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jeudi 2 février 2017

La fonction spirituelle de l'orgasme

J’ai récemment entendu dans un cercle de rêves un rêve remarquable. La rêveuse est une femme qui expérimente depuis longtemps et avec beaucoup de conscience un processus d’éveil de la kundalini. Elle m’a donné la permission de le citer, ce que je ferai ici moins pour analyser ce rêve que comme un point de départ pour la discussion plus large d’un thème rarement abordé publiquement dans les milieux spirituels.

Je me trouve dans une version plus grande de la pièce où je fais mon yoga et je médite chaque matin. Me tournant vers l’ouest, je vois, sur la table de massage me servant à faire des soins énergétiques, une bague qui semble être en forme de couronne. Je sens très fortement que je dois la porter alors je la prends, puis en l'examinant de plus près, je constate que c'est en fait deux dragons qui sont placés face à face, les deux têtes se touchant presque. Mais plutôt que de la porter sur une main, je la place sur ma langue. Je sens ensuite que je dois me placer en posture yoga du cobra, donc à plat ventre sur le sol, face à l'est, puis une montée d'énergie orgasmique traverse tout mon corps, ce qui me réveille.

Dans un rêve précédent, la même nuit, la rêveuse partait vers l’Ouest canadien en s’assurant qu’elle était bien sur la route Transcanadienne, aussi appelée « chemin du Roi ». Dans la géographie intérieure de la rêveuse, l’Ouest est associé à la guérison avec une dimension spirituelle. Et l’ensemble du rêve semble s’inscrire dans cette perspective d’une profonde guérison. Il est ressorti des discussions du cercle que ce rêve semble clairement marquer le passage d’un seuil dans le travail de la rêveuse qui reçoit le symbole de son couronnement sous forme de cette bague. Cette dernière symbolise volontiers un lien, l’engagement dans une relation. C’est là, sur la table de travail, que la rêveuse peut trouver désormais la relation guérissante recherchée à l’ouest ; c’est par là que passe le chemin du Roi.

La couronne renvoie à la royauté intérieure à assumer mais aussi à l’ouverture du septième chakra, appelé la « couronne », analogue à Kether, la sephira de la couronne dans l’Arbre de vie. Cette couronne mue en deux dragons se faisant face, ce qui est une image alchimique assez typique. Le feu des dragons symbolise l’inflammation du désir. Le Mercure est souvent représenté par deux dragons se combattant, l’un étant généralement doté d’ailes tandis que l’autre n’en a pas. Le fait qu’ils se fassent ici face indique un état d’équilibre entre les opposés, une pacification de leur relation. On peut aussi voir là l’équilibre rencontré entre les canaux énergétiques ida et pingala qui entourent la colonne vertébrale dans la vision du yoga et du tantra. Ces canaux sont volontiers représentés comme des serpents qui se dressent du bas de la colonne jusqu’au 6ème chakra, le troisième œil, en se croisant à chaque centre énergétique. Or les dragons sont aussi dits être des serpents avec des ailes et la kundalini est elle-même décrite comme un serpent énergétique lové au bas de la colonne vertébrale, et qui lorsqu’elle est réveillée se redresse jusqu’à regarder par les yeux du yogi.

Le fait que cette bague soit placée sur la langue demeure énigmatique. Nous avons dans le cercle de rêves risqué plusieurs hypothèses. En restant dans le cadre du système symbolique du yoga, on peut pointer que la langue fait la jonction, en particulier quand elle appuie sur le palais dans la bouche, entre la gorge et la glande pinéale reliée au troisième œil. La bague est volontiers un symbole de relation, et on peut donc penser que le processus décrit par le rêve est initié par une mise en relation des centres énergétiques supérieurs. Mais c’est la dernière phrase du rêve qui a particulièrement attiré alors mon attention :

Je sens ensuite que je dois me placer en posture yoga du cobra, donc à plat ventre sur le sol, face à l'est, puis une montée d'énergie orgasmique traverse tout mon corps, ce qui me réveille.

