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vendredi 16 février 2018

La nouvelle femme


Les hommes, dont je suis, ont du mal à imaginer que les femmes puissent vivre  sans eux . Pourtant, si j’en juge par ce que j’observe autour de moi et dans les rêves que j’entends, nous ferions bien de nous méfier. En effet, après quelques millénaires de patriarcat qui ont assujetti les femmes aux hommes, il se pourrait que la roue tourne et que nous vérifions ce que Carlos Castaneda faisait dire à Don Juan, à savoir que « les hommes ne sont que la colle entre les femmes. » Passons outre le fait qu’il semble que la nature de l’univers soit féminine, un peu comme une grande matrice qui donnerait naissance à la conscience qui n’est ni mâle, ni femelle. Laissons aussi de côté cet autre fait qui montre que l’embryon est d’abord féminin, avant de spécifier éventuellement un chromosome Y qui relève de la spécialisation génétique pour produire un petit mâle. Restons simplement avec l’évidence qui veut qu’après que nous ayons collectivement bafoué la féminité de toutes les façons possibles – et les femmes ne sont d’ailleurs pas en reste – elle relève la tête. Plusieurs, dont je suis, fondent de grands espoirs sur le retour de la Féminité sacrée. Mais avant qu’Elle ne s’incarne peut-être dans une nouvelle Avatar, celle-ci se manifeste en particulier dans le désir d’indépendance à l’égard des hommes qui caractérise les femmes modernes. Indépendance ne veut pas dire absence de relations, mais refus de se laisser limiter par celles-ci quand elles atteignent à l’intégrité ou à la liberté de la personne.

Une révolution est en marche, dont j’ai déjà dit qu’elle est peut-être plus importante dans le fond de l’histoire humaine que tous nos progrès techniques, qui voit changer drastiquement les rapports entre les hommes et les femmes. Partout où celles-ci accèdent à l’éducation, cela a une incidence sur le développement économique et social, et elles réclament respect et liberté. Je suis porté à croire que la violence des hommes envers les femmes est en fait un aveu de faiblesse car ils savent cellulairement ne pas peser bien lourds avec leur rodomontades agressives face à la puissance d’une femme libre. Mais c’est là que les hommes pourraient avoir de mauvaises surprises s’ils ne s’adaptent pas à l’évolution dont on peut discerner les avancées dans nombre de rêves et de vies de femmes. Pour certaines, c’est tout simplement une évidence indiscutable : elles sont libres et rien de saurait entamer cette liberté. Pour d’autres, il s’agit encore de conquérir leur indépendance, et celles-ci ont souvent besoin de vérifier qu’elles peuvent se soustraire au jeu de dominant / dominé qui caractérise souvent les relations entre les sexes. Pour beaucoup, il s’agit tout simplement se passer des hommes dans tous les aspects de leur existence. Il ne faudrait pas que cela devienne un projet collectif, supporté par exemple par les progrès de la procréation assistée, car nous, hommes, pourrions être bien en mal de prouver notre nécessité, du moins tant que nous tenons à notre rôle dominant.

Mais il n’est pas facile pour une femme de marcher sur un tel chemin. Elle n’y est pas encouragée par la société, et cela non seulement en Arabie Saoudite ou en Afghanistan, mais aussi en France, où il règne un machisme ambiant assez choquant pour quelqu’un qui a vécu au Québec. Je ne cacherai pas que je suis heureux que mes filles aient grandi au Canada, à l’abri d’une image de la femme qui l’infériorise implicitement. Mais ici ou ailleurs, il y a tout un conditionnement social qui pèse sur la femme pour la convaincre qu’elle ne saurait s’en sortir sans un compagnon sur lequel s’appuyer, ou pire, qui la protégerait – le piège dans lequel tombent beaucoup d’hommes pourtant favorables à la liberté féminine, comme si elles n’avaient pas la capacité de se défendre elles-mêmes. On parle à ce sujet de « sexisme bienveillant »[1], dans lequel l’homme s’emploie à valoriser la femme au lieu de simplement reconnaître sa valeur. Et puis il y a le fait qui veut que nous vivions dans un monde taillé sur mesure pour les hommes, dont les règles et les valeurs forcent les femmes qui s’engagent dans le jeu social à dénaturer leur féminité pour faire valoir seulement leurs capacités d’affirmation masculine. Cependant, la roue tourne inexorablement et même la monarchie la plus conservatrice du monde commence à être obligée d’accepter que les femmes conduisent, pour l’instant des voitures et bientôt leurs vies. Le nombre des femmes diplômées commence à dépasser en de nombreux endroits celui des hommes, et dans une génération, elles seront sans doute aux commandes un peu partout. Les valeurs changeront alors inévitablement.

Mon ami et mentor Nicolas Bornemisza a souvent souligné que cette nouvelle femme dont il célèbre l’avènement tient de l’Amazone qui va fièrement son chemin. J’ajouterai qu’elle renvoie Ève à ses chères études pour ressusciter Lilith, la première épouse d’Adam, qui a été répudiée parce qu’elle aimait chevaucher son amant. Il n’est pas anodin qu’elle ait été remplacée ensuite par une femme tirée d’une côte du premier homme mythique, façon de dire qu’elle n’avait aucune existence indépendante de lui. Ces nouvelles femmes modernes sont souvent des mères célibataires ou séparées qui combinent les exigences de la maternité et de la vie professionnelle, et expérimentent de nouvelles formes de relations amoureuses. Elles demandent qu’on reconnaisse leur liberté. Cette demande de reconnaissance « ne tient en aucun cas de la mendicité mais simplement du la revendication du nécessaire respect mutuel : pourquoi ce qui est consenti à un homme ne le serait-il pas à une femme ?  Comment se fait-il que la plupart des femmes admettent qu’au moins à un moment ou un autre de leur existence, elles auraient préféré être un homme ? Parmi ces nouvelles formes de rapport amoureux souvent amenées par des femmes, il y a le polyamour – comment se fait-il que celles qui assument cette orientation soient volontiers perçues par les hommes et beaucoup de femmes comme étant simplement des femmes faciles ? Mais au-delà de l’égalité revendiquée par les féministes, dans laquelle les femmes se réfère encore à un paradigme masculin, il semble que l’enjeu soit pour la nouvelle femme de simplement sortir de celui-ci, ce qui implique la définition d’un nouveau vocabulaire pour rendre compte de l’émergence de nouvelles visions du rapport à l’autre, à la vie. Ainsi les termes de conquête, de revendication, etc… ne sont pas adéquats pour parler de cette nouvelle féminité émergente, qui concerne aussi de nombreux hommes, et donne la primauté au ressenti, à la sensibilité.


J’ai entendu dans une Loge de Rêve un très beau rêve qui parle de ce chemin d’évolution et des difficultés qu’une femme peut y rencontrer. La rêveuse, dans ses propres mots, se présente comme « une jeune femme qui a quitté la sécurité du couple pour donner corps à un élan profond et puissant, hors de toute rationalité, de tout calcul. Elle est clairement engagée dans une exploration des arcanes de la dépendance affective envers un compagnon. » 

Voilà le rêve :

Je suis avec ma mère et une amie, ma meilleur amie de mes années collège et lycée, que je n'ai pas vue depuis longtemps. Nous sommes toutes les trois enceintes. Ma mère vient de perdre son compagnon, mais elle pleure de joie de porter son enfant. Aucune de nous n'a de père pour son enfant car soit il est parti soit nous l'avons quitté, mais nous sommes sereines avec ça et avons la sensation qu'une nouvelle ère commence, une ère où les femmes n'auront plus besoin d'homme pour porter leur enfant (porter dans le sens assumer).

Je suis dans une forêt, type tropicale avec tout un groupe de gens. Des carottes et des patates douces poussent dans les arbres. Mais soudain, les légumes prennent vie, se détachent des branches et nous attaquent. Nous essayons de nous défendre en les tranchant en vol avec des grands couteaux ou des hachoirs mais cela ne fait que les multiplier...

Nous (un groupe de femmes et d’hommes) trouvons refuge dans une grande caverne, très haute de plafond avec une large entrée qui donne sur la mer. Dans notre champ de vision il y a une grande arche de pierre et une île verdoyante au loin. Il y a dans le ciel des milliers d'oiseaux blancs qui tournoient, c'est magnifique à voir. Pourtant nous savons que le seul moyen d'être, à l'abri, c'est de gagner cette île au loin, là où tous ces oiseaux ne pourront pas nous suivre.

