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mercredi 6 avril 2016

Une voie jungienne ?


Je ne suis ni psychologue, ni psychanalyste ou psychothérapeute, encore moins psychiatre. Même si j’accompagne régulièrement des personnes dans leur démarche de connaissance de soi en écoutant leurs rêves, mon point de vue est celui de l’analysant plus que celui de l’analyste. Je revendique la position de l’homme ordinaire aux prises avec l’inconscient, même si nous savons bien que personne n’est ordinaire en réalité ; je me différencie de l’approche du spécialiste qui se sert du travail des rêves dans un cadre thérapeutique avec pour vocation de soulager les âmes en peine. Je ne m’inscris pas non plus dans une perspective scientifique avec la visée de parvenir à un fin mot sur la nature de la psyché. Mon approche est beaucoup plus fondamentalement spirituelle, c’est-à-dire liée à la recherche du sens de l’existence. De mon existence.

Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’inconscient peut avoir à dire à l'être humain ordinaire que je suis, et que sont la plupart des personnes que je rencontre, à propos de ce qu’il faut bien appeler avec Mme Dolto « la difficulté de vivre ». Qu’a-t-il à nous dire, par exemple, devant la nécessité qui est faite à la plupart d’entre nous de perdre notre vie à la gagner ? Et si Carl Jung compte parmi les étoiles les plus brillantes qui éclairent mon chemin, je m’interroge surtout sur la signification de son œuvre pour l’évolution de notre civilisation occidentale. C’est dans cette double visée, de répondre aux besoins de l’humanité la plus ordinaire et accessoirement d’envisager les formes que pourrait prendre le nécessaire renouvellement de notre mythe collectif, que je me pose depuis longtemps un ensemble de questions :

Y-a-t-il une voie jungienne et, si oui, en quoi est-elle spécifique ? Comment se différentie-t-elle de la plupart des démarches dites spirituelles ? Où conduit-elle ? Que recommande-t-elle et qu’a-t-elle à apporter à l’homme du commun ?

Cette réflexion a été beaucoup alimentée ces derniers temps par la lecture de la correspondance de Carl Jung, où il répondait aux questions d’interlocuteurs les plus divers avec la même bienveillance pour l’analyste ou le théologien que pour une jeune femme qui venait de découvrir ses livres et l’interrogeait sur un rêve.

Alors oui, après des années d’études de ses écrits ainsi que de ceux de ses honorables confrères, et surtout d’analyse et d’observation de mes propres rêves, je crois qu’il y a une voie spécifiquement jungienne. Avec la réserve immédiate que Jung lui-même disait ne pas être jungien et nous encourageait à ne surtout pas nous rassembler derrière sa bannière : il ne voulait pas créer d’école ni édifier un système. Je l’ai déjà dit ailleurs : il a découvert un continent perdu, oublié. Il y a mis le pied et établi une base avancée, et il a invité celles et ceux qui le voudraient à poursuivre l’exploration. Il y a bien une voie partant de là, mais c’est un chemin qui se perd dans la forêt, au-delà duquel tout est ouvert dans un espace où la route s’invente sous nos pas.

Posons tout de suite ce préalable : ce continent était connu par nos ancêtres. Pas tous, mais en particulier celles et ceux qu’on appelait les initiés, qui étaient passés par les Mystères, et aussi les chamans, les alchimistes et autres gnostiques. Jung avait conscience de cette continuité, il l’écrit dans une lettre en 1934 :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la "longue route", seul un chevalier risquera la "queste et l’aventure" ».

Nous voilà prévenus : la voie jungienne, si l’on peut se risquer à définir un tel oxymore, est une longue route et une aventure. Mais si on laisse de côté toute la théorie jungienne avec ses concepts d’inconscient collectif, d’archétypes, d’ombre, d’anima et d’animus, de Soi et d’individuation – ce à quoi on a tendance à résumer Jung pour élaborer un autre système conceptuel –, quelle est la portée pratique de son œuvre ? Que recommande-t-il à celles et ceux qui veulent s’aventurer aujourd’hui sur cette « antique et intemporelle voie initiatique » ?

J’ai relevé quatre principes directeurs qui me semblent tracer un chemin qu’on peut dire spécifiquement jungien, même si on les retrouve dans différentes traditions spirituelles – il n’est en aucun cas question de se les approprier, car Jung offre simplement une reformulation en termes modernes d’une sagesse qu’on retrouve, une fois qu’on peut la reconnaitre, partout. C’est ce qui fait pour moi que son apport est inestimable à notre époque : plutôt que de nous infliger une construction intellectuelle ou dogmatique de plus – un « jungisme » –, il donne à qui étudie[1] sérieusement son œuvre les clés pour apprécier la richesse de tous les systèmes symboliques, toutes les visions spirituelles, sans tomber pour autant dans le piège du syncrétisme, mais en voyant le fil d’or qui les relie.

Le premier de ces principes réclame qu’on aborde tout ce qui se présente à nous avec une attitude intérieure que Jung qualifiait de religieuse. Nous parlerions aujourd’hui plutôt d’une attitude spirituelle car nous confondons religion et confession religieuse, mais le terme de « spiritualité » n’était pas dans le vocabulaire de l’époque de Jung. Cependant la définition qu’il donne de la religion vaut qu’on s’y arrête car il s’agit pour lui d’une attention scrupuleuse aux moindres mouvements de l’âme. Laissons de côté la discussion métaphysique de l’âme, il est question ici simplement de la psyché et de tout ce qui se passe en elle, qu’il s’agisse des rêves, des imaginations et des pensées qui viennent inopinément, des humeurs qui fluctuent sans raison, des émotions qui nous saisissent et des impulsions qui nous prennent, incluant aussi les signes et les synchronicités que nous pouvons observer autour de nous.

