Après que j’ai publié en octobre ma réflexion sur « une vie de rêve », mon amie La Licorne m’a interrogé en privé en m’interpellant sur la définition poétique que j’y donne de l’âme :
L’âme
est ce qui aime en nous.
Elle me disait apprécier la qualité poétique de la définition mais m’invitait à la préciser, en particulier en regard des notions concomitantes d’esprit, de Soi et de psyché. Elle me disait en particulier avoir renoncé pour sa part au terme « âme » pour lui préférer « esprit » quand il s’agit de désigner la part éternelle de notre être – distinction qu’elle a explicitée dans un article sur « le soi qui écrit notre vie ». Elle y déploie la métaphore de l’écriture, où le papier et l’encre symbolisent la dimension physique de notre être, la plume la psyché ou l’ego, et la personne qui écrit le soi spirituel. C’est une métaphore qui, considérant mon amour de l’écriture, ne pouvait que m’enchanter…
À la fin de cet article, elle mentionne une vidéo de Jacqueline Kelen qui résume de façon brillante la différence entre les domaines psychologiques et spirituels : Quelle différence faire entre le psychologique et le spirituel ?. J’aime beaucoup les propos de Mme Kelen, dont je recommande tous les livres. Je souscris entièrement à la distinction qu’elle établit entre psychothérapie et spiritualité, entre âme ici assimilée au psychisme et esprit. « L’esprit se reconnait à ce qu’il est indestructible. Il est immense, clair et joyeux. » (3’15) Il est ce qui en nous tend vers les mondes supérieurs. Elle insiste avec justesse sur le fait que « la joie est le climat de l’être spirituel ». À l’inverse de l’esprit impassible dans ses hauteurs, l’âme est toujours changeante : « le psychisme, c’est le monde intermédiaire sur lequel on ne peut rien bâtir. » (1’15) Elle propose à son tour la métaphore traditionnelle de la lampe à huile (4’00…) pour décrire l’être humain, dans laquelle le corps est symbolisé par le corps de la lampe, la psyché par l’huile et l’esprit par la mèche enflammée par le feu divin.
J’ai souri de voir que, dans cette discussion, l’animus (c’est-à-dire en latin : l’esprit) de la femme réclame une définition précise, un logos, tandis que l’anima (en latin : l’âme) de l’homme n’a pour lui répondre, au prime abord, qu’à offrir un certain flou poétique préservant l’éros entourant la question. Mais j’ai décidé de relever le défi de tenter d’éclaircir mon propos en vous partageant ma réflexion car l’interrogation de ce terme âme me parait vitale. Comme Jung, qui avoue l’avoir aimée autant que haïe, je me veux en effet au service de l’âme. C’est en cela, dans ce service plus qu’en me considérant comme « jungien » – ce qui supposerait un « jungisme » auquel on pourrait adhérer, ce dont je doute – que j’aime à m’imaginer comme un fidèle du vieux sage de Küsnacht…
Mon sourire s’est encore élargi quand, réfléchissant au titre que j’allais donner à cet article, j’ai commencé par penser à « Madame l’âme » avant de me rappeler que j’avais déjà publié un article ainsi intitulé en décembre 2013. J’ai relu ce billet avec grand plaisir car il introduisait déjà les éléments de ma présente réflexion. J’y disais déjà, sans que cela ait soulevé grand commentaire : « Hors de toute métaphysique donc, l’âme est finalement ce qui aime en nous, et c’est en cela qu’elle est immortelle. »
J’ai alors pensé intituler mon article « Objectivité de l’âme » car finalement, c’est de cela dont je veux discuter ici : est-il possible de définir objectivement l’âme ? Mais là encore, ma mémoire souvent défaillante m’a rappelé que j’avais déjà utilisé ce titre dans un article d’août 2014. Il s’agit là d’une discussion de la façon dont un rationalisme excessif peut, au nom de l’objectivité, sacrifier tout ce qui a trait à l’âme, réduite elle-même à une mystification. J’y fais preuve, me semble-t-il, d’une belle suite dans mes idées en énonçant là, encore une fois, ma définition poétique. J’y indique aussi déjà la direction que je donnerai à ma réflexion ici, à savoir la subjectivité intrinsèque à cette notion d’âme :
« Paradoxalement encore, c’est dans ce que nous avons de plus subjectif que transparait cette objectivité, et c’est dans le langage imagé de la poésie et des rêves, cette « poésie mathématique » de l’âme, qu’elle s’exprime le plus clairement. C’est ainsi, par exemple, qu’il est impossible de parvenir à une définition rationnelle satisfaisante de l’âme, non plus que de l’observer avec un quelconque instrument – au grand dam de notre ami rationaliste –, mais que nous pouvons en donner une définition poétique comme étant ce qui aime en nous. C’est en suivant le fil de cet amour sans lequel nous ne saurions vivre, en remontant le fleuve des rêves et des images vivantes en nous, que nous pouvons remonter jusqu’à sa source vive. »
J’en suis donc venu à considérer que le seul titre qui convient à cet article est celui qui précise exactement son objet, à savoir : sur quelle définition de l’âme pouvons-nous nous appuyer et pourquoi ? Cette réflexion m’a obligé à un retour à mes sources, nombreuses, sur le sujet. Parmi les plus importantes :
- le livre remarquable de Diane Cousineau Brutsche, le paradoxe de l’âme sous-titré « exil et retour d’un archétype ».
