mercredi 5 décembre 2018

Sacré Diogène


Je ne trouve pas le temps d’écrire ces temps-ci. Un voyage au Québec, plusieurs formations et ateliers, et un très beau colloque « Jung d’hier à demain »1 où l’on a pu sentir souffler un vent nouveau dans la galaxie jungienne, ne m’ont pas laissé de répit depuis près de deux mois. Cependant, le travail avec l’ombre n’est jamais terminé. Elle a toujours de nouveaux enseignements à nous amener. Le dernier article que j’ai publié m’a valu plusieurs réactions qui ont éclairé un aspect du rêve que j’y présentais, resté jusque là dans la pénombre. Dans la suite de ce rêve et poursuivant ma route en compagnie de mon ombre, j’ai cheminé ces dernières semaines avec un nouvel ami intérieur, qui s’est présenté de lui-même comme étant Diogène de Sinope, qui serait un des premiers philosophes cyniques de l’Histoire, né vers 413 avant Jésus-Christ. Pour vous introduire ce cher Diogène, dont l’auguste Platon disait qu’il était « Socrate devenu fou », ce qui n’est pas un moindre honneur de mon point de vue, je veux vous partager deux réactions à mon article que j’ai reçues. 

D’abord, j’ai eu le plaisir d’entendre la résonance à mon rêve de Connie Cokrell-Kaplan, l’auteure du livre « les femmes et la pratique spirituelle du rêve » qui inspire fortement mon travail en loges de rêves. J’ai rencontré Connie en personne lors de son passage par Paris, peu avant que je ne m’envole pour Montréal. Elle avait pris le temps de lire mon article, sans doute aidée en cela par Google Translate car elle ne parle pas le français, mais elle en avait bien saisi l’essentiel et nous avons donc parlé de mon rêve. En écho à celui-ci, elle m’a invité à considérer la définition philosophique du cynisme :

Cynique

1. Membre d’une école philosophique grecque qui pensaient que la vertu est le seul bien désirable, et que la maîtrise de soi est le seul moyen d’accomplir cette vertu.

Comme je lui confiais que le mot « cynique » me dérangeait profondément, Connie m’a raconté qu’elle avait reçu l’enseignement de Carlos Castaneda en personne à un moment, et que celui-ci lui aurait alors dit :

- Connie, tu es la personne la plus cynique que je connaisse…

Elle a été, elle aussi, alors interloquée. Et puis il a ajouté qu'il voyait en elle un de ces cyniques de l'ancien temps et que c'était ce qu'il aimait en elle. Connie et moi avons ri ensemble de cet élément qui venait ajouter à notre connivence naissante : étions-nous donc tous deux des cyniques à la mode grecque ? 


Connie Cokrell-Kaplan

Comme par hasard, un de ces hasard qui viennent vous déboucher les oreilles, j’ai reçu en sortant de l’entretien avec Connie un courriel qui a enfoncé le clou. Avec la permission de son auteure, je vous le livre intégralement car il expose non seulement une belle synchronicité, mais surtout un magnifique rêve, et finalement il éclaire fort bien mon rêve :

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Synchronicité grandiose, la plus belle, à mon sens, de notre parcours cher ami…

J’ai fait un rêve ce Vendredi 12 Octobre 2018. Quand je l’ai laissé ce déployer en moi j’y ai vu un rêve à portée collective et j’ai souhaité absolument te le partager. J’allais donc t’écrire ce même jour et je retombe dans ma boite mail sur ce lien vers cet article « la part de l’ombre » que je n’avais pas encore lu et je n’avais pas vraiment l’intention de le faire parce bon, l’ombre ça va je connais…Un énième discours théorique sur le sujet, bof pas plus que ça… Et puis, malgré « moi »… je commence à lire le début… Et là j’ai été bluffé par ce qui était en train de se passer, je ne sais même pas comment le nommer, ce n’est pas de la résonance, c’est plus comme un tissage, comme si ton fil et mon fil en s’entremêlant pouvaient produire un motif, beaucoup plus vaste que l’addition de chaque fil. C’est le 1+1=3.

Avant de te parler de mon rêve il faut que je te livre ce que fait sonner, en moi, le tien :

Ce rêve est passionnant et il me semble très important de ne pas le dissocier du contexte, de cette discussion la veille avec ton ami dont les mots ont « déclenché une sourde colère ». Ce mouvement intérieur là dit quelque chose de précieux à mon avis.