La première recommandation de Jung est donc simplement de s’ancrer dans une attention de tous les instants aux moindres fluctuations de nos vies intérieures. On ne parlait pas encore à son époque de pleine conscience (mindfulness) mais il s’avère que le développement d’une telle attention implique de s’enraciner dans le moment présent, ce qui est précisément le but de ces techniques de méditation. Jung n’en fait pas mention, mais plusieurs analystes jungiens contemporains, dont Marion Woodman, insistent dans le même sens sur l’importance de la conscience du corps. Pour Jung, ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais c’est le corps qui est dans l’âme, sa partie visible. En enracinant notre attention dans le corps, nous retrouvons à chaque fois le plus court chemin vers l’instant présent, à partir d’où nous pouvons observer notre mental et tout ce qui se passe en nous…

Il y a là un point remarquable qui est rarement souligné à propos de Jung : toute son œuvre tourne autour de ce qu’il convient d’appeler, à défaut d’une meilleure expression, le mystère de Dieu. Mais le Dieu de Jung n’est pas une abstraction théologique ; seule lui importe l’expérience du numineux qui est la marque du Divin. Il s’est intéressé à l’image vivante de Dieu dans la psyché, et non aux énoncés philosophiques à ce sujet. Or Edinger, grand spécialiste de la dimension religieuse de l’œuvre de Jung, fait remarquer qu’il y a une différence essentielle entre le Dieu des divers monothéismes et le Divin qu’envisageait l’Antiquité. Pour les anciens, Dieu n’était pas un concept dont on pouvait discuter l’existence et ce qu’il mange au petit-déjeuner, mais une évidence manifeste dans les phénomènes. Ainsi s’agenouillaient-ils devant un arc-en-ciel, une étoile filante ou la beauté d’un être en reconnaissant simplement qu’il y avait là quelque chose d’au-delà du monde qui transparaissait, au travers du phénomène. Et c’est là qu’apparait la profonde originalité spirituelle de Jung dans notre époque, car il a compensé son refus de spéculer sur le mystère ultime en s’attachant à le reconnaitre dans les images vivant dans la psyché. Ce faisant, il a bouclé une grande boucle spirituelle en nous ramenant à l’attitude première de nos ancêtres, qui consistait en porter une attention scrupuleuse aux moindres manifestations de la transcendance dans le monde et dans l’être humain.

Le second principe tient dans une affirmation qui a d’immenses conséquences : « La psyché est images ». La voie jungienne n’est pas intellectuelle ou fondée sur une discipline réclamant un effort pour se surpasser ou se maîtriser de quelque façon ; c’est une voie dite « humide », par contraste avec la sécheresse de l’esprit et de l’intellect, qui coule pour l’essentiel de source avec le flot des images intérieures, et avec les émotions qui leur sont associées, l’énergie psychique que recèlent les images. Il ne s’agit même pas tant de comprendre les images que de se laisser toucher et travailler en profondeur par elles. Ce n’est pas seulement qu’une image vaut mille mots, comme le dit le proverbe. Les concepts de la pensée servent à manipuler le connu, mais les images médiatisent l’inconnu : un symbole, c’est une image vivante dont la signification entière demeure dans l’inconscient et ne peut être approchée directement. Mais on peut la ressentir dans l’émotion qui remue en nous quand on contemple l’image. Et Jung, en quelques mots, nous donne la méthode et la direction du travail des images :

« Dans la mesure où je parvenais à traduire les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait. »

Le Nord magnétique sur notre boussole, tandis que nous cheminons sur la voie jungienne, est donné par la mesure de notre paix intérieure. Il peut sembler surprenant que Jung indique que l’image est dans l’émotion, et non l’inverse, mais on peut l’observer dans la pratique. Par exemple, il m’est arrivé récemment de me sentir un peu bizarre, incertain et mal à l’aise en sortant d’une rencontre professionnelle; en prenant le temps dans la soirée d’écouter ce qui se passait, une image m’est venue à l’esprit, qui m’a montré mon interlocuteur comme un chat guettant une souris, et soudain l’émotion s’est dissipée avec un sourire. L’inconscient a tout de suite proposé une direction à l’énergie de la situation en me montrant la souris enfilant des gants de boxe.

Le troisième principe consiste à laisser advenir. Quoi qu’il arrive, à l’intérieur comme à l’extérieur, il ne sert à rien de s’y opposer. Au contraire, il s’agit d’aller avec ce qui est là, quoi que ce soit, simplement parce que c’est l’énergie de l’instant présent. Ce n’est pas bon ou mauvais en soi, cela dépend toujours de ce que nous en ferons en conscience. Le chemin s’ouvre en le laissant advenir. Il n’y a pas de problème insoluble, il n’y a que des situations qui évoluent naturellement en suivant la pente de leur énergie. Alors les problèmes ne sont pas résolus mais ils sont dépassés.

« Le "laisser advenir", l’action non agissante, l’abandon de Maître Eckhart, est devenu pour moi la clé permettant d’ouvrir toutes les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C’est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien ; leur conscient ne cesse d’aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. La tâche serait assez simple, si la simplicité n’était ce qu’il y a de plus difficile. »

Jung aimait beaucoup taquiner ses visiteurs. Il arrivait qu’il les teste en laissant tomber une allumette enflammée dans un cendrier rempli de brindilles et de papier, qui s’enflammaient alors vivement. Quand son interlocuteur réagissait en tentant d’éteindre le feu, Jung rugissait : « Do not interfere ! ». N’interférez pas. Jung recommandait de ne pas interférer avec la vie des autres, et même avec notre propre vie, de laisser être ce qui est et d’aller avec le flot naturel des choses. On retrouve là très précisément la notion du non-agir (wu-wei) du taoïsme et du bouddhisme chan. Cette attitude réclame un profond lâcher-prise et une confiance, ou mieux une foi, à toute épreuve, car elle amène à vivre notre vie « non en suivant un plan conscient ou un design pré-arrangé mais comme quelqu’un qui suivrait le vol d’un oiseau »[2].

La voie jungienne est un chemin sinueux. Ce n’est pas une voie droite qu’on pourrait tracer au cordeau, mais bien au contraire une voie circulaire, évoluant en spirale autour d’un centre caché. Elle inclut tous les aspects de l’existence, et en particulier l’inéluctabilité des conflits et de la souffrance. Jung propose un modèle énergétique de la psyché, or dès lors qu’on parle d’énergie, il est question de la tension entre des polarités énergétiques opposées. Pour Jung, il est inévitable que nous soyons confrontés à des collisions de devoirs ou de besoins, et que nous soyons déchirés entre des exigences contraires. Un conflit typique est le besoin de se donner du temps pour soi tout en étant dévoué(e) aux autres, ou d’accorder la place qui lui revient à notre vie intérieure au milieu des exigences professionnelles, sociales et familiales. Jung émet sur ce point une recommandation très précise : il s’agit de supporter la tension entre les contraires jusqu’à l’apparition d’un troisième terme, d’un dépassement du conflit.

