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vendredi 15 septembre 2017

Le nom du jeu est Amour


S’il est un domaine de la vie où nous rêvons le plus souvent les yeux ouverts, c’est bien celui de l’amour. Nous rencontrons quelqu’un et voilà que cet être devient le centre de nos pensées jusqu’à confiner à l’obsession. Sa présence ou une simple marque d’attention de sa part est un baume. Son absence est une torture qui reconduit à un manque qui n’a aucun sens apparent. Les symptômes du phénomène amoureux sont bien connus et défient toute rationalité. On dit bien que l’amour est aveugle, ce qui va avec le fait que nous rêvons l’autre : il incarne quelque chose dans nos vies qui va au-delà de la banalité de l’existence. Il y a quelque chose de divin qui se manifeste dans l’amour : il réunit le céleste et le terrestre. C’est le théâtre d’inévitables projections dans lesquelles nous pouvons rencontrer en miroir notre anima (féminité intérieure) ou notre animus (masculin intérieur). Pour simplifier le propos, nous parlerons ici de l’amour entre un homme et une femme, étant entendu cependant que la rencontre amoureuse ne connait aucune limitation de genre dans le vécu humain. On peut supposer cependant qu’il s’agit toujours là de la recherche de l’union entre les deux versants de l’énergie créatrice : la féminité et le masculin, qui s’incarnent dans les amants, sous toutes les formes et dans toutes les variations possibles d’un grand jeu générateur de vie.

Dans la tradition spirituelle, on évoque ainsi les jeux de la Bien-Aimée et de l’Amant comme figurant volontiers le rapport intime entre l’âme et le Divin, et non sans souligner qu’au-delà de cette dualité ressort le véritable mystère, celui de l’Amour qui réunit les amants. Mais dans nos existences, il y a là un double défi qui se pose à nous : il est évident qu’il y a une forme de folie dans l’amour, au sens de cet envahissement par l’inconscient que les anciens appelaient « passion ». Or cette folie est à la fois une bénédiction qui éclaire l’existence et nous prend par la main pour nous conduire à la rencontre du meilleur de nous-mêmes, et cependant une illusion tissée de projections qui nous conduit bien souvent à de terribles déceptions. L’enjeu psychologique de l’amour ressort de l’histoire que rapportait Platon qui veut que les dieux, jaloux de la puissance originelle des êtres humains, les aient divisé en deux moitiés qui passent leurs vies à se chercher pour retrouver leur intégrité originelle. On peut voir là une belle métaphore qui illustre ce que disait Jung de l’anima et de l’animus, à savoir qu’ils sont des passerelles vers le Soi, c’est-à-dire vers notre essence et notre totalité. Or là où il y a anima ou animus, c’est-à-dire notre partenaire intérieur, il y a nécessairement amour, fut-il déguisé, qui nous anime. Cependant la question se pose donc, et souvent cruellement : comment vivre le meilleur de l’amour sans nous perdre dans l’illusion ? Pouvons-nous parvenir à un amour sans projections ? Cela revient à demander : comment garder l’enfant divin et jeter l’eau du bain alchimique ?

L’analyste jungien Robert A. Johnson explique, dans un petit livre éclairant intitulé We, que l’amour romantique est une invention de l’Occident, qui va avec le développement de la notion d’individualité. Dans les civilisations traditionnelles, la plupart du temps, les unions sont décidées par les familles ou par le clan, et l’amour au sens où nous l’entendons n’a pas vraiment droit de cité. C’est vers le XIIème siècle, au moment de l’apparition de l’amour courtois, que la notion d’individu a émergé en Europe. Joseph Campbell disait qu’on pouvait voir la signature de cet événement psychologique dans le récit de la Quête du Graal, à un moment où les chevaliers, « sentant la disgrâce d’une aventure commune », s’engagent dans la gaste forêt chacun de leur côté, « là où nul chemin ne s’ouvre » et où elle semble le plus obscur. À la même époque, le mythe de l’amour romantique a pris forme avec l’histoire de Tristan et Iseult que Johnson étudie en détail dans son ouvrage. Il en ressort deux éléments qui réclament d’être considérés si l’on veut élucider le mystère de la passion amoureuse.

Le premier est que la potion que boit Tristan, qui le rend amoureux de la belle Iseult, est une potion tout à la fois d’amour et de mort. On ne retient généralement qu’un aspect de l’histoire, à savoir qu’alors que Tristan conduit Iseult à son oncle le roi Marc, ils boivent ensemble la potion que la nourrice de la belle avait préparé pour que celle-ci tombe amoureuse du roi et vive un mariage heureux avec lui. Mais ce breuvage ne fait pas que les rendre fous d’amour : il les condamne à vivre de terribles souffrances et finalement à mourir de cet amour qui les unit, ce qui signifie symboliquement que leur passion les amènera à une initiation transformatrice. C’est précisément ce que signifiait le terme « passion » quand, par exemple, il était question de la Passion du Christ, ce dernier figurant volontiers l’être humain suspendu entre les opposés pour accomplir le Soi, sa totalité. Le second point tient dans le fait que Tristan, à la fin de l’histoire, épouse une autre femme dont la parenté psychologique avec son amante Iseult la Belle est signifiée par le fait que c’est une autre Iseult, la douce Iseult aux blanches mains. Il est signifié là qu’en renonçant à sa projection romantique, Tristan a une chance d’entrer en relation avec la femme réelle derrière la projection. C’est ce qui arrive à tous les amoureux une fois passée la période de la lune de miel projective : ils sont appelés à se rencontrer mutuellement dans leur réalité et bien souvent, à constater que l’autre n’est pas à la hauteur des projections. C’est le moment de vérité de la relation, dans lequel une forme plus mature et moins romantique de l’amour peut émerger. Mais l’histoire est pessimiste : Tristan ne parvient pas à traverser le rêve. Il ne consomme pas le mariage et échoue à se détacher de sa passion, ce qui l’entrainera dans la mort par laquelle il sera finalement éternellement uni à Iseult.

Nous avons là une indication essentielle de la nature initiatique de la passion amoureuse qui peut être une source de croissance en conscience  au prix du retrait des projections. Ce n’est jamais une entreprise facile car cela implique d’une certaine façon toujours la mort du rêve poursuivi dans la relation romantique. Dans la mesure où nous sommes identifiés à ce rêve, nous avons le sentiment de passer nous-mêmes alors par des phases de mort et de renaissance. Si la relation ne meurt pas elle-même au travers de ces tribulations, c’est-à-dire si les partenaires sont suffisamment engagés dans le travail de conscience que permet la relation pour ne pas fuir la difficulté, le vécu de l’amour lui-même est transformé, passant de l’amour romantique qui idéalise les partenaires à l’amour humain qui accepte ceux-ci dans leur réalité, leur vulnérabilité et le fait qu’ils ne sont pas idéaux. D’après Johnson, « un des grands besoins des modernes est d’apprendre la différence entre l’amour humain comme une base pour la relation et l’amour romantique comme un idéal intérieur, un chemin vers le monde intérieur. » Car dans l’amour romantique, nous dit la psychologie des profondeurs, ce n’est pas l’autre que nous aimons mais l’idée que nous nous en faisons, le rôle que nous lui donnons à jouer dans notre petit théâtre intérieur. Il faut que cette projection soit écartée pour que puisse s’opérer une véritable rencontre. Johnson ajoute : « L’amour ne souffre pas d’être libéré du système de croyances de l’amour romantique. Le statut de l’amour ne peut qu’être rehaussé quand l’amour est distingué de la romance ».

Jung signale que, dans toute relation amoureuse, il faut considérer quatre niveaux de relation entre les partenaires. Il y a d’abord la relation entre le conscient de l’homme et le conscient de la femme, qui déjà pose le problème d’une différence de langage et d’expérience à partir desquels se forment les visions respectives de la vie et de l’amour. Il faut aussi considérer la relation sous-jacente entre les inconscients des partenaires, qui peuvent poursuivre des buts bien différents de ceux des personnes conscientes. Et puis il y a la relation que le conscient de chacun des partenaires établit avec l’anima ou l’animus de l’autre, relation pour le moins ambigüe puisque ce dernier tend à se projeter sur le partenaire, mais aussi à rivaliser avec celui-ci. Ajoutons à cela le fait que la relation d’intimité est généralement conditionnée par notre relation primaire avec nos parents et par notre blessure fondamentale, et nous commençons à envisager quel écheveau psychique peut être une relation amoureuse. Or il est encore une autre dimension ignorée de l’amour en Occident, et c’est la mesure dans laquelle l’amour personnel est un canal de l’Amour Universel qui tend à se réaliser dans toutes les relations. En d’autres termes, nous négligeons volontiers l’aspect divin de la relation amoureuse, qui pourtant selon Johnson est précisément ce qui nous met au défi dans l’amour romantique, car ce qui rend alors l’autre unique à nos yeux est qu’il reflète quelque chose du Bien-Aimé ou de la Bien-Aimée. C’est cette connexion avec le Soi au travers de l’anima ou de l’animus qui rend la relation amoureuse si précieuse. Elle pourrait bien être la voie d’accès tout à la fois la plus directe et la plus difficile, car la plus brûlante, au Divin.