- un article de James Hillman
intitulé « peaks and vales »[1],
(tiré des "Puer Papers," 1976) et qui s’intéresse à la distinction
entre âme et esprit comme base pour la différentiation entre psychothérapie et
discipline spirituelle.
Je ne vous cacherai pas que j’endosse dans une grande mesure le point de vue de James Hillman sur cette question, qui me semble amener de l’air frais dans un débat qui est un peu suranné. Il a été un des grands avocats de l’âme, se moquant sans complaisance de la façon dont on peut la déserter pour aller camper sur les hauteurs de l’abstraction à saveur spirituelle. À l’inverse du désir de conquérir les sommets de l’esprit, il reprend les mots du poète Keats pour évoquer la vallée de l’âme et parler de la nécessité de « faire de l’âme » (soul making).
Keats écrivait dans une lettre : « Appelez le monde, si vous voulez, la vallée de la fabrique de l’âme (soul making). Alors vous connaitrez à quoi sert le monde ». On peut voir ici toute l’importance de l’âme, bien au-delà de la métaphysique : le monde est le lieu de son incarnation, et si elle n’y prend pas chair, à quoi bon le monde et la vie ?
Les cultures chamaniques ont cette notion, qui échappe le plus souvent à notre psychologie, de la « perte d’âme » qui se traduit par un vide suicidaire. Notre société de consommation, au contraire de fabriquer de l’âme, la détruit car c’est plus rentable : elle propose de combler l’absence essentielle avec des objets inutiles et des distractions sans fin. C’est ce qu’évoque ma chère enseignante Paule Lebrun quand elle parle de ces adolescents dont l’âme meurt de faim à Las Végas[2] et ailleurs. La Licorne me donnait dans nos échanges un exemple saisissant de cette perte d’âme à grandeur de notre monde en me disant qu’un enfant d’une dizaine d’années était venu la trouver pour lui dire qu’il manquait une lettre au mot « âme ». Il ne comprenait pas de quoi il était question, pour lui il ne pouvait être question là que d’une « arme », ce qui personnellement me tire une larme. Dans notre monde désenchanté, nous ne pouvons bien souvent connaître l’âme qu’en creux, par le vide que crée son absence…
Vous aurez peut-être remarqué la proximité entre soul making, faire de l’âme, et love making, faire l’amour. Elle n’est pas aussi hasardeuse qu’il y parait car l’un et l’autre ont une dimension collective : on tisse de l’âme ensemble, de même que faire l’amour implique une relation. On peut voir là, déjà en filigrane dans ces mots, ce que l’âme a de féminin, c’est-à-dire de dévolu à l’éros. Mais ces considérations anticipent sur ma conclusion puisqu’elles commencent à suggérer que l’âme et l’amour sont indissociables, comme le prétend ma définition poétique. Remarquons cependant que quand il n’y a plus d’âme, c’est tout le tissu relationnel qui se disloque : l’individu déserté par son âme ne sait plus comment se relier, et quand la société ne crée plus d'âme, le tissu social se délite. Verra-t-on un jour une révolte de l’âme qui brûlera les fausses idoles qui l’empoisonnent ? Je me prends à le souhaiter ouvertement, à l’appeler.
