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mercredi 10 janvier 2018

Rêve de désert



Et c'est cela le désert,
un silence qui parle,
une plénitude à faire rêver les rêves.

(Blanche de Richemont)

Je nourris un rêve en ce début d’année. C’est un rêve qui va s’incarner. En effet, je vais aller en mars prochain marcher dans le Sahara marocain avec des amis et un groupe de rêveurs. Cela fait longtemps que le désert m’appelle. Je l’ai déjà rencontré en Arizona, où il est peuplé de cactus et de rêves d’enfant avec des galops de chevaux sauvages dans des décors époustouflants de terre rouge et de mesa démesurées. Soudain, là-bas, on passe derrière le carton-pâte des western et on se rend compte que rien du technicolor ou du cinéma 3D ne saura rendre compte de l’immensité sauvage qui nous habite et ressort soudain en horizon illimité dans laquelle nous retrouvons notre juste place sur terre, celle d’un point qui embrasse l’infini. J’y ai vécu une sorte de coup de foudre, où quand l’expression qui veut que « le ciel nous tombe sur la tête » n’est pas faite de vains mots. S’il est un endroit où le ciel est bien vivant, piqueté de myriades d’étoiles et tout ouvert, c’est bien le désert…

Cette fois, le rendez-vous est avec le désert de dunes que parcourent depuis des temps immémoriaux les Touaregs. Nous y marcherons en silence, à l’écoute des rêves et des moindres mouvements de l’âme, car toute marche dans le désert s’apparente à une quête de vision, est une rencontre avec soi-même.

T.E. Lawrence, l’auteur des Sept piliers de la sagesse, écrivait :

« L'appel du désert, pour les penseurs de la ville, a toujours été irrésistible: je ne crois pas qu'ils y trouvent Dieu, mais ils y entendent plus distinctement dans la solitude le verbe vivant qu'ils y apportent avec eux. »

De tous temps, voyants et visionnaires, ces chamans qu’étaient les prophètes, sont allés dans le désert à la rencontre de l’inspiration, du souffle qui les transporterait au-delà d’eux-mêmes. C’est le lieu privilégié d’un ressourcement essentiel car on s’y trouve immédiatement dépouillé de tous les appendices artificiels qui prétendent être indispensables à notre existence. Tout à coup, nous voilà inatteignables par les nouvelles du monde qui peut continuer à tourner sans nous, hors des réseaux sociaux, des mailles du grand filet communicationnel qui nous maintient sans cesse à la surface de notre être. C’est une petite mort. D’une façon ou d’une autre, même marchant avec d’autres, le désert nous reflète notre incontournable solitude existentielle, celle-là même que nous passons tellement de temps à éviter par tous les moyens. Elle nous tend alors les bras et nous invite à la rencontrer, à l’épouser ne serait-ce que pour le moment fugitif d’une traversée du désert. Le silence s’impose, et avec lui, la profondeur intérieure dans laquelle nous allons puiser à la Source.

Nous sommes rendus à ce que Rilke appelait l’Ouvert, dans lequel tout se recrée en permanence, et il apparait que l’immensité au dehors reflète l’immensité vivante en dedans dont le murmure peut enfin prendre voix, se faire entendre.

« Homme, il faut savoir te taire pour écouter le chant de l'espace. Qui affirme que la lumière et l'ombre ne parlent pas ? » (Proverbe touareg)

Dans le désert, la terre et le ciel se rencontrent et s’unissent. On comprend que les anciens Égyptiens aient vu l’origine de tout dans la rencontre amoureuse de Geb et de Nout, le Père Terre et la Mère Ciel, et que cela ait pris une ruse pour les séparer et qu’enfin les dieux civilisateurs, le grand Osiris et la belle Isis, le vindicatif Seth et la mystérieuse Nephtys, viennent au monde. Les grands espaces désertiques sont peuplés de légendes et de mythes encore vivants dans le silence…

« Le désert est une femme nue qui se prélasse, fière de la beauté de ses rondeurs, brûlante sous un soleil de feu. Cette femme nue est indifférente aux regards, et de ses superbes formes naissent le désir. Sa nudité éveille les passions endormies, elle nous dénude. Son incroyable beauté vient des dieux. Ils ont tracé sur son corps des lignes aussi pures que le ciel. Cette nudité, loin d'être provocante, est dépouillement. Elle n'est pas un appel à la luxure mais à la paix. » (Blanche de Richemont)

Le désert est la patrie naturelle des rêves qui jaillissent comme la source d’eau vive qui, appelée par l’immensité, vient irriguer l’espace. Y pénétrer, c’est entrer nécessairement dans un rite de passage, un espace de transformation où l’âme va pouvoir affleurer. On ne peut que se perdre soi-même au contact de la vastitude, et c’est bien sûr pour mieux se retrouver, renouvelé, régénéré. Nous ne saurions conquérir la grandeur qui s’ouvre alors à nous, c’est elle qui nous conquiert. Ou comme nous le dit Isabelle Eberhardt :

« J'ai voulu posséder le désert et le désert m'a possédé ».

Mais autant il nous dépouille de tout ce qui nous encombre et qui appartient déjà au passé, autant le désert nous rend à nous-mêmes. Marie Hunter Austin l’écrit magnifiquement :

« Pour tout ce que le désert prend à l'homme il donne une contrepartie, des respirations profondes, un sommeil profond et la communion des étoiles. Il nous vient à l'esprit avec une force renouvelée, dans les silences de la nuit. »

Il s’agit d’aller rencontrer ce désert à l’intérieur, car alors c’est un chemin qui se trace de lui-même. Blanche de Richemont, dans son Éloge du désert, montre cette voie :

« Après quelques jours dans ce pays des sables, les pas qui avancent ne cherchent plus à s'illusionner, ils voient clair sur leur route. Et un pas qui sait, qui comprend d'où il vient, ne sait pas toujours où il va, mais il marche avec plus d'assurance. »

Je laisserai le dernier mot de ce billet à Albert Camus qui dit enfin tout ce que nous pouvons espérer en allant dans le désert, et à quel point c’est un lieu propice à la réconciliation avec la vie, le monde, soi-même :

« Mais à vivre dans le désert, on apprend à recevoir du même cœur le dénuement et la profusion. L’éternité du monde est fugitive, la fleur d’un seul jour justifie à certains instants toute l’histoire des hommes. » 


Méditations, marches, contemplation, chants, cercles de parole et loges de rêves...

Accompagnement :

- Caroline Von Bibikow, communicologue,  femme de désert et de rituels - www.komuniki.be
- Raphaël Collignon : musicien, accordeur d'âmes (professeur de yoga et thérapeute énergéticien) - www.soins-et-lumiere.com

- Jean Gagliardi...

Plus d'information : http://ecoledepierre.be/desert/Méharéepourtous.html

+32 495 505 407 ou info@komuniki.be


samedi 2 septembre 2017

Désespoir et plénitude

J'ouvre aujourd'hui les colonnes de mon blogue à mon ami Simon Bouchard. Il nous présente un rêve remarquable qui interroge la nature même de la conscience.