Synchronistiquement, je m’étais plongé dans les jours précédents dans la lecture d’un livre portant sur l’alchimie sexuelle d’Isis[1] qui apportait plusieurs éléments d’information en forte résonnance symbolique avec ce rêve. Il y était affirmé – et j’ai trouvé depuis de nombreuses autres sources corroborant cette affirmation – que, dans les initiations égyptiennes comme le tantra ou le taoïsme, l’orgasme est directement lié à la réalisation spirituelle. Il en est en particulier la meilleure métaphore, en ce qu’ « il n’est peut-être aucune expérience humaine qui nous rapproche plus de l’absolu, de la totalité fusionnelle, de l’union avec l’universel ou le cosmos que l’orgasme. »[2] Mais non seulement : cette métaphore semble avoir un fondement énergétique.

Les deux expériences physiologiques qui donneraient le plus précisément un avant-goût de l’ouverture spirituelle sont réputées être l’accouchement et l’orgasme, ce que les Chinois par exemple semblent savoir depuis très longtemps, ce qui les conduisaient dans la Chine ancienne à prêter une attention particulière à ces opportunités d’éveil. Il n’est pas rare en effet que les parturientes vivent des expériences d’ouverture énergétiques puissantes, et les anciennes cultures de l’Égypte, de l’Inde et de la Chine ont développé toute une alchimie énergétique fondée sur la sexualité pour éveiller les centres supérieurs de conscience de l’être humain. La légende de Lao-Tseu veut ainsi qu’après avoir rédigé le Tao-të-King pour satisfaire aux exigences d’un garde-frontière, il soit parti dans la montagne avec une prostituée pour y accomplir les dernières étapes de sa transmutation alchimique le conduisant à l’immortalité.

Ici, il paraissait évident que le rêve signalait à la rêveuse qu’elle approchait d’un moment d’intense ouverture énergétique correspondant à une acmé du plaisir, et la dimension orgastique lui rappelait que cette réalisation met en jeu et à lieu dans le corps. Se tournant vers l’Est pour accomplir la position du cobra, elle était donc dans l’axe Ouest-Est, qui référait tant à la guérison associée à l’Ouest qu’à l’éveil d’une nouvelle conscience associé, avec l’image du soleil levant, à l’Est. On pouvait entendre dans la montée d’énergie orgastique qui traversait la rêveuse l’annonce de son entrée dans un temps de félicité et sa libération de la peur de vivre. En effet, Wilhem Reich a souligné par ses recherches que la capacité de jouir pleinement est directement liée à la guérison des névroses, celles-ci étant justement caractérisées par des angoisses associées à l’orgasme. Il indique l’enjeu associé à ces angoisses en soulignant que « puisque la joie de vivre et le plaisir orgastique sont identiques, la peur générale de la vie est l’expression de l’angoisse d’orgasme. »[3]

La rêveuse se voyait donc annoncée une libération spontanée des blocages l’empêchant de profiter pleinement de la vie, libération associée aussi à son travail par la présence de la bague sur la table de massage. Mais les correspondances symboliques du rêve avec ma lecture étaient trop nombreuses pour que je les ignore :

Dans l’alchimie sexuelle d’Isis, l’adepte (homme ou femme) s’entraine à faire s’élever en imagination le long de sa colonne vertébrale, au cours de l’acte sexuel, deux serpents, l’un doré dit solaire et l’autre noir, dit lunaire. Ceux-ci s’entrecroisent à chaque centre énergétique, opérant à chaque fois un niveau de conjonction éveillant ce centre. On retrouve là une image typique du caducée[4] d’Hermès, qui est devenu l’emblème des pharmacies en France car il a toujours été associé à la guérison. On peut voir dans cette figuration de l’éveil et de la maîtrise de l’énergie sexuelle une correspondance précise avec le processus d’éveil de la kundalini dans le yoga et le tantra.

Quand les serpents d’or et d’obscurité, représentant les aspects lumineux et sombres de la conscience, ont été pleinement redressés, ils entourent la glande pinéale associée au troisième œil en se faisant face, et ils la stimulent par leur union. On retrouve donc ici l’image des deux dragons se faisant face dans le rêve. La glande pinéale est volontiers associée à la capacité de vision d’autres dimensions. Il est intéressant par exemple de savoir qu’elle produit naturellement du DMT, qui est la substance active de l’ayahuasca. Et c’est alors que s’éveillent les centres supérieurs de conscience dans la tête, ce qui est symbolisé par le déploiement de la corolle du cobra. Le symbole de l’uraeus (cobra) sur le front des représentations de Pharaon, c’est-à-dire de l’Homme-Dieu, indiquait la conscience éveillée et la pleine activation des deux hémisphères cérébraux.