« Et voilà donc que le rêve me parlait d’une explosion de violence. Cela ne justifiait pas pour autant que mon Georges se mange un pain, même s’il pouvait fort bien symboliser ce capitalisme financier que je tiens pour responsable de la catastrophe. » Eh bien si c’était mon rêve je dirais que cela se justifie largement, car il y a dans les mots de cet ami autant d’insensibilité, de « mise à distance » de la mécanique de destruction en cours, qu’il peut y en avoir dans ce que ce Georges représente. Ce sont pour moi les deux faces de la même pièce, celle de l’inertie face à l’horreur. « La Lumière va arranger les choses, il va se passer quelque chose d’inattendu » est un discours qui met la problématique du suicide collectif planétaire à l’extérieur de soi, alors que c’est bien à la racine de l’être humain que cette catastrophe prend sa source, et je ne parle pas là de comportements écologistes ou pas, je parle de bien plus profond. Ce discours donc dénote une insensibilité à son propre mécanisme de destruction aussi sûrement que le capitalisme est insensible à ce qu’il génère comme mort.

Donc Julie a bien raison de lui en mettre une, mais ce n’est pas de la violence. Car Julie n’est pas violente. C’est un choc percussif pour rendre l’autre un peu plus sensible. Julie n’est pas dans une dynamique de « vengeance », genre « t’es trop con mon bonhomme, tu ne mérites pas d’exister », Julie est dans un dynamique de réveil, et Julie a tellement conscience des enjeux qu’elle se donne sans retenue à cette dynamique, et face à un bloc d’insensibilité tel, une caresse et des mots doux n’ont aucun effet, il faut un choc à la mesure de la rigidité qui lui fait face, donc elle cogne. Mais c’est un acte d’amour en fait, c’est une convocation dans l’instant à s’éveiller à sa propre lumière, car qui commence à sentir son insensibilité, qui commence à voir qu’il ne voit pas, est en train de Voir en réalité. Et en plus ce Georges est un consommateur et un fournisseur de marijuana, alors là tout est dit : il maintient, autrui et lui même dans le sommeil et l’anesthésie.

« Enfin, soudain, j’ai pris conscience de ce qu’il me fallait admettre que j’ai une ombre tout à fait cynique. Elle a été réveillée par la discussion avec mon ami invoquant l’intervention de la Lumière qui viendra nous sauver de nos errements. Elle a grincé, des choses pas gentilles du tout sur la façon dont les idéalistes spirituels allaient vivre la crise écologique. » Ce paragraphe et celui qui suit ont déclenché un très fort malaise en moi « Dans le rêve, il s’est donc opéré un retournement : mon anima écoféministe a manifesté mon profond désir de voir le capitalisme en général, et en particulier les spéculateurs de la finance qui jouent avec notre avenir (ce n’est pas le cas de Georges) s’en manger toute une. Mais cette chère anima ne m’a pas épargné en pointant mon propre cynisme, réveillé par la discussion avec mon ami idéaliste. C’est en fait le cynisme de ce Sieyès en moi qui, quand on lui reproche sa violence révolutionnaire, laquelle se traduit chez moi dans la violence de ses jugements sans appel, répond qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Or de telles idées, à certains moments de l’Histoire, ont fait beaucoup de morts et je n’en suis pas fier. Elles ne valent pas mieux que les jugements à l’emporte-pièce sur les bobos. Elles font cependant partie de l’inconscient collectif et chacun(e) de nous doit en assumer sa part… »

D’une part j’ai la sensation en te lisant que le mot cynique fait référence à quelque chose classé dans la catégorie « pas bien ». J’entends ce que tu dis de comment il est employé de nos jours et à quelle genre de personnes il fait référence. Mais je t’ai également entendu dire que l’inconscient nous parlait toujours de l’inconnu. Du coup cela me semble délicat de rapatrié le mot cynique uniquement à ce que tu en ressens « consciemment », donc de façon « connue ». Je dis délicat parce qu’il y a bien sûr cet aspect « seul le rêveur sent si une amplification du rêve sonne juste ou pas pour lui ».

