Si vous
avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un
cul-de-sac complet.
Il arrive que nous désespérions, c’est inévitable.
Il n’y a que les imbéciles qui ne désespèrent jamais car ils sont tellement
pétris de certitudes que la réalité ne les touche pas. Dans ces moments,
nous croyons volontiers que nous sommes plus éloignés que jamais de ce que qui
peut donner sens et valeur à l’existence, c’est-à-dire cette denrée rare que l’on
appelle sagesse. Pourtant, nous sommes rarement plus proches de la vérité que
dans l’absence de tout espoir, qui est aussi l’absence de toute illusion. Mais
le désespoir recèle des pièges, parmi lesquels la tentation de le fuir en s’ôtant
la vie, et, non le moindre, celle de le nier en repeignant la réalité en rose
avec de la pensée positive. Or cette peinture là s’écaille rapidement et
s’avère sévèrement toxique : le désespoir est refoulé dans l’inconscient
et se vengera tôt ou tard, cruellement. Il vaut mieux considérer avec Camus
dans le mythe de Sisyphe que le suicide est la question fondamentale de la
philosophie et regarder celle-ci en face, car au moins permet-elle la décision
libre de l’âme de vivre, de s’engager dans la vie quoi qu’il en coûte, sans
attente ni espoir.
Quand un de nos amis désespère, on a tôt fait
d’essayer de colmater la brèche à coups de pensées positives : tout est
parfait derrière les apparences, cela ira mieux demain, etc. Ce n’est pas faux
d’ailleurs, mais ce n’est pas vrai non plus. Comme le soulignait Osho, une
demi-vérité est bien plus dangereuse qu’un mensonge car l’inanité de ce dernier
finit toujours pas sauter aux yeux. Mais la demi-vérité a les apparences de la
vérité, et cependant elle évacue quelque chose du réel, par exemple la
souffrance immédiate de notre ami qui n’est pas accueillie, respectée.
Qu’offrir à un ami qui désespère sinon une écoute entière sans aucune
interférence ni désir de se protéger de la nature corrosive de son désespoir ?
Comme le suggérait Bruno Bettelheim à propos des enfants autistes, qu’il
figurait comme étant au fond d’un puits : si nous voulons aider l’enfant à
sortir du puits, il convient d’aller s’assoir avec lui dans le noir tout au
fond, et de commencer par lui apporter le réconfort d’une simple présence
silencieuse. Quand il sera prêt à remonter, il en trouvera la force, l’énergie.
C’est un mouvement naturel. J’ai déjà parlé,
dans un article qui curieusement est le plus lu de ce blogue, de la nature
terriblement douloureuse de la transformation
que l’on compare souvent à l’éclosion du papillon en oubliant l’agonie de la
chenille. La psychologie des profondeurs souligne l’importance de l’œuvre au
noir (nigredo) dans l’alchimie transformatrice de la psyché. Ce n’est que parce
qu’il y a mort et putréfaction qu’il y a possibilité d’une nouvelle naissance. Nous
touchons là à un point délicat : il ne s’agit pas d’esquiver la réalité du
désespoir présent en cultivant l’espérance dans un futur meilleur. C’est la
mesure dans laquelle le passage au noir est vécu maintenant pleinement et en
conscience qui permet à autre chose d’émerger avec le temps. La loi psychique
qui est à l’œuvre là est simplement celle du changement (impermanence) qui veut
que quand quelque chose est vue, elle commence à se transformer. La meilleure
façon de « fixer » quelque chose est simplement de refuser de la
vivre, de la voir : tout ce à quoi je résiste persiste. Encore une fois,
le refus de la réalité est bien plus dangereux que la réalité elle-même, quelle
qu’elle soit. Le travail de conscience, c’est de regarder la réalité.