Il y a quelques mois, un jeune méditant Vipassana m'a partagé un de ses rêves, dont le désespoir apparent qu'il transmet se révèle être porteur d'une intuition philosophique des plus fécondes. Car ce sont des rêves de cette nature qui marquent et portent, autant pour le lecteur que pour le rêveur, la qualité d'une expérience d'éveil, à l'égal des mythes et des contes fées, non négligeable. Par là, je crois que beaucoup pourront s'y reconnaître - moi le premier - et en tirer leurs propres conclusions. Sans plus tarder, voici la retranscription du rêve que m'avait envoyé cet ami :

« Ma blonde m'engueulait pour je ne sais quelle raison. Alors, je me suis rappelé de Descartes, qui dit que nous devons douter de tout. Alors, ma blonde s'est mise à se désintégrer pour devenir un nuage de poussière, qui est venu me heurter sans que cela ne me fasse quoique ce soit. Je n'ai pas senti l'impact. Alors, je me suis mis à dissoudre, désintégrer tout ce qui m'entourait. Je ne sais plus si c'est moi qui grandissait ou si c'est tout qui rapetissait autour de moi, mais je me suis rendu à un point où j'étais dans l'espace et je dissolvais même les galaxies, les trous noirs et les nuages de poussière, qui font des années-lumière de longueur. Tout venait vers moi, en rapetissant, pour enfin devenir de la fine poussière qui disparaissait au contact de mon corps. Il ne restait plus rien. Alors je dissous mon corps. J'étais seul dans le noir. J'avais réduit à rien l'entièreté de tout ce qui existait. Donc, n'ayant plus rien à dissoudre, j'ai essayé de dissoudre ma propre conscience ; en vain. C'était comme frapper un mur. Si je dissolvais ma conscience, comment pourrais-je la dissoudre, puisqu'elle ne serait plus là. Je pouvais douter de tout, absolument tout, à part ma propre conscience. »

J'ai d'abord intuitivement considérer ce rêve comme une mise en garde contre le danger inhérent à une attitude par trop « douteuse ». Suivant là mon intuition, pour le récit du rêve, il n'y avait pas d'autres mots que « Wow ! » et, finalement, « Halte-là ! Stop ! ». Car, d'une part, le rêve est très impressionnant et, d'autre part, il l'est même un peu trop. Je m'explique. Le rêve montre une vertigineuse progression vers la dissolution jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la conscience - et heureusement, car il reste au moins ce petit quelque chose, qui n'a rien d'anodin. Sur ce quelque chose en question, nous reviendrons plus en détail. Je note seulement d'abord que sous cet angle seulement le rêve porte bien l'empreinte du bouddhisme, doctrine dans laquelle le monde n'a pas de réalité propre. Et quel exemple nous en fournit le rêve !

D'un autre point de vue, en ce qui a trait au processus de dissolution lui-même, il est d'autant plus magnifique qu'il étaie, dans le monde onirique, l'expérience de Descartes, celle de la tabula rasa, à laquelle le rêveur fait aussi référence : la seule chose dont je ne peux douter, c'est de mon existence, parce qu'il me faut exister pour penser, soit le fameux Cogito ergo sum. Toutefois, Descartes, contrairement au rêveur, n'est pas un sceptique. Chez lui, le doute est avant tout méthodique, c'est-à-dire qu'il est un moyen pour parvenir à la connaissance par l'introspection ou l'observation et la discrimination des réalités intérieures par lesquelles il est possible de découvrir que toutes les vérités fondamentales se trouvent, d'abord et avant tout, dans l'observateur. Par ce procédé introspectif, qui n'a rien de nouveau et de spécifique à Descartes, car il fut explicité auparavant par des philosophes comme Platon et de nombreux autres courants philosophiques et mystiques qui le précédèrent, en particulier le bouddhisme, l'observateur découvre en général que le monde est illusoire et qu'il ne peut se fier à l'expérience des sens en ce qui a trait à la connaissance, car elle produit une image distordue du monde réel, ce dernier n'étant atteignable seulement que par l'introspection méditative et philosophique rigoureuse. Or quel paradoxe, pour Platon surtout, que de voir son intuition confirmée et expérimentée parce qu'il dénigrait le plus, au profit de la mathématique et de la contemplation pure, c'est-à-dire les rêves, qui n'étaient pour lui que des images incohérentes du monde suscitées par l'imagination.  Mais le message que reçoit ce rêveur est tout autre, car le rêve en lui-même et, à plus forte raison, l'imagination qui l'a produit, contrairement à ce que Platon voulait bien en croire, se montrent aussi comme des méthodes contemplatives et introspectives capables d'ouvrir un accès à des intuitions tout aussi valables, sinon plus.

Mais revenons un moment à Descartes. Il entreprend cette expérience de la tabula rasa, qu'il décrit au cours de ses Méditation métaphysiques, alors qu'il a attendu d'avoir atteint, nous dit-il, un « âge si mûr » (45 ans) qu'il lui est maintenant interdit de se dérober à l'optique de donner un nouveau fondement, plus solide et plus sûr, à l'exercice de la science et à la recherche de la connaissance, sous peine de se voir manquer de force pour cette mission[i]. Ce qu'il défend par là c'est que pour parcourir ce chemin, il faut un certain degré de maturité, de patience, de préparation et de justesse dans la saisie du moment opportun, sinon le risque semble trop grand, car un intellect immature pourrait s'y égarer, y rencontrer la folie, ou chercher délibérément à s'y perdre. Qu'il soit donc clair que mon propos n'est pas ici de débattre sur l'âge qu'il faudrait en théorie avoir pour se lancer dans la quête introspective. À chacun revient ce choix. Mais plus souvent qu'autrement : à chacun s'impose ce choix à travers les circonstances de la vie et les exigences intérieures qu'elle porte. Ma position est plutôt celle-ci : prendre au sérieux le point de vue de Descartes, qui ne semble pas se lancer dans cette recherche à la légère, soit pour y chercher la folie ou se soustraire à une situation déplaisante et se défendre ainsi du monde. Il le fait plutôt de son plein gré, librement, en connaissance de cause, et surtout afin de tenter de renouveler son rapport à ce monde et trouver un nouveau fondement à la connaissance. Cela ne semble pas tout à fait être le cas du rêveur. Mais n'y-a-t'il pas d'heureux malheurs ? C'est ce que j'exposerai plus loin.

Donc, contrairement à Descartes, le rêve montre que le rêveur utilise une attitude tenant plutôt d'un scepticisme dogmatique, qu'il attribue au philosophe français, à la façon d'un mécanisme de défense contre l'angoisse que lui fait vivre une relation conflictuelle. Se dessine alors le portrait d'un individu qui évite de se confronter à une telle situation en néantisant le problème par le doute ; en d'autres termes, une personne qui tente de faire disparaître ce problème ou de le réduire en poussière par une attitude intellectuelle toute-puissante. Cela présuppose donc d'abord un sentiment de perte de contrôle sur sa vie et une forte tentative pour le retrouver en minimisant les sources d'angoisse. Cette tentative lui permet - j'en conviens - de faire l'expérience d'un grand sentiment de liberté et de puissance, car il se perçoit grandir incommensurablement, ou encore voit le monde se réduire infiniment devant lui. 

