mardi 12 juin 2018

Retour à la source

Marie-Louise Von Franz

Je suis dans une période de réévaluation de mes activités et de mon travail. J’en profite pour relire de grands classiques. Parmi ceux-ci, je me régale tout particulièrement des ouvrages de Marie-Louise Von Franz sur les contes de fées, dans lesquels elle détaille les dynamiques de l’inconscient collectif. Dans cette démarche de retour à la source pour m’y rafraîchir et m’y abreuver d’une eau claire, j’ai relevé deux textes qui me semblent réclamer une attention toute particulière quand on s’intéresse au travail avec les rêves. Le premier pose les prémisses même de la démarche du point de vue de Jung et de ses héritiers :

« La plupart des écoles psychologiques contemporaines élaborent leur théorie de l’homme à partir d’un présupposé tacite qui prétend savoir ce qu’est la maladie psychique et connaitre les règles ou les critères collectifs de la normalité humaine. Il s’insère de ce fait un élément de manipulation plus ou moins important dans l’ensemble des thérapies médicales, comme on peut le constater sous sa forme la plus extrême dans la chimiothérapie, mais c’est aussi le cas pour le plus grand nombre des autres méthodes thérapeutiques.

À l’opposé de cette façon de voir, la thérapie selon C.G. Jung pourrait être qualifiée d’homéopathique. En effet, nous ne pensons pas savoir ce qui est bon pour le patient ; en revanche, nous faisons confiance aux tendances naturelles d’auto-guérison de la psyché. C’est pourquoi cette thérapie porte toute son attention sur la compréhension de ces forces d’auto-guérison et s’efforce de les favoriser, sans plus.

Toutefois, nous ne saurions comprendre ces tendances de l’âme vers la guérison à moins d’arriver à "déchiffrer" le langage onirique par lequel s’exprime la nature psychique. Cela représente un travail ardu auquel Jung a consacré toute sa vie et toute son œuvre. »

(Marie-Louise Von Franz, La délivrance dans les contes de fées, préface)

Dans mon approche des rêves, la démarche ne saurait se limiter à une visée thérapeutique. Elle a une dimension nécessairement spirituelle, c’est-à-dire qu’elle interroge la dimension de sens de l’existence et relève de l’art de vivre. Avec quelques solides raisons, je crois être tout à fait fidèle en cela à la compréhension qu’en avait Jung. Il disait lui-même que la guérison est une retombée secondaire du contact avec le numineux, c’est-à-dire cette dimension spirituelle qui donne sens, dans toutes les acceptions du mot, à l’existence. Il s’agit de retrouver le chemin du miracle d’être. Mais peu importe que l’on s’inscrive dans le champ thérapeutique ou dans le spirituel, nous nous heurtons à la même difficulté qui consiste en voir certains préjuger de la nature de la réalisation que nous devrions poursuivre et de la façon d’y parvenir.

Ce n’est pas que les méthodes soient mauvaises ou les buts proposés soient invalides, en autant que ces méthodes découlent d’une expérience réelle et tentent d’en retracer le chemin. Plutôt que de soupçonner toutes les méthodes autres que la nôtre d’être entachées d’erreur si ce n’est de malhonnêteté, nous pouvons au contraire partir de l’idée que toutes ces méthodes recèlent quelque chose de valable, mais que la réalisation recherchée n’est pas une question de méthode. Le fait même de pointer l’erreur ou la malhonnêteté des autres est un jeu de projection de l’ombre qui serait risible s’il ne suscitait d’infinies disputes. Observons simplement comment l’égo, dont Daniel Odier dit qu’il est l’organe le plus érectile de l’être humain, peut s’emparer de n’importe quoi pour exister, à fortiori d’une méthode qui a fait ses preuves sans prouver pour autant que les autres ne soient pas dignes d’intérêt.

En ce qui concerne la compréhension des rêves, je suis parvenu à la conclusion que non seulement toutes les méthodes peuvent amener un éclairage pertinent, mais que bien souvent, le sens du rêve se fraye un chemin malgré les méthodes employées. C’est généralement par l’ouverture qu’offre la méthode, c’est-à-dire justement là où elle s’arrête et quand l’inconscient peut enfin s’exprimer spontanément, que le sens du rêve parvient à la conscience. Je l’ai déjà mentionnée dans d’autres articles mais je ne me lasse pas de répéter cette citation de Jung qui montre clairement la direction : 

« Étudiez toutes les méthodes, toutes les théories, mais quand vous êtes devant un rêve, écartez-les car le rêve est unique comme le rêveur est unique. »

Au fond, il ne s’agit donc pas tant de discuter ici de méthodes que d’une attitude de la conscience qui laisse toujours un espace ouvert à l’inconnu, à l’inconscient, et fait confiance à ce dernier pour amener les éléments décisifs qui permettront l’auto-dévoilement du rêve, l’auto-guérison de la personne. Jung pointe combien il est important de considérer le rêve et le rêveur comme étant uniques. Toute autre approche consiste en enfermer le rêve, c’est-à-dire notre âme même, et le rêveur, dans une généralisation et dans une petite boite conceptuelle. On croit alors « détenir la vérité », c’est-à-dire pouvoir la mettre en prison, ou en bouteilles pour la vendre. Mais la vérité est comme le dieu qu’un certain roi de Thèbes avait fait enfermer dans ses geôles. À la faveur de la nuit, le dieu est passé à travers les murs et a semé la folie dans le palais jusqu’à ce que le malheureux roi soit mis en pièces par les femmes déchaînées, qui l’ont pris pour un animal sauvage.

