J’ai récemment entendu dans un cercle de
rêves un rêve remarquable. La rêveuse est une femme qui expérimente depuis
longtemps et avec beaucoup de conscience un processus d’éveil de la kundalini. Elle
m’a donné la permission de le citer, ce que je ferai ici moins pour analyser ce
rêve que comme un point de départ pour la discussion plus large d’un thème
rarement abordé publiquement dans les milieux spirituels.
Je me trouve dans une version plus grande de la pièce où je fais mon yoga et je médite chaque matin. Me tournant vers l’ouest, je vois, sur la table de massage me servant à faire des soins énergétiques, une bague qui semble être en forme de couronne. Je sens très fortement que je dois la porter alors je la prends, puis en l'examinant de plus près, je constate que c'est en fait deux dragons qui sont placés face à face, les deux têtes se touchant presque. Mais plutôt que de la porter sur une main, je la place sur ma langue. Je sens ensuite que je dois me placer en posture yoga du cobra, donc à plat ventre sur le sol, face à l'est, puis une montée d'énergie orgasmique traverse tout mon corps, ce qui me réveille.
Dans un rêve précédent, la même nuit, la rêveuse partait vers l’Ouest canadien en s’assurant qu’elle était bien sur la route Transcanadienne, aussi appelée « chemin du Roi ». Dans la géographie intérieure de la rêveuse, l’Ouest est associé à la guérison avec une dimension spirituelle. Et l’ensemble du rêve semble s’inscrire dans cette perspective d’une profonde guérison. Il est ressorti des discussions du cercle que ce rêve semble clairement marquer le passage d’un seuil dans le travail de la rêveuse qui reçoit le symbole de son couronnement sous forme de cette bague. Cette dernière symbolise volontiers un lien, l’engagement dans une relation. C’est là, sur la table de travail, que la rêveuse peut trouver désormais la relation guérissante recherchée à l’ouest ; c’est par là que passe le chemin du Roi.
La couronne renvoie à la royauté intérieure à assumer mais aussi à l’ouverture du septième chakra, appelé la « couronne », analogue à Kether, la sephira de la couronne dans l’Arbre de vie. Cette couronne mue en deux dragons se faisant face, ce qui est une image alchimique assez typique. Le feu des dragons symbolise l’inflammation du désir. Le Mercure est souvent représenté par deux dragons se combattant, l’un étant généralement doté d’ailes tandis que l’autre n’en a pas. Le fait qu’ils se fassent ici face indique un état d’équilibre entre les opposés, une pacification de leur relation. On peut aussi voir là l’équilibre rencontré entre les canaux énergétiques ida et pingala qui entourent la colonne vertébrale dans la vision du yoga et du tantra. Ces canaux sont volontiers représentés comme des serpents qui se dressent du bas de la colonne jusqu’au 6ème chakra, le troisième œil, en se croisant à chaque centre énergétique. Or les dragons sont aussi dits être des serpents avec des ailes et la kundalini est elle-même décrite comme un serpent énergétique lové au bas de la colonne vertébrale, et qui lorsqu’elle est réveillée se redresse jusqu’à regarder par les yeux du yogi.
Le fait que cette bague soit placée sur la langue demeure énigmatique. Nous avons dans le cercle de rêves risqué plusieurs hypothèses. En restant dans le cadre du système symbolique du yoga, on peut pointer que la langue fait la jonction, en particulier quand elle appuie sur le palais dans la bouche, entre la gorge et la glande pinéale reliée au troisième œil. La bague est volontiers un symbole de relation, et on peut donc penser que le processus décrit par le rêve est initié par une mise en relation des centres énergétiques supérieurs. Mais c’est la dernière phrase du rêve qui a particulièrement attiré alors mon attention :
Je sens ensuite que je dois me placer en posture yoga du cobra, donc à plat ventre sur le sol, face à l'est, puis une montée d'énergie orgasmique traverse tout mon corps, ce qui me réveille.
Synchronistiquement, je m’étais plongé dans
les jours précédents dans la lecture d’un livre portant sur l’alchimie sexuelle
d’Isis[1]
qui apportait plusieurs éléments d’information en forte résonnance symbolique
avec ce rêve. Il y était affirmé – et j’ai trouvé depuis de nombreuses autres
sources corroborant cette affirmation – que, dans les initiations égyptiennes comme
le tantra ou le taoïsme, l’orgasme est directement lié à la réalisation
spirituelle. Il en est en particulier la meilleure métaphore, en ce qu’ « il
n’est peut-être aucune expérience humaine qui nous rapproche plus de l’absolu,
de la totalité fusionnelle, de l’union avec l’universel ou le cosmos que l’orgasme. »[2] Mais
non seulement : cette métaphore semble avoir un fondement énergétique.
