jeudi 25 janvier 2024

Incendies

Une peinture de Archan Nair

M'en revenant d'Assise (voir mon post précédent), je ramène quelques histoires dans mon escarcelle. J'ai déjà dit ailleurs comment l'écriture de fictions est une façon pour moi, proche du travail avec les rêves, d'explorer l'inconscient. Je vous propose ici une de ces histoires, peut-être la plus brûlante...

Elle m'est venue alors que je marchais dans les Alpes françaises, près de la frontière italienne. Il m'a fallu en enregistrer la trame sur le champ sans que je ne vois vraiment comment cela pouvait se conclure. L'histoire se terminait alors sur un accès de rage de mon personnage narrateur. En décembre dernier, elle a réclamé de s'écrire et a coulé pour l'essentiel en deux jours. La fin est apparue comme une évidence qui se déroulait au cours de l'écriture. Par la suite, j'y ai apporté des corrections en tenant compte des commentaires qu'elle recevait des personnes, assez nombreuses, qui l'ont lue après que je l'ai partagée sur Facebook. Mais ce sont surtout les suggestions de quelques jeunes à qui je l'ai donnée à lire qui m'ont amené des éléments pour l'affiner. J'étais conscient que mon histoire était écrite par un "vieux" à propos des jeunes et de leur désespoir, et j'avais besoin de vérifier que je n'étais pas trop à côté de la plaque en en parlant. Ils ont plutôt bien accueilli ma nouvelle et j'en suis heureux.

Avec le temps, il m'est apparu que cette nouvelle avait été inspirée par ma lecture en 2016, dans les colonnes du Monde, d'un texte de Serge Rezvani, un poète iranien à qui je rends ici hommage. Je le crois visionnaire quand il déclare que la jeunesse va se soulever « joyeuse, dangereuse, folle, impitoyable, sanguinaire ! ». Ma nouvelle explore une des voies par laquelle ce soulèvement pourrait arriver. Il suffit, c'est le cas de le dire, d'une étincelle qui mettra le feu aux poudres. Elle parle aussi de la possibilité pour certains, dont le jeune homme que j'ai été, de transformer le feu du désespoir et de la rage en intériorité aimante et féconde.

Je vous offre plusieurs possibilités pour voyager avec moi dans ce futur imaginaire : voici ci-dessous un extrait pour vous donner une idée de quoi il s'agit, au bout duquel vous trouverez un lien vers un PDF que vous pouvez lire à l'écran ou télécharger. Je l'ai aussi enregistrée en audio avec des extraits musicaux correspondant aux musiques mentionnées dans le texte, et vous trouverez donc en bas des liens pour l'écouter en MP3 ou sur Youtube.

Vos commentaires m'intéresseront.


Un jour, nous aurons maîtrisé les vagues, les marées et la pesanteur, nous exploiterons l’énergie de l’amour. Alors, pour la seconde fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu.

Pierre Teilhard de Chardin


C’est ce grand benêt de Niels qui m’a prévenu par un de ces sms idiot dont il avait le secret. Il avait écrit simplement « elle l’a fait ! » en y adjoignant une émoticône de flamme et un lien vers une vidéo stockée dans le cloud. J’ai suivi machinalement le lien et j’ai vu des images confuses, tournées par un téléphone tremblotant sans doute de froid. On y voyait la place du Parlement de nuit, vaguement éclairée par les lampadaires qui l’entourent et les guirlandes de Noël accrochées aux façades. Un petit groupe de personnes discutait avec animation. On entendait des exclamations, des affirmations indistinctes et des négations un peu véhémentes. Le brouhaha un peu excité se calmait tout à coup, pour basculer dans un silence qui semblait presque inquiétant, quand une forme sombre se détachait du groupe pour s’avancer vers les grilles qui protègent l’auguste bâtiment. Elle s’immobilisait quelques instants avant de faire un geste étrange : elle levait une main vers le ciel et la secouait. On distinguait vaguement qu’il en coulait une eau noire qui ruisselait sur l’épaule et la tête qui se dessinaient dans l’ombre, avant de se répandre sur le sol. Il y avait quelque chose au bout de ce bras, de cette main. J’ai mis du temps à distinguer que c’était un bidon. Une fille a crié « non, Greta, non ! » d’une voix déchirante qui m’a tordu le cœur, mais je ne comprenais pas encore ce que j’étais en train de regarder. La silhouette obscure a eu alors un geste rageur du bras, comme si elle intimait le silence à ce cri en envoyant promener le bidon qui a roulé à ses pieds. Puis elle a semblé se recueillir deux secondes avant qu’une lueur dansante ne brille soudainement devant elle. Elle l’a levée vers les étoiles, comme en offrande muette, et elle l’a ramenée vers sa tête avant de s’embraser. Une grande flamme est montée vers le ciel. Elle a titubé et s’est tordue sur le sol. Le téléphone qui filmait a alors tressauté, sans doute bousculé par quelques personnes qui se précipitaient, et j’ai entendu la voix de Niels dire « oh my God ! ». Ensuite, cela a été le chaos. 