Si je suis dans un « je ne sais pas » et que je prends la définition du dictionnaire, voici ce que j’obtiens :

Qui avoue avec insolence, et en la considérant comme naturelle, une conduite contraire aux conventions sociales, aux règles morales ; qui manifeste du cynisme : Un être cynique et immoral.
Qui appartient à l'école philosophique grecque d'Antisthène et de Diogène. (Les cyniques [Ve-IVe s. avant J.-C.] méprisaient les conventions sociales et affichaient leur indépendance d'esprit.)
Nier les conventions sociales au profit d’une indépendance d’esprit, ne semble en soi n’est ni bon ni mauvais, cela dépend de comment c’est récupéré, est ce que ça va dans le sens de la Vie ou pas.

Là je reprends la formulation de ton rêve, j’écoute précisément tes mots… « Mon amie me dit alors que je me montre cynique, ce qui m’interloque». Dans le rêve tu n’es pas vexé, tu es interloqué… Il y a un « pourquoi ? » qui ce forme, « pourquoi dit-elle cela ? ». Il me semble que la scène suivante est la réponse, d’autant plus que Julie dis « tu te montres cynique ». Donc dans la scène finale, Julie « se montre », « se met en scène », « te montres », de quel façon une part de toi à le potentiel de se montrer cynique, et ce, pour ne pas faire le jeu de l’inertie.

Et là j’en viens au malaise que j’ai ressenti. Intégrer l’ombre selon ta conclusion si j’ai bien compris se résumait «  à reconnaître cette part violente qui est pas contente quand on n’est pas d’accord avec toi ». Il y a pour moi quelque chose de l’ordre de la prise d’un joint là dedans… Comme si cette « sourde colère » que tu as ressentit était le début de l’émergence de quelque chose, amplifié par le rêve, mais hélas recouvert et anesthésié par la fumée d’un paradigme bien rodé. Et si l’intégration de l’ombre consistait dans ce cas là à ne plus considérait cette violence comme de la violence, mais comme une lucidité qui cherche à émerger. Une lucidité qui est acte d’Amour pur parce que Vision pure. Si l’intégration de cette ombre te convoquait à être part delà un débat d’opinion telle une dispute dans une cour de récré mais bien à plonger plus loin dans l’exploration de ce qui est à l’œuvre et qui conduit à cette destruction massive afin d’aiguiser ta sensibilité et ta vision. Il y a plus violent que la violence, il y a la négation, et elle peut être très subtile…


J’en viens maintenant à mon rêve :

Première partie : Je suis dans un rassemblement de personnes où quelque chose de fondamental, d’essentiel, se joue pour moi. Je pourrais dire que c’est là que se trouve l’aspiration la plus profonde de mon être. Le rassemblement touche à sa fin. Nous devons quitter le lieu que l’équipe d’organisation a loué. Je me rends compte alors que mes affaires ne sont pas prêtes, que je n’ai pas farci la dinde (!?), et que j’ai oublié de retirer le complément de la somme que j’ai prévu pour la participation financière à la location des lieux. Je vais chercher dans ma voiture au moins une partie de l’argent que j’ai déjà, et dans ma précipitation, j’oublie de remettre le frein à main. La voiture commence à descendre et vient s’encastrer dans une porte de garage. Je n’en mène pas large, je n’ai qu’une envie, trouver un soutient auprès de l’équipe d’organisation, mais elle n’est pas encore là. Alors en attendant je vais regarder la télé dans la forêt qui se trouve tout à coté des bâtiments. Soudain je me rends compte que je n’ai pas vu le temps passer, qu’il fait déjà nuit, je sors du bois et je me rends compte qu’une des filles de l’organisation me cherche depuis un moment et cherche à me joindre par téléphone (mais évidemment le réseau ne passait pas dans la forêt). Je lui raconte alors toute mes problématiques, et quand je finis par la porte de garage emboutie, je suis en larme, bien consciente que je ne peux pas assumer, réparer quoique ce soit, je ne peux que pleurer devant le désastre. La fille me dit « Marie, qu’est ce que tu as fait… » avec une telle tristesse, ce n’est même pas un reproche, c’est un constat triste.