« En supportant en nous les opposés, nous pouvons nous exposer à vivre notre humanité… Nous devons comprendre que le mal est en nous; nous devons risquer notre vie pour avoir la vie, alors elle se colore, autrement on pourrait aussi bien lire un livre… »

Au fond, il s’agit de l’ancienne voie du milieu que bien des sages ont arpenté avant Jung. La voie du milieu n’est pas rectiligne, elle implique bien souvent d’aller avec le mouvement des contraires. Elle nous permet d’accepter que nous sommes faits de contradictions intimes, de dualités. Elle amène à envisager que toute chose a du "bon" et du "mauvais", et de se rappeler en toute circonstance que si on ne voit qu’un côté des choses, c’est que l’autre nous est caché. La conscience est obligée de s’élargir pour contenir les deux côtés d’un conflit et développer une vision plus large. Dans une lettre à une femme déchirée entre ses obligations familiales et son investissement dans une vie spirituelle active, Jung écrivait :

« L’un et l’autre doivent être. Il n’y a pas à trancher, mais simplement à supporter patiemment les contraires, qui sont en fait caractéristiques de notre nature. Vous êtes vous-même un contraire, furieux en lui-même et contre lui-même, qui finit par fondre ses substances incompatibles, la féminine et la masculine, dans le feu de la souffrance pour construire quelque chose de solide et d’immuable – ce qui est le but de la vie. On est crucifié entre les contraires et on subit un supplice jusqu’à ce que la troisième figure l’emporte. »

Jung ajoute en conclusion de cette lettre quelque chose dont, outre un rappel au premier principe, ressort selon moi la spécificité de la voie jungienne : « Ne doutez pas de la justesse de vos deux visages et laissez advenir ce qui doit advenir. […] Ce conflit apparemment insupportable est la preuve de la justesse de votre vie. Car une vie sans contradiction intérieure est soit une demi-vie, soit une vie dans l'au-delà – une vie cependant réservée aux anges. Mais Dieu préfère les hommes aux anges. » Un certain idéalisme peut en effet porter à croire que ce cheminement devrait conduire à une libération de la souffrance « par le haut », en échappant enfin dans quelque ciel idéal aux pesanteurs de la vie terrestre. Mais la voie jungienne est une voie d’incarnation, qui endosse la contradiction et le conflit intérieurs comme étant créateurs de la plus haute valeur, la conscience.

Ainsi Jung dit-il à propos de sa propre aventure d’individuation :

« Le voyage du pays des nuages à la réalité a duré longtemps. Dans mon cas, le cheminement du pèlerin a consisté en l’obligation de descendre un millier d’échelles avant que je puisse toucher à la petite motte de terre que je suis. »

Nous pouvons donc dire que la voie jungienne est celle d’une philosophie au sens traditionnel d’un art de vivre et d’un amour de la sagesse, où celle-ci se révèle être ce qui tient les contraires ensemble. Ce n’est pas une voie populaire, une autoroute balisée pour le plus grand nombre, car elle requiert d’apprendre à descendre dans l’obscurité : « On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente. ». Et en particulier, elle requiert d’apprendre à endurer la souffrance, sans glorifier celle-ci mais en l’acceptant :

« L’être humain doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer. »

Il y aurait beaucoup plus à dire à partir de là pour rendre justice à tous les aspects de cette voie. On ne saurait oublier, par exemple, que le travail intérieur requiert d’être en relation et de se confronter au mystère de l’amour ainsi qu’aux subtilités du transfert – « alpha et omega de la méthode ». Il faudrait parler aussi de l’alchimie, des synchronicités et du Yi-King, etc. Cependant, pour faire ici le tour de mon sujet, il faut surtout souligner que la voie jungienne ne tend pas vers une perfection mais vers la complétude, l’intégration sur terre de la totalité de notre être. Elle endosse ainsi entièrement l’obscurité, le doute et l’errance :

« Dans la quête de la vérité, il n’y a nulle part de certitude absolue. Le doute et l’incertitude sont les inévitables composantes d’une vie complète. Celui-là seul qui est capable de perdre réellement sa vie la gagnera. Une vie "complète"  n’est pas faite d’une complétude théorique, mais de ce que l’on accepte sans réserve la destinée précisément dans laquelle on se voit impliqué, que l’on tente d’y introduire un sens et de créer un cosmos à partir du désordre chaotique où l’on est né. Si l’on vit la vie d’une façon totale, on se retrouve sans cesse dans la situation où l’on pense : "C’est trop, je ne peux plus le supporter". Alors il faut répondre à la question : "Est-ce que je ne peux vraiment plus le supporter ?" ».

C’est enfin une voie solitaire, où on peut avoir beaucoup d’ami(e)s, dont des sages et des poètes depuis longtemps disparus, mais qui s’avèrent tout proches dans l’éternité. C’est une voie strictement individuelle, car « il faut être seul pour découvrir ce qui nous porte » quand plus aucune béquille ne s’offre à nous. Ce ne saurait être une voie collective, dans laquelle on pourrait cheminer en groupe ou en congrégation, avec un drapeau et bientôt une église où on révèrerait Saint Jung. Dès lors où on en fait un quelconque « machin » collectif qui pourrait offrir une panacée universelle bientôt mise en marché, on a perdu l’essentiel de ce qui fait ce chemin. C’est pourquoi j’écarte ici, dans cette présentation de la voie jungienne, tous ces oripeaux extérieurs qui font qu’on parle surtout, concernant le Jung spirituel, de son intérêt passionné pour l’alchimie. Le chemin qu’il a ouvert est une voie alchimique, cela est bien certain, dans le sens de la recherche de la transformation du plomb, lourde obscurité, en or, lumière consciente. Mais il est facile de se perdre dans une spéculation intellectuelle ou ésotérique autour des images alchimiques et, encore une fois, de passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire le sens profond de cette alchimie.

Celle-ci nous ramène à la valeur profonde de l’incarnation, mettant en lumière un dernier point : la voie jungienne est une voie profondément « chrétienne », qui vise d’une certaine façon à libérer le Christ des formes extérieures du christianisme, tout comme les alchimistes s’employaient à libérer l’âme emprisonnée dans la matière. Cela ne veut pas dire qu’elle soit fermée aux autres traditions spirituelles, bien au contraire, mais elle est enracinée dans la continuité de l’histoire de l’Occident spirituel. Il faut se rappeler que l’œuvre de Carl Jung est dans une grande mesure la réponse qu’il a donnée à la crise de foi de son père, le pasteur Paul Jung. Or, tout le travail de Jung tourne finalement autour de la relation que l’individu aux prises avec la vie matérielle peut avoir avec le Sens transcendant qui rachète, ou « sauve », cette vie en lui donnant valeur et sens. La voie jungienne n’est pas une voie ascendante vers cette valeur suprême mais, encore une fois, c’est un chemin d’incarnation du Sens dans l’existence, incluant sa descente parmi nous, la crucifixion entre les contraires et la nécessaire Résurrection. C’est alors jusqu’à notre souffrance qui prend sens en s’avérant ne pas être « notre », mais la souffrance du Soi illimité s’incarnant dans les limites du petit être que nous sommes. Et c’est, dès lors, une voie d’amour, car seul l’amour permet de tenir les contraires ensemble pour découvrir ce qui les transcende, et d’honorer dans un même souffle notre humanité dans ses limites et la grandeur du mystère qui s’y manifeste, s’y révèle...