Mais cette liberté et cette puissance ont, bien entendu, un prix fort élevé à payer : celui de l'isolement dans le noir le plus complet auquel il aboutit et qui ne peut que le conduire au retournement contre lui-même de sa propre agressivité, s'exprimant dans le fait de vouloir supprimer sa propre conscience. Ainsi, le rêve expose progressivement l'impasse vers laquelle le rêveur se dirige à l'usage de cette technique ; et c'est loin d'être la moins fréquente, car n'importe quel chercheur spirituel pourrait s'y fourvoyer à un moment ou à un autre : en refusant le monde et ses conflits par l'adoption d'une attitude radicalement et faussement spirituelle, qui tient plus à une conception intellectuelle de la spiritualité qu'à une véritable vie de l'esprit, le risque qu'encourt cette personne est celui de se couper progressivement de tous les liens et relations qui l'unissent à ce monde jusqu'à ce qu'elle n'en fasse désespérément presque plus partie. Ainsi, elle vit déracinée du monde, isolée et destinée au désespoir de sa condition, ce qui la conduit inévitablement au désir d'autodestruction. C'est donc cet aspect que le rêve met en lumière en premier lieu : ce qui précisément me rattache et m'enracine à ce monde, c'est aussi ce qui en lui peut me répugner au plus haut point, en somme, ce qui n'est pas intellectuel, compréhensible et rationnel : ma vie sentimentale, mes sensations et mes émotions, ainsi que le cortège de joies et de tristesses qu'elles m'apportent.

Comme je l'ai mentionné plus haut, le rêveur est un jeune méditant Vipassana et ce rêve suit un séjour dans une retraite où il s'est adonné pour la première fois à cette pratique. Or cette dernière est précisément axée sur le fait de ressentir et d'observer, sans s'y attacher, chacune des émotions, chacun des sentiments, chacune des sensations, chacun des états mentaux, sans les fuir, ni les néantiser ou les détruire. Ce qui importe c'est donc l'observation de la réalité tel qu'elle est, et non telle que je la voudrais pour qu'elle me soit plus commode. Pour un méditant Vipassana, la difficulté ne réside pas en s'abstraire du monde, mais plutôt en ce fait d'apprivoiser la réalité telle qu'elle se présente d'instant en instant par ce qu'elle lui communique de pensées, de sensations, d'émotions et de sentiments. De ce point de vue, le doute méthodique de Descartes et le scepticisme du rêveur s'opposent diamétralement à la technique de Vipassana, car l'introspection dans cette technique de méditation se fait par une plongée ou une descente dans les profondeurs du réel, non pas par une abstraction ou une montée au-delà et hors du réel.

Il y a donc là une opposition entre une montée et une descente. Dans la symbolique que propose le rêve, ces deux principes sont explicités par les polarités du masculin et du féminin, soit l'opposition entre spiritualité et matière. L'attitude masculine et spirituelle correspond à celle du rêveur, unilatéralement intellectuelle et tendant à s'élever et à se séparer du monde, tandis que l'attitude féminine est personnifiée par la figure de l'anima furieuse, qui symbolise, pour le rêveur, ses sentiments et ses émotions, sa culpabilité et sa colère, qui sont en révolte et qui réclament impérativement son attention et sa considération. Cette anima représente à la fois son lieu de départ et celui où il doit retourner, soit le conflit avec sa propre féminité ; cette anima symbolise donc l'aspect terrestre et matériel de sa personnalité. Sur un plan plus collectif, ce féminin représente non seulement notre propre conflit avec l'amour et l'éros féminin, qui s'opposent aux intellectualisations et ratiocinations outrancières et ravageuses d'un intellect amputé de sa vie intérieure, mais aussi pose la question de notre degré d'acceptation du monde et de la terre sur laquelle nous vivons. La question est alors celle-ci : comment aimer cette vie ? comment ne pas fuir l'amour, même celui du plus désagréable ? comment apprivoiser ce conflit, le vivre, le ressentir, entrer en relation avec lui, l'incarner et y trouver une réponse dans sa chair, aussi douloureux cela puisse-t-il être, afin d'éviter cette fin tragique qu'est l'isolement et le désir de se supprimer, en tant qu'homme, en tant que race ?

Mais de tels rêves sont, bienheureusement, porteurs d'une sagesse profonde, qui se communique simplement à tous par ce fait remarquable qu'il n'y a pas d'autodestruction pour le rêveur ! Il n'y parvient pas et cela lui est même totalement impossible. Le suicide n'est pas la solution : la conscience étant indestructible, se suicider ne résoudrait donc rien. Le rêveur l'exprime en ces termes : « Donc, n'ayant plus rien à dissoudre, j'ai essayé de dissoudre ma propre conscience ; en vain. C'était comme frapper un mur. » L'utilisation de cette dernière expression indique une véritable prise de conscience de l'ordre d'un éveil. Car "frapper un mur", c'est non seulement être arrêté dans sa course effrénée vers le suicide, atteindre une limite infranchissable, mais c'est aussi un appel à sortir de l'aveuglement de l'intellect et à regarder la vie devant soi, ce qui est là. Et plus étonnant encore, autant pour le lecteur que pour le rêveur, que de constater ce paradoxe que la conscience apparait ici comme aussi solide qu'un mur, alors qu'il vient de dissoudre corps, planètes, nuages intergalactiques, galaxies, en somme, l'univers tout entier. C'est donc dire que ce qui est le plus intangible et le plus subtil en l'homme est finalement ce qui est le plus solide, la base, le principe, l'essence et l'ultime limite. Je rappelle ici un de ces passages lumineux tirés des mémoires de Carl G. Jung :

« Mais je ne parviens au sentiment de l'illimité que si je suis limité à l'extrême. La plus grande limitation de l'homme est le Soi ; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela !» Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l'illimité de l'inconscient. C'est quand j'ai conscience de cela que je m'expérimente à la fois comme limité et comme éternel, comme l'un et comme l'autre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d'unicité, c'est-à-dire, en définitive, de limitation, s'ouvre à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l'infini. Mais seulement comme cela.[ii] »
Ainsi, le rêveur rencontre, dans sa quête effrénée de libération des conflits de la vie, cette limite ultime, celle par laquelle il peut dire : « je ne suis que cela, je ne suis qu'une conscience ». Cette constatation fait état de la reconnaissance d'une certaine valeur personnelle, d'un noyau dur de la personnalité auquel il touche, sur lequel il peut compter et qui l'éloigne, au final, du suicide. Il l'exprime ainsi : « Je pouvais douter de tout, absolument tout, à part ma propre conscience. » Il est à noter que le rêveur écrit deux fois « ma propre conscience ». Or, lorsqu'il essaie de la détruire, il s'attaque à elle comme à un objet, plutôt que de s'attaquer à lui-même. Il est donc raisonnable de supposer qu'il y a une forme d'opposition, du moins de distinction, entre lui et sa "propre" conscience. C'est alors qu'il est permit de soulever une question d'un ordre plus philosophique, qui pourrait dépasser les considérations littérales du rêve lui-même, à savoir : à qui appartient réellement cette conscience ? 

