jeudi 14 décembre 2023

M'en revenant d'Assise


Au début de l’automne, ma compagne Marie-Anne et moi sommes partis marcher sur les chemins d’Assise. En près de 3 semaines, nous avons parcouru environ 300 kilomètres avec chacun un sac à dos, et tout le nécessaire pour camper en pleine nature. Nous sommes partis de San Miniato, près de Florence, et nous sommes passés par les Apennins toscans, la magnifique réserve naturelle de la forêt du Casentino et le sanctuaire de La Verna avant de parvenir enfin à la cité du bienheureux François. C’était un rêve longuement mûri qui, c’est le cas de le dire en souriant, prenait corps. On ne revient pas indemne d’un tel voyage, bien sûr. On n’en revient peut-être pas du tout d’ailleurs. Quelque chose en moi a rejoint sur la route ces vagabonds qu’évoque Sylvain Tesson dans son beau Petit traité sur l’immensité du monde et a continué depuis lors à arpenter les sentiers de traverse, tant est vrai qu’il n’y a de liberté qu’en chemin, qu’en marche…

Je ne vous raconterai pas le voyage par le menu. Cela prendrait un roman que je n’ai pas envie d’écrire car je préfère garder les souvenir vivants plutôt que de les fixer en mots. Je vous parlerai plutôt ici de la dimension intérieure du chemin, où je suis parti à la rencontre de questions qui vous concernent peut-être aussi. Ou pas.


Il ne s’agissait pas pour moi dans ce périple d’une visite touristique. Je ne pourrais pas dire non plus que c’était un pèlerinage, du moins au sens classique des croyants se rendant sur un lieu consacré par leur foi car je ne peux pas dire que je sois chrétien, à moins de mettre d’amples réserves à ce mot. Il s’agissait cependant dans mon esprit d’honorer et de me relier en esprit à la grande figure de Francesco, il Poverello. Cependant, ce n’était pas le saint revendiqué par l’Église qui m’intéressait là mais le visionnaire qui a été proclamé « patron des écologistes » en 1979 par le pape Jean-Paul II. J’emportais dans mes bagages la Lettre à un religieux de Simone Weil, et c’était à cette dernière aussi que je voulais rendre hommage : c’est à San Damiano, l’église que François a rebâti de ses mains, qu’elle a connu un renversement intérieur qui l’a conduite des Brigades Internationales avec lesquelles elle était partie combattre en Espagne – sort que j’aurais pu partager à l’époque – à une sorte d’illumination mystique. Dans sa Lettre, elle posait à un prêtre un ensemble de questions sur des points l’empêchant de rejoindre l’Église – questions qui sont restées sans réponses, et avec lesquelles j’ai marché, les faisant dans une grande mesure miennes. 


Au fond, j’étais pour ma part en quête de vision sur les chemins d’Assise. Ou plutôt, donc, en marche de vision. La quête de vision (hamblechya en langage Lakota) est un rite de passage que l’on retrouve sous différentes formes à peu près chez tous les peuples premiers et qui consiste en s’isoler en nature pendant plusieurs jours pour « pleurer pour un rêve ». J’en ai parlé dans un article de 2014 : En quête d’une vision. Mon enseignante Paule Lebrun, auteure d’un très beau livre sur ce sujet, guidait des quêtes de vision au Québec et en Arizona. C’est là qu’en 2003, j’ai goûté pour la dernière fois à ce formidable rituel de ressourcement au contact de l’âme. Dans la tradition lakota, on part en quête tous les sept ans. Il était temps que j’y retourne. Mais cette fois, à ma façon, c’est-à-dire en marchant sur un chemin pavé de rêves. Car finalement, nous disait le compagnon de Paule peu avant qu’elle ne décède, quand on connaît la façon de procéder, on pourrait faire une quête de vision dans une salle de bain. Pour ma part, je crois donc qu’il n’y a pas mieux pour s’ouvrir à la vision du dedans que de mettre un pied devant l’autre en avançant dans la beauté du monde, époustouflante.

Je marchais avec plusieurs ordres de questions qui se recoupaient. 