Mais nous touchons là à l’extrémité de ce qui peut être dit de cette voie jungienne, car s’il est bien certain que l’amour est au centre de celle-ci, nous n’en saurions rien dire de valable. Il suffira ici de simplement rappeler la formule de Paul dans la première lettre aux Corinthiens : « Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien », et il n’est rien pour éclairer le chemin, alors à quoi bon parler d’une voie ?

En conclusion, je dirais que si, par la grâce d’un joyeux paradoxe, il y a bien une voie jungienne, la pire erreur que nous pourrions commettre à son sujet serait d’ériger Jung en maître spirituel, et de faire de la voie qu’il a ouverte une impasse clôturée par une nouvelle chapelle. Jung lui-même était un médecin et un chercheur passionné, qui a vécu jusqu’au bout l’aventure d’individuation à laquelle il était appelé, mais il s’est gardé – et Marie-Louise Von Franz souligne que là est sa grandeur – de se poser en fondateur d’une nouvelle religion. Au fond, la figure de Jung elle-même n’a que peu d’importance, si ce n’est qu’il a jeté un pont entre notre modernité et la tradition spirituelle de nos ancêtres, lui offrant par là une possibilité de renaissance dans de nouvelles outres. Mais nous devons garder à l’esprit que le Jung auquel nous pensons est une création de notre esprit qui ne saurait saisir la réalité vivante de l’homme qu’il a été. Il y a là donc une autre projection qu’il faut à son tour écarter, au risque sinon que la statue que nous érigerions à l’effigie de Jung ne nous bouche la vue et ne nous cache la voie toujours ouverte. Voie éternelle, dont le Tao-të-king dit qu’elle est celle-là même par laquelle vont les étoiles depuis le commencement des temps :

« L’homme suit la terre.
La terre suit le ciel.
Le ciel suit le Tao.
Le Tao ne suit que lui-même. »[3]



[1] Il ne suffit pas d’étudier intellectuellement. Il faut vivre et expérimenter en profondeur.
[2] Laurens Van Der Post
[3] À ces mots font écho ceux de Nietzsche : « Ne suis fidèlement que toi-même, alors tu me suivras. »

vendredi 5 février 2016

Clinique alchimique


J’ai découvert récemment un livre remarquable sur l’approche jungienne des rêves, que je ne saurais que chaudement recommander à qui s’intéresse à ces sujets. Il s’agit de :

Le travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne
de
Bertrand de la Vaissière.

En quatrième de couverture, il y a ce sous-titre qui précise la visée de cet opus :

Clinique alchimique et travail des rêves.

La dimension alchimique de la psychothérapie jungienne demeure en effet méconnue, et quand elle est abordée, c’est souvent dans un jargon qui la rend difficile d’accès au non-spécialiste. Jung, à partir d’un certain point dans son parcours, s’est rendu compte que les images et symboles dont les anciens alchimistes étaient friands décrivent les processus de transformation qu’on peut observer dans l’inconscient, et en particulier dans les rêves. Avec l’alchimie, à laquelle il a rendu ses lettres de noblesse, Jung a décelé un mouvement d’âme et de pensée qui, s’il a longtemps été souterrain et caché, a compensé le règne du christianisme dominant, répondant à des questions que celui-ci laissait en friche et poursuivant le grand courant du gnosticisme, souvent taxé d’hérésie. Au-delà de l’intérêt historique et spirituel de ses recherches, Jung a démontré que l’inconscient est naturellement alchimiste…

Mais la lecture des études alchimiques de Jung est ardue et peu illustrée d’exemples cliniques : il faut lire ses textes plusieurs fois et dans différents ordres pour bien les assimiler. La clé pour lire le Jung alchimique semble être de nous laisser travailler par  les images auxquelles il ne cesse de nous exposer, sans trop chercher à comprendre intellectuellement. Les continuateurs de Jung se sont efforcés d’expliciter ces images. Edward Edinger a, dans Ego and Archetype, amené un premier niveau de synthèse fort utile à l’adepte. Mme Von Franz a de son côté bien documenté la symbolique de l’alchimie et l’illustre souvent de rêves et surtout de contes de fées. Elle déclare dans la quête du sens : « L’alchimie est le mythe des temps futurs, c’est le mythe prophétique de l’âge Aquarius : l’alchimie, c’est le langage… de la matière. »

La dimension pratique de cette alchimie qui n’utilise que la cornue de l’âme demeurait cependant peu documentée. Bertrand de la Vaissière, qui a été initié à cet Art par Étienne Perrot dans les années 1970, comble ce fossé avec ce livre. Il nous offre une synthèse remarquable de ce Jung alchimiste. Le tour de force qu’il réussit là est justement de rendre accessible cette dimension alchimique au travers de 44 illustrations et études de cas soutenant un exposé clair et cependant approfondi. En introduction, l’auteur nous avertit :

« Cet ouvrage pourrait concerner les praticiens de l'analyse et de la psychothérapie analytique ainsi que les explorateurs de toute nature qui les rencontrent parfois. S'il s'adresse à eux, c'est d'une part pour leur rappeler les vertus de l'information onirique, du travail de contemplation, de manducation des rêves, et de l'extraction herméneutique, c'est aussi avec le souci de leur donner le goût de la liberté intuitive qu'il faut espérer pour sentir et parfois comprendre les rêves.