Le "je" n'ayant aucun pouvoir sur elle, alors qu'il peut néantiser l'univers, cela laisse supposer que cette conscience dépasse en puissance ce "je". L'intellect, par lequel le "je" se supporte et s'affirme dans le rêve, n'a donc de pouvoir que sur le monde, le corps et la matière : il peut tout détruire, tout séparer, tout réduire à néant, à l'exception de la conscience elle-même. C'est donc la conscience qui apparaît comme toute-puissante. Il serait alors plus juste, pour suivre la pensée de Jung, de rectifier que la limite ultime que rencontre le rêveur n'est pas tout à fait la conscience, mais plutôt son propre "je", par lequel il fait l'expérience de son impuissance vis-à-vis de ce qui constitue son essence illimitée et toute-puissante : la conscience. C'est cela l'éveil que renferme le rêve, celui auquel le "je" doit se rendre : sa conscience ne lui appartient pas ; sa véritable limite c'est l'impuissance du "je" à concevoir le néant, à supprimer le principe de vie par l'action de la pensée. Le "je" qui s'exprime par la pensée découvre que celle-ci est insuffisante vis-à-vis de la conscience, qui elle, par jeu d'opposition, s'avérerait se suffire à elle-même. Il semblerait donc que ce "je" dépende plus de cette conscience que celle-ci ne dépende de lui. Étant indestructible, elle peut alors être dite éternelle, alors que le "je"- comme nous sommes tous en droit de le supposer - est mortel. Le fait que cette conscience n'autorise pas la destruction du "je" peut laisser entendre que ce "je" précisément lui est nécessaire, qu'elle a quelques desseins pour lui. Il existerait alors une relation d'interdépendance entre le "je" et la conscience : cette dernière aurait besoin de lui pour se réaliser.

Pour revenir sur cette impossibilité à détruire la conscience par l'action du "je", Henri Bergson nous en fournit une expérience de pensée dans son ouvrage L'évolution créatrice :

« Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les sensations qui m'arrivent du monde extérieur : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s'évanouissent, l'univers matériel s'abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant et ne puis m'empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m'arrivent de la périphérie et de l'intérieur de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passée, avec l'impression même, bien positive et bien pleine du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer tout cela ? comment s'éliminer soi-même ? Je puis, à la rigueur écarter mes souvenirs et oublier jusqu'à mon passé immédiat ; je conserve du moins la conscience que j'ai de mon présent réduit à sa plus extrême pauvreté, c'est-à-dire de l'état actuel de mon corps. Je vais essayer cependant d'en finir avec cette conscience d'elle-même. J'atténuerai de plus en plus les sensations que mon corps m'envoie : les voici tout près de s'éteindre ; elles s'éteignent, elles disparaissent dans la nuit où se sont déjà perdues toute choses. Mais non ! à l'instant même où ma conscience s'éteint, une autre conscience s'allume ; - ou plutôt elle s'était allumée déjà, elle avait surgi l'instant d'auparavant pour assister à la disparition de la première. Car la première ne pouvait disparaître que pour une autre et vis-à-vis d'une autre. Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu'involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moi-même. Ainsi j'ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c'est que je me réfugie dans la conscience que j'ai de moi-même ; si j'abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit, comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a donc toujours un objet que mon imagination se représente. Elle peut, il est vrai, aller de l'un à l'autre, et, tour à tour, imaginer un néant de perception externe ou un néant de perception intérieure, - mais non pas les deux à la fois, car l'absence de l'un consiste, au fond, dans la présence exclusive de l'autre. Mais ce que deux néants relatifs sont imaginables tour à tour, on conclut à tort qu'ils sont imaginables ensemble : conclusion dont l'absurdité devrait sauter aux yeux, puisqu'on ne saurait imaginer un néant sans s'apercevoir, au moins confusément, qu'on l'imagine, c'est-à-dire qu'on agit, qu'on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore.[iii] »
Ce passage constitue le premier argument qu'oppose Bergson à l'idée paradoxale de l'existence d'un néant originel. En fait, il en ressort, pour les raisons qu'il donne, que le néant est impensable sans une conscience pour se le représenter. Il n'y a donc pas de néant absolu possible. Suivant ce raisonnement, la question de Leibniz - « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » - constitue un faux problème et une absurdité philosophique. Claude Tresmontant, dans son ouvrage Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, expose plus simplement l'argument en y ajoutant ceci que l'idée même d'un néant absolu est logiquement impossible[iv]. Car s'il y avait eu une fois néant absolu d'une quelconque manière, jamais rien il n'y aurait eu. Or il y a quelque chose : je le vis et le ressens à chaque jour ;  pour cela, il me suffit d'observer. Cela ne donne en rien une réponse au "pourquoi", et surtout au "pour quoi", de la question de Leibnitz, maintenant réduite à « pour-quoi y a-t-il quelque chose ? ». La question demeure donc ouverte.  Peut-être qu'un autre rêve y répondrait ? En tout cas, l'argument de Tresmontant prétend démontrer ceci : que le néant absolu soit logiquement impossible ne donne pas automatiquement l'être absolu à tout ce qui est. Au contraire, le fait que le Néant n'est pas ne permet pas de conclure que tout est Être, mais plutôt « qu'un être au moins est nécessaire[v] » pour justifier tous les êtres qui sont et dépendent de lui. C'est ainsi qu'on évite l'écueil du panpsychisme ou du panthéisme, qui affirmerait que tout est conscience ou dieu, même la matière, et se retrouverait avec le problème philosophique d'expliquer la conscience d'une roche. Du point de vue de Bergson et Tresmontant, les choses ne sont pas la conscience, mais celle-ci est dans les choses : tout est travaillé et créé de l'intérieur par cette conscience indissociable de la matière, qui, elle, résiste à son action créatrice en lui offrant un support en tant qu'obstacle ; elle est ce qui lui permet de "s'incarner". En termes plus neutres, la conscience est ce qui informe la matière.

Dans le contexte du présent rêve, cet être nécessaire préexistant au "je" c'est la conscience elle-même : il est possible au rêveur de néantiser le monde, car les êtres ne participent pas de l'Être autant que la conscience elle-même, mais il lui est impossible au final de néantiser cette conscience qui est l'Être qui agit par lui dans le monde. D'un point de vue critique, le néant passe donc au rang des idées d'ordre pratique, tout au plus poétique, dont l'intellect se sert pour exprimer le concept d'absence[vi]. Dans ce rêve, l'aspect pratique de l'utilisation du néant réside dans le fait qu'il aiderait à réduire à un minimum, comme un mécanisme de défense le ferait, la tension occasionnée par une mauvaise conscience que devrait supporter le rêveur, s'il voulait assumer son anima. Mais la conscience est bel et bien indestructible : bonne ou mauvaise. Même la mort ne l'atteint pas. Les morts ne laissent-ils pas d'ailleurs peser le poids de leurs actes et de leur conscience, bonne ou mauvaise, sur ceux qui leur survivent ? De ce point de vue, même la mort est pleine et grosse de la conscience, et n'est en rien un vide ou un non-être. La mort en tant que néant n'est pas. Tout est plénitude, tout est plein et gros de cette conscience indestructible, qui s'imprègne dans la matière. Le monde trouve en elle son principe en tant que phénomène de nature collective. De là, il est possible de supposer que le monde à un sens et un ordre, une raison d'être commune à tous : le monde n'est pas absurde, il ne tourne pas dans le néant, sans but, sans rien pour lui donner une forme.