Quand le rêve a été raconté, nous avons pu sentir une émotion palpable parcourir le cercle. Les femmes en particulier y étaient très sensibles, et cette question de l’indépendance a fortement résonné dans les interventions. Toutes les femmes sont concernées par cette problématique, que ce soit les femmes âgées qui voient leurs compagnons disparaître car l’espérance de vie masculine est moindre, les femmes mûres qui bien souvent s’offrent une nouvelle vie en quittant le nid dont les enfants sont envolés, ou les femmes plus jeunes qui interrogent les modèles de couples qui leur sont proposés. Ici, le fait qu’il y ait trois femmes est symbolique d’un mouvement de transformation dans la féminité, qui, si l’on file la métaphore qui veut qu’elles soient enceintes, semble donc porter une nouvelle vie. Le point le plus important me parait être cette sérénité que ces femmes ressentent devant l’absence d’hommes : elles ont clairement conscience d’être à l’aube d’une nouvelle ère, et finalement d’en être les pionnières. Symboliquement, le fait que la rêveuse soit accompagnée de sa mère et de sa meilleure amie pourrait symboliser que cette évolution répond aux vœux des générations précédentes de femmes qui ont espéré la liberté pour leurs filles, et reçoit le soutien de l’inconscient, ici présent sous la forme de la meilleure amie. Au-delà de l’absence d’homme, il s’agit simplement de la capacité de la femme à assumer sa propre puissance et le monde qui en découlera. Et cette émergence concerne aussi les hommes qui peuvent reconnaître et honorer en eux-mêmes la puissance de cette nouvelle féminité libre.

Cependant les légumes, les fruits de la terre, se rebiffent. Outre le fait que les carottes peuvent être vus comme des symboles phalliques, il est frappant qu’il s’agisse de légumes orange, dont la couleur renvoie au second chakra. Celui-ci est le centre du plaisir sexuel. On pourrait dire qu’il s’agit pour la rêveuse de ne pas aller contre sa nature désirante dans cette évolution. Mais on peut aussi envisager cette agressivité des légumes comme symbolisant la résistance de l’ancien ordre du monde à l’émergence du nouveau. Mais les femmes trouvent refuge avec d’autres – au sein de la communauté des personnes engagées à rechercher une solution au problème présenté dans le rêve – dans une caverne, qui représente volontiers la matrice de la Terre-mère. Elles ont une belle vue sur la mer, qui symbolise l’inconscient collectif. L’île verdoyante symbolise la nouvelle position existentielle dans laquelle elles seront à l’abri des légumes agressifs. On peut voir là l’image d’une solitude assumée, et plus précisément la nécessité d’un isolement et d’une protection permettant l’introspection, l’écoute intérieure. Le refuge dans la caverne symbolise aussi un retour dans le sein de la terre, c’est-à-dire un lien avec la Grande Mère mais aussi avec la réalité du corps et sans doute une sexualité consciente. Car la féminité est aussi et surtout une capacité relationnelle.

Mais il faudra, pour parvenir à l’île salvatrice, traverser un bras de mer, c’est-à-dire faire un parcours dans l’inconscient, pour parvenir à l’île salvatrice où les oiseaux ne peux aller. Me fondant sur le fait que les oiseaux, jouant le rôle d’intermédiaires entre la terre et le ciel, symbolisent volontiers l’esprit et le blanc, la pureté, j’ai proposé l’idée que ces oiseaux blancs pourraient représenter une idéalisation spirituelle dans laquelle notre rêveuse pourrait encore tomber, comme beaucoup de femmes éprises de spiritualité. Nous sommes en effet les héritier(e)s d’une civilisation toute masculine dans sa spiritualité tendue vers le ciel et la pureté. C’est d’abord dans le retour d’une spiritualité ancrée dans la terre, le corps, la féminité et la sexualité, que nous verrons s’incarner la grande Féminité sacrée dont nous pouvons espérer, que nous soyons femmes ou hommes, voir naître une ère nouvelle. Alors verrons-nous sans doute apparaitre de plus en plus d’humains entiers, complets en ce qu’ils ne s’identifieront plus à un genre car, pour reprendre les termes de l’Évangile de Thomas, elles/ils auront fait « du deux Un ».

La rêveuse, à qui je soumettais ces réflexions, m’a dit que selon elle, c’était là un des éléments essentiels du rêve. Je la cite : « Je veux dire que quand tu as fait cette proposition, il y a quelque chose qu’il l’a instantanément validée avec force, c’est comme si le rêve me disait que le plus « souffrant », c’est de faire face à ses désirs, à sa nature, mais le plus subtil et le plus complexe, et ce qui finalement nous permet d’aller au bout du processus, c’est de s’affranchir de cet idéal spirituel. Dans le rêve c’est très clair, nous ne serons sauf que dans ce lieu où les oiseaux ne peuvent pas nous suivre, tout autre endroit même s’il nous protège des légumes agressifs ne sera pas un refuge complet, ne permettra pas un déploiement de la nouvelle façon d’être au monde dont parle le rêve.

Elle m’a aussi fait remarquer que l’indépendance n’est pas une finalité en soi mais une étape dans la redéfinition des relations entre les sexes. C’est un passage nécessaire pour que ces relations s’établissent hors du modèle patriarcal de domination dans lequel la femme appartient toujours à l’homme, que ce soit à son père, son frère ou son compagnon. L’indépendance psychologique entièrement assumée des partenaires offre la base saine d’où peut émerger une interdépendance dans l’harmonie. Elle soulignait aussi que ce mouvement vers l’indépendance qu’elle a vécu n’avait pas été choisi mais qu’elle y avait été poussée par quelque chose qu’elle ne maîtrisait pas, dans lequel elle pouvait voir l’émergence naturelle de la puissance. On peut entendre là comment il y a une dimension collective à l’œuvre dans ces évolutions que vivent chacune à leur façon tant de femmes. Nous pouvons y voir non seulement un fait d’époque traduisant un mouvement dans l’inconscient collectif mais aussi un rappel au fait que l’Animus et l’Anima ne sont pas des archétypes personnels, mais bien des réalités collectives.

La plupart des hommes, malheureusement, se sentent menacés par cette puissance féminine qu’on peut rencontrer par exemple chez les tantrika assumant pleinement leur Shakti, et cherchent à l’étouffer ou la dominer au lieu de danser avec elle. Elle ne nie pourtant en aucun cas notre propre puissance. Au contraire, elle la nourrit comme le feu attise le feu et nous reconduit à la plénitude de notre être, au-delà de sa définition en masculin ou féminin. Mais nous avons toute une éducation, tant à la féminité qu’à la masculinité, à refaire. Pour cela, nous hommes avons aussi à rencontrer le féminin en nous-mêmes et à lui donner sa place. C’est un projet d’avenir, qui nous dépasse.


 Je remercie la rêveuse qui m'a beaucoup aidé à élaborer les idées présentées ici. En discutant nombre de points que j'avançais, elle m'a obligé à élargir et enrichir ma vision de cette nouvelle féminité émergente. J'en suis heureux car, si les hommes ne doivent pas s'empêcher d'en parler, c'est clairement aux femmes qui l'incarnent de lui donner voix, et non aux hommes de dire ce qu'il en est, comme cela a trop souvent été le cas...  

Article lié : Celle qui vient.