Par-dessus tout il entend contribuer à illustrer le processus naturel que l'on peut observer quand on se penche sur ces matières et ces émergences que l'on affuble ordinairement du nom d'inconscient. Celles-ci semblent refléter une certaine intentionnalité, de façon parfois surprenante. Se relier à ce processus, en percevoir les phases et les opérations, s'y ajuster est éminemment thérapeutique. Se laisser ainsi travailler de l'intérieur est une médecine efficace dont on perçoit les effets avec le temps. »

L’essentiel est dit. L’alchimie de l’âme est en effet un processus naturel, l’œuvre de nature à laquelle l’adepte (l’analysant) prête son concours conscient. Il n’y a rien à « faire » sinon se laisser travailler de l’intérieur. C’est une « voie humide », c’est-à-dire en lien avec les images et l'âme, par contraste avec les « voies sèches » de la plupart des disciplines spirituelles qui mettent l'accent sur la volonté, l'effort et l'esprit. Plus loin, Bertrand de la Vaissière souligne justement la différence entre ce type de travail et la plupart des psychothérapies :

 « Lorsque les images alchimiques apparaissent, c’est une toute autre musique. On peut être presque sûr que le principal thérapeute est devenu l’inconscient, qui non seulement donne les thèmes de l’analyse et pose les termes du problème mais, au-delà, conduit le processus de transformation et opère le patient. Il ne s’agit plus alors d’un travail de connaissance de soi mais bien plus d’une appréhension des opérations internes de centralisation et de restructuration des soubassements de la personnalité. On sentira les rêves pour ce qu’ils disent des déplacements du centre de gravité de la personne et des modifications des rapports qu’entretiennent le corps, l’âme, l’intellect et l’esprit. Une attention devra être portée à ce travail sur la structure de manière concomitante à celui qui porte sur la réalité plus immédiate du patient. Un défaut d’attention ne permettrait pas de bien saisir ses exigences les plus profondes et ses possibilités d’évolution. »

S’il n’y avait qu’une chose à retenir de la nature alchimique de la psychothérapie jungienne, elle tiendrait selon moi dans cette affirmation :

Le principal, sinon le véritable et le seul, thérapeute est l’inconscient.

C’est-à-dire, encore une fois, la nature en tant qu'expression du divin en l’être humain. Et sans prétendre épuiser toute la richesse symbolique de ce langage ni en fournir un dictionnaire exhaustif, Bernard de la Vaissière en décrit les principaux symboles :

« Les planètes, les métaux et les substances « chymiques » sont des modulations qui correspondent aux archétypes les plus importants. Par exemple, le Soleil et la Lune, qui gouvernent conscient et inconscient, peuvent aussi être rapprochés des archétypes du Père et de la Mère, c’est-à-dire de l’esprit et de la forme. Le Mercure parfois correspondra aux dynamismes de l’anima qui peuvent ébranler la personne et la mettre en mouvement, ou bien il évoquera celle du Soi qui recherche à réconcilier les inconciliables. Le Soufre, impulsion subie, peut être considéré comme un des effets puissants de l’ombre. Le Sel comme agent de transformation issu des grandes profondeurs de l’âme, etc. La connaissance de la phénoménologie de ces archétypes, autrement dit des images archétypales qui les reflètent, telle que Jung l’a élaborée principalement dans Mysterium conjonctionis mais aussi dans les racines de la conscience, permet un repérage fin de leur influence dans le travail des rêves. »

Plus avant, Bernard de la Vaissière décrit précisément les 3 grandes phases de l’œuvre : au noir (nigredo), au blanc (albedo) et finalement au rouge (rubedo), en les illustrant par des récits de parcours analytique et des séries de rêves. Son étude a la vertu de montrer comment les rêves alchimiques sont le pain ordinaire de la psyché : ce sont des rêves comme nous en faisons souvent, avec des éléments symboliques dont la portée profonde nous échappe le plus souvent. On gardera en tête, au cours de cette lecture, les mots de Jung dans Psychologie et Alchimie, qui prennent là un sens renouvelé et tout à fait vivifiant :

 « Dans le processus analytique, dans l’affrontement dialectique du conscient et de l’inconscient, on constate un progrès vers un but. Ces expériences m’ont confirmé dans l’hypothèse qu’il existait dans la psyché un processus tendant vers un but final et, pour ainsi dire, indépendant des conditions extérieures… Les efforts du médecin aussi bien que la quête du patient sont dirigés vers cet homme total, caché et non encore manifesté, qui est pourtant tout à la fois l’homme plus vaste et l’homme futur… Malheureusement, le juste chemin vers la totalité est constitué des détours et des erreurs que nous apporte le destin. C’est une longissima via, tortueuse, qui unit les contraires. »

samedi 13 juin 2015

Royal mariage

Les quatre cavaliers de l'Apocalypse - Albrecht Dürer (1498)

Je poursuis ma (re)lecture de La création de conscience, d’Edward Edinger. Je ne saurais que recommander de lire ce livre, ou au moins d’en méditer le premier chapitre, « le nouveau mythe ». Il y a en particulier ce rêve énorme – dans la catégorie grand rêve au carré – qui devrait être proclamé en place publique, comme le faisaient les anciens dans l’Antiquité quand un rêve passait un message collectif. Edinger l’introduit en le situant dans le contexte de la mort et renaissance de notre mythe central qui ressort en imagerie apocalyptique dans les rêves de nombreuses personnes, celui-ci en étant donc un exemple remarquable :

Je marche le long de ce qui semble être les Palissades dominant tout New York. Je marche avec une femme que je ne connais pas. Nous sommes conduits par une femme qui est notre guide. En fait, le monde tel que nous le connaissons a été détruit. New York n’est plus qu’un tas de décombres ; il y a des incendies partout, des milliers de gens courent partout, frénétiquement ; l’Hudson a envahi de nombreux quartiers de la ville ; des tourbillons de fumée envahissent l’atmosphère. Autant que je peux en juger, le sol a été nivelé. C’est le crépuscule. On voit dans le ciel des boules de feu se diriger vers la terre. C’est la fin du monde, la destruction totale de tout ce que l’homme et sa civilisation avaient construit.

Cette terrible destruction est causée par des géants d’une taille exceptionnelle – des géants venus de l’espace, des lointaines étendues de l’univers. Je pouvais voir, au milieu des décombres, deux des géants assis : ils ramassaient les gens au hasard, par poignées, et les mangeaient, aussi nonchalamment que lorsque nous mangeons du raisin. Le spectacle était terrifiant. Les géants n’avaient pas tous la même taille ni tout à fait la même forme. Notre guide nous expliqua qu’ils venaient de différentes planètes mais vivaient harmonieusement et paisiblement ensemble. Il nous expliqua aussi que les géants atterrissaient dans des soucoupes volantes (les boules de feu étaient d’autres débarcadères). En fait, la terre telle que nous la connaissons fut conçue par cette race de géants au commencement des temps. Ils cultivaient notre civilisation comme nous cultivons des légumes. La terre était leur serre, si l’on peut dire, et ils étaient venus récolter ce qu’ils avaient semé. Tout cela se déroulait à l’occasion d’un événement dont je ne devais être instruite que plus tard.