De ces considérations, il découle que les philosophies de l'absurde, comme celle de Camus et de Sartre, sombrent dans leurs propres absurdités. Puisque le néant est impensable, on ne peut le poser comme principe premier. Si on le fait, on se prête à une contradiction dans les termes et il en résulte que ce monde devient conceptuellement le fruit d'un malheureux hasard, dont les lois sont aléatoires, et dont il nous faut subir les fâcheuses conséquences. On se retrouve alors avec le problème philosophique d'expliquer la forme et la structure complexe des organismes dans un monde purement contingent. Comment alors l'ordre adviendrait-il du désordre ? Le désordre ne présuppose-t-il pas en lui-même un ordre ? Pour que le hasard soit possible, ne faut-il pas d'abord de l'information ? C'est parce que le dé est gradué de 1 à 6 qu'il m'est possible d'obtenir par hasard, en le lançant, un de ses chiffres. Sans eux, pas de hasard possible. Le hasard et le désordre sont, par conséquent, limités par la quantité d'information présente, soit la structure de l'objet : en lançant le dé, je ne peux obtenir 0 ou 7. À noter qu'il en serait de même pour notre liberté. Par contre, du néant pur, je n'obtiens littéralement rien.

De surcroît, postuler l'absurdité de l'existence est en soi une forme de pétition de principe à laquelle des philosophes comme Camus et Sartre se prêtent : ils posent d'emblée le monde comme absurde pour en déduire son absurdité, se donnant ainsi dans les prémisses tout ce qu'ils retrouveront dans la conclusion, alors que l'expérience et l'observation des sens, de la vie et de ce rêve même, nous indiquent le contraire[vii]. Tresmontant va dans le même sens lorsqu'il décrit sa démarche philosophique :

« Remarquons que, pour notre part, nous ne sommes pas partis d'un principe posé au départ, dont nous aurions tiré les conséquences, - et tant pis pour le monde. Non, nous sommes partis du donné, qui est le monde, et nous avons essayé de voir ce que cela signifie, ce que cela implique, comment cela est pensable. C'est la méthode aristotélicienne.
Sartre, lui, a été formé dans la tradition cartésienne. Il pose un principe, et il déduit. Tant pis si les conséquences sont absurdes. L'absurde sera sa philosophie.[viii] »
Soit dit en passant, cette méthode aristotélicienne est celle de Jung, qui s'est toujours revendiqué d'être un empiriste et pour qui le donné se composait des observations sur les rêves. Mais pour revenir à ce postulat de l'absurdité du monde, il semble, en définitive, être le fruit d'une attitude purement intellectuelle, héritée en partie de Descartes en remontant jusqu'à Platon, qui rejetaient d'emblée le témoignage des sens, qu'acceptait, pour sa part, Aristote ; mais une attitude purement intellectuelle, certes, dans la mesure où elle ne serait pas motivée par le désespoir et l'impuissance que tout intellectuel rencontre, un jour ou l'autre, lorsqu'il a exercé les capacités de son entendement jusqu'à leurs limites et constate tristement que le monde ne suit pas le cours de son projet personnel, aussi bien intentionné soit-il. Il s'ouvre alors un choix à lui : l'accepter et s'y investir ou le refuser et s'y soustraire. André Comte-Sponville écrit, dans son livre sur Swâmi Prajnânpad, De l'autre côté du désespoir

« Au fond, il n'y a que deux voies : accepter ou refuser. Et chacun refuse d'abord. Comment ne pas refuser ce qui refuse de nous satisfaire ? Comment ne pas refuser la mort, quand on veut vivre ? La solitude, quand on veut être aimé ? La tristesse, quand on veut le bonheur ? Nous voudrions que le réel satisfasse nos désirs, et nous constatons que ce n'est pas le cas ; alors nous refusons le réel. […] Quand la vie est décevante ( elle l'est toujours pour qui espère), nous pensons que c'est la vie qui a tort. De là ce que Prajnânpad appelle le mental […] C'est la pensée, en tant qu'elle nous sépare du vrai. C'est le discours intérieur, en tant qu'il nous sépare du réel et du silence. C'est la vie rêvée, en tant qu'elle nous sépare de la vie effective et du bonheur.[ix] »
Il n'y aurait rien à ajouter à ce passage, qui constitue en lui-même une interprétation suffisante du rêve, si ce n'est ce détail : pour accepter le monde, il n'y a pas d'autre issue que le désespoir. Mais une forme bien précise de désespoir : 

« Le désespoir. Il faut prendre le mot à la lettre : le désespoir, au sens où je le prends, c'est moins la tristesse que l'absence totale d'espérance, et c'est en quoi il constitue l'état normal du sage. Celui qui a tout, qu'irait-il espérer ? Et pourquoi, puisque rien ne lui manque ? Le réel, ici et maintenant, lui suffit.[x] »
C'est pourquoi - comme je l'ai dit plus haut - ce rêve constitue un heureux malheur. Le rêveur y fait l'expérience du désespoir profond où le conduit une attitude dominée par le mental et son refus catégorique de se confronter à une réalité qui lui résiste. Bienheureusement, ce désespoir, conduit à sa limite, n'ouvre par vers un nouvel espoir, mais seulement sur la perte des illusions : « peu importe ce à quoi je m'oppose, il y a quelque chose de plus grand qui aura raison de moi ;  je suis impuissant. À quoi bon alors m'opposer ? » Accepter, s'unir, s'investir et dire "oui" à la vie semble donc être les seules options valables pour ce rêveur. Et, d'une étrange manière, il n'a pas tort d'affirmer que c'est à sa "propre" conscience qu'il a affaire. Car, bien que cette conscience, au final, ne lui appartienne pas personnellement, il n'en demeure pas moins unie à elle ; elle lui appartient donc d'une quelconque manière. Car il peut s'opposer à tout, sauf à elle. S'il n'y a pas d'opposition possible avec celle-ci, c'est qu'il n'y a pas de séparation entre elle et lui et elle devient alors le point d'ancrage par lequel il trouve l'accès à un sentiment d'unité. C'est la double expérience dont parle Jung : celle de s'expérimenter à la fois limité et éternel, à la fois "je" et conscience. La conscience est donc le mystérieux principe de l'union : un appel à l'amour. Et en cela, peut-être y a-t-il une esquisse de ce pour-quoi demeurer sans réponse que j'ai évoqué plus haut en discutant Leibnitz.


En dernier lieu, il est vrai que ce principe demeure ultimement impénétrable, comme un mur, et revêt un mutisme énigmatique face à nos questionnements les plus profonds. Il semble seulement que les choses soient ainsi et qu'il faille l'accepter. Aussi insignifiante et frustrante cette affirmation puisse-t-elle sembler, on aurait tout de même tort de prendre cette conclusion sur le mutisme pour une preuve de l'absurdité. Du fait qu'il est impossible de comprendre quelque chose, il n'est pas permis pour autant de conclure que c'est absurde. Du fait qu'une personne n'entende pas ce qu'une autre a à lui communiquer ne donne pas le droit pour autant à cette personne de conclure que ce que lui signifie son interlocuteur n'a pas de sens. C'est seulement incompréhensible pour le mental, qui nous sépare du monde, et cela appelle donc à un autre mode de relation, peut-être plus intuitif, plus attentif, plus senti, plus conscient, en tout cas, moins intellectuel, moins mental. C'est pourquoi, comme le rêve le sous-entend, la question la plus importante pour la philosophie - et la vie en général, si j'ose dire - n'est pas celle du suicide face à un monde dépourvu de sens et muet, mais plutôt celle de la valeur de la vie spirituelle, à plus forte raison, celle de la valeur de la vie d'amour et d'union, qui est, en soi, la plus incompréhensible. Le rêve appelle donc à prendre conscience du fait qu'il faut redescendre et toucher du pied cette terre pour en vivre les aléas et les frustrations, maintenant investi de la certitude de l'indestructibilité d'un principe directeur. Et encore une fois, m'est-il permis de réitérer cette question : est-il possible de vivre une vie spirituelle, qui ne soit pas que mental, mais qui soit d'abord ancrer sur cette terre ? est-il possible de revenir dans ce corps, en relation avec les autres, nos frère et sœurs humains, malgré la douleur et les conflits que cela comporte ? est-il possible d'aimer ce monde sans rien y vouloir changer et d'ainsi y manifester notre union avec cette éternelle conscience ?