Deuxième partie : Je suis avec un groupe d’amis. Nous somme tous assis à même le sol à regarder le ciel. Nous commençons à voir au loin des chemtrails. Au début nous commentons les formes que cela prend, presque en trouvant cela joli. Puis le phénomène qui était plutôt clairsemé commence à envahir tout le ciel. Là l’ambiance change dans le groupe, d’un certain détachement nous passons à une tension sourde d’abord, puis clairement la perception qu’il est en train de se passer quelque chose de grave. Enfin une bruine descend sur nous. Je sens immédiatement la toxicité de ces fines gouttelettes qui me recouvrent, je suis en train de vivre en direct l’empoisonnement. Je hurle à mes amis qu’il faut rentrer, se mettre à l’abri, mais certains alors qu’il « savent » ce qui est en train de leur tomber dessus disent que « ce n’est rien », d’autres hurlent de terreur mais ne bouge pas, et toute cette inertie m’empêche moi-même de me mettre à l’abri.

(« Chemtrails » est le nom donné aux traînées persistantes laissées par des avions militaires contenant des métaux lourds extrêmement nocifs pour le vivant qui quadrillent de plus en plus notre ciel, pour les sceptiques, merci de visionner ceci avant d’émettre une opinion : https://www.youtube.com/watch?v=dTxwDJ2ZDkk)

J’ai réalisé en portant ce rêve durant la journée que la deuxième partie ne faisait pas seulement référence à ce qui m’interpelle de plus en plus en ce moment, c'est-à-dire l’état de la planète, de l’humanité, du vivant dans son ensemble, mais qu’elle décrivait exactement ce qui était en train de se passer : temps que la catastrophe nous paraissait lointaine, il y avait peu de réaction, maintenant qu’ elle est sur nous il y en a encore qui sont assez insensibles pour ne pas la percevoir, il y en a qui la perçoive mais reste dans l’inertie, et le pire c’est que pour se maintenir dans cet état d’insensibilité et d’inertie, cela a besoin de nier ce qui « voit et réagit ». Nier donc détruire.

A partir de cet éclairage la première partie est apparue comme une évidence : Alors que c’était le lieu même de l’essentiel pour moi, j’ai produit tout un enchaînement d’actes manqués, non aboutis, d’inconséquences, qui ont conduit à une situation désastreuse, avec des conséquences que je n’avais pas les moyens d’assumer, et qui impactaient tout le monde. Je ne pouvais rien faire pour réparer, je ne pouvais que pleurer. C’est ce que nous nous apprêtons à faire, à pleurer de notre inconséquence.

Ce n’est pas les générations futures qui vont souffrir, c’est notre génération qui commence à sentir les effets du poison, qui en est malade sur toute la planète, c’est bien notre génération qui voit les insectes disparaître en masse, les arbres mourir, nous assistons à notre propre déclin en direct et nous jouons encore à ne pas voir.

Toutes les réactions du rêve, je les portes en moi, je peux sentir ce qui n’a pas envie de voir, ce qui s’en fout royalement, ce qui voit mais se déclare impuissant – pour exemple : je passais en voiture par une route de campagne, quand j’ai vu sur le côté une bouche à incendie qui déversait des litres et des litres d’eau, il a fallu que je me « force » à m’arrêter pour aller sonner à une maison voisine et demander à l’habitante d’appeler les pompiers en leur donnant son adresse afin qu’ils puissent venir couper l’eau. Je dis que j’ai du me forcer car il y avait une pensée forte qui prenait presque toute la place « boh, d’autres vont bien le faire, là je suis pressée ». Je ne me suis pas arrêtée parce que j’ai une conscience écologique, je me suis arrêtée parce que j’ai vu l’absurdité, l’horreur, du programme qui se déroulait inconsciemment.  

Et depuis peu je peux également sentir ce qui voit vraiment, qui aimerait se mettre à l’abri et qui sait que c’est impossible tant que l’insensibilité et l’enfumage domine car autrui n’est en rien séparé de moi. Encore une fois je ne parle même pas d’avoir un comportement écologiste ou pas, ça c’est le bout de la chaîne, je parle d’une responsabilité bien plus profonde à savoir se soumettre en permanence au Feu qui dénonce le mensonge, la supercherie, la subtilité de cette mécanique de mort que nous portons TOUS. Et nous ne pouvons le faire que parce que nous avons également TOUS une Julie en nous, laissons-la donc nous distribuer quelque pains bien sentis !