La conjonction des symboles évoqués par le rêve avec ma lecture venait souligner une idée qui commençait à me travailler :

Jung a redécouvert la dimension symbolique de l’alchimie et prouvé qu’elle décrit des processus psychiques transformateurs. Mais serait-il possible qu’il soit passé à côté de la véritable dimension opérative de ces symboles, qui pourrait être liés à l’utilisation de l’énergie sexuelle pour la transformation de la conscience ?

Jung était le produit d’une civilisation chrétienne en pleine faillite spirituelle. Celle-ci s’est concrétisée en particulier dans les tranchées il y a tout juste un siècle. Les grands idéaux chrétiens censés supporter notre civilisation, et qui justifiaient aussi la mise en coupe réglée du reste du monde par le colonialisme et le racisme institutionnalisé, se sont alors noyés dans le sang et la boue, sous des orages d’acier. Il a pressenti le cataclysme et il a été parmi les premiers à rechercher les voies de la Nouvelle Renaissance qui pourrait se profiler sur notre horizon spirituel. Une de ses grandes découvertes, mais dont il n’a pas tiré de conséquence pratique, du moins dans ses communications publiques, est que spiritualité et sexualité sont deux polarités indissociables. On pourrait dire en termes énergétiques que ce sont deux facettes d’une même énergie de vie, l’une tendant vers la jouissance du plaisir et l’autre vers celle du sens.

Jung a ainsi combattu le réductionnisme freudien voulant ramener l’énergie psychique à la seule dimension sexuelle. Mais il a aussi dénoncé la culture spirituelle chrétienne excessivement idéaliste qui a nié le corps et la sexualité associés au féminin et au mal, à l’obscurité. Nous sommes encore spirituellement contaminés bien souvent par cet idéalisme qui tend vers le seul ciel spirituel sans le relier à la terre du corps, et qui perpétue ainsi la négation du Féminin sacré. Il y a une tendance généralisée dans nos pratiques spirituelles à vouloir fuir l’obscurité associée à la matière, par exemple dans des pratiques ascétiques opposant spiritualité et plaisir. C’est une des conséquences de l’écrasement du féminin par le patriarcat, écrasement qui se perpétue encore dans de nombreuses histoires individuelles de femmes, mais aussi d’hommes, qui sont ainsi coupés de leur sensibilité et de leur joie naturelle de vivre. Il est bien connu que cet idéalisme spirituel peut créer d’importants déséquilibres qui font échouer toute l’Œuvre  car il oblige à la répression des instincts qui se vengent tôt ou tard en engendrant des souffrances psychiques et physiques. Les rêvent mettent souvent en garde contre cet idéalisme que Jung dénonçait comme aussi dangereux que les drogues dures.

En particulier, nous tombons facilement en Occident dans le piège d’une fausse non-dualité qui voudrait affirmer que tout est parfait, tout est lumineux… sans réaliser qu’en disant cela nous évacuons la dimension obscure et cependant nécessaire de l’existence, incluant les désirs du corps et les émotions négatives. L’esprit est ainsi séparé sans recours de la matière et du corps, et l’on est piégé dans la dualité. Or la véritable non-dualité est celle qui réunit dans un même processus la lumière et l’ombre comme étant deux facettes d’une même réalité, et qui accomplit ainsi tant la matérialisation de l’Esprit que la spiritualisation de la matière et du corps. Le maître bouddhiste Thich Nhat Hanh en donne une belle illustration en nous invitant à utiliser tout ce qui nous semble négatif comme le jardinier utilise les excréments, à savoir comme de l’engrais pour faire pousser de belles fleurs, symboles de l’ouverture du cœur au centre de l’être.

Pour revenir en conclusion à l’orgasme, son rôle dans l’alchimie spirituelle semble être de nourrir le corps énergétique, ce que les anciens égyptiens appelaient le ka et Jung, dans la suite de la tradition occidentale, le corps subtil. Au fond, il s’agit d’élever la conscience au-delà du corps lors de l’acte sexuel pour prendre conscience de ce corps énergétique qui est alimenté par notre plaisir et notre joie. Le but de l’existence, dans cette perspective, est de se dés-identifier du corps physique, le khat égyptien, pour réaliser qu’en fait, nous sommes la conscience associée au corps énergétique, le ka. Ces pratiques visent à la transcendance de la condition mortelle du corps physique pour accéder à l’immortalité du corps subtil et retrouver ainsi notre véritable nature. Il est fascinant de constater que sur ce point, les trois plus grandes cultures spirituelles préchrétiennes connues que sont l’Égypte, la Chine et l’Inde, qui ont toutes trois produit un système symbolique proprement alchimique avec des pratiques associées incluant la sexualité, étaient entièrement d’accord.