Les deux expériences physiologiques qui donneraient le plus précisément un avant-goût de l’ouverture spirituelle sont réputées être l’accouchement et l’orgasme, ce que les Chinois par exemple semblent savoir depuis très longtemps, ce qui les conduisaient dans la Chine ancienne à prêter une attention particulière à ces opportunités d’éveil. Il n’est pas rare en effet que les parturientes vivent des expériences d’ouverture énergétiques puissantes, et les anciennes cultures de l’Égypte, de l’Inde et de la Chine ont développé toute une alchimie énergétique fondée sur la sexualité pour éveiller les centres supérieurs de conscience de l’être humain. La légende de Lao-Tseu veut ainsi qu’après avoir rédigé le Tao-të-King pour satisfaire aux exigences d’un garde-frontière, il soit parti dans la montagne avec une prostituée pour y accomplir les dernières étapes de sa transmutation alchimique le conduisant à l’immortalité.
Ici, il paraissait évident que le rêve signalait à la rêveuse qu’elle approchait d’un moment d’intense ouverture énergétique correspondant à une acmé du plaisir, et la dimension orgastique lui rappelait que cette réalisation met en jeu et à lieu dans le corps. Se tournant vers l’Est pour accomplir la position du cobra, elle était donc dans l’axe Ouest-Est, qui référait tant à la guérison associée à l’Ouest qu’à l’éveil d’une nouvelle conscience associé, avec l’image du soleil levant, à l’Est. On pouvait entendre dans la montée d’énergie orgastique qui traversait la rêveuse l’annonce de son entrée dans un temps de félicité et sa libération de la peur de vivre. En effet, Wilhem Reich a souligné par ses recherches que la capacité de jouir pleinement est directement liée à la guérison des névroses, celles-ci étant justement caractérisées par des angoisses associées à l’orgasme. Il indique l’enjeu associé à ces angoisses en soulignant que « puisque la joie de vivre et le plaisir orgastique sont identiques, la peur générale de la vie est l’expression de l’angoisse d’orgasme. »[3]
La rêveuse se voyait donc annoncée une libération spontanée des blocages l’empêchant de profiter pleinement de la vie, libération associée aussi à son travail par la présence de la bague sur la table de massage. Mais les correspondances symboliques du rêve avec ma lecture étaient trop nombreuses pour que je les ignore :
Dans l’alchimie sexuelle d’Isis, l’adepte (homme ou femme) s’entraine à faire s’élever en imagination le long de sa colonne vertébrale, au cours de l’acte sexuel, deux serpents, l’un doré dit solaire et l’autre noir, dit lunaire. Ceux-ci s’entrecroisent à chaque centre énergétique, opérant à chaque fois un niveau de conjonction éveillant ce centre. On retrouve là une image typique du caducée[4] d’Hermès, qui est devenu l’emblème des pharmacies en France car il a toujours été associé à la guérison. On peut voir dans cette figuration de l’éveil et de la maîtrise de l’énergie sexuelle une correspondance précise avec le processus d’éveil de la kundalini dans le yoga et le tantra.
Quand les serpents d’or et d’obscurité, représentant les aspects lumineux et sombres de la conscience, ont été pleinement redressés, ils entourent la glande pinéale associée au troisième œil en se faisant face, et ils la stimulent par leur union. On retrouve donc ici l’image des deux dragons se faisant face dans le rêve. La glande pinéale est volontiers associée à la capacité de vision d’autres dimensions. Il est intéressant par exemple de savoir qu’elle produit naturellement du DMT, qui est la substance active de l’ayahuasca. Et c’est alors que s’éveillent les centres supérieurs de conscience dans la tête, ce qui est symbolisé par le déploiement de la corolle du cobra. Le symbole de l’uraeus (cobra) sur le front des représentations de Pharaon, c’est-à-dire de l’Homme-Dieu, indiquait la conscience éveillée et la pleine activation des deux hémisphères cérébraux.
La conjonction des symboles évoqués par le
rêve avec ma lecture venait souligner une idée qui commençait à me travailler :
Jung a redécouvert la dimension symbolique de l’alchimie et prouvé qu’elle décrit des processus psychiques transformateurs. Mais serait-il possible qu’il soit passé à côté de la véritable dimension opérative de ces symboles, qui pourrait être liés à l’utilisation de l’énergie sexuelle pour la transformation de la conscience ?