Cet article est dédié à la mémoire de Sylvie Bérubé, auteure du livre « le ventre d’Ève » et fondatrice de l’École internationale du Féminin Sacré, qui a beaucoup fait pour l'émergence de la nouvelle féminité et est récemment décédée.

vendredi 6 octobre 2017

Au-delà du polyamour

Jeanne-Moreau dans le film de François Truffaut "Jules et Jim"

Une longue chaîne d’amants sortit de la prison dont on prend l’habitude. 
(Paul Éluard)

Une révolution tranquille est en marche dans nos mœurs amoureuses. Elle nous concerne toutes et tous et avance subrepticement dans l’intimité de nos cœurs et de nos foyers. Pour la présenter, on pourrait paraphraser Saint-Just qui disait en son temps que « la liberté est une idée neuve en Europe ». Nous sommes, en Occident au début du XXIème siècle, en train de sortir de plus de 2000 ans de conditionnement judéo-chrétien, et cela se traduit par l’union de la liberté et l’amour dans une nouvelle vision de la relation amoureuse. Cette évolution s’inscrit dans le prolongement du grand mouvement qui, depuis le début du XXème siècle, se traduit dans la redéfinition des relations entre hommes et femmes, et finalement dans la déconstruction des genres sexuels. Ce mouvement de l’inconscient collectif qui renouvelle les relations entre le masculin et la féminité est peut-être le progrès le plus significatif depuis des millénaires, bien plus important que nos avancées technologiques et notre croissance économique, car il touche à notre humanité même. En effet, nous voyons par-là émerger dans la conscience collective une idée d’un être humain total, unissant en lui-même le masculin et la féminité sans être défini de façon restrictive par un genre sexuel, et s’avérant capable d’un amour entièrement libre qui se manifeste bien souvent par le fait d’entretenir plusieurs relations amoureuses simultanément, chacune reflétant toutes les facettes de sa totalité. On appelle cette vision de l’amour le polyamour, du grec «poly » signifiant « plusieurs », comme dans polythéisme, le fait de référer à de multiples dieux.

Dans un de mes rêves, il m’était dit qu’avec l’avènement des mariages multiples, nous entrerions dans le XXIIIème siècle. Bien sûr, nous n’y sommes pas. Tout au plus sommes-nous en train de défricher le chemin qui permettra aux futures générations d’établir ce qui aujourd’hui semble une avancée marginale comme la norme sociale. Pour l’instant, cette idée se heurte évidemment à beaucoup de résistances. La plupart des gens préfèrent entretenir l’illusion romantique d’un amour unique et définitif, qui va avec la petite maison dans laquelle ils vieilliront au coin de feu avec leur bien-aimé(e), avec pour horizon le cimetière où ils auront un caveau commun. Et puis il s’en trouve d’autres pour oser vivre ce qui semble impossible à la plupart. Quand on n’y connait rien, on croit volontiers que le polyamour, c’est une affaire d’hommes, une autre façon qu’ils auraient de légitimer une tendance toute masculine à l’adultère, alors que ce sont des femmes, essentiellement, qui ont lancé l’idée polyamoureuse. L’article fondateur a été écrit par Morning Glory Zell en 1990 et s’intitule «  A bouquet of lovers[1] ». Dans ma pratique d’écoute des rêves, je constate qu’il y a beaucoup plus de femmes osant le polyamour que d’hommes. En fait, il semble que ces derniers se soient toujours mieux accommodés du mensonge leur permettant de cloisonner leurs multiples relations amoureuses, mais les femmes accédant à la liberté réclament la vérité, la transparence. Cela soulève beaucoup de questions bien sûr. Comme le disait Jung en 1925, il est confortable de vivre dans le passé car alors la tradition apporte des réponses aux interrogations qu’on évite d’explorer, mais vivre dans le présent implique de s’assoir sur des questions brûlantes.

Le polyamour signe la fin du mirage de l’exclusivité amoureuse et sexuelle érigée en idéal. Il faut bien comprendre qu’il y a un rêve derrière ce mirage, à savoir le rêve de rencontrer une personne qui pourrait être « tout » pour nous, tandis que nous serions tout pour elle. C’est un rêve de fusion dont nous verrons qu’il vise dans le fond à combler une blessure narcissique et à nous ramener à la seule relation totale que nous avons jamais eu, à savoir l’identité psychique avec notre mère dans son ventre. Derrière le rêve, il y a une construction sociale qui va avec la définition figée des genres dont nous avons hérité. Il est intéressant de savoir que l’amour romantique est une invention de l’Occident vers le XIIème siècle, après l’écrasement de la fine fleur de l’amour courtois. Auparavant, l’amour est surtout une transaction économique entre deux familles qui décidaient, un peu partout dans le monde, d’unir leurs enfants qui en venaient éventuellement à s’aimer à force de partager les défis de l’existence. Et puis, avec Tristan et Iseult[2] est venue cette idée de l’amour fou et éternel que nous ne pourrions vouer qu’à une seule personne. Mais si l’on en revient à la dimension sociale et il faut bien le dire, commerciale, du mariage, l’exigence d’exclusivité amoureuse était donc surtout la conséquence d’un acte de propriété qui faisait qu’une femme appartenait à un homme. Et encore aujourd’hui, c’est un énoncé de propriété.

Il était admis que les hommes eux, faisaient bien souvent ce qu’ils voulaient. Encore aujourd’hui, et jusque chez des personnes fort cultivées, on rencontre ce préjugé qui voudrait que la structure psychique des femmes les prédispose à n’avoir qu’un seul partenaire tandis que les hommes seraient, par nature, portés à multiplier les amours. On invoque en particulier la biologie pour justifier de tels préjugés, en oubliant que ce qui caractérise justement notre évolution collective, c’est que nous nous affranchissons de la biologie. Ce trait psychique peut avoir son sens quand il est question de reproduction biologique et de constitution d’une famille, mais s’évapore quand la contraception délie les relations amoureuses de la reproduction. Un autre préjugé, qui va avec le précédent, voudrait assimiler le polyamour à la polygamie. Or la polygamie est une coutume caractéristique de sociétés qui ne sont pas encore entrées dans la modernité et ne reconnaissent pas l’indépendance de la femme par rapport à l’homme : elle est la propriété du père, du frère ou du mari. La polygamie avait généralement une fonction économique et de survie. Il était ainsi fait obligation dans le désert d’Arabie au frère d’épouser la veuve de son frère défunt pour ne pas la laisser seule, ce qui aurait signifié sa mort. Mais cela va aussi avec le fait que dans ces sociétés, la femme est considérée comme une marchandise échangée contre quelques chameaux, c’est-à-dire une richesse. La polygamie asiatique est un peu différente puisqu’en Chine traditionnelle, il était admis qu’un homme épouse une jeune femme par amour une fois son devoir familial rempli auprès de sa première épouse, qu’il n’avait généralement pas choisi. Cependant le polyamour émerge de prémisses complètement différents, au premier chef desquelles il y a l’indépendance amoureuse et économique de la femme comme de l’homme, leur entière égalité, et le refus de laisser la société se mêler de notre intimité amoureuse.

Jules et Jim
On pourrait croire que le polyamour est une aberration proprement occidentale qui va avec ce que nos passéistes appellent le déclin de la civilisation. Nous ne pouvons que nous féliciter en effet du déclin du patriarcat ancestral qui fondait leur idée de la civilisation, dont la barbarie n’est plus à démontrer dans la façon dont elle a traité les femmes et les autres cultures. Parmi celles-ci, il semble qu’il y ait plusieurs exemples de société polyamoureuse. Chez les Iroquois, la femme choisissaient ses partenaires amoureux et pouvaient en avoir plusieurs. De façon plus significative encore, les Mayas et les Incas, chez qui hommes et femmes pouvaient avoir plusieurs partenaires amoureux officiels, semblent avoir institutionnalisés les mariages multiples. Leur nombre était indicateur, semble-t-il, de la qualité et l’ampleur de leur énergie car il fallait avoir la capacité d’entretenir ainsi plusieurs relations sans qu’aucune n’en souffre. En Occident au XXème siècle, le polyamour était envisagé sous le terme de « relations ouvertes », et nous en avons des exemples célèbres avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et avec le trio Carl Jung, Emma Jung et Toni Wolff. Du point de vue jungien, cette relation en particulier est emblématique mais n’est pas sans soulever des questions sur lesquelles je reviendrai plus loin.