Nous confondons généralement le désespoir,
c’est-à-dire l’absence pure et simple d’espoir, avec la tristesse et les
émotions qui l’accompagnent bien souvent. Cela va avec le fait que, quand le
désespoir est là et à moins que nous ne soyons libres de toute illusion, il
nous faut faire le deuil de l’espoir, et comme tout deuil, celui-ci n’a rien de
facile. Mieux, l’espoir est ce à quoi nous sommes en règle générale le plus
attachés, la seule chose qu’on ne puisse nous ôter sans nous tuer. Tant qu’il y
a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Nous sommes prêts à tout
traverser, en autant qu’il y ait de l’espoir au bout, que ce soit l’espoir en
un paradis après la mort, ou l’espoir en une vie meilleure, si ce n’est pour
nous, au moins pour nos enfants. C’est comme cela qu’on nous mène par le bout
du nez, avec un anneau dans les narines comme les vaches qu’on emmène à
l’abattoir. On peut, bien sûr, cultiver l’espoir réaliste de gagner une grosse
somme ou de finir un travail qu’on a entrepris, de recevoir un prix ou de
gagner un combat. Mais si nous espérons que cela nous rendra heureux, nous nous
fourrons le doigt dans l’œil et nous travaillons ou nous menons notre combat
pour une mauvaise raison. Nous serons déçus et nous demanderons tôt ou
tard : tout ça pour ça ? En matière spirituelle – et le bonheur, la joie,
sont des réalités spirituelles – ce que nous ne réalisons pas maintenant, nous
ne le réaliserons jamais.
Osho, que les ignorants prennent pour un
vendeur d’espoir frelaté, disait :
« Je vous enseigne le désespoir. Car quand
vous désespérerez vraiment, vous commencerez à célébrer la vie. »
Nous tenons là en effet un des meilleurs
critères pour déterminer la valeur d’un enseignement spirituel : vous fourgue-t-on
de l’espoir bon marché ? Avec la technique trucmachin, tout ira pour le mieux
et vous serez guéri de toutes vos afflictions ! Marchez sur l’eau en 10 leçons…
et autres : de l’art de vous enrichir sans rien faire. Il en faut, comme
il faut des dessins animés pour les enfants. Mais personne n’est obligé de
croire que les dessins animés sont la réalité. Leur fonction est d’aider les
enfants à grandir et les adultes à faire preuve de discernement. Si un idiot
vient se plaindre de s’être fait escroquer par un marchand d’espoir, il
convient de lui enfoncer la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il remercie l’escroc
pour la bonne leçon qu’il lui a servi…
Luis Ansa, je l’ai déjà mentionné ailleurs, le
disait magnifiquement :
« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être
autre chose que vous-même. »
Pour être plus précis, on pourrait dire qu’on
nous manipule dès qu’on essaye de nous refiler un idéal. Et il ne s'agit pas là d'accuser qui que ce soit : nous sommes souvent notre meilleur manipulateur. Le bon usage d’un idéal,
en autant qu’il soit nôtre, c’est qu’il peut nous permettre de déceler quelles
sont les valeurs qui nous animent et d’élaborer une éthique, c’est-à-dire des
règles de comportement qui expriment ces valeurs, qui incarnent dès maintenant
cet idéal. Mais si nous achetons un idéal en croyant qu'il nous rendra enfin heureux, c’est toujours au prix de
nous-mêmes, de notre réalité que nous sacrifions à l’idéal, et nous commençons
à nous diviser entre ce que nous sommes, et ce que nous aimerions être pour
satisfaire aux critères de l’idéal. L’idéal nous sert alors à entretenir une
relation négative à nous-mêmes et nous nous jugeons durement parce que bien
sûr, nous ne sommes pas idéaux. Et si l’idéal est renvoyé dans le futur, c’est
comme si nous nous attachions une grosse pierre autour du cou avant de nous
mettre à l’eau pour traverser un fleuve à la nage. Jung dénonçait les dangers
de l’idéalisme, comme étant une drogue plus dangereuse que la morphine. Mais en
plus, c’est une drogue contagieuse car les personnes intoxiquées à l’idéalisme
n’ont bien souvent de cesse que de contaminer les autres avec leur idéal.
Il y a dans tout idéal une puissance tenant de
l’inconscient collectif qui cherche à s’incarner. Beaucoup de groupes humains
se constituent autour d’idéaux communs. Ce n’est pas nécessairement mauvais.