Cependant, une des difficultés majeures que nous rencontrons avec l’amour tient au fait que ce mot recouvre des réalités très différentes : nous ne parlons pas nécessairement de la même chose quand nous parlons d’amour, loin s’en faut. Dans l’introduction de We, Robert A. Johnson signale qu’il y a 96 noms différents pour l’amour en sanscrit, alors qu’il n’y en a qu’un en français, deux en anglais et en espagnol. Or plus on connait quelque chose, plus on a de vocabulaire pour le décrire dans toutes ses nuances. Il rapporte ainsi que les premiers explorateurs qui ont rencontré des Innus ont été fort surpris de constater que ces derniers avaient une centaine de noms différents pour désigner la neige. Il y a pour les Innus la neige du matin, la première neige qui ne tient pas, la neige collante qui tombe à gros flocons, etc. De même, il y a toute une gradation de l’amour qui va de l’amour du chocolat à l’Amour divin. La seule langue connue où il y aurait autant de vocabulaire qu’en sanscrit pour parler de l’amour est l’arabe. Il y a là sans doute trop de nuances pour que nous puissions en saisir toutes les subtilités et il nous faudrait entrer dans des considérations mystiques car l’amour, dans ses hauteurs, perd toute dimension personnelle et devient un nom de Dieu. Cependant, le  grec nous offre déjà un éclairage significatif de cette diversité de l’amour en nous proposant une dizaine de noms pour l’appréhender. C’est ce que détaille  Jean-Yves Leloup dans le livre Qui aime quand je t’aime qu’il a cosigné avec Catherine Bensaïd, où il présente une échelle de l’amour qui va de porneia à agapè en passant par philea et eros :

Jean-Yves Leloup et Catherine Bensaïd
Qui aime quand je t'aime
Porneia est l’amour faim, le plus primaire pourrait-on dire, qui porte à littéralement « manger l’autre » : c’est la faim du bébé pour le sein de sa mère. L’autre est là un objet de consommation qui satisfait un manque, un appétit. « L’autre n’est pas différencié, il n’est là que pour répondre à mes besoins, qu’ils soient nourriciers, sexuels ou affectifs ». Mais il n’est là, nous dit Leloup, rien à refouler : il y a toujours de l’enfant en nous et il s’agit de le rendre conscient. Le défi que nous pose porneia est de passer de consommer à communier.

Pothos, pathè, mania sont autant de variations de ce que l’on appelle la passion amoureuse, où les anciens voyaient la source de tous les maux. On a ici la racine étymologique de mots comme « pathétique », « pathologique », « manie » et « maniaque », qui pointent le caractère obsessionnel de l’amour à ce stade qui prolonge porneia en ajoutant à la dimension pulsionnelle un caractère émotif. Il dit alors : « je t’ai dans la peau, tu es tout pour moi et je veux être tout pour toi. » Leloup souligne que ce qui se cache dans cette forme d’amour tient de la demande de reconnaissance, de la confirmation du droit d’exister.

Eros est un dieu, volontiers représenté comme un sexe représenté avec des ailes pour signifier un amour qui se dégage de la pulsion (porneia) et de la demande affective (Pothos, pathè, mania) pour s’envoler vers la divinité de l’amour. Eros nous introduit dans le domaine du désir et de la célébration de la beauté, que ce soit celle des corps mais aussi des âmes. Nous réduisons volontiers en Occident à tort l’érotique au sexe alors qu’il s’agit plutôt du dévoilement de ce qui est derrière l’attirance sexuelle elle-même. Avec eros, il y a un élan visant à élever l’amour jusqu’à agape et l’on voit se dessiner le sens de cette progression que figure l’échelle de l’amour : « chacun de ses barreaux n’a pas d’autre fonction que de conduire à l’échelon supérieur, on n’est guéri d’un amour que par un plus grand amour ».

Philia est l’amour que nous traduisons désormais par le terme « amitié », dans lequel on peut entendre dans la langue des oiseaux la reconnaissance de deux êtres comme des âmes-moitiés. Les Grecs distinguaient quatre formes différentes à l’amitié : celle qui prévaut dans la famille, l’hospitalité envers l’étranger, l’amitié des amis et l’amitié amoureuse, qui est rare car l’équilibre est rare entre l’attachement amoureux et le respect de la liberté que présuppose une véritable amitié. Philia nous invite à nous montrer dans notre vulnérabilité car il repose sur la confiance mais il n’est pas encore agapè car on attend encore de l’ami qu’il nous comprenne, ou du moins qu’il nous accepte dans notre différence, et l’on y noue une forme de complicité.

Storgè et harmonia commencent à dégager l’amour de la relation à l’autre pour en faire une qualité intrinsèque à la personne : storgè est l’amour tendresse et harmonia la célébration du fait d’aimer en lui-même, sans que cet amour soit nécessairement payé de retour. Il s’agit d’un état de conscience qui va avec la recherche d’une vie d’harmonie, et « un rayonnement de l’être profond de la personne, qui se manifeste comme une tendresse infinie à l’égard de tous les êtres. » Sexualité et affectivité ne sont pas exclues de cette dimension de l’amour mais sont replacées dans une perspective plus vaste, moins égocentrée. « Lorsque deux êtres aimants dans le sens de storgè s’unissent, c’est l’harmonie même du ciel et de la terre qu’ils rétablissent. »

Eunoia est l’amour qui s’incarne dans le donc et le service. « Avec eunoia, nous ne sommes plus du côté de la soif, mais du côté de la source » : les autres « ne sont plus là pour combler nos manques, ils sont là pour que nous les aimions tels qu’ils sont et quelles que soient les circonstances ».

Charis, qui a donné notre « charité » en en pervertissant le sens pour le réduire à l’aumône, est la joie de donner, et de se donner. Tout est donné gratuitement. « C’est ce qu’on appelle parfois « l’état de grâce ». Tout est simple, l’amour coule de source, il se nourrit même des obstacles et des oppositions qu’il rencontre. »

« Agapè est l’Amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles ». C’est cet amour que les chrétiens nomment Dieu, le seul dieu qui ne puisse être une idole car on ne le possède qu’en étant possédé par lui, qu’en le donnant et en le vivant. « Cet amour est un Autre en nous, une autre conscience, un tout autre amour que tous ceux que nous avons connus précédemment et qu’on ne peut comparer à rien. (…) Cet amour ne détruit rien, ni l’enfant en nous avec ses besoins, ni l’adolescent avec ses demandes, ni l’adulte avec ses désirs, mais il nous rend libre de toutes les formes d’amour que nous avions pris pour l’Amour. »

Plutôt qu’une échelle impliquant toujours une notion d’ascension qui laisse la terre derrière nous pour s’en aller au ciel, on peut se représenter aussi l’amour comme un arc-en-ciel déployant toutes les couleurs implicites dans la blancheur de la lumière. Mais le point important que cette étude met en évidence, c’est que les degrés supérieurs de l’amour s’appuient sur les précédents et en impliquent le vécu, l’intégration consciente. Il n’est pas possible d’accéder à l’Amour divin sans passer par l’amour humain, à l’amour universel sans incarner celui-ci dans l’amour personnel, à moins de perdre toute la richesse du spectre des couleurs de l’arc-en-ciel. Il ressort cependant de ces réflexions que la passion amoureuse peut être envisagée comme une voie spirituelle de connaissance de soi et du Divin pour peu que l’on soit prêt à y introduire de la conscience, à travailler la relation pour en retirer les projections. C’est une voie que l’on peut qualifier d’humide et de féminine car entièrement centrée sur la relation consciente, à la différence de la voie sèche et masculine qui se fonde sur la volonté et l’ascèse, pour laquelle l’amour humain doit être écarté au profit de la recherche d’un amour transcendant.

Art by George Atherton : https://geoglyphiks.com
La voie de l’amour consiste en vivre la transcendance précisément dans la relation; plutôt que la projeter dans le ciel, il s’agit de lui permettre de s’incarner sur terre, dans nos vies, dans nos corps. C’est l’enseignement de maîtres contemporains comme Richard Moss et Yvan Amar. L’observation des rêves nocturnes et des fantasmes diurnes est bien sûr un outil précieux dans cette démarche car on y voit se miroiter les jeux de l’anima et de l’animus, ainsi que la façon dont nos enfants intérieurs peuvent se mêler de nos relations. La pratique régulière de la méditation permet de travailler en prise directe avec les émotions et les projections. Brenda Soshana, dans son merveilleux petit livre le zen et l’art de tomber amoureux, met magnifiquement en lumière comment une discipline spirituelle comme le zen permet de travailler la relation amoureuse comme on travaille avec un koân, c’est-à-dire avec un problème insoluble. Dans son introduction, elle met en lumière l’enjeu fondamental derrière la relation amoureuse :

« Tomber amoureux est l’acte le plus mûr et le plus réaliste que vous puissiez accomplir. L’amour stimule votre vie, vous remplit d’énergie positive, génère la générosité et embellit chaque instant. Être amoureux dissipe immédiatement le sentiment qui saisit nombre d’entre nous de mener une existence vide et déconnectée du monde. Le corps guérit, le cœur est heureux.