Le polyamour est en fait la réponse contemporaine sans doute la plus de pointe à un très vieux problème. Il est impossible d’empêcher un cœur d’aimer. On a beau mettre un couvercle social dessus, y ajouter de bonnes résolutions et de grands serments, un idéal ou une Bible : le cœur est autonome dans ses battements. C’est un fait de nature. La nature, c’est ce qui arrive même si on ne le veut pas, même si on essaye de dresser l’animal humain pour qu’il s’abstienne. Dans les faits de nature, il y a le besoin de manger et de boire, de déféquer, de rêver et d’aimer, et l’être humain se meurt quand on l’empêche de satisfaire ces besoins. Le problème, c’est que comme l’amour libre n’était pas admis socialement et qu’on a fait toute une salade judéo-chrétienne du serment de fidélité dans le mariage, l’amour a toujours été dans une grande mesure clandestin et adultère. Car comme le souligne Osho, il n’y a pas de pire « tue l’amour » que le mariage, c’est-à-dire le fait qu’il n’y ait plus de risque amoureux. Et depuis toujours, la solution est donc le mensonge adultère. Cela alimente l’essentiel de notre littérature et notre cinéma de drames sans fin et, dans le fond il faut bien le dire, sans grand intérêt. Le polyamour, c’est la reconnaissance de ce fait de nature qui veut que nous ne commandions pas à notre cœur, et qu’il ne sert à rien de le réprimer car il se venge inéluctablement. Il vaut donc bien mieux le laisser vivre dans la vérité, c’est-à-dire en toute conscience. Nous verrons que c’est justement de cela dont il s’agit, d’un chemin de conscience dans lequel le conflit ne peut être exclu…

La psychologie explique bien ce qui se passe dans le fait de tomber amoureux, et pourquoi l’amour ne saurait généralement rester cantonné éternellement à une seule relation. Il est important au prime abord de différentier justement l’amour, qui est vie du cœur, appréciation de l’autre et relation qui ne cesse de s’approfondir en conscience, de la projection amoureuse, ce que nous désignons comme « tomber en amour », que les anciens nommaient aussi « passion » et qui est vouée à être temporaire. Un des immenses apports de la psychologie des profondeurs de Jung est d’avoir mis en lumière qu’il y a une femme  (l’anima) dans l’homme et un homme (l’animus) dans la femme. Quand nous tombons amoureux, et pour nous en tenir à l’équation simple[3] d’une relation entre homme et femme, nous projetons cette anima ou cet animus sur la personne qui suscite notre passion. C’est pourquoi cette personne nous parait si unique : elle nous tend un miroir dans lequel nous contemplons notre double en vérité. Cela pose tout le défi de conscience des relations amoureuses dans lequel il ne s’agit pas en fait de faire durer cette illusion le plus longtemps possible, et de s’enfuir quand la lune de miel est terminé, mais au contraire de retirer la projection pour voir et aimer la personne réelle. C’est autrement plus difficile que de passer d’une passion à l’autre. C’est d’ailleurs le meilleur sinon le seul argument en faveur de l’exclusivité amoureuse : l’approfondissement de l’intimité réclame un face à face qui va avec l’engagement dans la relation, et celle-ci dans ses premiers stades réclame qu’on évite de disperser l’énergie amoureuse.

Le polyamour est le laboratoire dans lequel nous pouvons le plus clairement observer les jeux de l’anima (la féminité intérieure de l’homme) et de l’animus (le masculin intérieur de la femme). Il n’y a pas de polyamour s’il n’y a pas un engagement profond dans les relations amoureuses, mais nous verrons que la vision polyamoureuse renouvelle ces notions d’engagement et de fidélité inséparables de la recherche d’intimité. Pour qu’il y ait polyamour, il faut donc qu’il y ait au départ un engagement profond et réel dans une relation : le polyamour n’est pas papillonnage. Et dans cet engagement, sans qu’il y ait quoi que ce soit à reprocher au partenaire habituel, voilà qu’il y a un coup de cœur à l’extérieur du couple et l’exigence d’aller voir, et surtout vivre, ce qu’il y a dans ce cœur qui se met à battre. La psychologie nous invite à aller voir ce qui se projette dans ce nouvel amour, qu’est-ce qui appelle là, qu’est-ce qui réclame d’être vu et vécu. Si tout va bien, cela peut être fait dans la transparence avec le partenaire initial qui s’en trouve lui-même libéré de toute obligation d’exclusivité, et c’est alors que nous entrons dans une situation polyamoureuse dans laquelle chacun des partenaires peut, en continuant d’entretenir sa relation principale, explorer les différentes facettes de son anima / animus en relation. Cela ne signifie pas nécessairement de vivre tous ensemble ou de partager différents degrés d’intimité, mais cela ne l’exclue pas non plus. Ce qui importe, c’est qu’il y a à la fois engagement à préserver la relation dite principale et entière liberté des deux partenaires dans cette relation. Cela implique un très haut degré d’amour, que mon mentor et ami Nicolas Bornemisza appelle[4] « l’amour expansif », un amour qui tend vers l’universel au-delà du personnel. Nicolas a cette belle formule qui résume toute l’évolution requise :

Le cœur humain ne se divise pas, il se multiplie.


Jules et Jim
Bien sûr, cela n’exclue pas de vivre des conflits, de la jalousie, etc. C’est humain, et mieux, c’est inévitable et nous verrons que cela nous rend, si nous acceptons d’aller au bout des implications du vécu amoureux, un immense service. Nous sommes tous et toutes câblé(e)s avec un cerveau limbique hérité des mammifères, et dès lors, un fort instinct territorial qui s’étend à notre partenaire amoureux. La jalousie, c’est quand cet instinct territorial se réveille. Mais ce qui nous distingue en tant qu’êtres humains, c’est que nous avons une capacité de conscience indépendante du cerveau limbique et qui nous permet de ne pas être agis par nos émotions. Il est naturel que nous ressentions une violente insécurité quand notre source d’amour semble être menacée de se détourner de nous, mais cette insécurité est essentiellement le rappel d’une blessure narcissique bien antérieure à la relation. C’est donc ce que nous faisons avec notre insécurité et notre jalousie qui est réellement déterminant : en faisons-nous une exigence limitative pour l’autre, ou acceptons-nous de jouer le jeu de l’amour jusqu’au bout en les exprimant mais en laissant l’autre entièrement libre ? Il n’y a pas de croissance de la conscience sans conflit, nous explique Jung, et les relations sont l’espace où la conscience est la plus fondamentalement sollicitée pour sa croissance. On sait que les moines tibétains entourant le Dalaï Lama sont aussi sujets que nous à la peur et à la colère quand survient un incident déclencheur, mais leur pratique de la méditation leur permet de ne pas se laisser dominer par celles-ci. Le polyamour réclame de chacun(e) des partenaires qu’il/elle s’ancre dans la conscience, au centre, et apprenne à dominer son cerveau émotionnel. J’oserai dire qu’il y a là une véritable voie spirituelle pour notre temps, une voie dans laquelle le chercheur spirituel plonge dans le feu transformant des relations et se laisse emmener par l’amour jusqu’à la plus grande expansion de conscience possible.

Jung a vécu une telle relation polyamoureuse quand, après avoir épousé Emma Jung, il a rencontré Toni Wolff. Leur relation semble par bien des côtés exemplaires. Il semble que Toni soupait régulièrement à la table des Jung et avait sa chambre dans la maison familiale, ce qui dans la Suisse bourgeoise du milieu du XXème siècle était extravagant. Cela a été possible, selon le témoignage d’Aniéla Jaffé, secrétaire de Jung, parce qu’il n’y a jamais eu de « manque d’amour » entre eux, et particulièrement entre Carl et Emma. Quand Toni est décédée, Jung n’a pas pu se rendre à l’enterrement car il était malade et c’est Emma qui y est allée. Elle a alors rendu hommage à Toni en disant qu’elle avait apporté à Carl, dans une période critique de sa vie, quelque chose qu’elle, son épouse, n’aurait pu lui donner. Là, selon moi, est une véritable preuve d’amour, d’un amour entier pour la personne entière. On trouve là le sel de la recommandation d’ailleurs des jungiens (par exemple Toni Wolff[5] elle-même) quand notre partenaire amoureux rencontre quelqu’un qui  fait battre son cœur : rencontrer cette personne et voir ce qu’elle a de différent de nous, ce qu’elle amène à notre partenaire et que nous ne saurions lui amener. Alors, sur la base de notre amour commun, il est bien possible que nous fassions de cette personne un(e) ami(e). Jung lui-même disait des deux femmes de sa vie qu’Emma avait été la fondation de sa maison tandis que Toni en avait été la fragrance. Cela nous amène à un point très important : dans le polyamour, chaque relation est unique, car chaque personne est unique. Les relations sont différentiées, ce qui permet à chacune d’être vécue dans sa plénitude et son unicité, sans faire d’ombre aux autres relations. Dans chaque amour, c’est l’Unique finalement qui est aimé, c’est  l’unique qui tend vers l’Unique, et ce mouvement réclame que soit respectée, et mieux chérie, l’unicité de chacun des protagonistes et de chaque relation.