Il est temps maintenant de laisser place à autre chose que la spéculation. Comme l'écrivait Bergson : « Avant de spéculer, il faut vivre ». À trop cogiter, il est dangereux d'avoir mauvaise conscience. C'est pourquoi : Cogito non ergo sum.


[i] Descartes, R (2011). Méditations métaphysiques. Paris : Garnier-Flammarion, p. 57.
[ii] Jung, C. G. (1973). "Ma vie". Paris : Gallimard, p. 370.
[iii] Bergson, H. (1941). L'évolution créatrice. Paris : PUF, p. 278-279.
[iv] Tresmontant, C. (1966). Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu. Paris : Seuil, p. 86 et sq.
[v] Ibid., p. 88.
[vi] Bergson, H. (1941). Op. cit., p. 296-297.
[vii] Ibid., p. 149.
[viii] Ibid., p. 149.
[ix] Comte-Sponville, A. (1997). De l'autre côté du désespoir. Paris : Accarias, p. 56-57.
[x] Ibid., p. 25.

vendredi 7 juillet 2017

Du bon usage du désespoir


Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet.
Peter Kingsley [1]


Il arrive que nous désespérions, c’est inévitable. Il n’y a que les imbéciles qui ne désespèrent jamais car ils sont tellement pétris de certitudes que la réalité ne les touche pas. Dans ces moments, nous croyons volontiers que nous sommes plus éloignés que jamais de ce que qui peut donner sens et valeur à l’existence, c’est-à-dire cette denrée rare que l’on appelle sagesse. Pourtant, nous sommes rarement plus proches de la vérité que dans l’absence de tout espoir, qui est aussi l’absence de toute illusion. Mais le désespoir recèle des pièges, parmi lesquels la tentation de le fuir en s’ôtant la vie, et, non le moindre, celle de le nier en repeignant la réalité en rose avec de la pensée positive. Or cette peinture là s’écaille rapidement et s’avère sévèrement toxique : le désespoir est refoulé dans l’inconscient et se vengera tôt ou tard, cruellement. Il vaut mieux considérer avec Camus dans le mythe de Sisyphe que le suicide est la question fondamentale de la philosophie et regarder celle-ci en face, car au moins permet-elle la décision libre de l’âme de vivre, de s’engager dans la vie quoi qu’il en coûte, sans attente ni espoir.

Quand un de nos amis désespère, on a tôt fait d’essayer de colmater la brèche à coups de pensées positives : tout est parfait derrière les apparences, cela ira mieux demain, etc. Ce n’est pas faux d’ailleurs, mais ce n’est pas vrai non plus. Comme le soulignait Osho, une demi-vérité est bien plus dangereuse qu’un mensonge car l’inanité de ce dernier finit toujours pas sauter aux yeux. Mais la demi-vérité a les apparences de la vérité, et cependant elle évacue quelque chose du réel, par exemple la souffrance immédiate de notre ami qui n’est pas accueillie, respectée. Qu’offrir à un ami qui désespère sinon une écoute entière sans aucune interférence ni désir de se protéger de la nature corrosive de son désespoir ? Comme le suggérait Bruno Bettelheim à propos des enfants autistes, qu’il figurait comme étant au fond d’un puits : si nous voulons aider l’enfant à sortir du puits, il convient d’aller s’assoir avec lui dans le noir tout au fond, et de commencer par lui apporter le réconfort d’une simple présence silencieuse. Quand il sera prêt à remonter, il en trouvera la force, l’énergie.

C’est un mouvement naturel. J’ai déjà parlé, dans un article qui curieusement est le plus lu de ce blogue, de la nature terriblement douloureuse de la transformation[2] que l’on compare souvent à l’éclosion du papillon en oubliant l’agonie de la chenille. La psychologie des profondeurs souligne l’importance de l’œuvre au noir (nigredo) dans l’alchimie transformatrice de la psyché. Ce n’est que parce qu’il y a mort et putréfaction qu’il y a possibilité d’une nouvelle naissance. Nous touchons là à un point délicat : il ne s’agit pas d’esquiver la réalité du désespoir présent en cultivant l’espérance dans un futur meilleur. C’est la mesure dans laquelle le passage au noir est vécu maintenant pleinement et en conscience qui permet à autre chose d’émerger avec le temps. La loi psychique qui est à l’œuvre là est simplement celle du changement (impermanence) qui veut que quand quelque chose est vue, elle commence à se transformer. La meilleure façon de « fixer » quelque chose est simplement de refuser de la vivre, de la voir : tout ce à quoi je résiste persiste. Encore une fois, le refus de la réalité est bien plus dangereux que la réalité elle-même, quelle qu’elle soit. Le travail de conscience, c’est de regarder la réalité.

Nous confondons généralement le désespoir, c’est-à-dire l’absence pure et simple d’espoir, avec la tristesse et les émotions qui l’accompagnent bien souvent. Cela va avec le fait que, quand le désespoir est là et à moins que nous ne soyons libres de toute illusion, il nous faut faire le deuil de l’espoir, et comme tout deuil, celui-ci n’a rien de facile. Mieux, l’espoir est ce à quoi nous sommes en règle générale le plus attachés, la seule chose qu’on ne puisse nous ôter sans nous tuer. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Nous sommes prêts à tout traverser, en autant qu’il y ait de l’espoir au bout, que ce soit l’espoir en un paradis après la mort, ou l’espoir en une vie meilleure, si ce n’est pour nous, au moins pour nos enfants. C’est comme cela qu’on nous mène par le bout du nez, avec un anneau dans les narines comme les vaches qu’on emmène à l’abattoir. On peut, bien sûr, cultiver l’espoir réaliste de gagner une grosse somme ou de finir un travail qu’on a entrepris, de recevoir un prix ou de gagner un combat. Mais si nous espérons que cela nous rendra heureux, nous nous fourrons le doigt dans l’œil et nous travaillons ou nous menons notre combat pour une mauvaise raison. Nous serons déçus et nous demanderons tôt ou tard : tout ça pour ça ? En matière spirituelle – et le bonheur, la joie, sont des réalités spirituelles – ce que nous ne réalisons pas maintenant, nous ne le réaliserons jamais.