J’ai été sauvée parce que j’avais une tension légèrement trop élevée. Si j’avais eu une tension normale ou si ma tension avait été franchement trop haute, j’aurais été mangée comme presque tous les autres. Parce que j’avais une tension légèrement trop élevée, on m’a choisie pour subir cette épreuve et, si j’en sors victorieuse, je deviendrai comme mon guide un « sauveur d’âmes ». Nous avons marché extrêmement longtemps, témoins de ce cataclysme destructeur. Je vis alors devant moi un trône d’or monumental, aussi brillant que le soleil : on ne pouvait pas le regarder en face. Sur le trône, un roi et une reine étaient assis, de la race des géants. Ils étaient le cerveau derrière la destruction de notre planète. Quelque chose de spécial et d’extraordinaire émanait d’eux dont je n’ai compris le sens que plus tard.

Je devais non seulement assister à la destruction du monde mais aussi gravir un escalier me conduisant au niveau occupé par le roi et la reine, de telle sorte que je me trouve « face à face » avec eux : telle était la tâche, l’épreuve qu’on m’imposait. Cela devait probablement se faire par étapes. Je commençais à grimper. C’était long et difficile, mon cœur battait à tout rompre. J’avais peur mais je savais qu’il me fallait accomplir cette mission. Il en allait du salut du monde et de l’humanité. Je me réveillai, transpirant abondamment.

Plus tard, je réalisais que la destruction de la terre par la race des géants était la fête donnée à l’occasion du mariage du roi et de la reine nouvellement unis. Voilà qui peut expliquer l’impression extraordinaire que les souverains m’avaient faite.

Edinger commente ce rêve en rappelant d’abord les mots de Jung à propos du « vent de destruction universelle et de renaissance qui souffle sur notre époque ; cet esprit se fait sentir partout, aussi bien sur le plan politique et social que philosophique. Nous vivons ce que les Grecs appellent le kairos – le moment juste – pour une "métamorphose des dieux", c’est-à-dire des principes fondamentaux et des symboles. »

Ce thème de la moisson de la Terre se retrouve dans l’Apocalypse, où un Ange dit à un autre Ange : « Jette ta faucille et moissonne, car c’est l’heure de moissonner, la moisson de la terre est mûre. » Edinger explique qu’être moissonné par les Anges ou dévoré par les géants, « cela veut dire qu’on a été avalé par des dynamismes archétypiques, non humains ». Jung faisait remarquer qu’avec la perte de vitalité du mythe religieux, les archétypes de l’inconscient collectif apparaissent volontiers désormais comme extra-terrestres – une façon de symboliser à quel point ils nous sont étrangers. Et ils peuvent donc nous dévorer. « Pour l’individu, cela signifie la psychose ou la psychopathie criminelle ; pour une société, une désintégration structurelle et une démoralisation collective générale provoquée par la perte du mythe central qui avait jusque-là soutenu et justifié l’homme dans sa tâche incommode d’être… humain. »

Les sociétés aussi ont leurs psychoses et leurs dépressions. Edinger évoque la fin de l’Empire romain comme exemple de désintégration comparable à notre époque. Jung a cherché à attirer l’attention[1] sur la dimension psychotique de l’épisode nazi en Allemagne, soulignant que cette psychose non entièrement guérie avait alors touché toute l’Europe et laissé derrière elle un monde divisé en deux entre l’Est et l’Ouest ; désormais, il se pourrait bien que le risque de déflagration psychotique se soit mondialisé avec l’hyper rationalité économique qui met le vivant en coupe réglé, la généralisation technologique de notre coupure d’avec les instincts, la guerre que nous livrons à la nature. Jung concluait son étude du drame nazi en avertissant que « ce qui maintenant menace relèguerait dans l’ombre la catastrophe européenne, tel un fugace prélude. »

Déjà, nous assistons à une réédition de la légendaire et éternelle guerre des dieux quand des missiles humains téléguidés par une foi fanatique s’opposent à l’hyper rationalité occidentale toute bardée de technologie, qui sème la mort comme dans un jeu vidéo. Voilà les archétypes à l’œuvre ! Le match oppose le preux Saladin drogué au captagon[2] contre le Docteur Folamour[3], le savant fou… et nous avons de façon caractéristique des jeunes fascinés par l’appel de la « guerre sainte » tandis que nos populations occidentales sont à la fois convaincues d’être dans leur bon droit d’exploiter le reste du monde et complètement démoralisées. Quand on connaît la mythologie, il n’y a rien de bien neuf là sous le soleil : les fils du dieu Anu déjà se battaient avec le feu du ciel…

Mais que peut signifier le fait qu’une tension légèrement plus élevée que la moyenne, mais pas trop, vaille à la rêveuse d’être épargnée ? Il y a là une bonne nouvelle pour celles et ceux qui ont parfois du mal à trouver le sommeil : « Être inquiet, c’est-à-dire avoir une tension légèrement trop élevée, voilà l’attitude "juste" pour l’homme moderne. Cela montre que son signal d’alarme intérieur fonctionne toujours et qu’il a une chance de s’en sortir : son anxiété va le pousser à la réflexion et à l’effort, ce qui lui sauvera peut-être la vie. » Par contraste, « une tension normale serait le signe de l’indifférence face à des évènements exceptionnels », tandis qu’une trop grande tension prédisposerait à la passion, au fanatisme et donc à la dévoration par les archétypes.

Edinger indique ensuite que la montée de l’escalier est le symbole alchimique de la sublimation par laquelle la conscience prend de la hauteur. « Psychologiquement, elle se rapporte au processus par lequel des problèmes particuliers, personnels, des conflits et des événements sont appréhendés de haut, dans une perspective plus large, comme les aspects d’un mouvement plus vaste et comme s’ils étaient vus sous l’angle de l’éternité ». L’angle de l’éternité, c’est précisément le point de vue archétypal, mais au lieu d’être possédée et dévorée par les archétypes, la rêveuse fait l’effort de s’élever en conscience jusqu’à eux, pour se trouver « face à face » avec le roi et la reine. Il est dit auparavant qu’il est impossible de regarder en face le trône brillant comme le soleil, et cela rappelle qu’on ne saurait voir le divin et vivre. Quelle que soit l’issue de l’épreuve, il est question ici d’une mort, c’est-à-dire d’une transformation radicale, que celle-ci soit consciente ou non. Et mourir consciemment, c’est donc s’éveiller.

Le mariage du roi et de la reine symbolise l’union des contraires, c’est-à-dire l’irruption d’une réalité au-delà de la dualité et donc de l’humain ; c’est le Soi qui est alors entrevu comme étant une conjonction paradoxale. Edinger rappelle comment, dans ce qu’on pourrait appeler le mythe jungien, c’est en assumant la tension des contraires que l’homme permet à Dieu avec ses antinomies de s’incarner. Alors « l’homme est empli du conflit divin » et c’est le service que l’homme peut rendre au divin : il donne une prise de terre à l’énergie que ce conflit génère, ce qui crée de la conscience. On est loin d’une vision romantique du mariage intérieur car c’est dans le feu du conflit que l’or de la conscience est donc produit, que l’enfant divin est conçu.