Il serait dangereux cependant d’idéaliser la relation de Jung et d’en faire un modèle de relation polymoureuse. On peut simplement dire qu’il a été parmi les premiers à se confronter consciemment au problème. Parmi les réserves qu’on peut invoquer, il y a le fait qu’Emma n’a pas, à notre connaissance, eu de relations extra-conjugales. Or tant qu’à vivre le polyamour, il est important qu’il soit réciproque et qu’on ne goûte pas seulement les joies de la liberté, mais aussi le feu transformant de l’insécurité. Jung a vécu celle-ci cependant à chaque fois qu’Emma, excédée, a menacé de le quitter et sa biographe fait remarquer qu’au cinq reprises connues où cela est arrivé, il est tombé malade. Il n’était donc pas prêt à laisser sa femme voler de ses propres ailes, et nous ne devrions jamais minimiser la souffrance qu’a vécu Emma, sans doute préoccupée de maintenir l’unité de son foyer pour leurs cinq enfants. Plus fondamentalement, on peut interroger la nature de la relation entre Carl et Toni qui pourrait avoir tenu d’une forme d’inceste psychologique car il s’agissait d’une de ses jeunes analysandes quand il en est tombé amoureux. Il y a donc eu « passage à l’acte » du point de vue thérapeutique. Mais surtout, comme je l’explique dans un autre article[6], on peut questionner le fait que Toni n’a pas eu une vie indépendante du rôle de porteuse d’anima que lui faisait tenir Jung dans sa vie. Là aussi, il a échappé au véritable risque polyamoureux qu’il aurait couru en la laissant avoir sa propre vie amoureuse indépendante de lui. On peut se demander s’il ne l’avait pas annexé au service de sa propre psyché masculine, et ce manque d’indépendance est absolument contraire à l’esprit du polyamour. Mais on peut reconnaître à Jung qu’il s’est courageusement exposé au fond du problème, ce qui lui aurait valu de dire un jour que :

« Le problème de l’amour est difficile au point que vous pouvez vous estimer heureux si, à la fin de votre vie, personne n’a fait naufrage à cause de vous. »


Carl Jung et Toni Wolff
Finalement, je crois avec Nicolas Bornemisza que l’émergence du polyamour va avec celle d’une nouvelle féminité, et en particulier avec l’avènement de ce qu’il appelle « la nouvelle femme » qui assume pleinement sa liberté, son autonomie tant sexuelle que spirituelle. Cette évolution concerne aussi les hommes qui intègrent pour certains plus que jamais leur féminité intérieure et sorte du carcan que leur a imposé, autant qu’aux femmes, le patriarcat. On voit se dessiner à travers celle-ci le retour du Féminin sacré que Jung appelait de ses vœux et sur lequel je me suis déjà exprimé ailleurs en soulignant qu’il se manifeste en particulier dans l’archétype de l’Amoureuse. Ainsi que je le disais plus haut, je connais plus de femmes que d’hommes prenant le risque d’oser vivre une vie amoureuse libre, et il faut souligner que cela implique bien souvent qu’elles concilient cette exigence de liberté avec des enfants, un travail, etc… ce qui constitue un exploit. Je leur rends hommage car elles font preuve bien souvent d’un véritable héroïsme au service de leur intégrité. Bien sûr, elles sont souvent écartelées par des exigences conflictuelles, mais il faut alors leur rappeler ce qu’écrivait Jung à une femme déchirée entre ses obligations familiales et sa vie professionnelle :

« Ne doutez pas de la justesse de vos deux visages et laissez advenir ce qui doit advenir. […] Ce conflit apparemment insupportable est la preuve de la justesse de votre vie. Car une vie sans contradiction intérieure est soit une demi-vie, soit une vie dans l'au-delà – une vie cependant réservée aux anges. Mais Dieu préfère les hommes aux anges. »

Mais alors, quelles notions pouvons-nous dès lors avoir de l’engagement et de la fidélité dans un contexte polyamoureux ? Dans le cadre de l’exclusivité amoureuse, il s’agit au fond de réprimer nos élans amoureux pour garantir la pérennité du couple. Quand on ne parvient pas à châtrer ainsi nos cœurs, on sait ce que cela donne : les redoutables conflits du mensonge entourant l’adultère. Mais s’il est admis que tous les partenaires de la relation amoureuse sont entièrement libres, alors l’engagement n’est pas par rapport à l’autre, en forme de « je ménagerai ton insécurité », mais dans la relation. L’affirmation fondamentale de cet engagement devient : « Peu importe qui je rencontrerai, ce que je vivrai, je continuerai à prendre soin de notre relation. Même si mon cœur s’ouvre à un(e) autre, je continuerai à amener de l’amour dans notre relation. » Le premier engagement est à la transparence, c’est-à-dire au fait de dire la vérité de son cœur. Et cet engagement s’approfondissant, il offre la seule véritable sécurité possible dans la relation, qui est celle de la réalité du dialogue en conscience qui en fait une « relation sacrée ». Dans cette relation sacrée, il ne s’agit pas de tout se dire, de se rendre des comptes, mais il y a cet engagement à se dire l’essentiel, à savoir tout simplement si le lien d’amour qui unit les partenaires est encore vivant. De même, la fidélité n’est plus fidélité exclusive à l’autre mais fidélité à la relation : « Ce n’est pas parce que j’en aime un(e) autre que je te retire mon amour. Mon cœur s’agrandit, il ne se rétrécit pas au lavage par la vie. » Sur ce point de la nature véritable de l’engagement non contradictoire avec la liberté qui est l’essence même de l’amour, je ne saurais que recommander la lecture du merveilleux ouvrage de Christiane Singer : Éloge du mariage, de l’engagement et autre folie.

La problématique du polyamour semble inévitable à notre époque à différents titres. Elle va en particulier avec l’ouverture de cœur que vivent beaucoup de personnes s’engageant dans un chemin de conscience, et pose la difficulté d’un fréquent retard de la maturité affective sur la maturité spirituelle : les projections amoureuses sont volontiers confondues avec l’établissement d’une relation d’amour approfondie. Dans notre monde où la fonction sentiment a été généralement dévaluée en même temps que la féminité de l’être, on peut voir dans le polyamour une revanche du cœur sur la raison et un juste retour de la fonction sentiment qui réclame la primauté. Enfin, la remise en question de nos mœurs amoureuses pour y introduire plus de conscience participe du grand mouvement de déconstruction des institutions sociales dans la façon dont elles nous modèlent psychiquement, et va dans le sens de l’émergence d’individus entiers, unissant en eux-mêmes le masculin et la féminité et visant à l’autonomie psychique dans la liberté. Mais il ne faudrait pas négliger non plus l’ombre du polyamour qui pourrait tenir dans une justification du papillonnage amoureux et de l’absence d’engagement. Ce n’est en effet pas un hasard si ce mouvement a pris son essor en Occident dans la dernière décennie du XXème siècle, c’est-à-dire dans le contexte du libéralisme triomphant. Nous nous devons d’interroger en quoi le polyamour pourrait participer d’une forme de consumérisme amoureux propre au capitalisme sauvage et réduisant la relation amoureuse à un échange de service sexuels et affectifs entre partenaires interchangeables. Plus que jamais, le polyamour questionne la conception que nous nous faisons de l’amour…

Tout ceci étant dit, j’en suis parvenu pour ma part à la conclusion que ces discussions pour ou contre le polyamour tournent autour d’un faux problème. La réalité, c’est simplement que nous ne commandons pas à notre cœur, et que comme la Porteuse du Graal, bien nommée Conduir-Amour, il nous montre le chemin de notre plus grande croissance en conscience. Cependant, entre l’exigence d’exclusivité amoureuse et celle de la liberté, il y a deux opposés irréductibles qui font tout autant partie de la nature de l’amour. Car le désir d’exclusivité aussi est naturel, tout autant que celui de liberté. L’amour est une occasion de tenter de concilier ces contraires en conscience, et il faut se garder de faire du polyamour une autre idéologie. Il y a des moments pour être engagé dans une seule relation et d’autres pour être dans l’ouverture. Mais comme le dit le poète Khalil Gibran :