Au premier chef, je cherchais comment je pourrais répondre au désespoir ambiant tandis que les nuages noirs s’accumulent sur notre horizon collectif. Tout mon travail avec les rêves est orienté dans ce sens : de même que la fréquentation des images intérieures tisse un filet de protection autour d’une psyché en crise, je crois qu’il est essentiel à ce point de notre histoire de puiser aux sources de l’âme pour affronter, les yeux et le cœur ouverts, la formidable crise que traverse notre monde. Mais je ressentais aussi les limites de cette démarche au fond très individuelle et confidentielle, et la nécessité d’aller plus loin. J’étais particulièrement préoccupé par le spectre de la guerre qui plane sur nous depuis que la Russie a choisi de renouer en Ukraine avec la politique de conquête impériale qui prévalait au XXème siècle. Plus que jamais depuis 1945, les conditions sont réunies pour une conflagration générale qui pourrait embraser simultanément l’Europe, la mer de Chine, le Proche-Orient. Et pendant ce temps, la crise environnementale ne cesse de s’aggraver : notre maison brûle ! Mais ce qui me préoccupait surtout en marchant, c’est comment les esprits sont de plus en plus polarisés et comment moi-même peut me surprendre à être parfois contaminé par le poison qui alimente les guerres. Je me trouvais donc réduit à appeler le bon François au secours : comment ne pas céder à cette fièvre qui échauffe l’inconscient collectif ? Comment éviter de contribuer, ne serait-ce qu’en pensée, à cette psychose générale que l’on appelle la guerre ?


Francesco, c’est pour moi ce jeune homme qui partit un jour en grand arroi, avec une armure étincelante, à la guerre que menait Assise contre sa voisine Pérouse. Défait, il a mordu la poussière et il a été emprisonné, malade, pendant plusieurs années avant de revenir dans sa cité d’origine. En complet désarroi, il s’est alors interrogé, il a erré, l’âme en peine : que faire de sa vie ? Il était sensible à la misère généralisée autour de lui. Elle lui était insupportable. Il se pourrait bien qu’il ait pleuré lui aussi pour un rêve. Et il a reçu une vision… qui l’a conduit bientôt à tout abandonner, à déposer aux pieds de son père ses habits et toute la richesse qui lui revenait par héritage. Il a d’une certaine façon choisi de ne collaborer en aucune façon aux jeux de pouvoir de son époque, sans entrer pour autant dans une posture d’opposition qui lui eut valu d’être qualifié d’hérétique, et de finir sur un bûcher. En cela, au-delà de la canonisation par laquelle l’Église l’a finalement récupéré, il a peut-être ouvert une voie qui vaut encore pour nous, plus que jamais.

Plus profondément, j’étais aux prises avec un questionnement auquel aucun jungien, du moins en Occident – car il y a des jungiens aussi ailleurs, par exemple en Iran, qui s’inscrivent dans un autre contexte spirituel – ne peut selon moi échapper. Il faut en effet avoir à l’esprit que l’œuvre de Jung, au-delà de l’effort scientifique accompagnant l’essor de la psychologie naissante, s’enracine dans une profonde interrogation concernant le devenir du christianisme. C’est ainsi qu’à un moment crucial qu’il rapporte dans Ma vie, il a entendu une voix intérieure lui demander  :

- Es-tu encore chrétien ?

Et Jung d’avouer, à son corps défendant :

- Non…

« Alors, en quoi crois-tu ? Quel est ton mythe ? » a encore demandé la voix, et Jung de garder le silence, embarrassé. Toute son œuvre subséquente peut être comprise comme une tentative pour répondre à cette question et jeter les bases de ce qu’Edward Edinger, poursuivant sa réflexion, a appelé le « nouveau mythe ». 


On pourrait dire que Jung a dévoilé l’inconscient du christianisme en explorant l’alchimie. A la fin de sa vie, il se disait chrétien, mais hors de toute confession et particulièrement attentif à la façon dont l’idée chrétienne prouve sa vitalité en étant en évolution constante. Il aurait sans doute pu dialoguer en profondeur avec Simone Weil, qui écrivait dans sa Lettre qu’elle avait « vocation d’être une chrétienne hors de l’Église. » Or Jung, s’il reconduisait volontiers tous ceux qui l’approchaient à la foi de leurs ancêtres, s’ils le pouvaient, disait qu’il œuvrait surtout pour ceux qui sont frappés par la malédiction « hors de l’Église, point de salut ». Je crois depuis longtemps que cette question « Quel est ton mythe ? » nous concerne tous – elle est posée, à travers Jung, à toute notre modernité. Quand on étudie son œuvre en profondeur, on voit se dessiner les contours de ce nouveau mythe qui s’organise autour de la valeur centrale de la conscience – une notion essentiellement ignorée par les théologiens... 