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Je ne commenterai pas ici le rêve de mon amie Marie. Je le crois explicite, et son analyse est claire. Je veux surtout développer maintenant ce qui ressort pour moi du tissage entre nos deux rêves, à savoir l’importance de donner voix à cette figure intérieure de Diogène.



Aux définitions du cynisme proposées ci-dessus, Wikipédia ajoute que « cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l'humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire. L'école cynique prône la vertu et la sagesse, qualités qu'on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut radicale face aux conventions communément admises, dans un souci constant de se rapprocher de la nature. »

Liberté, nature et anticonformisme… une philosophie subversive et jubilatoire… tiens donc ! Ces diables de cyniques ont commencé à m’intéresser de plus en plus. L’inconscient, dans sa sagesse, me suggère-t-il donc de rejoindre une nouvelle famille d’âmes ? - me disais-je. Fort de ces encouragements, j’ai commencé à lire tout ce qui me tombait sous la main au sujet de ces énergumènes. La source d’information la plus intéressante a été une réflexion de Roger Pol-Droit intitulée « Vivre aujourd’hui avec Socrate, Épicure et tous les autres », qui présente l’avantage d’interroger l’actualité de ces philosophes trop facilement relégués aux oubliettes. C’est alors que j’ai commencé à nouer une certaine amitié avec ce bon vieux Diogène, dont l’histoire retient surtout qu’il vivait nu dans un tonneau et qu’il a envoyé vertement promener Alexandre dit le Grand parce qu’il avait contribué, avec ses ambitions de conquête, à la mort sanglante de centaines de milliers d’hommes. Le dit Alexandre, dont la flagornerie n’est pas sans faire penser à certains dirigeants contemporains qui se croient au-dessus de leurs contemporains, serait venu le voir pour lui demander ce qu’il pouvait faire pour lui. Voilà le dialogue savoureux que rapporte Plutarque :

« Alexandre interroge :
- Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai.
Diogène rétorque :
- Ôte-toi de mon soleil.
- N'as-tu pas peur de moi ?
- Qu'es-tu donc ?... Un bien ou un mal ?
- Un bien.
- Qui donc pourrait craindre le bien ? »

Voilà bien les puissants. Ils croient que nous avons besoin d’eux, ou de leurs faveurs. Et quand on les éconduit, ils cherchent à se rassurer en vérifiant qu’ils ont encore le pouvoir d’intimider leurs interlocuteurs. Mais Diogène le piège en lui faisant naïvement avouer qu’il pense être un bien, et lui cloue le bec. Quant à cette formule merveilleuse, « Mikròn apò toû hêliou metástêthi. » – littéralement : « Tiens-toi un peu à l'écart de mon soleil. » –, elle nous renvoie au fait que l’essentiel nous est donné gratuitement par la nature. La vie, la lumière du soleil, l’air que nous respirons… sont gratuits, et ce que nous appelons « la civilisation » est dans une grande mesure une mise en coupe réglée de la générosité de la nature pour le plus grand bénéfice des marchands et des dirigeants. C’est à cette mascarade que Diogène tourne le dos en demandant à Alexandre de ne pas se mettre entre le soleil et lui. En termes plus contemporains et d’une brûlante actualité, nous dirions simplement pour paraphraser Diogène :

- Dégage !…

Bref, on pourrait dire de Diogène qu’il est sans doute le premier anarchiste connu. Il prône le rejet des lois, de l’autorité, de la cité – en l’occurrence, d’Athènes. Et il a marqué son temps car il vivait comme il pensait. On lui prête aussi d’avoir parcouru les rues de la ville avec une lanterne allumée en plein jour, et de répondre alors aux passants qui l’interrogeaient sur ce qu’il faisait :

- Je cherche un homme !

On traduit aussi cette expression comme « je cherche un vrai homme ». Cet « homme » était alors théorisé par Platon qui glosait sur l’idéal humain et Diogène en réfutait ainsi l’existence car il ne le trouvait nulle part. Platon ayant défini un jour l‘homme comme un bipède sans cornes et sans plumes, Diogène serait promené par la suite en tenant un coq déplumé aux ergots coupés et en disant à qui voulait l’entendre : « voilà l’homme de Platon ! ». J’ai ri en lisant cette anecdote et en pensant au sort qu’aurait fait Diogène à quelques-uns de nos philosophes humanistes tout juste bons à palabrer sur les plateaux de la télé. Mais si l’on définit l’humain comme un être doué de conscience et de verticalité, se tenant debout au propre comme au figuré, on peut se promener dans les rues encore aujourd’hui avec une lampe de poche allumée en plein jour. Où est-il, cet humain que nous attendons, que nous espérons ?