Osho, que les ignorants prennent pour un vendeur d’espoir frelaté, disait :

« Je vous enseigne le désespoir. Car quand vous désespérerez vraiment, vous commencerez à célébrer la vie. »

Nous tenons là en effet un des meilleurs critères pour déterminer la valeur d’un enseignement spirituel : vous fourgue-t-on de l’espoir bon marché ? Avec la technique trucmachin, tout ira pour le mieux et vous serez guéri de toutes vos afflictions ! Marchez sur l’eau en 10 leçons… et autres : de l’art de vous enrichir sans rien faire. Il en faut, comme il faut des dessins animés pour les enfants. Mais personne n’est obligé de croire que les dessins animés sont la réalité. Leur fonction est d’aider les enfants à grandir et les adultes à faire preuve de discernement. Si un idiot vient se plaindre de s’être fait escroquer par un marchand d’espoir, il convient de lui enfoncer la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il remercie l’escroc pour la bonne leçon qu’il lui a servi…

Luis Ansa, je l’ai déjà mentionné ailleurs, le disait magnifiquement :

« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être autre chose que vous-même. »

Pour être plus précis, on pourrait dire qu’on nous manipule dès qu’on essaye de nous refiler un idéal. Et il ne s'agit pas là d'accuser qui que ce soit : nous sommes souvent notre meilleur manipulateur. Le bon usage d’un idéal, en autant qu’il soit nôtre, c’est qu’il peut nous permettre de déceler quelles sont les valeurs qui nous animent et d’élaborer une éthique, c’est-à-dire des règles de comportement qui expriment ces valeurs, qui incarnent dès maintenant cet idéal. Mais si nous achetons un idéal en croyant qu'il nous rendra enfin heureux, c’est toujours au prix de nous-mêmes, de notre réalité que nous sacrifions à l’idéal, et nous commençons à nous diviser entre ce que nous sommes, et ce que nous aimerions être pour satisfaire aux critères de l’idéal. L’idéal nous sert alors à entretenir une relation négative à nous-mêmes et nous nous jugeons durement parce que bien sûr, nous ne sommes pas idéaux. Et si l’idéal est renvoyé dans le futur, c’est comme si nous nous attachions une grosse pierre autour du cou avant de nous mettre à l’eau pour traverser un fleuve à la nage. Jung dénonçait les dangers de l’idéalisme, comme étant une drogue plus dangereuse que la morphine. Mais en plus, c’est une drogue contagieuse car les personnes intoxiquées à l’idéalisme n’ont bien souvent de cesse que de contaminer les autres avec leur idéal.

Il y a dans tout idéal une puissance tenant de l’inconscient collectif qui cherche à s’incarner. Beaucoup de groupes humains se constituent autour d’idéaux communs. Ce n’est pas nécessairement mauvais. Par exemple, les adolescents ont besoin du support de l’identité collective de la bande ou du groupe pour s’extraire de la matrice familiale. Mais chez les adultes, cela peut entraîner une dégénérescence certaine du néocortex qui se traduit par la nécessité d’attaquer les autres groupes pour assurer la primauté de l’idéal auquel on adhère. Cette barbarie est l’expression sociale de la violence que nous nous faisons à nous-mêmes à coup d’idéal. Mais nous ne nous torturerions pas ainsi si, sous couvert d’idéal, nous ne cultivions pas un grand espoir, que ce soit celui de parvenir à la félicité éternelle, la libération de nos mécaniques émotionnelles, la conscience absolue. Or, si notre idéal est justement de voir un jour la paix, l’amour et la conscience régner sur terre, il n’y a aucune autre voie permettant de l’envisager que celle qui commence dès maintenant par le fait immédiat d’incarner cette paix, cet amour et cette conscience dans notre relation à nous-mêmes. Et pour cela, il convient donc de balancer tout espoir par-dessus bord, et de s’individuer, c’est-à-dire d’être simplement soi-même, l’unique que nous sommes hors de toute normalisation par un idéal collectif, de toute identité grégaire.

Sur le plan spirituel, cette libération de l’idéal et cet abandon de tout espoir sont sans doute les plus grands pas que nous puissions faire vers la réalisation immédiate de la conscience éveillée, c’est-à-dire qui arrête de rêver, de se complaire dans des illusions. C’est la voie dite abrupte, qui ne prend pas de détour, ne réclame aucune austérité. Il s’agit d’arrêter de vouloir que le monde soit différent de comment il est, et avec le monde, la vie, les autres et nous-mêmes. Surtout nous-mêmes. Au fond, il s’agit de rendre à Dieu ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas de notre décision consciente. Plus fondamentalement, et sans avoir besoin du subterfuge de Dieu pour cela, il s’agit d’entretenir enfin un rapport sain à la réalité, qu’il s’agisse de la réalité du monde, de la vie, des autres ou de nous-mêmes. Ce rapport sain tient dans un oui sans ambages ni réserves. Oui, car il ne peut en être autrement. Oui, car il ne sert à rien d’entretenir l’illusion que les choses pourraient être différentes, sauf à vouloir argumenter avec Dieu et, en ce qui concerne notre réalité, vouloir être un(e) autre, bref vivre dans l’irréalité.

Le poète Christian Bobin le dit merveilleusement :

« Il n'y a rien à trouver dans cette vie que le "oui" qui définitivement l'enflamme. »
 
Alors, comme le disait Osho, nous commençons à célébrer la vie, si belle dans ses ombres et lumières.

Chögyam Trungpa soulignait que, tant que nous marchons sur la voie spirituelle pour obtenir quelque chose, qu’il s’agisse du bonheur ou de quoi que ce soit d’autre, nous sommes pris dans les rets du matérialisme spirituel. Dès lors que nous essayons de nous servir de la spiritualité pour échapper à la réalité de la mort, de la souffrance, de nos insuffisances, de nos émotions négatives, nous nous mentons à nous-mêmes et nous travestissons la spiritualité, qui devient un emplâtre sur une jambe gangrenée. Le point de départ de la spiritualité, au moins dans sa perspective bouddhiste, est radicalement inverse : la première noble vérité du Bouddha dit l’universalité et l’inévitabilité de la souffrance. Une approche erronée car dualiste de ces enseignements a pu laisser croire que la voie spirituelle offrait une échappatoire à cette réalité, que le nirvana recherché était hors du monde. Pourtant, l’identité du samsara (monde transitoire) et du nirvana est maintes et maintes fois affirmée. Mais il est bien une voie hors de la souffrance, comme le laissent entendre les autres nobles vérités du Bouddha ?

Certainement. Elle est bien connue.

- Comment échapper à la brûlure ?, demanda-t-on à un sage chinois.

- Va droit au milieu du feu, répondit le sage.

- Mais alors, comment échapperai-je à la flamme ardente ?

- Aucune douleur supplémentaire ne te tourmentera.

Alan Watts, qui cite ce mondo (dialogue zen) dans son Éloge de l’insécurité, fait remarquer qu’il n’est pas besoin d’aller en Chine pour entendre de telles paroles de sagesse. Dante et Virgile font la même découverte dans la Divine comédie quand ils s’aperçoivent que la sortie de l’Enfer est en son centre même. Jung aimait raconter un rêve qui dit exactement la même chose :

Une femme reçoit l'ordre de plonger dans une fosse remplie d'un magma brûlant. Elle y va mais laisse une épaule dehors. Jung arrive et elle a un geste vers lui pour l'appeler au secours. Il lui crie en enfonçant son épaule dans le liquide en fusion: non pas en sortir, traverser !