Par exemple, les adolescents ont besoin du support de l’identité collective de
la bande ou du groupe pour s’extraire de la matrice familiale. Mais chez les
adultes, cela peut entraîner une dégénérescence certaine du néocortex qui se
traduit par la nécessité d’attaquer les autres groupes pour assurer la primauté
de l’idéal auquel on adhère. Cette barbarie est l’expression sociale de la
violence que nous nous faisons à nous-mêmes à coup d’idéal. Mais nous ne nous
torturerions pas ainsi si, sous couvert d’idéal, nous ne cultivions pas un
grand espoir, que ce soit celui de parvenir à la félicité éternelle, la
libération de nos mécaniques émotionnelles, la conscience absolue. Or, si notre
idéal est justement de voir un jour la paix, l’amour et la conscience régner
sur terre, il n’y a aucune autre voie permettant de l’envisager que celle qui
commence dès maintenant par le fait immédiat d’incarner cette paix, cet amour
et cette conscience dans notre relation à nous-mêmes. Et pour cela, il convient
donc de balancer tout espoir par-dessus bord, et de s’individuer, c’est-à-dire
d’être simplement soi-même, l’unique que nous sommes hors de toute
normalisation par un idéal collectif, de toute identité grégaire.
Sur le plan spirituel, cette libération de
l’idéal et cet abandon de tout espoir sont sans doute les plus grands pas que
nous puissions faire vers la réalisation immédiate de la conscience éveillée,
c’est-à-dire qui arrête de rêver, de se complaire dans des illusions. C’est la
voie dite abrupte, qui ne prend pas de détour, ne réclame aucune austérité. Il
s’agit d’arrêter de vouloir que le monde soit différent de comment il est, et
avec le monde, la vie, les autres et nous-mêmes. Surtout nous-mêmes. Au fond,
il s’agit de rendre à Dieu ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ce qui ne
relève pas de notre décision consciente. Plus fondamentalement, et sans avoir
besoin du subterfuge de Dieu pour cela, il s’agit d’entretenir enfin un rapport
sain à la réalité, qu’il s’agisse de la réalité du monde, de la vie, des autres
ou de nous-mêmes. Ce rapport sain tient dans un oui sans ambages ni réserves.
Oui, car il ne peut en être autrement. Oui, car il ne sert à rien d’entretenir
l’illusion que les choses pourraient être différentes, sauf à vouloir
argumenter avec Dieu et, en ce qui concerne notre réalité, vouloir être un(e) autre,
bref vivre dans l’irréalité.
Le poète Christian Bobin le dit merveilleusement :
« Il n'y a rien à trouver dans cette vie que le
"oui" qui définitivement l'enflamme. »
Alors, comme le disait Osho, nous commençons à
célébrer la vie, si belle dans ses ombres et lumières.
Chögyam Trungpa soulignait que, tant que nous
marchons sur la voie spirituelle pour obtenir quelque chose, qu’il s’agisse du bonheur
ou de quoi que ce soit d’autre, nous sommes pris dans les rets du matérialisme
spirituel. Dès lors que nous essayons de nous servir de la spiritualité pour
échapper à la réalité de la mort, de la souffrance, de nos insuffisances, de
nos émotions négatives, nous nous mentons à nous-mêmes et nous travestissons la
spiritualité, qui devient un emplâtre sur une jambe gangrenée. Le point de
départ de la spiritualité, au moins dans sa perspective bouddhiste, est
radicalement inverse : la première noble vérité du Bouddha dit
l’universalité et l’inévitabilité de la souffrance. Une approche erronée car
dualiste de ces enseignements a pu laisser croire que la voie spirituelle
offrait une échappatoire à cette réalité, que le nirvana recherché était hors
du monde. Pourtant, l’identité du samsara (monde transitoire) et du nirvana est
maintes et maintes fois affirmée. Mais il est bien une voie hors de la
souffrance, comme le laissent entendre les autres nobles vérités du Bouddha ?
Certainement. Elle est bien connue.
- Comment échapper à la brûlure ?, demanda-t-on à un sage chinois.
- Va droit au milieu du feu, répondit le sage.
- Mais alors, comment échapperai-je à la flamme ardente ?
- Aucune douleur supplémentaire ne te tourmentera.
Alan Watts, qui cite ce mondo (dialogue zen) dans
son Éloge de l’insécurité, fait remarquer qu’il n’est pas besoin d’aller en
Chine pour entendre de telles paroles de sagesse. Dante et Virgile font la même
découverte dans la Divine comédie quand ils s’aperçoivent que la sortie de
l’Enfer est en son centre même. Jung aimait raconter un rêve qui dit exactement
la même chose :
Une femme reçoit
l'ordre de plonger dans une fosse remplie d'un magma brûlant. Elle y va mais
laisse une épaule dehors. Jung arrive et elle a un geste vers lui pour
l'appeler au secours. Il lui crie en enfonçant son épaule dans le liquide en
fusion: non pas en sortir, traverser !