Être amoureux est notre état naturel. La question que nous devrions nous poser est : pourquoi ne sommes-nous pas tout le temps amoureux ?
(…)
Contrairement à l’opinion répandue, le véritable amour ne fait jamais mal ni ne blesse. Seules nos attentes confuses peuvent ébranler notre vie au point d’entrainer des conséquences négatives. Il y a une pensée bouddhiste qui dit : « renoncez à la nourriture empoisonnée à chaque fois qu’elle se présente à vous. » Une fois que nous aurons appris à faire la distinction entre ce qui empoisonne et ce qui nourrit nos relations, une fois que nous aurons appris les lois de l’amour et comment les mettre en pratique, nous serons en mesure de mener une vie remplie d’amour et de bâtir une relation qui ne pourra pas échouer. Le zen nous montre comment renverser toutes les situations de notre vie.
(…)
Le zen et l’amour sont incroyablement compatibles. La merveilleuse pratique du zen, si ancienne, équivaut en fait à tomber amoureux. Lorsque vous êtes centré(e) sur ce que la vie vous apporte en l’accueillant avec plaisir, chaque jour devient un bon jour où vous êtes prêt(e) à tomber amoureux(se) de la vie toute entière, à trouver constamment des causes d’émerveillement et de gaité, des manifestations de bonté et d’amitié. »

Tomber amoureux de la vie toute entière. Par ces mots, Brenda Soshanna pointe une direction essentielle qui consiste en sortir la relation amoureuse des griffes de l’ego pour l’élargir à l’ensemble de l’existence. Car finalement, le seul obstacle à l’Amour est l’ego qui tente de le capter à son propre profit. Avec l’ego, l’amour est nécessairement attachement et source de souffrance car il est tissé de projections et d’attentes qui seront nécessairement déçues. La difficulté de la démarche et ses enjeux les plus profonds sont magnifiquement décrits par Eckhart Tolle dans un article[1] où il est interviewé par sa bien-aimée et où il pointe la confusion que nous faisons volontiers entre l’amour égotique et l’Amour :

« Ce que nous appelons habituellement « amour » est une stratégie de l'ego pour éviter de s’abandonner. On cherche quelqu’un pour qu'il nous donne quelque chose qui ne vient à nous uniquement lorsque nous sommes dans l’état d’abandon. L’ego utilise cette personne comme un substitut pour éviter la nécessité de s’abandonner. L’espagnol est la langue la plus honnête à ce sujet. En espagnol on utilise le même verbe te quiero à la fois pour dire « Je t’aime » et « Je te désire ». Pour l’ego, aimer et désirer est la même chose, alors que le véritable amour n’a pas de désir en lui, il ne veut ni posséder ni transformer l’amoureux/ l’amoureuse. L’ego trouve un être qu’il singularise et puis le « rend » spécial. Il utilise cette personne pour couvrir un sentiment fondamental constant d'insatisfaction, d’« insuffisance », de colère et de haine, tous étant étroitement liés. Ce sont les facettes d’un sentiment profond enraciné dans chaque être humain et qui est inséparable de l’état égotique. »

L’ego et l’amour sont antinomiques. L’un, qui tient toujours de la volonté de puissance, est l’ombre de l’autre et reconduit toujours à la dualité tandis que l’amour tend vers le dévoilement de l’unité fondamentale. Cependant, c’est une erreur typiquement spiritualiste que de croire que l’on peut écarter cet ego par la force de la volonté pour trouver la réalité de l’Amour : l’abandon ne se commande pas, il survient. C’est la même erreur qui est véhiculée quand on croit que l’Éveil prône la destruction de l’ego alors que la véritable non-dualité inclut ce dernier, c’est-à-dire la dualité et le mental, en les replaçant dans une perspective plus large dans laquelle ils ont leur place : la conscience relative est le marchepied sur lequel s’appuie Conscience pour s’incarner. Le danger en cherchant à écarter l’ego est de le refouler, et ce faisant de le renforcer inconsciemment en en faisant un ego spirituel qui se cristallise dans cette volonté d’écarter l’ego. Au pire, on risque de prendre des états psychotiques dans lesquels l’ego est effectivement détruit pour la réalisation de l’Amour alors qu’il s’agit d’une catastrophe psychique dans laquelle toute l’Œuvre est compromise. En fait, la volonté de transcender l’ego dans l’Amour est une négation de la réalité de l’amour telle qu’elle ressort de l’échelle de l’amour, dans laquelle agapè inclut tous les degrés précédents. Il n’est donc pas d’autre voie que d’accepter les limitations de l’ego et du mental dans l’amour, c’est-à-dire les souffrances qui vont avec l’attachement et les projections, mais on peut le faire en pleine conscience. C’est en cela que la méditation est l’antidote à la passion.

Cet ego qui nous pose tellement de problèmes dans la vie amoureuse peut être vu comme un enfant qu’il nous faut commencer par accueillir en nous-mêmes en nous occupant de ses besoins sans le laisser nous dominer. Cela nous ramène au fait qui veut que, pour vivre l’Amour, il faut commencer par nous donner à nous-même de l’amour. Le mot « compassion » signifie « souffrir avec », et avant d’être capable de souffrir avec les autres, il faut commencer par souffrir avec nous-mêmes, nous rencontrer dans notre propre souffrance, c’est-à-dire dans nos pulsions, nos demandes, nos désirs, nos attentes, nos projections. Il s’agit, nous dit par exemple Swami Prajnanpad, non pas de nier l’ego mais de l’élargir à l’Univers entier, c’est-à-dire de reconnaître notre souffrance dans tous les êtres et de réaliser par-là que nous n’en sommes pas séparés, pas différents. Or la nature paradoxale de l’amour veut que ce soit justement dans le vécu de la séparation amoureuse, qui est finalement l’aboutissement de toute relation par nature impermanente, que ressort sa véritable nature. On voit alors tout à la fois que l’amour dans sa dimension égotique est nécessairement souffrance, mais que nous ne saurions échapper à celle-ci car l’amour est aussi le rappel de ce qu’en réalité, nous ne sommes jamais séparés, nous sommes Un. Il s’avère ainsi être un feu alchimique qui travaille les métaux que sont l’ego et la conscience relative jusqu’à en extraire l’or de la Conscience. L'amour est la ruse des dieux par laquelle ils réveillent l'âme...


Eckhart Tolle met en lumière comment la mystification de l’amour consiste en croire que l’autre est unique et qu’il peut seul nous apporter la joie à laquelle nous aspirons; nous en faisons un être « spécial » et dès lors, nous voulons le posséder. Il y a là deux éléments qui réclament notre attention. Le premier est que l’erreur de l’ego consiste en croire qu’il y a une bonne personne pour nous, et d’autres qui seraient « mauvaises », ou du moins pas la bonne personne. C’est par là qu’est réintroduite la dualité, qui différencie donc au nom de l’amour la personne qui rencontre mon besoin des autres. Or l’amour est une qualité de relation, et fondamentalement, quand on va dans les étages supérieurs de l’amour (storgè, enoia, charis, agapè), nous pouvons vivre une relation d’amour avec toutes les personnes que nous rencontrons. Le déni de l’amour, en forme de « ce n’est pas la bonne personne pour moi », est toujours égotique et un refus des défis que pose la relation. Il y a là un rappel de ce que l’amour pointe finalement vers l’unité fondamentale, la non-séparation dans le Un de tous les êtres. Dans l’amour, il y a cette reconnaissance du Un par le Un sous le déguisement des formes, et c’est ce qui fait que l’union est délicieuse : c’est un retour à l’Unité, un dépassement de la blessure originelle de séparation. Ainsi, pour paraphraser Plotin qui parlait de « l’envol de l’unique vers l’Unique », il y a dans l’élection d’un être unique par notre amour une reconnaissance de l’Unique auquel nous aspirons, et si nous sommes capables de voir au-delà de la forme, nous pouvons trouver là une passerelle de l’amour personnel à l’Amour universel. Teilhard de Chardin le disait clairement :

« C’est par ce que nous avons de plus personnel que nous touchons à l’Universel. »

Mais encore faut-il dépasser l’amour égotique dont Eckhart Tolle souligne justement qu’il est pris dans la dualité amour / haine pour toucher à l’Amour qui sous-tend l’amour et la haine. Cela nous ramène au fait que ce qui rend l’autre unique à nos yeux, c’est que nous projetons sur lui quelque chose de notre propre unicité : nous lui prêtons inconsciemment d’être la seule personne qui puisse nous mettre en contact avec le Divin en nous. Mais les difficultés en amour commencent quand l’autre déçoit la projection, c’est-à-dire se révèle différent de ce qui était attendu, espéré. L’autre devient haïssable de ne pas répondre au besoin qu’il semblait combler. En réalité, il nous offre alors une merveilleuse opportunité de différentier la projection de l’être humain, et de commencer à rapatrier la première. Il s’agit de voir alors clairement ce que l’autre représente pour nous : ce pourra être par exemple un partenaire spirituel ou un parent, un compagnon qui nous valide ou un antidote à la solitude existentielle, un miroir dans lequel nous interrogeons notre beauté ou un sauveur, etc… En le voyant et en assumant qu’il s’agit dès lors de devenir pour nous-mêmes ce vis-à-vis que nous cherchons chez l’autre, nous libérons ce dernier de l’obligation de répondre à nos attentes, et plus profondément encore, nous libérons l’amour de la dualité. Alors, il devient clair que jusque dans la haine, il y a de l’amour qui avait mal tourné, et nous revenons à l’unité de l’Amour. Mais pour cela, il faudra oser nous risquer à la vulnérabilité, c’est-à-dire à rencontrer le sentiment d’insuffisance dont parle Eckhart Tolle et que recouvre l’amour égotique. Il faudra expérimenter dans leur pleine mesure, et en conscience du cadeau qu’elles recèlent, la souffrance, l’insatisfaction et la colère qu’impliquent la rencontre de la réalité de l’autre au-delà des projections…

On pourrait dire, pour filer la métaphore implicite à la notion de projection, qu’on ne peut pas sortir de la salle de cinéma avant que le film ne soit fini. On ne peut pas sortir du rêve avant de s’éveiller. Quoi qu’on fasse, on est encore dans le film et l’on continue à rêver. Mais à la fin de la projection, quand la lumière de la Conscience s’allume, la véritable nature de l’histoire que nous venons de vivre apparait et nous sortons librement de la salle de cinéma. Il faut croire qu’il y a une valeur suprême, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer et conceptualiser, dans ces jeux de l’amour. C’est peut-être la seule voie spirituelle qui soit entièrement naturelle, c’est-à-dire qui ne soit pas entravée par le projet mental d’une réalisation. Or de nombreux témoignages convergents laissent entendre que ce que l’âme vient chercher sur terre est simplement d’expérimenter toutes les formes de l’amour. Nous serions comme des abeilles venant de l’Éternité pour récolter le pollen de l’amour dans le temps. Ainsi, de nombreux récits d’expériences de mort imminente rapportent que la seule chose que nous emmenions de l’Autre Côté de la vie serait l’amour que nous avons vécu. Cela tombe bien car dans cette perspective, il n’est pas d’amour impossible : il n’est jamais impossible d’aimer. Au fond, le seul véritable risque serait de manquer à l’amour. Christian Bobin le dit fort bien :