Hillman nous amène encore deux idées clés. D’abord, il suggère que l’âme comme l’amour sont des réalités d’expérience que l’on éprouve, et non que l’on prouve, comme le voudrait l’esprit. L’âme n’est pas une donnée acquise, il s’agit de la générer, de la tisser et de la faire. Si l’âme n’est pas vécue, elle est nulle et non avenue, et l’on peine à distinguer l’humain du robot, de la machine programmée pour remplir une certaine tâche dans laquelle elle est remplaçable. La génération de cette âme vivante est le but du soulwork (travail de l’âme) que nous faisons par exemple dans l’école Ho Rites de Passage fondée par Paule Lebrun au travers de l’élaboration de rituels, ou dans l’expérience de la quête de vision. C’est aussi ce qu’on fait en écoutant les rêves, en particulier dans les cercles de rêves : l’âme est tissée par les images vivantes.
Ce qui nous amène à la deuxième idée clé de James Hillman sur cette question. Pour commencer, il interroge de quel droit et de quel point de vue nous définissons l’âme. Il y a là le même abus que lorsque nous parlons de « notre » âme alors qu’il faut être clair, c’est nous qui lui appartenons, à l’âme. L’esprit fait violence à l’âme quand il prétend la définir, en faire une abstraction. Il oublie que l’âme est un archétype et que les archétypes sont des réalités vivantes, non conceptuelles, et dont les frontières ne sont pas tirées au cordeau. L’âme est psyché, nous disent la psychologie et Mme Kelen, et avec elle toute la tradition, c’est-à-dire psychisme, changement, inconstance, papillon multicolore et virevoltant. Jung est ambigu sur ce point : il évoque souvent l’âme en lieu et place de la psyché (der Seele), et puis il arrive qu’il laisse entendre que l’âme est une dimension spécifique de la psyché, par exemple quand il affirme :
« L’âme est à Dieu ce que l’œil est au soleil. »[3]
Une autre confusion vient de l’assimilation fréquente chez Jung de l’âme à l’anima de l’homme. Mais alors les femmes n’auraient pas d’âme ? Et les pingouins, interrogeait déjà Anatole France[4] ? On peut détecter là des relents de la vision patriarcale qui s’est glissée dans l’arrière-plan des travaux de Jung, qui ne pouvait s’élever au-dessus de son époque même s’il a fait beaucoup pour l’émancipation féminine. Justement, Hillman propose de sortir de ces modèles sexués et affirme ouvertement que femmes et hommes ont une anima comme un animus, entendus moins comme féminin de l’un et masculin de l’autre que comme des modes d’appréhension du réel, âme et esprit. Et c’est là qu’Hillman amène, quant à notre définition de l’âme, l’élément décisif en revenant et en s’arrêtant à la proposition fondamentale de Jung :
« La psyché est images. »[5]
On pourrait dire, pour être plus précis encore et renverser l’assimilation de l’âme à la psyché : l’âme est images. Elle est tissée d’images vivantes. Là où l’esprit cherche à tirer des abstractions du réel, l’âme se manifeste dans l’imagination, les fantaisies, les métaphores et les symboles, nous dit Hillman. Faire de l’âme, comme il nous y invite, consiste en mettre notre existence en images qui ont leur propre vie. C’est ce que font les rêves, mais nous pouvons le faire consciemment avec l’imagination active. J’ai déjà parlé[6] du fait que la plupart de notre conflits existentiels ne se laissent pas rationaliser, ou plutôt, leur rationalisation n’amène aucune solution au « problème » (un vocabulaire qui dénote l’esprit à l’œuvre), tandis que la mise en images de la situation dynamise notre cerveau droit et se révèle souvent riche de potentialités insoupçonnées.
Hillman assène enfin le coup de grâce à toutes nos tentatives pour abstraire une définition de l’âme en faisant remarquer que, quelle que soit l’ambition de l’esprit de s’élever jusqu’à une abstraction objective, nous sommes toujours pris dans des métaphores. Il parle des métaphores-racines qui constituent la base de notre conception du monde et de la vie, sans lesquelles nous ne pourrions les appréhender. Ces métaphores sont collectives et généralement inconscientes, liées à l’époque et à la culture. C'est ce qui peut nous rendre difficile de comprendre la mentalité d’un Égyptien d’il y a 3500 ans, à moins d’entrer dans le monde de ses images intérieures.