Trungpa dit clairement que le non-espoir est le
point d’entrée sur la voie, « l’essence de la folle sagesse ». Et la
méditation, dès lors, ne consiste pas en fuir "par le haut" le magma
de nos émotions brûlantes mais bien au contraire, à y plonger :
« La méditation ne consiste pas à essayer
d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle
ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement
à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux
névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous
produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne
rien faire. À vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut
commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera
graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de
l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus
que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons
sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse. »
Voilà la véritable non-dualité, qui ne consiste
pas en nier l’existence de l’obscurité mais en voir comment les excréments de
notre psyché peuvent servir à faire pousser de belles fleurs. Et nous avons là
une indication du meilleur usage que nous puissions faire de notre désespoir
tant qu’il s’orne encore de tristesse, de mélancolie, de peurs et de regrets.
Il s’agit simplement de n’en rien faire, de nous assoir avec lui et d’écouter ce
qu’il a à nous dire sur la vie, sur nous-même et sur la réalité du monde. Quand
il aura fini son travail, nous pourrons célébrer l’existence en allant
librement dans celle-ci sans éprouver le besoin de nous raconter des histoires
et de recréer sans cesse une dualité conflictuelle avec ce qui est,
c’est-à-dire avec la vérité. Et cela ne relève pas de l’idéal mais simplement
du choix conscient, libre.
Pour approfondir cette réflexion sur le
désespoir, je ne connais pas meilleur compagnon qu’un petit livre du philosophe
André Comte-Sponville sur lequel je me dois d’attirer votre attention. Il fait
partie, avec l’Éloge de l’insécurité
d’Alan Watts, des trois livres que j’emmènerai sur une île déserte ou en prison
si j’étais forcé de me restreindre à une telle indigence. Pourtant, c’est un
tout petit livre, mais il est énorme dans ses conséquences. Il s’agit de :
De l’autre côté du désespoir.
Et il est sous-titré : Introduction à la
pensée de Swâmi Prajnânpad.
André Comte-Sponville est un philosophe
français ouvertement athée, à la façon un peu obtuse qu’ont les Français (je
peux le dire, j’en viens… :-) de traiter souvent les question religieuses
avec un intégrisme rationnel. Il est l’auteur d’un excellent Traité du désespoir et de la béatitude,
et d’un non moins remarquable, mais beaucoup plus accessible Le bonheur désespérément, parmi de
nombreux autres ouvrages. Mais son De
l’autre côté du désespoir est selon moi son chef d’œuvre. Il y présente la
vision de Swâmi Prajnânpad, qui a été le maitre d’Arnaud Desjardins, un maître
spirituel qui a la vertu de ne s’embarrasser d’aucune religiosité. Prajnânpad,
aussi appelé Swâmiji par ceux qui l’aiment, outre d’être un enseignant
spirituel de tout premier ordre, est aussi l’inventeur d’une technique thérapeutique faisant se
rencontrer Védânta et psychanalyse. Il compte parmi les premiers en Inde à
avoir lu Freud et intégré la notion occidentale d’inconscient. Il est impropre
de parler à son sujet d’une « pensée », comme s’il avait un système
philosophique à nous offrir; Swâmiji voit, et sa vision est ce que nous pouvons
tous voir quand nous avons les yeux ouverts. La rencontre entre Comte-Sponville
et Swâmiji tient de l’assemblage de matières fissiles qui produisent ensemble
un mélange détonnant pour l’esprit : pour peu qu’on lise attentivement ce
petit livre, il n’y a pas grande illusion qui puisse survivre…
La méthode de Swâmiji est fort bien résumée par
un petit paragraphe que cite Comte-Sponville :
« La souffrance ou le désespoir est suivi
par une réaction simplement quand ils ne sont pas ressentis pleinement et
complètement, quand ils ne sont pas expérimentés totalement et sans aucune
réticence. Quand, cependant, vous ressentez et expérimentez complètement et
totalement le désespoir, aucune réaction ne suit. Rien d’autre n’est créé. Vous
obtenez la réalisation complète, jnâna,
l’illumination… »
En conclusion, il est bon de se rappeler quand
nous souffrons de désespoir de ce qu’avançait Jung quand il disait que « toute
rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il explique aussi que
bien souvent, quand nous souffrons, c’est le Soi qui souffre en nous car il est
à l’étroit dans notre petite peau, notre monde étriqué. Dans cette idée, cela
fait partie du service que nous pouvons rendre au Soi que de souffrir pour lui,
avec lui, et de lui offrir notre souffrance en acceptant que, même si nous ne
le voyons pas, cela a un sens. Et ce sens, que nous pouvons tout au plus tenter
de discerner dans les rêves, tient souvent dans le saut évolutif que la vie
exige de nous à un moment donné : serons-nous capable de création,
c’est-à-dire de permettre à quelque chose de nouveau d’apparaitre dans nos
vies, ou sommes-nous condamnés à répéter l’ancien ? Le Soi, dans ce qu’il a de
divin, est précisément ce facteur toujours créateur de nouveau, de
non-conditionné, qui fait paraître tout ce qui a été vieux, obsolète et voué à
la mort, au renouvellement.