Cependant, Jung pointe qu’aucun occidental ne saurait faire l’économie d’une confrontation avec le symbole majeur du Soi dans notre culture, à savoir le Christ. Pour ma part, je me suis longtemps débattu avec cette proposition. J’ai fait un tour du monde des spiritualités et j’en ai gardé une affinité certaine avec le bouddhisme zen et avec le soufisme. J’étais parvenu à un certain confort philosophique en m’inscrivant dans la lignée des existentialistes et en me définissant comme un agnostique spirituel, c’est-à-dire en m’en tenant à un « je-ne-sais-pas » ouvert sur le mystère de l’existence. Plus avant, j’élaborais un anarchisme mystique qui devait beaucoup aux réflexions de Tolstoï, lui-même reconnu comme un anarchiste chrétien. Cependant, j’avoue une certaine aversion pour le christianisme dans sa façon de parler à tout bout de champ de Dieu sans se laver la bouche – comme si l’on pouvait en savoir quelque chose ! Mais j’étais attiré de longue date par l’évangile selon Thomas que j’ai commencé à étudier à fond voilà quelques années. Et j’ai dû me rendre à l’évidence pointée par Jung : au-delà d’un certain point allant avec un éclairage et une pacification relative de l’inconscient personnel, il est nécessaire de se confronter au symbole central de notre inconscient culturel, à savoir la haute figure de Yeshua Ha-Nozri, Jésus le Nazoréen. Et c’est justement parce que cela m’était difficile, que je ressentais une profonde répulsion devant certaines professions de foi chrétienne, qu’il m’était nécessaire d’aller y voir. Pour me donner un peu de courage dans cette entreprise, je songeais aux répugnances de Jung se confrontant au galimatias de l’Alchimie : c’était justement parce qu’il pataugeait là dans des images qui lui semblaient incompréhensibles qu’il lui fallait s’y plonger... 


Dans les mois qui ont précédé notre départ, je me suis lancé dans une étude approfondie de la dimension historique de la vie de Yeshua et des tout débuts du christianisme. Il en est ressorti que nous ne savons pas grand-chose, sinon que l’individu a existé et qu’il n’avait aucune prétention à la divinité. C’était un Juif qui amenait une nouvelle lumière au sein de sa propre religion, et il semble ne pas avoir eu d’autre ambition. A partir de là, il est bien certain que le christianisme doit beaucoup plus aux visions de Paul, qui a écarté les témoins directs, qu’à l’enseignement du Maître lui-même. Nous devons renoncer au fantasme qui consisterait en retrouver avec certitude ses paroles authentiques sous les couches de ré-écriture qui se sont succédées au cours des siècles. Mais si nous ne pouvons pas savoir avec précision ce qu’il a dit, nous pouvons identifier dans une grande mesure ce qu’il n’a pas dit. Dans une démarche proprement jungienne, nous devons donc distinguer très clairement entre la dimension historique d’un homme et de son enseignement d’une part, et le mythe qui s’est construit autour de lui. Quand je dis « mythe », je n’en dévalue pas pour autant la valeur, contrairement à des esprits fort imbus de leur rationalité comme Michel Onfray. J’invite simplement à entrer en relation avec ces images produites par l’inconscient collectif pour ce qu’elles sont : des productions symboliques qui ont un sens qu’il nous faut entendre pour le comprendre. Et non diluer dans des croyances dogmatiques mélangeant l’historique et le symbolique, l’humain et le mythique. 

Mais c’est là, bien sûr, que le bat blesse dans le dialogue entre jungiens et chrétiens. Quand Jung par exemple écrit dans Aïon que Jésus-Christ – c’est-à-dire l’image collective que nous en avons – est un symbole du Soi, ces derniers se mettent à hurler à la mort et rétorquent avec hargne que c’est le Soi qui est un symbole du Christ. Je suis désolé de devoir dire que c’est idiot et que cela témoigne de l’incompréhension de la nature du symbole en tant qu’image vivante qui permet d’approcher une dimension incommensurable, incompréhensible, inconnaissable directement. La notion de Soi est elle-même un concept limite pour parler de la réalité éternelle dont notre existence et notre conscience jaillissent. En désignant le Christ comme un symbole du Soi, Jung ne lui retire rien. Il le met seulement – et c’est ce qui est insupportable à nombre de chrétiens, mais heureusement pas tous1 – sur le même plan que d’autres représentations du mystère transcendant que l’on rencontre au cœur de l’existence, et par exemple de ce représente Krishna pour un hindou, Shiva pour un shivaïte. Cela n’empêche pas, bien au contraire, un dialogue et une relation vivante avec cette image, ou plus précisément, avec le mystère qui transparaît au cœur de l’image. Cependant, il faut bien comprendre que si l’on s’arrête à une représentation du Réel en la déclarant seule équivalente au Réel, on arrête tout processus d’évolution de cette image. C’est une forme d’idolâtrie qui fait confondre le doigt et la lune qui montre le doigt. A un certain point de ma méditation autour de ces interrogations, une voix intérieure a énoncé ce qui a pris force pour moi d’une évidence :