Cette idée de la création de quelque chose d’infiniment précieux, au point que des milliards d’existences sont sacrifiées pour un être éveillé, ressort en filigrane de tout le rêve, comme en témoigne l’amplification du thème de la moisson. L’individuation – c’est-à-dire la réalisation de soi – a quelque chose de végétal, que rappelle le fait qu’elle soit souvent symbolisée dans les rêves par un arbre. Dans cette métaphore, on peut dire que nous êtres humains sommes appelés à fleurir et à porter fruit, ce fruit lui-même portant de nouveaux germes spirituels dans le meilleur des cas. Quand les rêves parlent de la mort, c’est souvent en inscrivant l’existence humaine dans une métaphore végétale avec des cycles au cours desquels le rhizome des racines est préservé pour permette une nouvelle génération. Qui dit végétation dit aussi semailles, croissance, saison, récolte, moisson, renouvellement…

La mort elle-même est représentée avec une faux, associée aussi à la notion de moisson. Le fruit de l’existence humaine est donc cueilli quand il est mûr. Le but de l’individuation, laissent entendre les rêves, est de créer un corps subtil échappant au temps et à la mort, c’est-à-dire de prendre conscience semble-t-il d’une dimension éternelle au-delà du changement apparent. Mais qu’est-ce qui survit ? D’une expérience passagère, nous pouvons tirer quelque chose qui a valeur d’éternité et c’est l’enseignement que nous en retirons, la compréhension et la conscience qui ressortent de l’expérience. C’est pourquoi on parle de la « sagesse éternelle » que l’on acquiert paradoxalement avec le temps. Dans le mythe jungien, se fondant sur la connaissance que nous avons de l’inconscience collectif, c’est cette conscience qui est la suprême valeur et elle va, au-delà de l’expérience individuelle, alimenter une âme collective qui nous dépasse. Edinger conclut ce chapitre sur le nouveau mythe en indiquant que :

« Chaque expérience humaine, dans la mesure où elle est vécue en pleine connaissance, ajoute à la somme totale de conscience contenue dans l’univers. Cela lui donne un sens et assigne à chaque individu sa place dans le drame perpétuel du monde en création ».

Edinger cite un autre rêve qui est le pendant lumineux de notre rêve apocalyptique, mais je n’en parlerai pas ici car je veux vous inciter à lire ce livre, où vous trouverez beaucoup d’autres éléments[4] soutenant cette réflexion. Cependant je ne résiste pas au plaisir de vous recopier pour conclure les mots suivants d’Edinger, qui font de lui un prophète de l’Arc-en-Ciel, au sens dont je parlais dans mon article précédent :

« Un des traits saillants du nouveau mythe est sa capacité à unifier les différentes religions du monde. En considérant toutes les religions actuellement pratiquées comme des expressions vivantes du symbolisme de l’individuation, c’est-à-dire du processus de création de conscience, les bases sont posées pour une attitude vraiment œcuménique. Loin de se proposer comme un mythe religieux de plus proposé à l’allégeance de l’homme, le nouveau mythe élucidera et vérifiera chaque religion vivante en lui donnant une expression plus large et plus consciente à son sens le plus profond. Il peut être vécu et compris à l’intérieur d’une des grandes communautés religieuses : catholicisme, protestantisme, judaïsme, bouddhisme… ou de n’importe quelle communauté encore à créer, ou par des individus sans appartenance spécifique à une communauté. »

Il apparaît donc que l’union qui est célébrée dans ce rêve apocalyptique est symbolique de l’unité que nous avons à réaliser. Elle sera accomplie dans la mort ou dans l’amour...

Ce dont Edinger parle ici est très différent du syncrétisme qui fait du bric et du broc avec des éléments empruntés un peu partout et invente un nouveau dogme. À l’inverse, on peut même envisager aujourd’hui une spiritualité agnostique, fondée sur le « je-ne-sais-pas » métaphysique qui lui permet de rester entièrement ouverte. Dès lors qu’on a une relation vivante avec l’inconscient au travers des rêves, de la méditation ou de quelque façon qui nous est propre, on reconnaît  la même intelligence symbolique partout. Alors il ressort que nous formons en chaque instant une globalité psychique vivante. Vous pouvez toucher à cette « conscience de la totalité » en méditant sur le fait qu’à ce moment précis où vous me lisez, toutes les activités humaines sont expérimentées tout autour de notre planète. Il y a des gens qui commencent leur journée et d’autres qui se couchent, des personnes qui font l’amour, qui se battent, qui commercent, qui dorment, qui rêvent, etc. Il y a aussi toutes sortes d’individus, des fous meurtriers aux saints en passant par toute la gamme de l’humanité, et il y a semble-t-il une harmonie dans cette totalité, un équilibre dynamique, toujours en mouvement, en transformation.

Je laisserai le dernier mot à Monsieur Edinger sur une note optimiste : « Quand un nombre suffisant d’individus seront porteurs de la "conscience de la totalité", le monde lui-même deviendra "entier". »


[1] Carl Jung, Aspect du drame contemporain,
[3] Un commentaire de Marie-Laure à mon article la jeunesse du monde souligne qu’il s’agit là d’un aspect du Verseau complémentaire de l’élan de solidarité allant vers l’unification.
[4] Dont un commentaire par Edinger de ce poème prophétique de Yeats : http://jubilarium.blogspot.ca/2014/08/second-avenement.html

lundi 25 mai 2015

La jeunesse du monde


Je soumets un rêve à votre sagacité. C’est selon moi un rêve archétypique qui, c’est le cas de le dire, m’a soulevé et qui a, bien sûr, une dimension subjective personnelle mais peut-être aussi une portée collective. C’est la chaîne des associations qu’il a suscitée qui l’éclaire et je vous livre mon interprétation provisoire. Mais je suis curieux donc de ce que vous en ferez, de comment vous le comprendrez. Voici le rêve :

Je suis avec d’autres personnes dans une chaîne humaine : nous sommes des milliers et chacun donne la main à une autre personne. Soudain, une énorme vague océanique arrive derrière nous et nous soulève, nous emporte – c’est de l’ordre du tsunami et même au-delà, nous sommes transportés par les eaux. Au début, j’ai la tête hors de l’eau et je m’assure de ne pas perdre le contact avec mon voisin, c’est important de ne pas briser la chaîne. Ensuite, j’ai la tête dans l’eau et je suis surpris de pouvoir respirer, comme si l’air était mélangé à l’eau. Enfin, la vague s’épuise et nous dépose dans une eau calme, chaude et d’environ 1 mètre de profondeur, sous le soleil ; il y a là une jetée et je monte sur celle-ci pour m’assoir les pieds dans l’eau. À côté de moi, il y a une très belle jeune femme noire, africaine.