Trungpa dit clairement que le non-espoir est le point d’entrée sur la voie, « l’essence de la folle sagesse ». Et la méditation, dès lors, ne consiste pas en fuir "par le haut" le magma de nos émotions brûlantes mais bien au contraire, à y plonger :

« La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle  ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. À vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse. »[3]

Voilà la véritable non-dualité, qui ne consiste pas en nier l’existence de l’obscurité mais en voir comment les excréments de notre psyché peuvent servir à faire pousser de belles fleurs. Et nous avons là une indication du meilleur usage que nous puissions faire de notre désespoir tant qu’il s’orne encore de tristesse, de mélancolie, de peurs et de regrets. Il s’agit simplement de n’en rien faire, de nous assoir avec lui et d’écouter ce qu’il a à nous dire sur la vie, sur nous-même et sur la réalité du monde. Quand il aura fini son travail, nous pourrons célébrer l’existence en allant librement dans celle-ci sans éprouver le besoin de nous raconter des histoires et de recréer sans cesse une dualité conflictuelle avec ce qui est, c’est-à-dire avec la vérité. Et cela ne relève pas de l’idéal mais simplement du choix conscient, libre.

Pour approfondir cette réflexion sur le désespoir, je ne connais pas meilleur compagnon qu’un petit livre du philosophe André Comte-Sponville sur lequel je me dois d’attirer votre attention. Il fait partie, avec l’Éloge de l’insécurité d’Alan Watts, des trois livres que j’emmènerai sur une île déserte ou en prison si j’étais forcé de me restreindre à une telle indigence. Pourtant, c’est un tout petit livre, mais il est énorme dans ses conséquences. Il s’agit de :

De l’autre côté du désespoir.

Et il est sous-titré : Introduction à la pensée de Swâmi Prajnânpad.

André Comte-Sponville est un philosophe français ouvertement athée, à la façon un peu obtuse qu’ont les Français (je peux le dire, j’en viens… :-) de traiter souvent les question religieuses avec un intégrisme rationnel. Il est l’auteur d’un excellent Traité du désespoir et de la béatitude, et d’un non moins remarquable, mais beaucoup plus accessible Le bonheur désespérément, parmi de nombreux autres ouvrages. Mais son De l’autre côté du désespoir est selon moi son chef d’œuvre. Il y présente la vision de Swâmi Prajnânpad, qui a été le maitre d’Arnaud Desjardins, un maître spirituel qui a la vertu de ne s’embarrasser d’aucune religiosité. Prajnânpad, aussi appelé Swâmiji par ceux qui l’aiment, outre d’être un enseignant spirituel de tout premier ordre, est aussi l’inventeur  d’une technique thérapeutique faisant se rencontrer Védânta et psychanalyse. Il compte parmi les premiers en Inde à avoir lu Freud et intégré la notion occidentale d’inconscient. Il est impropre de parler à son sujet d’une « pensée », comme s’il avait un système philosophique à nous offrir; Swâmiji voit, et sa vision est ce que nous pouvons tous voir quand nous avons les yeux ouverts. La rencontre entre Comte-Sponville et Swâmiji tient de l’assemblage de matières fissiles qui produisent ensemble un mélange détonnant pour l’esprit : pour peu qu’on lise attentivement ce petit livre, il n’y a pas grande illusion qui puisse survivre…

La méthode de Swâmiji est fort bien résumée par un petit paragraphe que cite Comte-Sponville :

« La souffrance ou le désespoir est suivi par une réaction simplement quand ils ne sont pas ressentis pleinement et complètement, quand ils ne sont pas expérimentés totalement et sans aucune réticence. Quand, cependant, vous ressentez et expérimentez complètement et totalement le désespoir, aucune réaction ne suit. Rien d’autre n’est créé. Vous obtenez la réalisation complète, jnâna, l’illumination… »

En conclusion, il est bon de se rappeler quand nous souffrons de désespoir de ce qu’avançait Jung quand il disait que « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il explique aussi que bien souvent, quand nous souffrons, c’est le Soi qui souffre en nous car il est à l’étroit dans notre petite peau, notre monde étriqué. Dans cette idée, cela fait partie du service que nous pouvons rendre au Soi que de souffrir pour lui, avec lui, et de lui offrir notre souffrance en acceptant que, même si nous ne le voyons pas, cela a un sens. Et ce sens, que nous pouvons tout au plus tenter de discerner dans les rêves, tient souvent dans le saut évolutif que la vie exige de nous à un moment donné : serons-nous capable de création, c’est-à-dire de permettre à quelque chose de nouveau d’apparaitre dans nos vies, ou sommes-nous condamnés à répéter l’ancien ? Le Soi, dans ce qu’il a de divin, est précisément ce facteur toujours créateur de nouveau, de non-conditionné, qui fait paraître tout ce qui a été vieux, obsolète et voué à la mort, au renouvellement.
 

Parfois, ce sont les circonstances extérieures qui nous écrasent, notre monde qui s’effondre sur nous, et il importe que nous ne restions pas pris(e) sous les décombres. Parfois, c’est de l’intérieur que monte une impérieuse envie de mourir, de partir n’importe où plutôt que de rester dans cette peau, cette vie, ce monde, qui nous semblent étrangers à qui nous sommes vraiment. On peut entendre dans l’énoncé même de cette étrangeté, de cet exil intérieur qui est bien souvent au cœur du désespoir meurtrier, le fait que la vérité de notre être est en train de ressortir, de se dire. Il est recommandé dans ce cas d’aller avec le mouvement de transformation en veillant à ne pas faire mal à notre corps. Le mieux est souvent justement de permettre à ce corps d’exprimer le mouvement de vie qui le travaille, et de réduire le mental au silence, d’éviter de trop parler. Dans tout désir suicidaire, il y a une exigence d’une autre vie à laquelle il faudra, tôt ou tard et de préférence sans perdre l’être qui en accouche, donner voie. Cela vaut aussi pour toutes nos addictions, qui tiennent du suicide à petit feu. Mais alors, comme avec toutes les dépendances, il est nécessaire d’aller au fond du baril, jusqu’au bout du désespoir. Ce n’est qu’à cette extrémité, quand il n’y a plus d’espoir ni d’échappatoire, que le choix libre de vivre peut se poser.

Camus, au fond, ne tenait qu’un bout de la question quand il disait que le suicide est la principale interrogation de la philosophie. Car il y a encore un espoir là, qui tient dans la fin de la souffrance par la mort. C’est une autre fuite.  Mais comment vivre avec la réalité de la souffrance sans nourrir de peur ni d’espoir ? Là est la véritable interrogation, la seule qui vaille d’être répondue. C’est ce dont il est question quand nous nous engageons sur la voie spirituelle. Pas d’autre chose. Et si la question est bien posée, pleinement ressentie et complètement expérimentée, alors il devient évident que la voie n’a pas de but. Tout énoncé d’un but ne fait que projeter et différer la réalisation de la vérité dans le futur. Comme le dit Trungpa, « le but, c’est la voie. » Dôgen renchérit : « l’éveil, c’est la pratique. » Il s’agit simplement de trouver l’attitude juste avec ce qui est. Elle est juste en ce qu’elle n’écarte rien, ne s’accroche à rien et qu’elle n’est pas encombrée par l’espoir ou la peur. Au fond, il s’agit simplement d’être conscient de la vérité, de ce qui est. C’est la nature de la conscience. C’est une voie qui part d’ici et maintenant pour arriver à ici et maintenant en passant par ici et maintenant. C’est tout.

Le mot de la fin reviendra à Osho qui, justement, disait :

« Je ne vous promets aucun royaume des cieux. Rien ne vous est promis dans l’avenir. Votre héritage est déjà là, c’est votre vie. Aimez-la, respectez-la. »