« Ils craignent la mort plus que tout, sans voir qu'il y a une chose plus redoutable encore : une vie sans amour. »

Dès lors, la seule « faute » réelle serait de blesser l’amour. Ainsi, j’ai entendu récemment une expérience de mort imminente dans laquelle la personne, au moment de se remémorer son existence, s’est rappelée toutes les fois où elle a repoussé l’amour, et par exemple le mépris avec lequel à douze ans elle avait écarté un prétendant boutonneux qui l’invitait à danser. Cela était entièrement pardonné mais réclamait d’être rendu conscient au moment de partir. Comme le disait Christiane Singer, il semble donc qu’il faille :

« Ne jamais oublier d'aimer exagérément : c'est la seule bonne mesure. »

En conclusion, j’ajouterai simplement que l’éclairage le plus pertinent que j’ai trouvé pour ma part sur cette délicate question de l’amour vient du témoignage d’une chercheuse spirituelle engagée sur la voie de l’amour auprès d’un maître soufi. Le titre même de son livre est éloquent, il s’agit de L’abîme de feu de Irina Tweedie. Tout au long de ces pages, on voit comment l’amour qu’elle éprouve pour son enseignant sert à brûler les scories mentales et anéantit progressivement l’ego, consumé comme une bûche dans un foyer, jusqu’à ce qu’il ne reste que l’Amour. Il n’est pas besoin cependant de partir en Orient et de s’assoir aux pieds d’un maître pour rencontrer ce feu transformant car la rencontre amoureuse est finalement toujours un rendez-vous avec le/la Bien-Aimé(e) de l’âme, qui réclame que celle-ci se dénude entièrement tôt ou tard de toutes ses illusions. La vision romantique de l’amour voudrait ainsi nous faire croire que ce dernier conduit à la félicité éternelle des amants, mais en réalité, le travail de l’amour ne commence véritablement que quand son feu se met à brûler et nous oblige à nous éveiller de notre rêve. Cela implique d’accueillir tous les démons qui accompagnent l’amour – la jalousie, le manque, la douleur du rejet et de l’abandon, le désir lancinant, la culpabilité, etc… – comme faisant partie de son mystère et œuvrant à son initiation, et de les célébrer comme faisant partie de la merveille d’aimer. Dans la souffrance d’amour, on peut toujours se dire : je ne souffrirai pas tant si je n’aimais pas, mais il vaut encore mieux souffrir ainsi que ne pas aimer. C’est suivre avec grâce la loi de l’amour, dont Saint-Bernard de Clairvaux, éminent mystique, disait :

« Celui qui aime aime l'amour, et aimant l'amour, il forme un cercle si complet qu'il n'est pas de fin à l'amour. »

Alors, si donc nous regardons l’existence comme un grand jeu, plutôt qu’une affaire sérieuse dans laquelle il s’agirait de réussir ou de réaliser quelque chose, il apparaît clairement que le nom du jeu est Amour et qu’il n’y pas de perdant à celui-ci, à condition d’y jouer en pleine conscience.


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samedi 15 avril 2017

La voie du rêve


À l’occasion de la publication du 100ème article de ce blogue, j’ai voulu tenter de préciser quelle est cette « voie du rêve » que je présente ici sous différents angles. Quand j’ai ouvert cet espace en octobre 2013, j’ai proposé comme introduction une présentation[1] qui se voulait poétique et cependant exacte de cette voie – la relisant près de 4 ans après, je n’ai non seulement rien à y redire mais j’y trouve l’essentiel de ce que je pourrais dire encore aujourd’hui. En particulier, mon texte y est encadré par deux citations qui inscrivent précisément ma démarche dans la continuité des deux influences majeures qui en dessinent les contours. À tout seigneur, tout honneur, je cite donc pour commencer Mencius, un philosophe chinois du IVème siècle avant Jésus-Christ :

« Celui qui va jusqu'au bout de son cœur connaît sa nature d'être humain. Connaître sa nature d'être humain, c'est alors connaître le ciel. »

Mencius est un penseur qui est resté dans l’Histoire car il croyait en la bonté fondamentale de l’être humain. Il voyait la preuve de cette bonté intrinsèque au cœur humain dans le fait qu’aucun de nous ne saurait rester indifférent en voyant un enfant tomber dans un puits. Au-delà de cette prémisse essentielle sur laquelle je reviendrai plus loin, Mencius définit précisément ici le seul but que peut se donner la voie du rêve, sa destination. Il rejoint là l’injonction gravée à l’entrée du temple de Delphes qui avait impressionné Socrate :

Γνῶθι σεαυτόν

C’est du grec ancien, qui se prononce : « gnothi seauton » et signifie « connais-toi toi-même », à quoi la tradition ajoute : « et tu connaîtras l’Univers et les dieux ». Mencius ne dit pas autre chose quand il indique, certainement d’expérience, que connaître sa propre nature c’est connaître le ciel, c’est-à-dire métaphoriquement, l’illimité. Dans l’esprit des anciens chinois, le Ciel est aussi le principe Créateur, pur Yang qui épouse la Terre, pure Yin. Mencius suggère donc que la connaissance de notre nature d’être humain nous conduit à la totale liberté qui va avec le fait de connaître le principe créateur de notre existence.

Mais comment se connaître soi-même dans cette nature ?

C’est ce que dit clairement la seconde citation, qui vient d’une lettre de Carl Jung à un de ses amis à qui il partageait en 1932, sous le sceau de la confidence, quelque chose de son expérience intérieure :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. [...] seul un chevalier risquera la ‘queste et l’aventure’. »

Je ne m’étendrai pas ici sur l’importance centrale de Carl Jung dans ma propre recherche car je l’ai déjà fait en de multiples endroits. Je me défends d’être « jungien » car lui-même n’a jamais voulu créer une école et c’est finalement l’insulter que de se calfeutrer intellectuellement dans un « jungisme » au lieu de risquer la « queste et l’aventure » de ce qu’il a appelé l’individuation, c’est-à-dire d’être l’unique que chacun de nous est. Cependant, la voie du rêve est certainement une voie jungienne[2], qui s’inscrit dans le prolongement de son œuvre immense. Que dire alors de Jung ici ? Nous lui devons d’avoir jeté un pont entre notre modernité déracinée et les anciens enseignements, que ce soient ceux de l’alchimie, de la gnose ou encore de l’Orient mystique. Comme le souligne Pierre Trigano dans un ouvrage remarquable[3], la plus grand (re)découverte de Jung est certainement la réalité du Soi, c’est-à-dire du centre transcendant de la psyché qui œuvre sans trêve à concilier « les composantes multiples contraires decelle-ci en une totalité harmonieuse ». Ce Soi a reçu beaucoup de noms, par exemple celui de Dieu ou encore du Fond de l’Être (ungrund), le Je Suis dont les archétypes de l’inconscient collectif et la conscience émanent. Jung lui-même a beaucoup moins d’importance que le Soi qui s’est servi de Jung, mais non seulement de lui, pour se manifester à notre époque.

Ce que l’on ignore souvent de Jung, c’est qu’il envisageait la nécessité pour l’Occident de créer son propre yoga, et qu’il voyait dans sa psychologie des profondeurs une première pierre qu’il apportait à cet édifice. Mon mentor et ami Nicolas Bornemisza a repris le flambeau de cette ambition en développant ce qu’il a appelé le « yoga psychologique », ou plus récemment le « yoga de l’individuation », qui reconsidère la psychologie de Jung dans la perspective d’une voie de libération analogue au yoga oriental. Je suis moi-même un adepte de ce yoga psychologique, et la voie du rêve doit beaucoup aux travaux de Nicolas Bornemisza. Il a selon moi accompli la jonction essentielle en montrant qu’il est possible d’orienter le travail des rêves et l’imagination active dans une direction différente que celle définit par le cadre de la psychothérapie occidentale, pour revenir à la source du « soin de l’âme » dans sa recherche d’une libération de la souffrance. Ainsi est-il possible de reformuler les quatre nobles vérités du Bouddha dans un vocabulaire jungien :

1.            La souffrance est inévitable.
2.            La souffrance procède de l’inconscience (ignorance).
3.            Il est possible de se libérer de la souffrance et de l’ignorance.
4.            La voie de l’individuation consciente offre un chemin hors de la souffrance.