La caméra, après qu’elle ait fixé le sol une dizaine de secondes, a continué à filmer de longues minutes, tentant de se rapprocher mais une petite foule entourait déjà le sujet de son obscène curiosité. Ce n’était plus qu’affolement, voix excitées, interjections et jurons, et bientôt sirènes d’ambulance et de police, portières qui claquaient, course et précipitation. Une forte voix d’homme a interrogé : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Qui est-ce ? » et une voix de fille, je pense que c’était Clara, a répondu dans un cri mêlé de larmes : « C’est Greta Thunder, vous comprenez ! Greta... » Et c’est à ce moment-là, à ce moment seulement, que j’ai compris. Greta, ma grande amie Greta, venait de s’immoler par le feu devant l’Assemblée du Peuple endormi. Elle espérait ainsi le réveiller. Vous connaissez la suite, tous les journaux en ont parlé et les réseaux sociaux se sont à leur tour enflammés, si je peux oser cette métaphore éculée. Greta a été transportée à l’hôpital où elle a succombé le lendemain dans l’après-midi à des brûlures au troisième degré sans reprendre connaissance, tandis qu’un cordon de policiers protégeait le complexe hospitalier d’une foule énorme, chavirée par l’émotion. Un photographe de ce torchon qui l’insultait encore la veille avait trouvé le moyen de prendre à sa sortie de l’ambulance quelques clichés de son beau visage désormais sans sourcils, sans cheveux, comme à moitié fondu. Ces images du « dernier coup de tonnerre de Greta Thunder » ont fait le tour du monde en même temps que se répandait sa revendication vidéo qu’elle avait postée sur le site de notre mouvement Youth4Earth quelques secondes avant de passer à l’acte. Il en circulait désormais des milliers de copies sous-titrées en toutes les langues du monde, accompagnées de toutes sortes de commentaires, souvent affligés... 

Je l’ai regardée dans un état de sidération avancé. Toute droite devant la caméra qu’elle regardait avec un regard farouche, enveloppée dans ce châle vert liseré de noir que je lui avais offert l’année dernière pour ses dix-sept ans, elle disait sacrifier sa vie dans un geste symbolique pour que les adultes comprennent enfin qu’ils n’offraient aucun avenir à notre jeunesse, que le monde qu’ils nous dessinaient dans leur inconscience criminelle ne valait pas la peine d’être vécu. J’ai été saisi d’entendre en arrière-plan de ses paroles un morceau de musique que je lui avais fait découvrir, que je chérissais particulièrement. Il s’agissait de Mémorial, une pièce que Mychael Nyman avait composé en hommage aux victimes du Heysel. Je pouvais entendre là tout un message à propos de la folie humaine. Mon attention est revenue à elle. Dans une longue litanie, elle rappelait avec des yeux fixes tout ce qui lui tenait à cœur à propos du réchauffement climatique, de la pollution galopante et de la biodiversité en voie d’effondrement, des ravages de l’exploitation minière, de l’esclavage de peuples entiers, des guerres et des ventes d’armes. Elle a conclu en disant qu’elle ne voulait pas de ce monde là, qu’elle préférait le déserter. Ses mots frappaient, secs et durs, comme des balles lancées à la face des dirigeants, mais aussi des parents de tous ces jeunes qui se reconnaissaient en elle, des simples citoyens qui croyaient en être quitte parce qu’ils posaient leur petit bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans, de monsieur et madame tout-le-monde au visage de qui elle crachait son désespoir. Enfin, vers la fin de son allocution, elle s’est adoucie et elle a dit espérer que son geste réveillerait les consciences, que c’était tout ce qu’elle pouvait faire désormais. Elle a ajouté qu’elle était consciente que sa médiatisation lui donnerait un retentissement que n’avait pas le même passage à l’acte quand il était commis par un adolescent anonyme, et qu’elle pensait que cela relevait de sa responsabilité d’user de sa célébrité pour faire passer un message que toute sa génération voulait faire entendre. Elle a demandé à ses parents, à sa petite sœur et à son chien Jolly de lui pardonner. Elle a dit penser à ses amis, nombreuses et nombreux, et qu’elle allait regretter les bons moments passés avec nous. Elle a terminé avec une larme au coin de l’œil en disant « je vous aime ». J’ai arrêté la vidéo sur cette image où l’on pouvait voir se dessiner un sourire, peut-être même l’esquisse d’un baiser, sur ses lèvres. Dans ses yeux, il y avait un intense désir de vivre, me suis-je dit. Et j’ai enfin pleuré. 

Je me suis abîmé dans un océan de larmes avec un long hululement. Longtemps.

Je comprenais son désespoir. C’était le mien. (...)

* * *

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