Parfois, ce sont les circonstances extérieures
qui nous écrasent, notre monde qui s’effondre sur nous, et il importe que nous
ne restions pas pris(e) sous les décombres. Parfois, c’est de l’intérieur que
monte une impérieuse envie de mourir, de partir n’importe où plutôt que de
rester dans cette peau, cette vie, ce monde, qui nous semblent étrangers à qui
nous sommes vraiment. On peut entendre dans l’énoncé même de cette étrangeté,
de cet exil intérieur qui est bien souvent au cœur du désespoir meurtrier, le
fait que la vérité de notre être est en train de ressortir, de se dire. Il est
recommandé dans ce cas d’aller avec le mouvement de transformation en veillant
à ne pas faire mal à notre corps. Le mieux est souvent justement de permettre à
ce corps d’exprimer le mouvement de vie qui le travaille, et de réduire le
mental au silence, d’éviter de trop parler. Dans tout désir suicidaire, il y a
une exigence d’une autre vie à laquelle il faudra, tôt ou tard et de préférence
sans perdre l’être qui en accouche, donner voie. Cela vaut aussi pour toutes
nos addictions, qui tiennent du suicide à petit feu. Mais alors, comme avec
toutes les dépendances, il est nécessaire d’aller au fond du baril, jusqu’au
bout du désespoir. Ce n’est qu’à cette extrémité, quand il n’y a plus d’espoir
ni d’échappatoire, que le choix libre de vivre peut se poser.
Camus, au fond, ne tenait qu’un bout de la
question quand il disait que le suicide est la principale interrogation de la
philosophie. Car il y a encore un espoir là, qui tient dans la fin de la
souffrance par la mort. C’est une autre fuite. Mais comment vivre avec la réalité de la
souffrance sans nourrir de peur ni d’espoir ? Là est la véritable interrogation,
la seule qui vaille d’être répondue. C’est ce dont il est question quand nous
nous engageons sur la voie spirituelle. Pas d’autre chose. Et si la question
est bien posée, pleinement ressentie et complètement expérimentée, alors il
devient évident que la voie n’a pas de but. Tout énoncé d’un but ne fait que
projeter et différer la réalisation de la vérité dans le futur. Comme le dit
Trungpa, « le but, c’est la voie. » Dôgen renchérit :
« l’éveil, c’est la pratique. » Il s’agit simplement de trouver l’attitude
juste avec ce qui est. Elle est juste en ce qu’elle n’écarte rien, ne
s’accroche à rien et qu’elle n’est pas encombrée par l’espoir ou la peur. Au
fond, il s’agit simplement d’être conscient de la vérité, de ce qui est. C’est
la nature de la conscience. C’est une
voie qui part d’ici et maintenant pour arriver à ici et maintenant en passant
par ici et maintenant. C’est tout.
Le mot de la fin reviendra à Osho qui, justement,
disait :
« Je ne vous promets aucun royaume des
cieux. Rien ne vous est promis dans l’avenir. Votre héritage est déjà là, c’est
votre vie. Aimez-la, respectez-la. »