[1] Tom Kenyon et Judi Sion, le manuscrit de Marie-Madeleine (les alchimies d’Horus et la magie sexuelle d’Isis), éditions Ariane.
[2] Dr Jack Lee Rosenberg, Jouir – techniques d’épanouissement sexuel, éditions Tchou.
[3] Wilhem Reich, la function de l’orgasme, Éditions de l’Arche.
[4] Pour une étude approfondie de ce symbole, voyez : Le symbole du caducée sur le blog Grands Rêves.

mardi 22 mars 2016

Le contact du serpent

San Giovanni Evangelista - Piero di Cosimo
J’ai entendu récemment un rêve qui m’a donné beaucoup à réfléchir sur la nature de l’inconscient et surtout du travail qu’on peut faire avec lui. C’est un rêve que je crois proprement alchimique, qui s’inscrit selon moi à rebours d’une vision romantique du travail sur soi : la culture de la croissance personnelle nous incite à croire que le travail sur soi ouvre un chemin pavé de roses, dans lequel nous progresserions vers toujours plus de bien-être. Or il ressort à l’inverse que la mesure de la conscience est précisément la souffrance que nous sommes capables d’embrasser, d’accueillir.

Jung, dans une lettre de 1941 à un pasteur, explicite ce point de vue : « Je n’essaie nullement, en tant que psychothérapeute, de délivrer mes patients de la peur. Je les mène jusqu’au fondement de leur peur [...] Si un de mes patients comprend le langage religieux, je lui dis : n’essaie pas de te dérober à cette peur que Dieu t’a donnée, mais essaie de la supporter jusqu’à ses dernières extrémités – sine poena nulla gratia[1] ! […] Je sais en outre que mon patient n’a pas inventé sa peur, qu’elle est suspendue au-dessus de lui. Par qui ou par quoi ? Le religieux appelle cet absconditus Dieu ; l’intellect scientifique le nomme inconscient. »

Le rêveur est un homme dans la quarantaine avancée, aux prises avec plusieurs addictions et qui travaille depuis longtemps ses rêves. Nous échangeons de temps à autres car nous partageons un même intérêt pour l’approche spirituelle du rêve et la spiritualité en général. Il a voulu avoir mon avis sur celui-ci qui, me dit-il en introduction, l’a effrayé et laissé avec une angoisse diffuse mais profonde qui a duré plusieurs jours :

Je suis dans un grand carré de sable, comme une arène. Au centre de celle-ci, il y a une petite caisse cubique en bois. J’accomplis une sorte de rituel en tournant trois fois autour de celle-ci dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. La troisième fois, je ferme les yeux et je continue à avancer mais j’effleure quelque chose dans le sable ; j’ouvre les yeux et je vois que c’est un petit serpent vert couvert de sable et lové sur lui-même, qui semble dormir. J’ai très peur mais il ne bouge pas. Cependant, quand je vais pour sortir de l’arène, un homme grand et fort me dit avec un air ennuyé : « toucher ce serpent, pour la plupart des gens, c’est la mort. Il y a quelques personnes à qui cela ne fait rien, et d’autres, encore plus rares, qui en sont guéris. »

En entendant son rêve, j’ai ressenti un inconfort proche du malaise. J’ai questionné le rêveur : quelque chose de particulier dans sa vie dans les jours qui ont précédé le rêve ? Non, rien de spécial sauf peut-être une anxiété plus violente qu’à l’accoutumée avec le sentiment de s’engluer, selon ses propres termes, dans ses comportements addictifs : s’en sortirait-il un jour ? Il avoue un certain découragement : après toutes ces années de travail sur lui-même, il a le sentiment d’avoir échoué à se libérer de l’addiction et il nourrit des pensées morbides – à force de s’autodétruire, il allait bien finir par se tuer, me dit-il avec une ironie douloureuse. « Quel est le sens de tout cela ? À quoi bon ? » sont les questions qui le taraudaient au moment du rêve.