« Lorsque l’amour vous fait signe, suivez-le… »[7]

Et cela même si cela nous amène au centre du feu. C’est ainsi qu’on purifie les métaux pour en faire ressortir l’or inaltérable, image alchimique de la conscience. Ne pas suivre l’amour quand il nous fait signe revient à se tuer, à tuer la vie qui coule en nous. Honorer l’amour quand il survient dans notre existence, quels que soient les défis dans lesquels il nous entraine, c’est entrer dans la véritable ouverture du cœur qui ne craint pas de pleurer toutes ses larmes pour pouvoir vivre toutes ses joies aussi. Dans un monde dominé par la rationalité, c’est redonner la primeur au sentiment et à la vie du cœur sur toute raison, parce que finalement, quand nous quitterons ce monde, nous n’emmènerons que l’amour que nous avons vécu, le miel des abeilles éternelles que nous sommes. Mais alors, la véritable question au-delà de ces discussions sur le polyamour est :

Que mettez-vous dans votre amour ? Quelles sont vos attentes dans l’amour ? Qu’y projetez-vous ? Tentez-vous, à travers l’amour, de combler une insécurité fondamentale, un vide que l’autre ne pourra jamais remplir et qui vous laissera donc toujours insatisfait(e) ? Ou faîtes-vous de l’amour votre guide vers une vision élargie de la Vie ? Faites-vous de l’amour une affaire personnelle de petits égos en quête de sécurité, se perdant dans leurs rêves, ou vous laisserez-vous traverser par l’Amour ?


Le déclencheur pour moi de cette réflexion a été un texte remarquable de Elie G. Humbert intitulé Ici et maintenant est une blessure[8], dans son livre La dimension d’aimer. Il interroge la douleur qu’on peut ressentir quand notre partenaire aime une autre personne et que tout d’un coup, on vit le sentiment d’abandon. Il montre qu’au fond de notre demande d’être aimé exclusivement, il y a ce qu’on appelle la blessure narcissique, c’est-à-dire la douleur de l’enfant séparé de sa mère et qui perd ainsi sa sécurité fondamentale. Il a des mots forts, des mots que l’on peut trouver terribles, qui font mal tellement ils sont justes, tellement ils mettent directement le doigt sur la partie la plus sensible de notre être :

« Suivez maintenant la ligne de votre demande. Qu'est-ce qu'on demande? On demande d'être aimé? Ce n'est pas vrai. On demande d'être préféré. Encore tout récemment, j'entends une amie qui dit à son mari: « Mais, enfin, est-ce que ce n'est pas la chose la plus légitime du monde? La seule chose que je te demande c'est que tu me dises que tu m'as choisie. » Mais c'est atroce. Oui, c'est atroce. Pourquoi? (C'est tellement naturel, hein?) C'est atroce parce que vous demandez à un compagnon ou à une compagne d'être au service de votre blessure narcissique et il ou elle n'a vraiment pas été fait pour ça. Mais, encore ça, ça serait seulement une erreur. Mais pourquoi atroce? Parce que tant que vous lui demandez ça vous ne le ou la rencontrerez pas. »

Ce faisant, il pose tout le problème qui est mis à nu par le vécu polyamoureux. Allons-nous continuer à entretenir une illusion romantique, et dans cette illusion, à éviter de nous rencontrer vraiment ? Devons-nous servir nos blessures narcissiques respectives, ou sommes-nous capables de les prendre en charge en conscience pour nouer des relations pleinement conscientes, dans lesquelles chacun(e) est invité(e) à oser sa liberté, son entièreté et son indépendance affective ? Et finalement, la grande question : notre amour est-il libre de notre blessure narcissique, ou sert-il seulement à tenter de la guérir ? Elie G. Humbert montre que la seule façon d’éviter de se perdre dans le rêve d’une mère de substitution qui comblerait tous nos besoins est d’accepter de descendre dans la blessure, ce qui nous amène dans la vérité de l’instant présent. Au fond, c’est la qualité de notre relation d’amour avec nous-mêmes qui conditionne la relation d’amour avec autrui, et c’est à celle-ci qu’elle nous reconduit inéluctablement si nous ne voulons pas entretenir d’illusion. Ainsi l’amour, jusque dans les blessures qu’il inflige, est un chemin de connaissance de soi. La blessure narcissique ne peut être guérie par l’autre. Elle ne peut être guérie que par l’amour total de soi, qui offre une base saine à l’amour d’autrui.

Ainsi, par exemple, la jalousie bien naturelle est-elle empoisonnée par la blessure narcissique dès lors qu’elle s’accompagne d’une auto-dévalorisation subtile qui nous murmure à l’oreille : « Si la personne aimée se tourne vers un autre, c’est que cet autre est mieux que moi. Il a quelque chose que je n’ai pas, et dans le fond, je ne suis pas digne d’être aimé. » Mais si l’on accepte que personne ne saurait être « tout » pour autrui, et que chaque être est unique, il n’est plus question de plus et de moins mais seulement de possibilités de relations qui se présentent : « avec telle personne, je rencontre mon côté artiste et ma dimension spirituelle, et avec telle autre, ce qui m’est offert, c’est l’enracinement dans le quotidien. » Les relations sont à chaque fois uniques, ne se comparent pas. On sait qu’on est dans le piège du mental dès lors que l’on compare des choses qui n’expriment leur être que dans leur unicité. La seule façon de sortir du piège de la blessure narcissique, c’est de s’accepter entièrement dans tout ce que l’on est et ce que l’on est pas, incluant nos manques et nos défauts, et c’est donc l’entier amour de soi. Sans amour de soi, que vaut l’amour d’autrui ? On le voit bien quand il nous déçoit. La haine de soi devient haine de l’autre, le doux vin de l’amour a tourné en vinaigre.

Finalement, il apparait donc que le véritable enjeu derrière le polyamour, c’est comment l’amour peut être un facteur décisif de croissance et d’élargissement de la conscience. Pour cela, il faut enfin dépasser la dimension personnelle de l’amour et entrer dans le mystère de l’amour expansif, c’est-à-dire dans la compréhension que derrière chaque partenaire amoureux, il y a un(e) Bien-Aimé(e) qui est recherché(e) et qui prend forme dans notre vie. C’est encore la psychologie des profondeurs qui l’explique le mieux, en partant du fait que ce que nous recherchons dans la relation amoureuse, ce n’est pas tant l’autre (qui est à peu près interchangeable avec beaucoup d’autres) qu’une certaine qualité de relation. Ainsi Mme Von Franz, la principale collaboratrice de Jung,  offre-t-elle cette définition de l’anima comme étant « un système d’attentes et d’aspirations qu’un homme nourrit face à une femme, un système relationnel érotique. » Il en va de même avec l’animus, qui en est la réciproque. Et dès lors, confronter l’anima pour l’intégrer signifie pour l’homme prendre l’entière responsabilité de ces attentes en laissant la femme entièrement libre d’être qui elle est, de faire ce qu’elle veut. « Rendre l’anima consciente, nous dit encore Von Franz, cela signifie aimer l’autre pour lui-même et par amour de l’amour. « Si je suis mon amour, mon amour est comblé. » Seul celui qui suit l’anima par l’amour d’elle la verra devenir une Béatrice ; elle sera pour lui un pont, un passage. » [9] Et ce pont est passage vers Celui ou Celle que nous sommes vraiment, ce que Jung appelle le Soi, qu’on peut appeler aussi le « Je Suis ».