Roger Pol-Droit s’attarde sur la parenté philosophique entre Socrate et Diogène. Le premier a développé l’art d’ébranler toutes les certitudes pour accoucher de la vérité, et cela lui a valu d’être condamné à mort comme perturbateur de la jeunesse athénienne. Le second, nous dit Pol-Droit, a incarné la radicalisation de la perturbation socratique. La légende veut que l’oracle d’Apollon lui aurait intimé de « falsifier la monnaie », ce qu’il aurait compris d’abord de façon littérale. Il s’est fait prendre peu après avec de la fausse monnaie et a passé quelques années en exil à méditer sur ce que le dieu cherchait à lui dire ainsi. Son « illumination » serait venue du fait de comprendre qu’Apollon l’invitait en fait à rejeter les conventions sociales, les valeurs communes et les convenances, en ne recherchant ni les honneurs, ni le pouvoir, ni les richesses, le savoir ou les plaisirs… dont le sage voit la fausseté.

Le secret de Diogène, c’est que pour être libre, il convient de vivre selon la nature. Il rejoint en cela Lao-Tseu un autre sage, chinois celui-ci, qui nous a enjoint de vivre selon le Tao, c’est-à-dire le principe qui sous-tend la nature. Il s’agit de se débarrasser des maux que la civilisation engendre, c’est-à-dire, si on ne l’entend pas dans un sens simplement littéral, de viser à un déconditionnement mental qui nous permet de retrouver notre nature première. C’est une des vertus de la méditation que de favoriser ce déconditionnement en permettant de se désidentifier du mental, d’observer comment nos pensées sont finalement très généralement programmées par nos mémoires et tout ce que la société nous a inculqué pour nous domestiquer. Et les rêves sont la trace vivante de cette nature en nous, qui cherche à se rappeler à notre bon souvenir. Il n’est donc pas besoin, pour être un émule contemporain de Diogène, de vivre tout nu dans un abri-bus.

A ce point de ma recherche sur ce que pouvait m’amener la fréquentation de ce sacré Diogène, j’étais convaincu déjà que nous avions beaucoup en commun et que je faisais depuis longtemps du cynisme philosophique comme Mr Jourdain de la prose, sans le savoir. J’ai commencé à regarder d’un autre œil mon rêve où cette chère Anima me déclare que je me montre cynique avant d’aller donner un coup de poing en pleine figure d’un digne représentant du capitalisme boursier. Et la conclusion de Pol-Droit a achevé d’emporter mes réserves. Il pointe d’abord la grande solitude de la liberté totale, qui est sans doute ce devant quoi la plupart reculent car il est plus sécurisant et confortable bien sûr de se tenir sous une bannière collective que de risquer l’individuation radicale. Il n’est pas facile de vivre une existence à contre-courant de la folie collective car, comme le chantait Brassens, les braves gens n’aiment pas, n’est-ce pas, qu’on prenne une autre route qu’eux. Mais cette solitude est le prix à payer pour se donner une chance de rejoindre la vraie vie, une vie hors de l’illusion. Et quelle est donc la nature de cette illusion ?

C’est l’illusion dans lequel s’enferre celui qui croit savoir, qui prend les vessies que lui présente son mental pour des lanternes. C’est l’illusion par excellence de l’ego qui se calfeutre dans son petit univers connu, qu’il croit maîtriser parce qu’il le repeint de mots, alors qu’il oublie tout simplement l’immensité de l’inconnu qui l’environne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est cet inconnu qui frappe à la porte à chaque fois que nous recevons un rêve, qui nous demande d’élargir un petit peu notre conscience. C’est cet inconnu auquel la méditation ouvre la fenêtre en l’invitant à nous visiter, à nous emmener au-delà de nous-mêmes. C’est encore cet inconnu, que nous éviterons d’appeler ici « inconscient » pour déjouer le réflexe mental qui voudrait enfermer ce dernier dans une définition psychologique, vers lesquels pointent Socrate et Diogène. Ces derniers, nous dit Pol-Droit, se sont érigés en gardiens de l’ignorance et en maîtres du non-savoir, rejoignant en cela les enseignants de la non-dualité radicale. Combien de fois ai-je entendu Paule Lebrun me répéter les mots d’Osho qui l’avaient tant marqués, déclenchant une ouverture irréversible dans son esprit :