Et remarquons donc, pour revenir à notre définition, que La Licorne avec l’écriture ou Mme Kelen avec la lampe à huile ne peuvent nous proposer que des métaphores à propos de l’âme. En effet, nul n’a vu l’âme, ne peut la décrire de façon concrète. Et ce n’est pas non plus un concept que nous pouvons déduire par raisonnement. C’est une réalité vivante, inconnue, sur laquelle quelque chose (l’âme elle-même) se projette. Mais en tentant de la définir ainsi, nous essayons de tirer des abstractions de métaphores, c’est-à-dire de faire de l’esprit à partir de l’âme, ce qui équivaut à tenter de sauter par-dessus notre propre tête ! Mais qu’en est-il vraiment ? Que pouvons-nous savoir de l’âme ?
Qu’a-t-elle à dire à son propre sujet ?
Le poisson dans l’eau peut-il analyser cette eau et parvenir à une définition de celle-ci ? Oui, si c’est un poisson chimiste et qu’il a une notion de l’existence de l’hydrogène et de l’oxygène, ainsi que de leur combinaison. Mais cette définition est du même ordre que la formule chimique de la pomme, elle ne nourrit pas, et cette eau là, rendue abstraite, ne désaltère pas. Le poisson y meurt. En outre, pour avoir une telle capacité à abstraire l’eau, il faudrait que notre poisson puisse en sortir et la différentier d’autre chose, mais dès lors, ce ne serait plus un poisson. C’est le problème que n’a cessé de souligner Jung : quoi qu’on dise de la psyché, c’est encore la psyché qui le dit. Cela vaut pour l’âme : comment pourrions-nous nous différentier de notre âme ?
C’est à ce point du débat qu’il me parait judicieux de faire intervenir Mme Cousineau Brutsche car son exposé amène un éclairage précieux. Relevons au passage, comme une synchronicité amusante, le fait que la couverture de son livre est illustrée par la tapisserie de Cluny appelée <i>La Dame à La Licorne</i>, qu’elle analyse en détail pour alimenter sa réflexion. Là où la vision traditionnelle propose donc la métaphore qui veut que l’âme soit entre le corps et l’esprit, et dans notre perspective judéo-chrétienne éprise des sommets spirituels, dévalorisée avec le corps et le féminin de l’être au profit du « pur esprit », Mme Cousineau Brutsche propose de considérer l’âme comme une réalité paradoxale et toujours médiatrice entre les opposés.
Dans la vision duelle du mental, le monde est toujours fait d’opposés et ils semblent disjoints, séparés. Ainsi, il semble qu’on puisse gloser à perte de vue sur le corps et l’esprit, la forme et le fond, comme si l’un pouvait exister sans l’autre. De la même façon, nos physiciens ont tenté de déterminer si la lumière était ondulatoire ou faite de particules avant de se rendre à l’évidence que leur renvoyaient leurs instruments : la lumière est onde ET particule. Les bouddhistes ont cette expression qui tranche dans le paradoxe de l’âme quand ils parlent du corps-mental, ou du corps-esprit, comme constituant une réalité indissociable. Voilà donc la définition fondamentale que nous pouvons donner de l’âme : elle est cette réalité paradoxale qui se définit tout à la fois comme esprit et comme corps, et les relie. Cette approche n’invalide pas les métaphore de l’écriture et de la lampe à huile mais elle leur donne un contexte, elle les élargit…
La métaphore racine qui permet ici l’élargissement de la perception de l’âme réclame de passer d’une vision qui prétend faire de l’âme un objet bien défini à une vision énergétique qui sous-tendait la pensée de Jung. Je cite Mme Cousineau Brutsche :
« L’énergie psychique étant le résultat de la tension entre les opposés, l’Âme, entité apparaissant au centre du champ énergétique, pourrait être décrite comme un "effet" de la polarisation des opposés psychiques. Toutefois, étant donné que cette séparation en paire d’opposés résulte elle-même d’un acte psychique, l’Âme, comme sujet psychique cette fois, se révèle du même coup "effet" et "cause" de la tension entre les opposés : autre aspect de sa nature paradoxale. Une telle représentation permet de percevoir l’Âme comme un sujet à la fois créateur et médiateur entre les deux énergies collectives des instincts (corps) et des archétypes (esprit); entre ces deux sujets aussi que sont le Moi (individuel et unique) et le Soi (collectif, universel). »