Quant au lien entre Jung et le Bouddha, ou encore avec la Chine ancienne dont Mencius est ici le représentant éclairé, j’aime rappeler ce qu’on peut lire dans le journal d’Ira Progoff, qui avant d’être l’auteur de la méthode dite du Journal Intensif, était un disciple de Jung. Un jour, il lui a demandé: « Supposez que vous soyez affranchi de toutes les difficultés liées au fait de trouver une formulation intellectuellement satisfaisante de vos méthodes; supposez que vous puissiez les formuler sans tenir compte des mauvaises interprétations et du mauvais usage que pourrait en faire autrui; supposez que vous puissiez les formuler d'une manière qui soit fidèle à vos impressions les plus authentiques à ce sujet, qu'en serait-il ? »

« Ach ! fit Jung, ce serait trop drôle. Ce serait du pur zen. »

Au travers de l’étude et de la pratique du yoga psychologique, j’en suis venu à la conclusion que l’immense apport de la psychologie de Jung n’est pas tant de fournir un système d’explications ou une carte détaillée du processus d’éveil de la conscience, qu’un vocabulaire et des outils conceptuels permettant d’intégrer toutes les traditions spirituelles dans une perspective résolument occidentale, c’est-à-dire ancrée dans notre modernité scientifique sans transiger avec des croyances d’un autre âge ou d’une autre culture. Les notions d’inconscient collectif, d’archétypes et d’individuation, par exemple, fournissent un modèle conceptuel qui permettent d’approcher aussi bien le gnosticisme que le chamanisme, le bouddhisme zen ou le soufisme, sans perdre notre enracinement dans la culture philosophique occidentale. Mais il convient d’être très prudent dès que l’on manipule des concepts car on peut leur faire dire n’importe quoi. Ainsi, l’écrivain Han Ryner fait-elle de ce qu’elle appelle « individuation » le moteur d’une idéologie du « seul contre tous » qui va à l’inverse de ce que Jung voulait exprimer par ce terme. Quant à la notion d’inconscient, elle est généralement très mal comprise comme renvoyant à la poubelle freudienne de la conscience. C’est encore l’Orient, qui a quelques milliers d’années d’avance sur nous en matière de connaissance de soi, qui définit le mieux de quoi il est question, ici dans les mots de l’enseignante tantrique de Daniel Odier :

« Ce que vous appelez inconscient, nous l’appelons Conscience des profondeurs et c’est le champ que nous ne cessons d’ensemencer par nos actes qui n’ont pas atteint à la spontanéité. Lorsque nous méditons, nous laissons reposer toute la jarre qui contient la Conscience, inconscient ou Conscience des profondeurs compris. Dans la vie impulsive, cette jarre est sans arrêt secouée et obscurcie. La boue et l’eau claire sont parfaitement mélangées, ce qui rend tout examen du contenu impossible. Lorsque nous méditons, nous cessons d’agiter la jarre et nous la déposons devant nous. Peu à peu, l’eau s’éclaircit et les semences profondes affleurent à la surface. C’est ce qui rend parfois le processus méditatif si douloureux. Il remonte des semences que nous ne voulons pas voir en nous ou dont nous ne soupçonnons pas l’existence. Peu à peu, le contenu de la Conscience de tréfonds apparaît à la surface du conscient et le contenu s’épure. En méditant, nous acceptons d’ouvrir la jarre et d’écumer tout ce qui apparaît à la surface de l’eau. Si parallèlement, nous accédons à la spontanéité, nous n’ensemençons plus la Conscience des profondeurs et peu à peu, le cycle est rompu. »[4]

La voie du rêve est une voie qui embrasse toutes les traditions spirituelles et ne se limite à aucune d’elle. J’ai pour ma part une affection personnelle pour le mouvement dit du Dharma-Gaïa, émergence contemporaine en Amérique du Nord qui fait se rejoindre la pratique de la méditation sous toutes ses formes (Dharma) et la vision chamanique des peuples premiers (Gaïa). Mais Dharma et Gaïa ne dessinent pour moi que l’axe horizontal du mandala spirituel dans lequel j’inscris ma démarche. L’axe vertical s’enracine dans la psychologie des profondeurs de Jung, pour les raisons que j’ai indiquées précédemment, et s’élève jusqu’à la gnose intemporelle. S’il est d’ailleurs encore une influence dont j’oserai me réclamer pour tenter d’expliciter l’orientation de la voie du rêve, ce sera celle du Christ gnostique qui parle dans l’Évangile de Thomas et dit (logion 2):

« Que celui qui cherche ne cesse de chercher jusqu’à ce qu’il ait trouvé. Quand il aura trouvé, il sera bouleversé, et étant bouleversé, il sera émerveillé et régnera sur le Tout. »

Au fond, Yeshua ne dit pas autre chose ici que Mencius. Il précise simplement quelles sont les étapes de la recherche : il convient d’aller tout d’abord au bout de celle-ci, c’est-à-dire au bout de son cœur, disait Mencius. Alors, il se produit un renversement de perspective qu’on ne peut désigner que comme un bouleversement, et au-delà de celui-ci, l’émerveillement. Reigner sur le Tout, c’est une autre façon de connaître l’univers et les dieux, pour reprendre la formulation grecque. Ce bouleversement, cet émerveillement et cette libération, c’est ce que l’Orient a désigné comme étant le Satori, l’éveil de la conscience à sa véritable nature. Et voilà ce que dit Carl Jung de son propre travail :

« Je considère de mon devoir de montrer à l’Européen où se trouve, chez nous, l’entrée vers cette ‘route la plus longue’ qui mène au Satori et de quelles embûches est semé ce sentier sur lequel, chez nous, seul un petit nombre de grands hommes se sont aventurés. »

Je suis convaincu pour ma part que ce qui était réservé à quelques « grands hommes » (et grandes femmes) dans le passé est maintenant une nécessité de nature collective pour beaucoup d’entre nous. Disons-le ainsi : si nous ne nous éveillons pas, et vite, nous allons droit dans le mur. À toute allure. Il se peut même que l’urgence spirituelle que ressentent beaucoup de gens aujourd’hui soit en fait un signe annonciateur de l’agonie, de la même façon qu’il arrive aux personnes qui reçoivent un pronostic fatal à brève échéance de soudain d’éveiller à la beauté de la vie, à la merveille de vivre. 

Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ?

La voie du rêve est donc l’incarnation de mon espoir personnel de voir finalement triompher le sens sur le non-sens. Je pense en disant cela aux mots de Jung disant : « J’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille. ». Je n’ai pas pour ma part la prétention absurde d’ouvrir une nouvelle voie spirituelle. Rien ne me parait plus ridicule que l’infatuation de ces égos qui prétendent créer une nouvelle méthode et oublient que nous avons déjà trop de méthodes, de techniques et de stratagèmes qui nous permettent d’éviter l’essentiel, qui seul importe. Il faut nous souvenir de ce que la sagesse chinoise expliquait il y a déjà longtemps : « la bonne méthode entre les mains du mauvais homme donnera de mauvais résultats ». L’obtention du résultat souhaitable n’est donc pas une question de méthode. Le mauvais homme, ici, est l’homme dont l’intention n’est pas juste. Et l’adage chinois de préciser que « la mauvaise méthode entre les mains du bon homme donnera de bons résultats ».

On en revient à Mencius : qu’avons-nous dans le cœur ?

Ce n’est qu’en allant au bout de ce cœur que nous le saurons. Et comme Mencius le supposait, nous constaterons alors que nous avons tous un bon fond, que l’être humain que nous sommes est fondamentalement bon. Ce qui le rend parfois mauvais, c’est la souffrance… et ceci étant posé, la nature du travail requis devient évidente : il s’agit pour chacun(e) de nous de transformer la souffrance en conscience pour éviter de la propager sinon en violence. Or cette transformation de la souffrance en conscience est un processus naturel. À chaque fois que nous avons un rêve, c’est que quelque chose qui est inconscient cherche à devenir conscient, et prend forme d’images de rêve pour commencer à intégrer la conscience. La « méthode » est donc très simple : elle consiste en ne rien faire mais de se laisser travailler par le mouvement intérieur de la psyché autonome, et d’être simplement entièrement présent au travail intérieur du rêve par lequel la conscience est en train, en chaque instant, de se déployer, de se créer. C’est, ainsi que je l’ai expliqué en différents endroits, une voie méditative[5].

Peut-être aurez-vous remarqué que je ne parle pas de « la voie des rêves », mais de la voie du rêve, et peut-être vous demandez-vous alors de quel rêve il s’agit. Bonne question. Quand j’ai choisi le nom de ce blogue, je l’aurais volontiers appelé « la voie des rêves » mais c’est là le titre d’un des livres de Marie-Louise Von Franz, parmi les meilleures présentations du travail des rêves dans la perspective de la psychologie des profondeurs. J’ai alors intuitivement choisi de m’en tenir au rêve singulier, et par là, sans que ce soit encore parfaitement clair à mon esprit, de restreindre mon propos au grand rêve dans lequel nous vivons en permanence, notre rêve d’une existence séparée. Déjà, dans mon texte initial, je parlais de la nécessité de « traverser le rêve » pour arriver à se connaitre. Mais ce que je voulais dire par là n’était encore qu’une intuition qui allait prendre forme au travers de la centaine d’articles qui ont suivi. Au fond et au risque de me répéter, l’idée qui m’anime là est simple :

Le véritable intérêt du travail des rêves, quand il n’est pas instrumentalisé par la psychothérapie ou inféodé à des buts utilitaires qui le détournent de son véritable sens, est de nous permettre d’étudier le fonctionnement de ce qu’on peut appeler, avec l’Orient, notre mental. Le mental est cet ordinateur biologique qui produit sans cesse des images (cerveau droit) et des pensées (cerveau gauche) pour représenter la réalité vécue en chaque instant. Les images nous portent bien souvent des informations fort utiles pour équilibrer la logique souvent fermée de nos pensées – un premier objectif de ce travail est donc simplement d’équilibrer la droite et la gauche en nous pour utiliser tout notre cerveau, notre « féminin » réceptif comme notre « masculin » actif. Mais cela va plus loin. Dans notre représentation de la réalité, il y a toujours des mémoires sur lesquelles nous nous appuyons pour appréhender le réel à partir d’une base connue, et une créativité inhérente à la psyché qui cherche toujours à amener du nouveau (plus de conscience) dans notre façon de répondre à ce qui est. Nous pouvons ainsi apprendre à distinguer ce qui tient de la réaction (re-action, répétition) de la création, et nous accorder au mouvement créateur de notre vie. Dès lors, nous goûtons la liberté d’être intégralement cela que nous sommes et la paix d’être entièrement réconciliés avec tous les aspects de notre existence.

