et c'est en quoi il constitue l'état normal du sage. Celui qui a tout, qu'irait-il espérer ? Et pourquoi, puisque rien ne lui manque ? Le réel, ici et maintenant, lui suffit.[x] »
C'est pourquoi - comme je l'ai dit plus haut - ce rêve constitue un heureux malheur. Le rêveur y fait l'expérience du désespoir profond où le conduit une attitude dominée par le mental et son refus catégorique de se confronter à une réalité qui lui résiste. Bienheureusement, ce désespoir, conduit à sa limite, n'ouvre par vers un nouvel espoir, mais seulement sur la perte des illusions : « peu importe ce à quoi je m'oppose, il y a quelque chose de plus grand qui aura raison de moi ;  je suis impuissant. À quoi bon alors m'opposer ? » Accepter, s'unir, s'investir et dire "oui" à la vie semble donc être les seules options valables pour ce rêveur. Et, d'une étrange manière, il n'a pas tort d'affirmer que c'est à sa "propre" conscience qu'il a affaire. Car, bien que cette conscience, au final, ne lui appartienne pas personnellement, il n'en demeure pas moins unie à elle ; elle lui appartient donc d'une quelconque manière. Car il peut s'opposer à tout, sauf à elle. S'il n'y a pas d'opposition possible avec celle-ci, c'est qu'il n'y a pas de séparation entre elle et lui et elle devient alors le point d'ancrage par lequel il trouve l'accès à un sentiment d'unité. C'est la double expérience dont parle Jung : celle de s'expérimenter à la fois limité et éternel, à la fois "je" et conscience. La conscience est donc le mystérieux principe de l'union : un appel à l'amour. Et en cela, peut-être y a-t-il une esquisse de ce pour-quoi demeurer sans réponse que j'ai évoqué plus haut en discutant Leibnitz.


En dernier lieu, il est vrai que ce principe demeure ultimement impénétrable, comme un mur, et revêt un mutisme énigmatique face à nos questionnements les plus profonds. Il semble seulement que les choses soient ainsi et qu'il faille l'accepter. Aussi insignifiante et frustrante cette affirmation puisse-t-elle sembler, on aurait tout de même tort de prendre cette conclusion sur le mutisme pour une preuve de l'absurdité. Du fait qu'il est impossible de comprendre quelque chose, il n'est pas permis pour autant de conclure que c'est absurde. Du fait qu'une personne n'entende pas ce qu'une autre a à lui communiquer ne donne pas le droit pour autant à cette personne de conclure que ce que lui signifie son interlocuteur n'a pas de sens. C'est seulement incompréhensible pour le mental, qui nous sépare du monde, et cela appelle donc à un autre mode de relation, peut-être plus intuitif, plus attentif, plus senti, plus conscient, en tout cas, moins intellectuel, moins mental. C'est pourquoi, comme le rêve le sous-entend, la question la plus importante pour la philosophie - et la vie en général, si j'ose dire - n'est pas celle du suicide face à un monde dépourvu de sens et muet, mais plutôt celle de la valeur de la vie spirituelle, à plus forte raison, celle de la valeur de la vie d'amour et d'union, qui est, en soi, la plus incompréhensible. Le rêve appelle donc à prendre conscience du fait qu'il faut redescendre et toucher du pied cette terre pour en vivre les aléas et les frustrations, maintenant investi de la certitude de l'indestructibilité d'un principe directeur. Et encore une fois, m'est-il permis de réitérer cette question : est-il possible de vivre une vie spirituelle, qui ne soit pas que mental, mais qui soit d'abord ancrer sur cette terre ? est-il possible de revenir dans ce corps, en relation avec les autres, nos frère et sœurs humains, malgré la douleur et les conflits que cela comporte ? est-il possible d'aimer ce monde sans rien y vouloir changer et d'ainsi y manifester notre union avec cette éternelle conscience ?

Il est temps maintenant de laisser place à autre chose que la spéculation. Comme l'écrivait Bergson : « Avant de spéculer, il faut vivre ». À trop cogiter, il est dangereux d'avoir mauvaise conscience. C'est pourquoi : Cogito non ergo sum.


[i] Descartes, R (2011). Méditations métaphysiques. Paris : Garnier-Flammarion, p. 57.
[ii] Jung, C. G. (1973). "Ma vie". Paris : Gallimard, p. 370.
[iii] Bergson, H. (1941). L'évolution créatrice. Paris : PUF, p. 278-279.
[iv] Tresmontant, C. (1966). Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu. Paris : Seuil, p. 86 et sq.
[v] Ibid., p. 88.
[vi] Bergson, H. (1941). Op. cit., p. 296-297.
[vii] Ibid., p. 149.
[viii] Ibid., p. 149.
[ix] Comte-Sponville, A. (1997). De l'autre côté du désespoir. Paris : Accarias, p. 56-57.
[x] Ibid., p. 25.