Dionysos
On peut voir là une métaphore exposant comment la nature peut se venger sauvagement de tout enfermement rationnel, et un avertissement qui prend tout son sens dans le texte suivant, où Mme Von Franz aborde sous un autre angle le problème qu’elle soulève :

« On voit bien souvent des personnes chercher à approcher l’inconscient avec des buts bien définis et unilatéraux. Sachant exactement ce qu’elles attendent de l’analyse, elles se ferment par là-même à tout contenu non prévu par elles et donc à toute transformation réelle. On peut aller jusqu’à dire que limiter ses désirs à la seule guérison ou à un mieux-être est une approche égotique, car c’est vouloir s’approprier l’aide de l’inconscient. Il est bien évident que le désir d’être sain et "normal" est une aspiration légitime du moi que l’inconscient soutient généralement en y coopérant, mais si quelqu’un se borne à ne vouloir que cela, entend y parvenir par ses propres voies et se refuse aux suggestions de l’inconscient, après quelques temps des rêves négatifs viendront, car le centre auto-régulateur de l’inconscient (le Soi) cherche à conduire l’individu bien au-delà de la simple guérison, bien au-delà de ses petits désirs conscients. La personne peut être soulagée de ses symptômes, mais c’est comme si l’inconscient lui présentait la note : « il reste encore à faire ou à changer ceci ou cela » et, si le rêveur n’obéit pas, les symptômes reviennent !

J’ai pu observer, à bien des reprises, ce processus. Tout se passe comme si l’on devait s’engager dans la voie de l’individuation pour elle-même et non pour des raisons partielles telles que se sentir mieux, bien dormir, retrouver la paix de son ménage, sa puissance sexuelle ou sa puissance tout court, sa "joie de vivre" ou je ne sais quoi d’autre. Lorsque les vannes de l’inconscient ont été ouvertes, son eau continue à couler sans que l’on puisse l’arrêter. Toute approche utilitaire de l’inconscient qui cherche à se servir de celui-ci  et à se l’approprier produit des effets destructeurs. Cela se passe exactement de la même façon pour la psyché qu’en ce qui concerne la nature extérieure, ainsi que nous commençons à nous en rendre compte : si nous continuons comme nous le faisons, d’exploiter sans frein les forêts, les animaux et les minéraux de la terre, nous détruisons l’équilibre biologique ainsi que nous-mêmes, léguant aux générations montantes de lourdes notes à payer et des pertes déjà irréversible. La nature (comme la psyché qui en fait partie) tend à rétablir son propre équilibre, sa totalité biologique ; elle a ses propres desseins et refuse de se laisser exploiter selon les calculs d’un utilitarisme unilatéral. »

(Marie-Louise Von Franz, L’individuation dans les contes de fées, p. 73 et 74)

En relisant ces lignes, j’ai été frappé par la conscience écologique dont faisait preuve Mme Von Franz en 1977, voilà 40 ans, à une époque où il ne se trouvait guère que le Club de Rome pour tirer la sonnette d’alarme face au désastre au-devant duquel nous allons désormais de façon évidente. Elle en pointe les causes d’une façon remarquable, dont nous pouvons tirer une leçon quant à la façon de mener notre propre vie : il n’est pas suffisant de vouloir prendre soin de la nature, ou de l’inconscient, à des fins utilitaires, pour assurer notre bien-être ou simplement notre survie. Il nous faut vivre avec cette nature, nous accorder avec elle, en acceptant qu’elle ait ses fins propres dans lesquelles nous n’avons d’ailleurs qu’une petite part. Il nous faut retrouver notre place dans le grand cercle de la nature, et l’écoute de l’inconscient, c’est-à-dire de la nature vivante en nous, y contribue de façon décisive.

Mais c’est un changement radical d’attitude qui nous est ainsi demandé. Ainsi, il ne s’agit pas de méditer ou d’écouter nos rêves pour parvenir à une réalisation ou à ce fameux bien-être qu’on nous vend à coup de magazines, de vidéos et de foires commerciales, mais pour le seul amour de l’extraordinaire intelligence qui se déploie dès que l’on se met à l’écoute de la nature. Il arrive bien souvent, nous dit encore Mme Von Franz, que les rêves au-delà d’un certain point tiennent de l’énigme cryptique qui nous emmène plus avant dans le mystère de l’existence. Il s’avère que ces rêves « ne sont pas en relation avec un éclairage intérieur, mais avec le simple fait d'être; ils n'enseignent ni une connaissance intérieure ni à réaliser quelque chose, mais à exister : ils se contentent d'enseigner à vivre. »

Mais que demander de plus, n'est-ce pas ?


Si le sujet vous intéresse, vous trouverez d'autres éléments sur les difficultés éthiques du travail avec les rêves dans cet article : Éthique du rêve


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À noter  dans vos agendas, en novembre : un colloque sur l'actualité brûlante qu'ont pour notre époque les découvertes de Carl Jung. Nous y parlerons entre autres de rêves...