Plus fondamentalement encore, nous pouvons enfin par-là devenir conscient du rêve dans lequel nous vivons, c’est-à-dire des projections mentales qui nous permettent d’appréhender le réel mais qui nous le voilent en même temps. Il s’agit au fond de retourner l’attention vers la source intérieure de la conscience relative, au lieu de se perdre dans les objets de cette conscience. Alors, les rêves nocturnes ou les images intérieures qui nous viennent en imagination active apparaissent être comme des pierres de gué qui nous permettent de traverser la rivière de notre rêve mental, car ils sont issus de la conscience des profondeurs qui cherchent à émerger hors du voile de notre mental. Dès lors, la véritable valeur du travail du rêve ressort : c’est une recherche de la nature de la conscience qui s’opère par-là, dans laquelle la conscience apprend à se différentier du mental. Ou pour le dire autrement, c’est une étude approfondie de la prison dans laquelle nous sommes enfermés, pour trouver le moyen d’en sortir. Mais il apparaît en bout de ligne qu’il n’y a pas lieu d’entretenir la moindre dualité : le rêve même qui nous enferme est cela même qui nous libère. Le mental n’avait pas de réalité propre et était simplement une fonction de la conscience dans un stade transitoire de sa croissance, comme l’œuf l’est pour l’oiseau.

Il s’agit donc, encore une fois, en traversant le rêve de notre existence, d’aller au bout de notre cœur. Or le cœur a pour fonction d’aimer. Il s’agit d’aller au bout de notre amour, de ce qui nous donne le goût de vivre, ce qui fait battre notre cœur. La voie du rêve est, comme le disait Carlos Castaneda, « un chemin qui a du cœur »… Et il s’agit par là de trouver cet Amour qui nous fait vivre au-delà de la dualité entre l’attachement et l’aversion. Nul n’en a selon ma connaissance mieux parlé que le 3ème patriarche du T’chan, l’ancêtre chinois du bouddhisme zen, qui disait :

« La grande Voie n’a rien de difficile,
Mais il faut éviter de choisir !
Soyez  libéré de la haine et de l’amour :
Elle apparaîtra alors dans toute sa clarté !

S’en éloigne-t-on  de l’épaisseur d’un cheveu,
C’est comme un gouffre profond qui sépare le ciel et la terre.
Si vous désirez la trouver,
Ne soyez ni pour ni contre rien !
(…) »[6]

Mais nous sommes déjà par ces mots bien au-delà du rêve, qui s’inscrit dans la dualité tout en ouvrant donc un chemin de conscience qui permet d’en sortir. On retrouve ici là même idée que ce dont parlait déjà Héraclite évoquant Apollon :

« Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit, ni ne cache, mais il donne des signes. »

Tout l’art du travail des rêves, et de l’exploration de l’inconscient – voie initiatique s’il en est – consiste donc en déchiffrer ces signes, qui sont ici en fait des symboles, c’est-à-dire des images vivantes qui nous relient à quelque chose d’inconscient, d’inconnu. Mais nous avons un problème car il n’y a finalement pas de méthode précise et définitive pour opérer ce déchiffrement. Toutes les méthodes seraient encore le fait d’une tentative du conscient pour contrôler le processus si elles n’incluent pas la capacité créatrice de l’inconscient de se jouer de toutes les méthodes pour parvenir à ses propres fins. Nous devons accepter qu’il y a seulement, autour de ces rêves que nous cherchons à interpréter, une coopération créatrice de sens de l’inconscient et du conscient dont le résultat dépend fondamentalement de l’intention avec laquelle elle est conduite.

Ces considérations m’amènent pour ma part à dire que le travail des rêves est trop sérieux pour rester entre les mains des seuls psychologues. Il a une dimension spirituelle et existentielle qui fait que le travail des rêves est une affaire qui va au-delà de ce que toute science peut envisager. Sa visée est le point aveugle de toute science car il porte sur la nature de la conscience, c’est-à-dire avant même toute science, de ce qui veut savoir, de ce qui sait. Dès lors, je n’hésite pas à dire que la voie du rêve est une voie poétique, dans ce que la poésie a de référent à l’au-delà du langage mais aussi à la gratuité de vivre. C’est une poésie qui ne sacrifie rien à l’esthétique des salons littéraires, mais, comme le soulignait déjà James Hillman, réintègre la psychologie parmi les humanités. Voie du milieu par excellence, elle serpente entre l’exigence d’objectivité de la science et l’intuition vivante de la spiritualité, esquivant cependant les croyances limitatrices qui ramènent l’une ou l’autre à un réductionnisme. Ainsi, partant de Jung et cheminant par la voie du rêve, voyons-nous se dessiner la démarche d’un agnosticisme radical qui endosse entièrement le « ne-pas-savoir » comme étant la porte d’entrée de la gnose, et envisage le rêve comme participant intimement à la nature de la réalité[7].

J’émets en conclusion le souhait que l’onirologie soit reconnue comme une discipline à part entière, à la croisée de la psychologie et de la mythologie, de la spiritualité et de la philosophie. Comme Robert Moss, je milite pour que nous revenions à une culture du rêve dans laquelle on écouterait les rêves de nos enfants pour les aider à déterminer leur orientation dans les études, et les rêves des femmes enceintes, des personnes malades ou vivant de grands changements, de nos aînés, etc… Mais dans « onirologie », il y a encore le logos de « logie », or je ne crois pas que nous parviendrons à une science des rêves comme nous avons une neurologie ou une biologie. Il restera toujours dans l’approche des rêves une irréductible subjectivité qui nous reconduit finalement au Je Suis fondamental. Je serais tenté de parler alors d’onirosophie, référant ainsi à la sagesse (sophia) des rêves et l’envisageant comme une proche parente de l’amour de cette même sagesse, la philosophie. Cette évocation de la Sophia n’est pas hasardeuse car finalement, cette voie est humide et féminine, c’est-à-dire qu’y prévalent le senti et l’imagination créatrice sur toutes les prétentions à savoir, et l’éros sur le logos.

Mais peut-être vaut-il mieux comme les anciens alchimistes parler simplement de « notre Art » en admettant finalement que celui-ci n’est nôtre que par un subterfuge de langage, et que comme tout art, il repose finalement sur la présence d’une grâce, d’un dieu. Car au fond, il s’agit d’un service, au sens antique qui faisait que les êtres humains mettaient un genou en terre devant ce qui les émouvait, les émerveillait. Nul ne peut approcher les rêves de façon correcte sans se mettre au service de ce qui cherche à s’exprimer au travers de ceux-ci. On peut y voir l’âme dans toute sa beauté, et on peut envisager alors ce que voit l’âme, cet organe dont Jung dit bien qu’il est comme un œil, et que cet œil contemple le Mystère. Alors, on rejoint par cette voie l’intuition mystique de Maitre Eckart qui disait que :

« L'œil avec lequel je vois Dieu est le même que celui avec lequel Dieu me voit »[8].

C’est finalement un rêve, entendu récemment alors que je réfléchissais à cet article, qui précise le mieux de quoi il s’agit. Il se passe de toute interprétation. La rêveuse traversait une forêt pour atteindre un arbre merveilleux. Des ombres tentaient de la retenir, et plus elle les combattait, plus celles-ci se faisaient denses et puissantes, la ralentissait jusqu’à l’immobiliser. Mais une voix lui chuchotait qu’il suffisait de dire « je t’aime » à ces ombres pour qu’elles perdent de leur pouvoir sur elle. Elle n’y croyait pas, ne ressentait aucun amour pour ces ombres, mais essayait tout de même et à sa grande surprise, cela marchait : « je t’aime » dissipait les ombres. Ce rêve fait écho à une histoire orientale que l’on m’a rapportée à peu près au même moment :

Tous les 100 ans, il est accordé à quiconque le souhaite vraiment d'atteindre l'illumination et le Nirvana sans consacrer sa vie à la méditation et à l'effort. La seule chose qu'il a à faire est de se rendre à l'orée de la forêt des 10 000 morts et de la traverser. Lorsqu'une personne y arrive, on l'accueille et la prévient qu'elle traversera cette forêt pour y rencontrer ce dont elle a le plus peur. Il suffit qu'elle se souvienne que cette peur n'est qu'une illusion, qu'elle n'est pas réelle, et qu'elle change aussi pour quiconque souhaite traverser la forêt. Si la personne réussit, un Bouddha l'attend de l'autre côté pour lui ouvrir les portes du Nirvana et lui conférer l'illumination. Le Bouddha lui demande alors : « Comment as-tu traversé la forêt, mon enfant ? » Généralement, on lui répond ceci : « J'y ai rencontré ma plus grande peur, mais j'ai fermé les yeux et j'ai continué à avancer pas à pas. Et petit à petit, je vous ai rejoint. »

Puissent tous les êtres être libres !



[3] Pierre Trigano, Psychanalyser Jung, Réel Éditions 2016.
[4] Daniel Odier, Tantra - la dimension sacrée de l'érotisme, Pocket 2013.
[8] On trouvera dans l’essence du Bouddhisme de D.T Suzuki une réflexion éclairante sur cette phrase de Maître Eckart, réflexion reproduite ici : http://ipapy.blogspot.fr/2015/11/prajna-chakshu-loeil-absolu-selon.html

dimanche 11 décembre 2016

Tout ça pour ça



On peut légitimement se demander à quoi bon travailler sur soi, explorer nos rêves, méditer et se confronter avec l’inconscient. Qu’est-ce que cela apporte ? Kossa donne ?

Bien sûr, il y a un certain nombre de bénéfices évidents que j’ai soulignés dans un article qui date de 2013 sur les nombreuses raisons de travailler ses rêves. Le premier de ces bénéfices est le fait de favoriser l’équilibre de la psyché en tenant compte de la fonction compensatrice des rêves : si nous faisons un excès dans un sens ou dans l’autre, l’inconscient nous ramènera au milieu du chemin, nous évitant bien des désagréments. Avec  l’équilibre psychique, nous pouvons espérer une meilleure santé tant psychique que physique. Les rêves, et le travail sur soi en général, favorisent l’intégration de l’ensemble de la vie psychique dans une totalité dynamique, toujours en mouvement et en relation avec son environnement. On peut voir là une des meilleures définitions de la santé d’un point de vue holistique quand on sait par exemple comment l’anglais health renvoie à la totalité, wholeness. C’est en étant entiers que nous sommes en santé.