Ce qui nous émeut, et qui force la projection de l’anima ou de l’animus sur une personne, c’est que nous avons l’intuition que nous pouvons trouver avec ce partenaire la relation de conscience totale que nous aimerions vivre. Nous reconnaissons en cette personne la déesse ou le dieu qui peut nous conduire à la félicité absolue. Cela, c’est le cœur de la projection amoureuse qui se retirera nécessairement au fur et à mesure que nous découvrirons l’être humain sous la projection, et ce faisant, la divinité reviendra en dedans. Mais les individus conscients peuvent en profiter pour développer une relation directe avec leur anima / animus, et ainsi d’ailleurs éviter d’obliger leurs partenaires humains à répondre à leurs attentes inconscientes. Devenant libres, ils laissent les autres libres aussi. C’est le chemin, selon Jung, de la réalisation de ce qu’il appelait l’individuation, qui consiste en devenir pleinement nous-mêmes. On ne s’individue pas isolément. On ne peut s’individuer qu’en relation. Dans la relation amoureuse, il y a deux moments de vérité. Le premier est quand la lune de miel prend fin et que la projection commence à se retirer, qu’on se confronte à la réalité de la personne aimée – et par exemple aux chaussettes sales qui trainent, à la vaisselle qui tarde à être faite, ou à la susceptibilité. C’est le moment de la naissance du véritable amour, à condition que les partenaires ne s’enfuient pas à la recherche d’une nouvelle passion. Et puis il y a le test décisif qui survient quand l’un(e) des deux projette sa flamme amoureuse sur quelqu’un d’extérieur à la relation. Là, on voit de quel bois est vraiment faite la relation, aussi bien pour la personne qui aime au-dehors que celle qui voit l’autre aimer quelqu’un d’autre. S’il n’y avait en fait qu’un soubassement de projection, la relation se délitera inévitablement. En effet, la passion est exclusive alors que l’amour vrai est inclusif. Mais si l’amour est présent, les partenaires sont alors engagés dans un chemin d’individuation mutuelle, c’est-à-dire qu’ils tendent ensemble vers leur plus haute réalisation.

Quand l’amour ne sert pas à entretenir une illusion, nous dit Mme Von Franz, les partenaires nouent par là une alliance visant à la liberté et l’élargissement de la conscience, à l’incarnation du Je Suis dans une forme humaine. Alors, l’amour devient une affaire qui va bien au-delà du personnel :

« Lorsque deux personnes sont en relation l’une avec l’autre, toutes deux engagées dans la voie mutuelle du processus d’individuation, le thème de la conjonction du couple transpersonnel se constelle. (…) Dans le hiero gamos, les noces sacrées, ce ne sont pas deux égos qui se font face mais « chacun de ceux dont nous touchons le cœur ». Ce surprenant aspect de multiplicité est malaisé à saisir. Tout ce passe comme si, dans « l’au-delà », il n’y avait qu’un couple divin, unique, Shiva et Shakti, unis dans une étreinte éternelle, et que l’homme participe à leur conjonction en tant que « simple invité à la fête » ».



Nous pouvons dès lors reformuler notre questionnement sur la nature de l’amour comme une variante de la question de ce qu’on appelle l’investigation fondamentale – le koân « qui suis-je ? » devient :

Qui aime quand j’aime ?[10]

Qui est aimé(e) ?

Il s’agit d’observer en conscience quelles sont les sous-personnalités ou les complexes qui s’emparent de notre amour, qui aiment en nous, et surtout à quelles identifications nous souscrivons par là. C’est le douloureux travail de retrait des projections qui, à mesure qu’on enlève couche après couche d’identification, fait apparaître le Diamant. L’amour libre devient alors la plus radicale des ascèses, toute tantrique dans son esprit car elle ne refuse rien et transforme tous les poisons en nectars en laissant l’amour, c’est-à-dire le dieu Éros, jouer librement avec nos cœurs.  La réponse au koân est dès lors une évidence lumineuse : quand j’aime, c’est la Vie qui s’aime Elle-même dans le chatoiement de Ses formes, et par ces jeux s’accomplit la merveille de l’amour transformant, feu générateur de conscience. Car :

« Le thème des noces sacrées ou du hiero gamos renferme, comme Jung l’a exprimé ailleurs, le mystère de l’individuation réciproque par ce « rien n’est possible sans amour (…) car l’amour permet de risquer le tout pour le tout et de ne pas occulter des éléments importants ». La rencontre avec le Soi peut seulement se faire de cette manière. »

Dans le polyamour se pose donc le problème de la tension entre l’Amour universel qui nous donnerait à aimer tout être et l’amour personnel qui en est le conducteur sur terre. L’Amour universel s’inscrit en effet dans le domaine des réalités spirituelles qui n’ont de sens que lorsqu’elles s’incarnent dans le creuset de relations personnelles, c’est-à-dire dans la chair et le cœur amoureux. J’ai ainsi entendu des rêves de femme polyamoureuse dans lesquels la rêveuse embrassait toutes les personnes qui passaient à sa portée, et avait le sentiment qu’elle aurait pu aimer également chacune des personnes rencontrées. Or c’est justement ce qui se dégage de l’exploration en conscience de la problématique du polyamour : les partenaires, dont on voudrait toujours croire qu’ils ont quelque chose de tellement spécial que ce ne peut être qu’eux qui peuvent être considérés comme digne de l’amour vécu, importent en réalité moins que la relation elle-même. Le grand mystère de l’amour, au-delà de la discussion entre l’exclusivité et le polyamour, c’est que la relation est vivante et qu’au travers de celle-ci, c’est moins l’accomplissement des partenaires que celle de la relation elle-même qui semble recherchée par le Soi. C’est la relation qui est travaillée quand elle s’élargit à plusieurs partenaires, et c’est toujours un travail de conscience dans lequel apparait un terme plus grand que les différents protagonistes de la relation. Dans le contexte de la relation amoureuse entre deux personnes, ce troisième terme est le lien vivant qui les unit. Ce tiers est le Souffle qui les unit, l’Amour dans le mystère duquel disparaissent finalement l’amant et l’aimé(e), et ce que la tradition spirituelle a désigné comme étant l’Esprit Saint, le Pneuma dont il est dit qu’il souffle où il veut, que rien ne saurait le limiter.

Au-delà du polyamour, c’est donc une voie spirituelle de connaissance de Soi qui se dessine, qu’on pourrait désigner comme la voie du cœur conscient, ou encore de l’amour libre. Nous pouvons y voir un ressurgissement du bel esprit qui a fleuri au temps de l’amour courtois, où les chevaliers courtisaient le plus souvent des femmes mariées, époque qui a été l’apogée de l’incarnation de l’Amour pendant l’ère chrétienne avant que la barbarie du saint Père de Rome ne l’écrase dans le sang. Il y a là aussi une évolution spirituelle typique de notre époque, qui veut que la chair et l’amour soient à nouveau sanctifiés après qu’on soit allés dans les excès d’une spiritualité désincarnée. À l’inverse donc de ce mouvement qui conduisait les chercheurs spirituels à se retirer dans des grottes le plus loin possible de toutes relations, nous sommes désormais invités à nous engager le plus profondément possible en conscience dans la vie, le monde et les relations. Cela va avec le fait que la réalisation poursuivie n’est pas une transcendance hors du monde mais une incarnation pleine et entière de Conscience, dégagée de sa gangue par le feu de l’Amour.

Il apparaît en conclusion que dans cette idée d’amour « libre », il ne s’agit pas tant de notre liberté en tant qu’égos que de la liberté de l’Amour lui-même en tant que force qui traverse nos vies et les sculpte bien souvent contre notre volonté. En ce qui nous concerne, nous ne pouvons au mieux qu’honorer ce mystère en lequel les anciens reconnaissaient un dieu. Dès lors, il devient clair que la seule chose que nous puissions faire pour notre part est d’offrir notre amour quand l’occasion d’aimer nous est donnée sans même espérer de retour, car l’amour, pour être digne de ce nom, ne peut finalement être qu’un don de soi entièrement libre et gratuit, c’est-à-dire sans attente. Cela nous est offert à toutes et à tous. Ou comme le disait si bien Christiane Singer :

« L'amour ne connait qu'un seul but quand il te rencontre : lui-même. Venir au monde encore une fois à travers toi. Se donner au monde à travers toi une chance de plus. Tu es convié(e) à aimer et à servir pour que sur terre soient l'amour et le service.