Jung était le produit d’une civilisation
chrétienne en pleine faillite spirituelle. Celle-ci s’est concrétisée en
particulier dans les tranchées il y a tout juste un siècle. Les grands idéaux
chrétiens censés supporter notre civilisation, et qui justifiaient aussi la
mise en coupe réglée du reste du monde par le colonialisme et le racisme
institutionnalisé, se sont alors noyés dans le sang et la boue, sous des orages
d’acier. Il a pressenti le cataclysme et il a été parmi les premiers à
rechercher les voies de la Nouvelle Renaissance qui pourrait se profiler sur
notre horizon spirituel. Une de ses grandes découvertes, mais dont il n’a pas
tiré de conséquence pratique, du moins dans ses communications publiques, est
que spiritualité et sexualité sont deux polarités indissociables. On pourrait
dire en termes énergétiques que ce sont deux facettes d’une même énergie de
vie, l’une tendant vers la jouissance du plaisir et l’autre vers celle du sens.
Jung a ainsi combattu le réductionnisme freudien voulant ramener l’énergie psychique à la seule dimension sexuelle. Mais il a aussi dénoncé la culture spirituelle chrétienne excessivement idéaliste qui a nié le corps et la sexualité associés au féminin et au mal, à l’obscurité. Nous sommes encore spirituellement contaminés bien souvent par cet idéalisme qui tend vers le seul ciel spirituel sans le relier à la terre du corps, et qui perpétue ainsi la négation du Féminin sacré. Il y a une tendance généralisée dans nos pratiques spirituelles à vouloir fuir l’obscurité associée à la matière, par exemple dans des pratiques ascétiques opposant spiritualité et plaisir. C’est une des conséquences de l’écrasement du féminin par le patriarcat, écrasement qui se perpétue encore dans de nombreuses histoires individuelles de femmes, mais aussi d’hommes, qui sont ainsi coupés de leur sensibilité et de leur joie naturelle de vivre. Il est bien connu que cet idéalisme spirituel peut créer d’importants déséquilibres qui font échouer toute l’Œuvre car il oblige à la répression des instincts qui se vengent tôt ou tard en engendrant des souffrances psychiques et physiques. Les rêvent mettent souvent en garde contre cet idéalisme que Jung dénonçait comme aussi dangereux que les drogues dures.
En particulier, nous tombons facilement en Occident dans le piège d’une fausse non-dualité qui voudrait affirmer que tout est parfait, tout est lumineux… sans réaliser qu’en disant cela nous évacuons la dimension obscure et cependant nécessaire de l’existence, incluant les désirs du corps et les émotions négatives. L’esprit est ainsi séparé sans recours de la matière et du corps, et l’on est piégé dans la dualité. Or la véritable non-dualité est celle qui réunit dans un même processus la lumière et l’ombre comme étant deux facettes d’une même réalité, et qui accomplit ainsi tant la matérialisation de l’Esprit que la spiritualisation de la matière et du corps. Le maître bouddhiste Thich Nhat Hanh en donne une belle illustration en nous invitant à utiliser tout ce qui nous semble négatif comme le jardinier utilise les excréments, à savoir comme de l’engrais pour faire pousser de belles fleurs, symboles de l’ouverture du cœur au centre de l’être.
Pour revenir en conclusion à l’orgasme, son rôle dans l’alchimie spirituelle semble être de nourrir le corps énergétique, ce que les anciens égyptiens appelaient le ka et Jung, dans la suite de la tradition occidentale, le corps subtil. Au fond, il s’agit d’élever la conscience au-delà du corps lors de l’acte sexuel pour prendre conscience de ce corps énergétique qui est alimenté par notre plaisir et notre joie. Le but de l’existence, dans cette perspective, est de se dés-identifier du corps physique, le khat égyptien, pour réaliser qu’en fait, nous sommes la conscience associée au corps énergétique, le ka. Ces pratiques visent à la transcendance de la condition mortelle du corps physique pour accéder à l’immortalité du corps subtil et retrouver ainsi notre véritable nature. Il est fascinant de constater que sur ce point, les trois plus grandes cultures spirituelles préchrétiennes connues que sont l’Égypte, la Chine et l’Inde, qui ont toutes trois produit un système symbolique proprement alchimique avec des pratiques associées incluant la sexualité, étaient entièrement d’accord.
[1] Tom Kenyon et Judi Sion, le manuscrit de Marie-Madeleine (les
alchimies d’Horus et la magie sexuelle d’Isis), éditions Ariane.
[2] Dr Jack Lee Rosenberg, Jouir – techniques d’épanouissement sexuel,
éditions Tchou.
[3] Wilhem Reich, la function de l’orgasme, Éditions de l’Arche.
[4] Pour une étude approfondie de ce symbole, voyez : Le symbole du caducée sur le blog Grands Rêves.