Il faut dire tout de suite que cela n’empêche pas de souffrir, de tomber malade et encore moins, bien sûr, de mourir. Mais on souffre plus consciemment, ce qui signifie souvent de façon plus aiguë mais moins inutile. On s’épargne la souffrance qui consiste en lutter avec la réalité, en lui résister dans une sourde inconscience. Mais il devient bien plus difficile de s’anesthésier avec la télé et tous les dérivatifs car finalement, la fuite de la souffrance s’avère simplement prolonger la souffrance. Cependant, le travail sur soi permet assez généralement de trouver un sens à cette souffrance, et avec ce sens, une certaine paix. C’est le bénéfice par exemple de l’écoute des rêves dans une grave maladie ou à l’approche de la mort. Ce sens n’est pas nécessairement une relation de cause à effet qui satisferait le mental, du genre je souffre parce que j’ai vécu tel traumatisme, ou qu’un de mes ancêtres est passé par telle épreuve irrésolue. Plus souvent, c’est une finalité qui se dégage : la souffrance s’avère être le feu dans lequel une conscience nouvelle, plus large et plus claire, est forgée.

J’ai parlé plus avant de cette problématique dans ma réflexion sur une voie jungienne. Le défi qui nous est lancé dans cette vie n’est pas d’échapper à la souffrance mais d’apprendre à souffrir, sans glorifier cette souffrance mais en l’acceptant. Je rappelle les mots de Jung :

« L’être humain doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer. »

Et il faut donc d’emblée dénoncer tous les bateleurs qui prétendent offrir la panacée qui mettra fin à la souffrance : ce sont des escrocs qui endorment le monde, et tôt ou tard, le réveil sera difficile pour les naïfs qui achètent leur boniment. Au contraire de la sécurité qu’ils prétendent vendre, le travail sur soi nous conduit bien souvent à des prises de conscience difficiles et à sauter à pieds joints dans l’inconnu, à goûter la bienheureuse insécurité[1] de la vie. Il implique de prendre un risque majeur, celui de devenir pleinement responsable de notre existence et par là, entièrement libres. Mais il n’est pas facile d’être libre. C’est ce que laisse entendre l’Évangile de Thomas quand le Christ dit :

« Les renards ont leurs tanières, les oiseaux leurs nids, mais le Fils de l’Homme n'a nulle part où reposer sa tête. »

Et bien sûr, le travail sur soi ne saurait dès lors devenir un produit de consommation de masse. C’est ce que faisait remarquer Jung quand il disait que l’ « on n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente. » Mais ce ne saurait être populaire. Ce n’est pas une voie de facilité car tôt ou tard, il faut quitter tous les repères balisés par d'autres, tous les chemins battus et rebattus à force d’être marqués au sceau du collectif, pour risquer d’être simplement soi, un individu unique dans sa façon de fleurir.

Le travail sur soi, dans toutes ses modalités – que ce soient l’écoute des rêves, la méditation, tous les yogas, etc… – s’accommode mal de l’ordre marchand dans lequel nous vivons. Celui-ci a en particulier pour défaut de suggérer un utilitarisme réducteur qui voudrait qu’on ne fasse rien sans en retirer un bénéfice direct de cause à effet. C’est ainsi que sur la place du sacred market, on trouve d’innombrables façons d’acheter la paix éternelle de l’esprit, la croissance de notre belle personne, le gonflement de nos biceps spirituels, la mise en forme durable de notre âme. On est venu à moquer cette tendance par exemple dans le domaine de la pleine conscience (mindfullness) en parlant de macfullness pour évoquer la méditation fast food. Chogyäm Trungpa, un des plus grand maitres tibétains de notre époque, par ailleurs alcoolique sévère et grand brûlé de l’âme – comme quoi l’un n’empêche pas l’autre – a dénoncé ce matérialisme spirituel[2]. Disons-le dans d’autres mots :

Le travail sur soi ne saurait avoir d’autre fin que lui-même. Tant qu’on l’asservit à un autre but, on monte deux chevaux, ou on sert deux maîtres différents, pour paraphraser l’Évangile. Tôt ou tard, ils s’écarteront et on tombera au milieu.

Dans mon article de 2013, je mentionnais d’autres bénéfices bien connus du travail avec les rêves, qui tiennent en particulier dans le fait de trouver une guidance intérieure qui nous connecte au savoir absolu de l’inconscient – on trouve par là un accès à notre maître intérieur, ce qui nous donne une entière autonomie spirituelle. Un autre bénéfice tient à la capacité de digestion de la psyché qui est favorisée par l’écoute des rêves et toutes les formes de méditation : on devient plus à même d’intégrer positivement les aléas de l’existence et tous les événements qui surviennent dans celle-ci. Tous ces éléments participent d’un processus que Jung disait être d’élargissement de la conscience, et in fine d’individuation, ce qu’on peut aussi décrire comme la réalisation de soi, l’accomplissement de notre totalité dans ce qu’elle a d’unique.

Il est amusant de constater qu’il y a encore de grands enfants qui jouent aux Pokemon spirituels en croyant que le travail sur soi va leur conférer quelque chose de spécial, que ce soient des connaissances secrètes ou des pouvoirs fabuleux. La totalité dont il est question ici est alors parée de vertus extraordinaires qui devraient permettre de marcher sur l’eau, de guérir les maladies par imposition des mains ou encore de transformer tout ce qu’on touche en or, ce qui pourtant n’a pas servi le pauvre roi Midas. Il ne leur vient pas à l’esprit que les fameux pouvoirs (siddhis) obtenus par les yogis avancés pourraient être essentiellement symboliques, et quand ils ont une réalité tangible, s’avèrent un défi et une responsabilité écrasante. On raconte ainsi l’histoire du jeune Ramakrishna qui, écoutant un concert musical en plein air, arrêta la pluie qui menaçait de gâcher son plaisir avant d’être repris par un vieux yogi qui cracha à ses pieds en lui disant que s’il interférait ainsi dans l’ordre des choses, il risquait de se réincarner en grenouille. La marque de l’infantilisme spirituel est de rechercher des pouvoirs ou quelque chose qui nous rendrait spécial. La sagesse commande de demander plutôt à grandir en conscience et en amour pour être capable d’user au mieux des petits pouvoirs qui nous sont conférés, ne serait-ce qu’en parlant ou en agissant comme n’importe quel être humain…

Mais alors, que veut dire « accomplir notre totalité » ? Et bien rien de plus que d’être nous-mêmes dans toutes nos facettes, et en particulier d’éviter le piège de l’unilatéralisme qui nous fait nous identifier à l’une ou l’autre de nos parties. En effet, il y a un consensus dans toutes les voies spirituelles incluant la psychologie des profondeurs pour reconnaître que nous sommes tissés d’opposés. On peut dire que nous vivons dans un monde marqué fondamentalement par la dualité, et par exemple l’opposition entre le clair et l’obscur, le froid et le chaud, le sec et l’humide, le bien et le mal, le grand et le petit, etc. Mais en réalité, qu’il s’agisse du monde ou de notre conscience – une autre dualité – il n’y a pas de véritable séparation entre ces opposés car ils s’avèrent être deux pôles extrêmes dans la manifestation d’une seule réalité. En termes contemporains, c’est le modèle énergétique qui l’explique le mieux car l’énergie est une réalité dynamique se déployant dans la tension entre deux polarités. Ainsi le clair et l’obscur sont-ils deux modalités du phénomène de la lumière, le chaud et le froid deux modalités de l’agitation des particules que nous dénommons « température », etc.

Or cela d’importante conséquence dans notre psyché même quand on réalise que nous ne saurions nous identifier ni à l’une, ni à l’autre, des polarités venant des innombrables paires d’opposés nous constituant, ou constituant les situations que nous vivons. Nous ne sommes jamais entièrement bons sans être un peu mauvais, entièrement conscients sans être un peu inconscients, etc. De la même façon, une situation n’est jamais entièrement mauvaise sans inclure un aspect positif. C’est le symbole du Tao mêlant de façon inextricable le yin (féminin) et le yang (masculin) comme étant deux aspects de l’énergie créatrice de l’Univers qui rend le mieux compte de cette vérité :

 Dès lors, accomplir notre totalité signifie simplement être toujours conscient des deux faces de la réalité. Une personne qui s’identifie à un aspect de sa psyché, par exemple en se faisant croire qu’elle est toujours franche et honnête, renvoie simplement dans l’inconscient l’ombre portée par cette franchise et cette honnêteté. Les rêves ont la fâcheuse habitude de nous rappeler l’autre côté oublié; cette habitude n’est fâcheuse que parce qu’elle nous irrite souvent profondément quand c’est par exemple un ami qui le fait. Mais l’inconscient, c’est nous-mêmes, c’est cette partie de nous qui n’est pas consciente et qui cependant nous dit vertement parfois notre quatre vérités. Et c’est une des raisons pour lesquelles les rêves ne sont pas faciles à comprendre. On se met facilement le doigt dans l’œil quand on croit savoir ce que les rêves peuvent avoir à nous dire : par définition, ils font toujours ressortir ce qui nous est inconscient dans les situations de notre vie, et dans notre connaissance de nous-mêmes. C’est à ce point qu’il est facile de penser que l’inconscient, loin d’être notre meilleur ami, est notre pire ennemi car il détruit systématiquement nos illusions.