« Non-savoir est la porte qui débouche sur l’Illimité. »

C’est ce non-savoir qui permet à Diogène de rejoindre la spontanéité de la vie hors des cadres que nous prétendons lui imposer. On peut bien lui prêter dès lors d’aboyer et de mordre comme un chien, car finalement, dans son optique, les chiens sont plus proches de la vérité de la vie que les humains domestiqués. Bien sûr, c’est une approche qui n’a aucune chance d’être populaire, tout comme ce qu’en disait Jung quand il indiquait que :

« On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en éclairant l’obscurité. »

Il n’y a aucun plan marketing à faire sur une telle démarche. Rien à vendre ni à acheter, la vérité n’a pas de prix et tous ceux qui prétendent vous la vendre sont des escrocs. Ni Diogène, ni Socrate, ajoute Pol-Droit, ne sont porteurs de nouvelles vérités. Leur marque de fabrique, c’est l’aporie, c’est-à-dire l’impasse, le sans-issue, l’absence de solution. Ce sont des grains de sable visant à détraquer la machine à fabriquer de l’euphorie, qui nous endort et nous refile des rêves falsifiés par Hollywood. Au fond, ce sont des maîtres zen qui nous présentent un koân, une de ces questions impossibles du genre « quel est le son d’une seule main qui applaudit ? », sur laquelle ils nous invitent à nous fracasser la tête jusqu’à ce que nous soyons passés au-delà de la question. Le koân suprême, c’est bien connu, est l’interrogation maîtresse de l’investigation fondamentale :

Qui suis-je ?

J’ai interrogé Diogène à ce sujet en imagination active, et sa réponse ne saurait vous surprendre. Il a simplement aboyé en frétillant comme Chabat dans son maître film « Didier ». Mais je n’en avais pas encore tout à fait fini avec Diogène. La vie m’a montré dans les jours suivant à quel point nous pourrions avoir besoin de ses lumières par les temps qui courent.


Peu après ma rencontre avec Connie Kaplan, j’ai pris un taxi pour me rendre à l’aéroport d’où j’allais m’envoler pour Montréal. Le chauffeur était une vague connaissance, ce qui l’a mis assez à l’aise pour qu’il m’expose en chemin sa vision du monde et de la vie. Nous n’avions pas fait un kilomètre qu’il a commencé à m’expliquer qu’il y a un plan secret visant à pervertir notre jeunesse par le truchement de la théorie des genres. A l’appui de sa thèse, il affirmait que l’on distribue un « kit gay » dans les écoles et qu’on oblige les petits garçons en fin de maternelle à en embrasser un autre sur la bouche. J’ai entendu Diogène ricaner méchamment. Je cultive habituellement la tolérance la plus large possible mais là, il m’était d’autant plus impossible de rester zen que je venais de lire une analyse fouillée sur la façon dont le fasciste Bolsonaro a répandu sur les réseaux sociaux le même genre d’ânerie sur « le kit gay » pour affoler le bon peuple brésilien. J’ai donc soutenu la discussion en disant à mon chauffeur que c’était du grand n’importe quoi. Il a bien sûr été incapable de me citer une source crédible, mais comme de toute façon, les journalistes ne disent que des menteries, n’est-ce pas, à qui accorder quelque crédibilité ? Ce n’est plus : la télé l’a dit, mais les réseaux sociaux l’affirment…

Je me serai bien renfermé dans le silence mais mon chauffeur était échauffé, et Diogène commençait à se rouler par terre d’hilarité. Le vieux cynique m’a invité à repenser à ce que je lisais dans les jours précédents à propos de la stratégie du bullshit2 dans laquelle excellent les Trump et les Bolsonaro de ce monde. Il ne s’agit même plus de mentir, car le mensonge implique de connaître la vérité, mais simplement de répandre n’importe quelle billevesée pourvu que cela fasse s’agiter la glotte et suscite des émotions qui court-circuitent la réflexion. A ce petit jeu, Goebbels , qui affirmait que plus un mensonge est gros, plus il a de chance d’être cru, est enfoncé par nos experts en post-vérité. J’ai donc essayé d’expliquer à mon chauffeur qu’il pouvait reconnaître ces manipulations à leur teneur très émotionnelles et au fait qu’il n’y a aucune source crédible pour les valider, mais il a bientôt changé de sujet pour m’expliquer qu’un journaliste avait récemment été assassiné parce qu’il était sur le point d’amener des preuves irréfutables de ce qu’il y a des messes noires au Vatican dans lesquelles le pape et ses copains violent des enfants. J’avais du mal à faire taire Diogène qui hurlait de rire, moi-même balançant plutôt vers la consternation.