       Tu es convié(e).
       Tu n'es pas même obligé(e).
       Un simple service d'honneur.
       Voilà tout.
       Ni plus mais ni moins. »[11]





[1]Morning Glory Zell, A bouquet of lovers
[2] J’ai développé ce point dans mon article : le nom du jeu est Amour.
[3] Il est aujourd’hui admis que nous pouvons être un homme dans une peau de femme, une femme dans une peau d’homme, ou encore qu’un homme peut s’éprendre d’un homme et ainsi vivre sa féminité sur un mode actif, et réciproquement dans le cas de femmes. Il se trouve simplement que ce sont toujours ces deux polarités de la féminité et du masculin, de la réceptivité et de l’actif, qui sont en jeu dans toutes les combinaisons, fussent-elles d’ailleurs plus complexes qu’une simple paire. Et qui plus est, les différents partenaires peuvent changer de polarités selon le moment, la situation…
[4] Dans un texte intitulé “les sept piliers de l’amour”.
[6] Psychanalyser Jung, juillet 2017
[7] Khalil Gibran, L'amour (le Prophète)
[9] Marie-Louise Von Franz, « Quelques aspects du transfert », in Psychothérapies, l’expérience du praticien.
[10] Question explorée par Jean-Yves Leloup et Catherine Bensaïd dans Qui aime quand je t’aime ?
[11] Christiane Singer, Éloge du mariage, de l’engagement et autres folies.

lundi 25 mai 2015

La jeunesse du monde


Je soumets un rêve à votre sagacité. C’est selon moi un rêve archétypique qui, c’est le cas de le dire, m’a soulevé et qui a, bien sûr, une dimension subjective personnelle mais peut-être aussi une portée collective. C’est la chaîne des associations qu’il a suscitée qui l’éclaire et je vous livre mon interprétation provisoire. Mais je suis curieux donc de ce que vous en ferez, de comment vous le comprendrez. Voici le rêve :

Je suis avec d’autres personnes dans une chaîne humaine : nous sommes des milliers et chacun donne la main à une autre personne. Soudain, une énorme vague océanique arrive derrière nous et nous soulève, nous emporte – c’est de l’ordre du tsunami et même au-delà, nous sommes transportés par les eaux. Au début, j’ai la tête hors de l’eau et je m’assure de ne pas perdre le contact avec mon voisin, c’est important de ne pas briser la chaîne. Ensuite, j’ai la tête dans l’eau et je suis surpris de pouvoir respirer, comme si l’air était mélangé à l’eau. Enfin, la vague s’épuise et nous dépose dans une eau calme, chaude et d’environ 1 mètre de profondeur, sous le soleil ; il y a là une jetée et je monte sur celle-ci pour m’assoir les pieds dans l’eau. À côté de moi, il y a une très belle jeune femme noire, africaine.

Voici quelques éléments de contexte. La veille, je discutais avec Nicolas Bornemisza qui me disait que Jung a affirmé avoir le sentiment d’être passé, au moins en partie, à côté de sa vie. J’en étais abasourdi. Selon Laurens Van der Post, Jung déjà vieillissant aurait dit : « J’ai failli à ma tâche première d’apprendre à l’être humain qu’il a une âme, et qu’il y a un trésor sous la terre. » Nicolas me racontait avoir vu un film où Edward Edinger, un jungien plus particulièrement intéressé par la dimension religieuse de la psychologie des profondeurs, pleurait en évoquant ces mots de Jung : comment ce dernier a-t-il pu, ne serait-ce que momentanément, méconnaître à ce point la portée de son œuvre ?

C’est exactement ce qu’a fait Jung, disait Edinger : il nous a montré que l’être humain a une âme et qu’il y a un trésor sous la terre, c’est-à-dire dans le monde d’en bas, dans l’inconscient. Il a reformulé en langage contemporain tout ce que les anciennes religions ont cherché à exprimer de façon symbolique. J’ai été sensible aux larmes d’Edinger, je les comprenais bien : si Jung lui-même a douté, comment éviter de douter ? Nous avons continué à parler de comment la dimension spirituelle de Jung est souvent gommée dans les cercles jungiens alors que c’était sans doute l’essentiel pour lui : le logos de la psychologie sur la psyché (l’âme) est volontiers intellectuel désormais, c’est-à-dire qu’il met le vivant dans des concepts.

Le rêve montre un grand mouvement dans l’inconscient collectif (l’océan), que je crois être cette redécouverte de l’âme et du trésor enfoui, qui soulève et transporte beaucoup de gens. L’important, c’est la chaîne que forment ces personnes : dans une chaîne, la relation est individuelle d’un maillon à l’autre, et il faut veiller à sa continuité dans la période de transformation. Il y a là clairement rappelée l’obligation de rester parmi les humains pour ne pas se perdre quand l’inconscient se déchaîne, ce qui tient essentiellement à des liens individuels, d’une personne à une autre – et non à l’appartenance à un groupe, une identité collective, la croyance dans un dogme, etc.

Une autre association éclaire la fin du rêve : la veille encore, je lisais avant de m’endormir des éléments sur la Reine de Saba, qui aurait été l’amante du Roi Salomon, et qui représentait volontiers la Sagesse au Moyen-Âge : c’était une Éthiopienne, une très belle femme noire. La légende veut qu’elle ait refusé de traverser un pont car elle avait eu la vision que le bois de ce pont servirait à fabriquer la croix sur laquelle est mort le Christ. Elle serait retournée chez elle convertie et enceinte de Salomon, pour engendrer une lignée de rois. Pour un homme, la sagesse peut volontiers se symboliser ainsi comme une femme noire, renvoyant au féminin obscur, c’est-à-dire à ce qui est facilement méconnu, méprisé, tenu pour négligeable, et naturel – l’Afrique est terre encore sauvage dans l’imaginaire, proche des instincts. Par association, on peut penser aussi à la Sulamite du Cantique des Cantiques, « noire mais belle »[1], ainsi qu’à Isis, la grande déesse, et finalement à l’Alchimie, son nom al-chemya évoquant directement la « terre noire », c’est-à-dire l’Égypte mais aussi l’obscure nature.

J’étais content en travaillant sur ce rêve de constater que j’arrivais, avec d’autres, dans des eaux calmes. Le rêve a, bien sûr, une signification personnelle et intérieure, subjective, qui me laisse espérer de bonnes choses. Mais la portée plus collective du rêve ne m’est apparue que plus tard, au cours d’une méditation où cette image de femme noire me revenait à l’esprit. Dans le vide relatif de la méditation, la pensée s’est détachée clairement en résonance avec l’image : « la jeunesse du monde ». Cela m’a rappelé immédiatement un rêve que j’avais fait en 2009, où je parlais avec un petit garçon arabe qui semblait très intelligent mais déprimé : je l’encourageais en lui demandant s’il réalisait que l’avenir lui était ouvert et qu’il pourrait être le prochain « Obama ». Et donc ici, le rêve me dit que l’avenir du monde est jeune, féminin et noir, c’est-à-dire à l’opposé de l’ordre dominant aujourd’hui – le conscient collectif essentiellement blanc, masculin et vieillissant est voué au déclin, à la mort. Cela vaut pour notre monde où :

« Au début de l’année 2012, la population mondiale a dépassé les 7 milliards d’individus, les moins de 30 ans représentant plus de la moitié de ce nombre (50,5 %). Selon cette étude, 89,7 % des moins de 30 ans vivent dans les pays émergents et en voie de développement, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. » (UNESCO)

Et où l’un des plus importants facteurs d’évolution et de développement est l’éducation des jeunes filles, de sorte qu’elles prennent toute leur place dans la société.

Le rêve laisse donc entendre que l’issue de la crise globale de transformation dans laquelle nous sommes pris s’incarnera dans une sensibilité naturelle qui demeure proche des instincts et qui recèle cependant une humble sagesse. Au fond, en mettant tous ces éléments associés ensemble, le rêve dit qu’il faut regarder l’œuvre de Jung – la redécouverte de l’âme et du trésor caché – comme faisant partie d’un grand mouvement de l’inconscient collectif, dans lequel il est important de ne pas perdre contact avec les autres humains engagés dans cette transformation, et qui nous amènera à une nouvelle image de l’âme, « noire et belle », alchimique.

Note : la proximité de la nature et des instincts – pour moi par ailleurs une grande qualité – que je prête aux Noirs africains est ma projection qui ne repose sur rien d’autre que mon imaginaire occidental – l’Afrique évoquée ici appartient à ma géographie intérieure et non au monde objectif. J’espère donc n’indisposer personne en exposant ces projections pour expliciter le rêve.

[1] C’est en fait une traduction discutable qui met en opposition ces deux termes : l’hébreu dans lequel a été écrit le Cantique des Cantiques est ambigu, permettant aussi bien à la Sulamite de dire « je suis noire mais belle » (la traduction de la Vulgate) ou « je suis noire et belle ». Pour plus d’information :
http://languesdefeu.hypotheses.org/559