Dans cette perspective, – dont il faut bien avoir à l’esprit qu’il s’agit d’une représentation, d’une autre image – on peut encore dire que l’âme est au cœur de ce que Jung a appelé la « fonction transcendante » qui relie le moi temporel au Soi éternel. Ou pour renverser le propos, on peut dire que ce que nous appelons le moi est la part mortelle de l’âme tandis que le Soi en est la dimension éternelle, qui toujours renaît dans de nouveaux « moi ». De même, Jung a expliqué que ce n’est pas l’âme qui est dans le corps mais le corps qui est dans l’âme, qui en est la partie visible. Et si l’on cesse de vouloir abstraire l’esprit de la réalité, on conviendra qu’il est simplement la partie invisible de l’âme. Non sans remarquer que ce qui change par là, ce ne sont pas tant la définition que nous donnons aux mots que la relation que nous entretenons avec la réalité de l’âme au travers des mots que nous employons pour en parler.
Dès lors, comment puis-je affirmer que l’âme est ce qui aime ?
D’abord, vous l’aurez peut-être entendu, il y a là un jeu sur les mots qui rapproche « âme » de « amour », « amant », « aimant ». Or le langage n’est pas innocent : l’écoute des rêves familiarise avec le fait qu’il y a là des connexions subtiles qui transparaissent, de l’ordre de ce qu’on appelle « la langue des oiseaux ». Mme Cousineau Brutsche fait remarquer que « l’amour, comme l’Âme, joue le rôle de tiers médiateur entre les opposés », en particulier le masculin et le féminin. » Dès lors, explique-t-elle, « l’amour me parait être, sur le plan inter-personnel, exactement ce que l’Âme est sur le plan intrapsychique ». Mais le lien entre l’âme et l’amour va plus loin quand on considère que l’amour est la principale force motrice de l’univers, l’aimant qui aimante toutes choses pour les mener à leur finalité.
En effet, rappelons-nous qu’en latin, l’âme est « anima », non dans le sens psychologique mais dans celui de « ce qui anime ». Dès lors, nous entrons dans le domaine de l’intuition pure que rien ne prouve et, je l’ai bien dit, de la poésie. Qu’est-ce qui anime les êtres vivants, et plus largement, fait tourner les planètes ? L’amour est à l’origine de tout dynamisme psychique. L’animal mange pour avoir la satisfaction d’avoir le ventre plein; c’est bon, il aime ça. Même un meurtrier agit par amour, non pas pour sa victime mais pour lui-même et la satisfaction qu’il éprouve dans ce geste, ou pour toute autre cause qu’il se donne pour justifier son acte. Cet amour est primaire, aveugle à l’autre, et ne l’absout pas de la culpabilité de son geste. Mais s’il n’y avait pas d’amour, rien ne serait donc en mouvement, au moins dans la psyché…
C’est au fond ce que nous disent les mystiques quand ils annoncent que « Dieu est amour », ou dans les termes de Jung quand il désigne Éros comme « kosmogonos[7], créateur, père et mère de la conscience ». Il avoue du même souffle qu’il n’a cessé d’être confronté dans sa pratique thérapeutique comme sa vie personnelle aux mystères de l’amour, sans rien y comprendre. Il ajoute : « il en va ici de ce qu’il y a de plus grand et de ce qu’il y a de plus petit, de ce qu’il y a de plus éloigné et de plus proche, de ce qu’il y a de plus élevé et de plus bas, et jamais aucun de ces termes ne peut être prononcé sans son contraire. S’il (l’homme) possède un grain de sagesse, il déposera les armes et appellera ignotum per ignotius – une chose ignorée par une chose plus ignorée encore – c’est-à-dire du nom de Dieu. »[8] Ou plutôt, du nom de la Déesse. Et revoilà donc l’inséparable de l’âme, le Mystère créateur qu'elle serait seule à pouvoir voir, appréhender. Mais ce que dit Jung dit ici vaut aussi pour l’âme, dès lors où l’on accepte de considérer que l’être humain n’a pas le monopole de l’âme, mais qu’il y a une Âme du monde, et des âmes minérales, végétales, animales…
En conclusion, il me semble aussi erroné de prétendre définir l’âme autrement que par une voie poétique qui laisse tout ouvert que d’essayer de comprendre l’amour qui est sa manifestation première. En disant que l’âme est ce qui aime en nous, je laisse l’âme se présenter par elle-même hors de toute abstraction. Je ne fais que désigner par là l’évidence sensible de quelque chose qui dépasse toute autre considération jusqu’à nous entrainer dans ce qui, aux yeux du monde, sera toujours folie. Mais aux yeux de l’éternité, n’est-ce pas l’épice, ce qui fait que la vie vaut d’être vécue ?