A quelques kilomètres de l’aéroport, mon chauffeur de taxi s’est énervé. Je venais en effet de le coincer proprement. Pour lui, bien sûr, m’expliquait-il avec aplomb, il n’y a eu aucune attaque chimique en Syrie. Les images que nous ont montré les médias sont une pure invention pour justifier une intervention militaire en soutien aux islamistes mis à mal par les troupes d’Assad. D’ailleurs, ce dernier est un rempart de l’Occident contre la subversion islamique, et s’il y a bien eu quelques cas de tortures et des victimes civiles dans la bagarre, cela n’a rien à voir avec le portrait que nous en ont fait les médias. Là, même Diogène ne rigolait plus. J’ai demandé froidement quelles étaient ses sources, et bien sûr, nous sommes arrivés à RT. Quand je lui ai demandé s’il savait que ces deux lettres sont l’acronyme de Russia Today, une chaîne de télé russe aux ordres du Kremlin et du démocrate Poutine, il y a eu un grand silence. Et puis il s’est répandu en imprécations : il avait enfin identifié que je suis un agent à la solde de l’ennemi et pour un peu, d’un commun accord, j’aurais fini le chemin jusqu’à l’aéroport à pied.

Dans le silence qui a enfin suivi, j’ai repensé à la conclusion que tire Sebastian Deguiez dans son livre « Totale bullshit ». Il y a bien un moyen de lutter contre cette peste mentale, c’est d’en souligner le ridicule :

« Le bullshiteur est par définition ridicule, dans la mesure où son comportement ne fait que refléter l’abîme qui existe entre, d’une part son aplomb, sa prétention, sa certitude et son sérieux affichés, et d’autre part la vacuité totale de ses propos. »

Observons en effet le ridicule de ceux qui prétendent savoir, soient qu’ils aient une solution miracle pour la crise monumentale que nous traversons, soient qu’ils savent mieux que tout le monde comment la planète devrait tourner sur elle-même, soient encore qu’ils aient irrévocablement dépassé Freud et Jung pour prétendre à une « analyse quantique » des rêves... et autres foutaises qui traduisent l’inflation du mental qui ne touche plus terre. Mais c’est une lutte dans laquelle, ajoute Deguiez, la raison, l’imaginaire et la fiction peuvent faire front commun. J’ajouterai que le rêve en est partie prenante, ainsi que tout ce qui favorise la connaissance de soi, et que notre seul ennemi, c’est l’inconscience. En y repensant tandis que je m’envolais vers Montréal, j’ai enfin compris l’inestimable apport de Diogène à ma réflexion :

Le cynisme philosophique est une antidote à la bullshit !

Notre époque réclame des Diogène car, sauf à nous intoxiquer à l’idéalisme spirituel, il faut bien reconnaître que nous sommes dans une impasse totale et généralisée. L’heure est à l’aporie radicale. Et plus que jamais, il nous faut nous occuper de nos ombres et de tout ce que nos croyances véhiculent d’illusion, sinon il y a fort à parier que l’Ombre de notre civilisation s’occupera de nous et que nul n’en sortira indemne. C’est en tous cas la conclusion que je tire à ce point de mon rêve, et dans ce sens, il est en effet tout à fait justifié de cogner aussi fort que possible pour réveiller nos amis. 

Un choc percussif… comme dit si bien Marie !

Cristo do Brasil, octobre 2018


2 Sur ce sujet, je vous invite à lire cet excellent article : « Total Bullshit » : une tentative de doter d’un corpus théorique la notion de « post-vérité », et si vous voulez approfondir la réflexion, le livre qui y est présenté : « Total Bullshit. Au cœur de la post-vérité », de Sebastian Dieguez. PUF.