Mais dès lors qu’on accepte ses avis, l’inconscient nous conduit sur la voie du milieu qui serpente au milieu des opposés. Ce n’est pas une voie droite, rectiligne, loin s’en faut. De la même façon que nous marchons en balançant pas après pas notre poids sur une jambe après l’autre, nous avançons sur cette voie du milieu en compensant régulièrement nos excès, qui nous emmènent un peu trop dans un sens puis dans l’autre jusqu’à ce qu’on rectifie le mouvement. Sans ce jeu de compensation et de rectification, il n’y aurait pas de mouvement, de dynamique : on se balancerait simplement d’une jambe sur l’autre. 

C’est de cette rectification, qui consiste donc à "rendre droit", dont parlaient les alchimistes avec la formule du VITRIOLUM, qui est l’acronyme de :

Visita Interiorae Terrae Rectificando Invenies Occultume Lapidem Veram Medicinam

Ce qui signifie :

Visite l’intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la pierre occulte, véritable médecine.

La pierre est ce qui finalement ne change pas, ce qui a valeur d’éternité, et si elle est dite occulte, ce n’est pas pour faire fantasmer sur un secret ésotérique mais simplement qu’elle relève de la réalité cachée. Comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, cette réalité cachée est juste sous nos yeux et elle tient dans l’unité du Réel derrière les apparences de la dualité, la non-séparation de la Conscience et du monde, non plus que de quelques opposés que ce soit. « Un le Tout ! » s’exclamaient les anciens alchimistes, et il est impossible d’en exclure quoi que ce soit, même Donald Trump qui fait donc partie de la totalité que nous sommes, tou(te)s ensemble. Au-delà de la multiplicité des facettes de l’être, un seul JE SUIS…

Dans notre vocabulaire contemporain, on décrira encore ce cheminement vers notre totalité comme faisant partie du développement de la personne, ou « développement personnel ». La vertu de cette approche est simplement de souligner qu’il s’agit de faire de nous de meilleurs humains, et non des surhommes. Devenir de meilleurs humains, cela relève du devoir qui nous est fait par la vie de prendre en charge notre propre souffrance. En effet, si celle-ci n’est pas rendue consciente, elle se propage dans le monde sous forme de violence, ou encore elle est transmise comme une patate chaude aux générations suivantes. Cela me semble être la meilleure motivation au travail sur soi : contribuer à soulager la souffrance dans le monde, ou du moins ne rien lui ajouter, et veiller à ne pas transmettre cette souffrance aux futures générations. Ou, comme le disait une des premières affiches en France de prévention de la transmission du SIDA, prendre position et affirmer : « cela ne passera pas par moi ».

Il me semble cependant important, en regard de cette notion de « développement personnel », de prendre le contre-pied du terme trop galvaudé de la « croissance personnelle » qui relève souvent de la gonflette pour egos spirituels. Je préfère lui opposer la notion de « décroissance personnelle[3] » qui, de la même manière que la décroissance économique est le seul remède à notre folie de croissance perpétuelle, ouvre la seule voie praticable à long terme. Car finalement, le développement personnel n’a rien à voir avec le renforcement de la personnalité pour qu’elle se sente mieux, en meilleur contrôle de sa vie, plus productive ou dotée de superpouvoirs. Bien au contraire, il s’agit d’un travail de déconstruction et de démantèlement de cette structure pour laisser transparaître autre chose au travers des fêlures et interstices qu’elle élargit progressivement, jusqu’à ce qu’on puisse goûter à l’espace…

Mais alors, à quoi bon tout ce travail ?

Nous n’avons rien à en retirer.

En effet, l’inconscient s’avère foncièrement inutile, impossible à domestiquer pour en tirer du lait ou de l’or. Si on veut le mettre à mort pour manger sa viande, il ne faut oublier qu’il fait partie de nous, et que c’est finalement notre propre chair que nous mangeons alors. Tant que l’on veut tirer un profit du travail, c’est l’ego qui veut tirer ce profit et c’est contradictoire avec le fait que le travail met l’ego en vacances, affaiblit son emprise sur notre vie et prépare sa ruine totale. Quand quelqu’un poursuit un but défini au travers du travail sur soi, fut-ce l’illumination, on peut donc voir un ego en train de scier la branche sur laquelle il est assis, et s’attendre à ce qu’il tombe un jour de haut. Pire, plus on travaille avec l’inconscient, moins il nous apporte la fameuse guidance que nous pouvons encore rechercher auprès de lui. Cependant, cette inutilité s’avère au bout du compte ce qu’il y a de plus précieux. Voilà ce qu’en dit Mme Von Franz[4] :

« De quelle façon l'inutilité de l'inconscient peut-elle donc être précieuse ?

Dans un premier temps, l'inconscient est difficile à pénétrer; il est difficile de parvenir à son cœur. Plus tard, vous êtes nourri par lui, puis vous profitez des illuminations spirituelles que l'inconscient offre, ce qui produit en vous une certaine résurrection spirituelle. Plus tard, vous parvenez au stade suivant qui est l'expérience de l'inutilité de l'inconscient. Cela signifie que vous devez maintenant renoncer à l'idée de vous servir de lui dans des buts égotiques. C'est le sacrifice qui consiste à ne plus chercher à tirer profit de la relation avec l'inconscient. Cela vient assez tard dans une analyse, parce que, naturellement, chaque analysé apprend d'abord à compter sur l'inconscient pour en retirer un bénéfice, comme de guérir de sa névrose, recevoir un avis sur un problème non résolu, et ainsi de suite. Mais, après un dialogue de longue durée avec l'inconscient, un jour vient où vous devez laisser tomber tout cela et arrêter de traiter l'inconscient comme une mère qui vous conseille ce que vous avez à faire. Si vous continuez à penser : « Je n'arrive pas à me décider, je vais demander à l'inconscient de le faire à ma place », celui-ci vous donne des conseils ambigus, et vous pensez : « L'inconscient m'a trahi, il m'a déçu. »

Jung disait toujours que plus longtemps quelqu’un avait été en analyse, pendant de nombreuses années, plus, s’il persévérait, les rêves devenaient difficiles et compliqués. […] Le rêve peut prendre alors un caractère d'énigme cryptique. Mais si vous parvenez à pénétrer le sens de ces rêves apparemment inutiles, vous découvrez qu'ils ne sont pas en relation avec un éclairage intérieur, mais avec le simple fait d'être; ils n'enseignent ni une connaissance intérieure ni à réaliser quelque chose, mais à exister : ils se contentent d'enseigner à vivre.

Le meilleur parallèle ou la meilleure illustration que j'en connaisse se trouve dans le bouddhisme zen, dans la série bien connue des dix illustrations de l'apprivoisement de la vache. Après la grande illumination, la dernière image est celle du satori ; on y voit un vieil homme avec sa sébile qui parcourt le marché en mendiant et la légende dit : « II a oublié les dieux, il a oublié l'illumination, il a tout oublié, mais, où qu'il aille, les cerisiers fleurissent. » Cela signifie que, d'une certaine manière, il est redevenu complètement inconscient. Un maître zen dit un jour : « Après l'illumination, vous pouvez aussi bien entrer dans une auberge et vous enivrer, vagabonder et vivre une vie ordinaire, oublier tout de nouveau. » Mais, évidemment, cet oubli n'est pas une régression. Ce n'est pas simplement un retour à l'inconscience précédente. C'est un degré de plus. C'est un progrès dans l'inutilité taoïste, le « simplement exister ». Tout l'aspect intellectuel de l'analyse, le fait de rechercher sans cesse les lumières et les instructions de l'inconscient, disparaissent dans une grande mesure. Ce serait la cible la plus haute, si bien que je pense qu'il est juste qu'elle soit inutile, et, en même temps, d'une inutilité qui est un accomplissement supérieur à celui des stades précédents. »[5]

Alors, encore une fois, si cela ne sert finalement à rien, à quoi bon travailler sur soi ?

Ce que nous pouvons espérer par là, c’est un texte plusieurs fois millénaire qui le dit le mieux selon moi, à savoir le Dhammapada, un recueil d’aphorismes qui viendraient directement de la bouche du Bouddha. Pour ma part, j’aime particulièrement la traduction en anglais de Juan Mascaro. Je vous livre en conclusion les quatre aphorismes qui me semble justifier tous les efforts à fournir pour marcher sur la voie, comme une invitation à risquer le voyage :

197. O let us live in joy, in love among those who hate ! Among men who hate, let us leave in joy.

198. O let us live in joy, in health among those who are ill ! Among men who are ill, let us live in health.

199. O let us live in joy, in peace among those who struggle ! Among men who struggle, let us live in peace.

200. O let us live in joy, although having nothing ! In joy let us live like spirits of light !
Ce que je traduis ainsi :

197. Ô vivons dans la joie, en amour parmi ceux qui haïssent ! Parmi les hommes qui haïssent, vivons dans la joie.

198. Ô vivons dans la joie, en santé[6] parmi ceux qui sont malades ! Parmi les hommes qui sont malades, vivons en santé.

199. Ô vivons dans la joie, en paix parmi ceux qui se débattent ! Parmi ceux qui se débattent, vivons en paix.

200. Ô vivons dans la joie, même en n’ayant rien ! En joie, vivons comme des esprits de lumière !

[1] Clin d’oeil en forme de référence au livre d’Alan Watts, bienheureuse insécurité, que je ne peux que recommander comme étant une des rares lectures nécessaire pour apprendre l’art de vivre.
[2] Chogyam Trüngpa, Cutting through spitual materialism
[3] Voir le livre délicieux du même nom du Dr Marquis.
[4] Merci à Amezeg de m’avoir indiqué cette référence dans un commentaire.
[5] Marie-Louise von Franz, la princesse chatte, chapitre VII : Le retour. Éditions La Fontaine de Pierre.
[6] La santé dont il est question est la santé de l’âme, la totalité dont il était question au début de cet article, ou encore le fait de ne pas nourrir de conflits intérieurs ni extérieurs.