On pourrait enfin dire que, si le Soi est le Sujet essentiel, le JE SUIS originel, l’âme en est la première enveloppe, la première manifestation qui, par amour pur, fait venir le monde (et le moi) au monde. Dès lors, la psyché en est l’objectivation à l’usage des psychologues, mais l’âme est une réalité trop précieuse pour être laissée aux seules mains des psychologues. C’est pour cela qu’elle chérit les poètes et les amants, mais aussi les idiots, les fous et les enfants, manifestations de son innocence. Elle vibre dans la Beauté et et se moque de la Vérité à laquelle prétend l'esprit car elle est vérité vivante, vibrante. On peut dire d’elle aussi qu’elle est éternelle, c’est certain, mais non d’une façon statique, figée comme le voudrait l’esprit engoncé dans l’absolu, mais bien plutôt dans sa capacité de toujours mourir et renaître, d’embrasser la mort comme la vie. Et les rêves, comme le dit si bien Robert Moss, nous rappellent que l’âme a des ailes…
Quant à l’amour qui est sa substance même, il n’a rien à voir avec une rêverie de Bisounours qui voudrait que la vie avance toujours dans le coton et la douceur. Ainsi Jung affirme-t-il encore que « rien n’est possible sans amour » car, même si « la pulsion vers la totalité est la pulsion la plus forte en l’homme », seul « l’amour permet de risquer le tout pour le tout ». Sans doute faudrait-il majusculer ce second tout : risquer le tout pour le Tout, n’est-ce pas le jeu suprême ? Cet amour est donc aussi destructeur que créateur, au service toujours de l’âme qui veut s’incarner pleinement. Mais c’est le poète Kalil Gibran qui dit le mieux la rude loi de l’âme :
« Quand l’amour vous fait signe, suivez-le,
bien que ses voies soient dures et escarpées.
Et lorsque ses ailes vous enveloppent, cédez-lui,
bien que l’épée cachée dans son pennage puisse vous blesser.
Et lorsqu’il vous parle, croyez en lui
malgré que sa voix puisse briser vos rêves
comme le vent du Nord saccage vos jardins. »[9]
bien que ses voies soient dures et escarpées.
Et lorsque ses ailes vous enveloppent, cédez-lui,
bien que l’épée cachée dans son pennage puisse vous blesser.
Et lorsqu’il vous parle, croyez en lui
malgré que sa voix puisse briser vos rêves
comme le vent du Nord saccage vos jardins. »[9]
[1] Traduction: Sommets et vallées.
[2] Voyez “Madame l’âme”.
[3] C.G. Jung, Psychologie et Alchimie.
[4] Dans un roman satirique intitulé l’île des pingouins, Anatole France a imaginé (1908) qu’un curé à
la vue basse ayant baptisé des pingouins en les prenant pour des hommes,
ceux-ci se sont vus conférés une âme immortelle par l’Église. Il prête alors ce mot, qui est resté, à Catherine d'Alexandrie : « Donnez leur une âme, mais une petite. »
[5] C.G. Jung, Commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or.
[7] En français : Créateur de mondes (cosmos)
[8] C.G. Jung, Ma vie. Cité par Marie-Louise Von Franz dans Psychothérapies,
Quelques aspects du transfert.
[9] Kalil Gibran, le Prophète.