« Le Christ, soit il rassemble toutes les couleurs de l’arc-en-ciel spirituel, toutes les religions… soit il n’est rien. »

Et répondant à ce que je ressens bien souvent comme l’insupportable arrogance de nombre de chrétiens à l’égard des autres religions :

« Il se tient tout en bas. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’il les embrasse tous. »

Je pouvais commencer à m’inquiéter pour ma santé mentale si je commençais à entendre des voix commenter ces sujets. Heureusement, cela n’a pas duré (lol). 


Au cours de l’année qui a précédé notre départ vers l’Italie, j’ai eu l’occasion d’une plongée prolongée en milieu chrétien. J’y ai ressenti beaucoup de tristesse. J’étais entouré de gens très gentils mais qui semblaient vivre dans un autre monde. Cela ressortait encore de ma lecture d’un beau livre de marche, les chemins des estives de Charles Wright, récit du parcours de deux apprentis jésuites dans le centre de la France. Partout où ils passaient, ils constataient que les églises et autres hauts lieux de la chrétienté étaient abandonnés, vides. Il n’y a plus de vocations pour les faire vivre. Le christianisme appartient, au moins pour la plupart d’entre nous dont je suis, à un passé révolu. Je ne veux pas dire là que tous les chrétiens vivent dans le passé; cela dépend encore de la façon dont ils vivent leur foi. Jung disait que les gens qui vivent dans le passé y trouvent un certain confort car ils peuvent se reposer sur les réponses que d’autres ont apportées aux questions de leur temps. Mais ceux qui vivent dans le présent, ajoutait-il, sont assis sur des questions brûlantes. 

Et me voici donc marchant sur les chemins d’Assise, avec pour signe de reconnaissance du chemin un Tau qui n’était pas sans me rappeler dans un clin d’œil appuyé la présence de mon cher Thomas, en araméen Tauma, le Jumeau… avec une question incandescente entre les mains : que pouvons-nous sauver, en terme de valeur spirituelle, du christianisme ? Ou pour le formuler autrement : en admettant qu’il y a quelque chose d’infiniment précieux dans l’enseignement et la voie ouverte par Yeshua Ha-Nozri, mais que ce joyau spirituel a été enfoui et peut-être même caché… comment jeter l’eau du bain et récupérer le bébé, le sécher et en prendre soin ? C’est un enfant… numineux, divin.


Il y a eu des rêves, bien sûr, trop nombreux pour que j’en fasse état ici. Ce serait un autre roman à écrire. Plusieurs rêves, au tout début du chemin, dénotaient un violent conflit intérieur, dans lequel par exemple deux hommes se battaient pour une femme qui le déplorait. Et puis, alors que nous marchions en Chartreuse pour un galop d’essai de quelques jours sur le chemin, il y a eu deux rêves remarquables. Dans l’un d’eux, il me fallait ramasser des paillettes d’or qui étaient tombées à terre et étaient ordonnées par le magnétisme d’un aimant. Cela m’a rappelé ce que dit Jung de l’action du Soi qui agit comme un Aimant, dans tous les sens du mot – c’est l’Amour ordonnateur qui agit. Et j’étais bien sûr sensible au fait que plusieurs rêves, dont celui-ci était l’apogée, évoquait l’or qui symbolise la lumière incarnée. Mais l’autre rêve était encore plus interpellant. Il m’était simplement annoncé que Yeshua serait présent autour de la table à ma fête d’anniversaire. J’étais impressionné et me demandais bien comment je pourrais me sentir en une telle Présence…