Il est ressorti de la discussion qui a suivi que l’arène pourrait bien représenter le contexte professionnel et plus largement la vie dans la société, lieu d’un combat quotidien pour cet introverti intuitif. Le rêveur plaisantait lui-même souvent, me dit-il quand il devait relever un défi professionnel en faisant le salut des gladiateurs à sa compagne : « ave César, ceux qui vont mourir te saluent ! »

Le serpent est un symbole qui l’a bien sûr beaucoup intéressé, qu’il comprenait ici négativement comme étant assimilable au poison, mais sur lequel il voulait mon avis. Bien sûr, les amplifications renvoyant le serpent au mal et aussi à l’énergie de la kundalini méritent d’être examinées. Mais j’ai proposé de le regarder ici comme une image du Mercure alchimique, l’agent de la transformation par excellence, mais toujours ambigüe, double : à la fois mortel et vivifiant. C’est l’inconscient dans son aspect à la fois corrosif et créatif. Le fait que le serpent soit vert en souligne la fécondité mais son contact est mortel pour la plupart. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que le serpent a sans doute à voir avec ses addictions, ou plutôt sur ce qu’il a touché au travers d’elles, et qu’il y a là quelque chose de numineux, de sacré – et ce sacré est à la fois le noyau fascinant mais aussi redoutable de la dépendance.

Cela nous a amené à parler du mouvement des Alcooliques Anonymes dont un des fondateurs est allé travailler avec Carl Jung mais a rechuté après un an d’abstinence. Jung lui avait alors dit qu’il ne pouvait rien pour l’aider et que l’unique chose qui pourrait le sauver serait de « vivre une expérience spirituelle ou religieuse seule capable de le remotiver. ». Il lui a aussi suggéré de partager son expérience avec d’autres alcooliques pour sortir de l’isolement. En effet, l’alcool et toutes les autres addictions nous coupent du commun de l’humanité par la honte qu’elles nous infligent, et la rencontre dans la vulnérabilité partagée permet de réintégrer une communauté. Mais seule l’expérience d’une dimension sacrée de l’existence guérit de la soif, quelle que soit sa forme. Jung soulignait que, par exemple, le problème de l’alcoolisme se résume dans la formule « spiritus contra spiritum » - l’esprit contre le spiritueux.

Le travail avec l’inconscient n’apporte pas, ou rarement, de solution aux dépendances sévères, Jung avait l’honnêteté de le reconnaitre. Son ami Wolfgang Pauli a eu des démêlés sérieux avec l’alcool auxquels la cure analytique n’a rien changé. Mais on gagne à approcher ces nœuds avec conscience du numineux qu’il peut y avoir là. Il ressort des études anthropologiques sur l’usage des substances altérant la conscience que les cultures traditionnelles ne connaissent pas l’addiction. Les substances sont toujours consommées dans un cadre sacré, qui offre un contenant au « serpent ».  Or en Occident, nous avons complètement oublié ce contexte sacré qui se retrouve dans l’inconscient, et dès lors l’aspect redoutable de l’archétype n’est pas contenu. 

J’ai demandé au rêveur de faire un petit exercice d’imagination active pour aller voir ce qu’il pourrait y avoir dans la caisse au centre de l’arène. Habitué à ce genre de pratique, cela ne lui a posé aucune difficulté et il m’a dit : « une étoile. ». Rien de particulier à dire sur cette étoile, simplement une étoile qui brillait dans le noir. Il était bien avec cette étoile. C’était son étoile. On a tous notre étoile, c’est un symbole de notre destinée en tant qu’individu unique, et aussi une image de notre double lumineux. Cette étoile est dans le rêve dans une petite boite cubique en bois d’une cinquantaine de centimètres de hauteur autour de laquelle le rêveur tourne trois fois dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Il se pourrait, convenons-nous, que la caisse représente le corps ou du moins la dimension matérielle de l’existence, qui lui occulte l’étoile. Et ce serait donc dans la nature même de la vie incarnée qu’il ne puisse voir l’étoile de sa destinée qu’à sa mort, quand la boite sera enfin ouverte.