Voici quelques éléments de contexte. La veille, je discutais avec Nicolas Bornemisza qui me disait que Jung a affirmé avoir le sentiment d’être passé, au moins en partie, à côté de sa vie. J’en étais abasourdi. Selon Laurens Van der Post, Jung déjà vieillissant aurait dit : « J’ai failli à ma tâche première d’apprendre à l’être humain qu’il a une âme, et qu’il y a un trésor sous la terre. » Nicolas me racontait avoir vu un film où Edward Edinger, un jungien plus particulièrement intéressé par la dimension religieuse de la psychologie des profondeurs, pleurait en évoquant ces mots de Jung : comment ce dernier a-t-il pu, ne serait-ce que momentanément, méconnaître à ce point la portée de son œuvre ?

C’est exactement ce qu’a fait Jung, disait Edinger : il nous a montré que l’être humain a une âme et qu’il y a un trésor sous la terre, c’est-à-dire dans le monde d’en bas, dans l’inconscient. Il a reformulé en langage contemporain tout ce que les anciennes religions ont cherché à exprimer de façon symbolique. J’ai été sensible aux larmes d’Edinger, je les comprenais bien : si Jung lui-même a douté, comment éviter de douter ? Nous avons continué à parler de comment la dimension spirituelle de Jung est souvent gommée dans les cercles jungiens alors que c’était sans doute l’essentiel pour lui : le logos de la psychologie sur la psyché (l’âme) est volontiers intellectuel désormais, c’est-à-dire qu’il met le vivant dans des concepts.

Le rêve montre un grand mouvement dans l’inconscient collectif (l’océan), que je crois être cette redécouverte de l’âme et du trésor enfoui, qui soulève et transporte beaucoup de gens. L’important, c’est la chaîne que forment ces personnes : dans une chaîne, la relation est individuelle d’un maillon à l’autre, et il faut veiller à sa continuité dans la période de transformation. Il y a là clairement rappelée l’obligation de rester parmi les humains pour ne pas se perdre quand l’inconscient se déchaîne, ce qui tient essentiellement à des liens individuels, d’une personne à une autre – et non à l’appartenance à un groupe, une identité collective, la croyance dans un dogme, etc.

Une autre association éclaire la fin du rêve : la veille encore, je lisais avant de m’endormir des éléments sur la Reine de Saba, qui aurait été l’amante du Roi Salomon, et qui représentait volontiers la Sagesse au Moyen-Âge : c’était une Éthiopienne, une très belle femme noire. La légende veut qu’elle ait refusé de traverser un pont car elle avait eu la vision que le bois de ce pont servirait à fabriquer la croix sur laquelle est mort le Christ. Elle serait retournée chez elle convertie et enceinte de Salomon, pour engendrer une lignée de rois. Pour un homme, la sagesse peut volontiers se symboliser ainsi comme une femme noire, renvoyant au féminin obscur, c’est-à-dire à ce qui est facilement méconnu, méprisé, tenu pour négligeable, et naturel – l’Afrique est terre encore sauvage dans l’imaginaire, proche des instincts. Par association, on peut penser aussi à la Sulamite du Cantique des Cantiques, « noire mais belle »[1], ainsi qu’à Isis, la grande déesse, et finalement à l’Alchimie, son nom al-chemya évoquant directement la « terre noire », c’est-à-dire l’Égypte mais aussi l’obscure nature.

J’étais content en travaillant sur ce rêve de constater que j’arrivais, avec d’autres, dans des eaux calmes. Le rêve a, bien sûr, une signification personnelle et intérieure, subjective, qui me laisse espérer de bonnes choses. Mais la portée plus collective du rêve ne m’est apparue que plus tard, au cours d’une méditation où cette image de femme noire me revenait à l’esprit. Dans le vide relatif de la méditation, la pensée s’est détachée clairement en résonance avec l’image : « la jeunesse du monde ». Cela m’a rappelé immédiatement un rêve que j’avais fait en 2009, où je parlais avec un petit garçon arabe qui semblait très intelligent mais déprimé : je l’encourageais en lui demandant s’il réalisait que l’avenir lui était ouvert et qu’il pourrait être le prochain « Obama ». Et donc ici, le rêve me dit que l’avenir du monde est jeune, féminin et noir, c’est-à-dire à l’opposé de l’ordre dominant aujourd’hui – le conscient collectif essentiellement blanc, masculin et vieillissant est voué au déclin, à la mort. Cela vaut pour notre monde où :

« Au début de l’année 2012, la population mondiale a dépassé les 7 milliards d’individus, les moins de 30 ans représentant plus de la moitié de ce nombre (50,5 %). Selon cette étude, 89,7 % des moins de 30 ans vivent dans les pays émergents et en voie de développement, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. » (UNESCO)

Et où l’un des plus importants facteurs d’évolution et de développement est l’éducation des jeunes filles, de sorte qu’elles prennent toute leur place dans la société.

Le rêve laisse donc entendre que l’issue de la crise globale de transformation dans laquelle nous sommes pris s’incarnera dans une sensibilité naturelle qui demeure proche des instincts et qui recèle cependant une humble sagesse. Au fond, en mettant tous ces éléments associés ensemble, le rêve dit qu’il faut regarder l’œuvre de Jung – la redécouverte de l’âme et du trésor caché – comme faisant partie d’un grand mouvement de l’inconscient collectif, dans lequel il est important de ne pas perdre contact avec les autres humains engagés dans cette transformation, et qui nous amènera à une nouvelle image de l’âme, « noire et belle », alchimique.

Note : la proximité de la nature et des instincts – pour moi par ailleurs une grande qualité – que je prête aux Noirs africains est ma projection qui ne repose sur rien d’autre que mon imaginaire occidental – l’Afrique évoquée ici appartient à ma géographie intérieure et non au monde objectif. J’espère donc n’indisposer personne en exposant ces projections pour expliciter le rêve.

[1] C’est en fait une traduction discutable qui met en opposition ces deux termes : l’hébreu dans lequel a été écrit le Cantique des Cantiques est ambigu, permettant aussi bien à la Sulamite de dire « je suis noire mais belle » (la traduction de la Vulgate) ou « je suis noire et belle ». Pour plus d’information :
http://languesdefeu.hypotheses.org/559