Voilà l’interprétation que j’ai proposée à partir de ces éléments :

Le rêve parle de la destinée du rêveur et lui donne une bonne explication pour son angoisse. Il lui montre que sa vie dans le monde professionnel et la société, qui lui semble affreusement dépourvue de sens, est du point de vue de l’inconscient le théâtre d’une circumambulation[2] rituelle. Le sens antihoraire signale un mouvement d’involution, c’est-à-dire de retour vers la source, le centre, et non d’évolution, de croissance, ou encore d’introversion plutôt que d’extraversion. On est dans le cadre d’un mandala carré, le monde, et le rêveur décrit un cercle autour d’un cube – le contexte de la réalisation du Soi est clairement évoqué. Il y a donc un sens secret, inconscient, à sa vie dans le monde et c’est bien la volonté du Soi qu’il en soit ainsi. Sa destinée, son étoile lui est cachée mais on peut penser aussi qu’elle est ainsi protégée par sa structure matérielle, et il tourne autour de son propre soleil…

Le fait qu’au troisième tour il ferme les yeux indique un retournement volontaire du regard vers l’intérieur au lieu de regarder l’extérieur. Cela correspond sans doute à son travail sur lui-même et sa recherche spirituelle qui s’est intensifiée dans les dernières années, ainsi qu’à la confiance aveugle qu’il fait à l’inconscient dans sa démarche, où il a lâché toutes les mains pour se fier seulement à sa lumière intérieure. Cette expression « confiance aveugle » l’a fait sursauter mais nous sommes convenus après discussion qu’il y  avait là peut-être un enseignement précieux sur l’équilibre à trouver entre la confiance et la vigilance. Nous sommes peut-être parfois trop naïfs vis-à-vis de l’inconscient et nous devons nous rappeler qu’il est nature, et que dans la nature, quand elle n’est pas aseptisée, il y a des dangers qu’il vaut mieux approcher les yeux ouverts.

Mais, dans son inconscience d’où il mettait les pieds, il a donc touché au serpent, c’est-à-dire au numen à la fois fascinant et redoutable, le poison illuminant. Se retrouvent là-dedans à la fois sa quête spirituelle, son désir d’un ailleurs « anywhere out of this world » (n’importe où hors de ce monde), et ses démons favoris, l’alcool et la marijuana, qui concrétisent un désir intense de dévotion et de liberté. Et le Grand Homme, l’homme intérieur ou encore le Soi, lui énonce l’oracle : « pour la plupart des gens, c’est la mort. Il y a quelques personnes à qui cela ne fait rien, et d’autres, encore plus rares, qui en sont guéris. »

Son angoisse est parfaitement justifiée : il y a quelque chose de fatal dans le chemin sur lequel il s’est engagé. Mais il y a une toute petite chance qu’en s’empoisonnant ainsi, il ait commis une felix culpa, une faute heureuse qui le conduise à la guérison de l’âme, c’est-à-dire à « gai rire ». Mais l’angoisse fait partie du chemin, est inévitable et traduit la progression du poison tout à la fois mortel et vivifiant. Mieux, le processus alchimique implique une mort et la voie spirituelle, par bien des aspects, se résume à « mourir avant de mourir ». Il se pourrait que la clé qui rende le contact du serpent vivifiante et guérissante plutôt que mortelle soit justement l’entière acceptation de cette angoisse et de cette mort comme faisant partie de la destinée.

En conclusion, je suis allé chercher dans mes notes cette citation de Jung :

« L’angoisse d’un être lui montre toujours la tâche à accomplir. Si vous l’esquivez, vous avez perdu une partie de vous-même, et une partie problématique à l’extrême, de surcroit, par laquelle le Créateur de toutes choses veut faire une expérience, à Son insondable manière. Ses voies ont de quoi provoquer de l’angoisse. Surtout tant que vous n’êtes pas en mesure de voir plus profond que la surface. »

Mon malaise s’était dissipé à la fin de la discussion, comme s’il m’avait guidé au long de l’interprétation et avait fini son travail. Mais il en est resté comme une écume pendant plusieurs jours, une vague anxiété qui m’a amené à examiner à mon tour où pourrait être le serpent dans ma vie. Il y a des rêves, comme cela, qui vous mettent au contact de quelque chose d’indéfinissable, mais qui ne vous laisse pas indemne.


[1] Sans peine, nulle grâce.,
[2] J’ai écrit un article sur le sens symbolique de la circumambulation : http://voiedureve.blogspot.ca/2015/08/circumambulation.html