Pendant un certain temps, j’ai marché en me demandant si, en bout de ligne, je n’allais pas devoir m’avouer que j’étais devenu chrétien. Je pouvais en particulier voir en Yeshua un anarchiste mystique selon mon cœur et endosser complètement son refus de toute volonté de puissance, sa non-violence et sa façon de subvertir l’ordre établi dans son hypocrisie pour ramener ses interlocuteurs à l’essentiel. Mais cette simple idée de me rallier en esprit au christianisme déclenchait un tumulte à l’intérieur qui n’était pas sans me rappeler les mots de Jung à l’ouverture des Sept sermons aux morts

« Les morts s’en revenaient de Jérusalem où ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient... »

La seule issue pour moi était d’admettre qu’il pouvait bien y avoir un chrétien en moi – et plutôt d’ailleurs un de ces disciples de Yeshua des premiers temps qui ne voyaient pas en lui un dieu, un Messie... mais un homme par qui parlait l’Esprit. Cependant, j’étais bien obligé d’admettre qu’il y avait aussi un soufi, un bouddhiste zen, et aussi un agnostique qui comprend très bien les athées, et encore beaucoup d’autres points de vue. Dès lors que je suis revenu à cette perception d’une diversité intérieure à embrasser en conscience, le tumulte s’est apaisé et bientôt, une autre idée s’est imposée à mon esprit : la question n’est en réalité pas tellement de savoir si l’on est chrétien, musulman, agnostique ou anarchiste, ou quoi que ce soit… mais comment on l’est. Quoi que nous soyons, quoi que nous croyons ou pensions, nous pouvons le faire d’une façon ouverte à l’altérité, à la différence et au fait que nous sommes beaucoup plus que cela, ou d’une façon fermée. Et si nous le faisons de façon fermée, alors nous desservons même l’idée que nous croyons servir en alimentant les conflits qui déchirent l’humanité. Au fond, ces identités sont collectives, et dans une certaine mesure, nous ne les choisissons pas vraiment consciemment – on naît dans telle ou telle culture, telle ou telle famille, et on se retrouve à suivre ce fil collectif. Tout comme on est français, israélien ou bantou. De là à s’en péter les bretelles en se croyant dépositaire d’une vérité universelle… Il y a donc une façon complètement inconsciente de s’identifier à un de ces courants collectifs, en se constituant par-là une identité, un égo… mais il y aussi une possibilité de mettre de la conscience dans cette situation. Alors, on prend soin de ce que les musulmans appellent « al-amâna », le dépôt divin qui se trouve en chaque être humain – la vérité vivante, qui ne se laisse emprisonner dans aucune forme...

Notre tâche, du point de vue jungien, est la conscience. L’effort de la conscience.


A mon secours, j’invoquerai la poésie de Rûmi qui chantait :

« Ni chrétien, ni juif, ni musulman.
Ni hindou, ni bouddhiste, ni soufi, ni zen.
Sans religion ni système culturel.

Je ne suis ni de l’est, ni de l’ouest
ni surgi de l’océan, ni sorti de la terre.

(…)

Ma place est sans place, une trace
de ce qui ne laisse pas de trace,
ni corps, ni âme.

J’appartiens à l’Aimé.

J’ai vu les deux mondes comme un seul,
et c’est lui que j’appelle et connais.

Premier et dernier, interne et externe.

Rien qu’un souffle !

Le souffle d’un être humain qui respire ! »

(Traduction Coleman Barks)


A partir de là, que vous dire ? 

Dans un rêve qui a ponctué ces réflexions, j’adoptais un petit chat rose que je nommais Skywalker -  c’était le compagnon de ma petite chatte nommée d’après la princesse Leïa de la Guerre des Étoiles. Bien sûr, il y avait une grande satisfaction à les voir réunis, mais surtout, il ressortait que ce petit chat était capable donc de « marcher dans le ciel »…

Avec ce rêve, une autre évidence s’est imposée à mon esprit. J’interrogeais ce qui sauve devant la noirceur des nuages qui s’accumulent sur notre horizon, et comme souvent en quête de vision, la simplicité de la réponse m’a laissé pantois. Ce qui sauve, m’a dit un autre rêve qui parlait anglais – souvent pour moi, depuis que j’ai vécu au Canada, le langage de l’inconscient – ce n’est rien d’autre que « Love and kindness » :

L’amour et la gentillesse.

Han Ryner, un philosophe anarchiste du début du XXème siècle auquel on doit un Cinquième évangile, disait que le Christ n’est pas un homme mais une parole. On peut penser qu’il s’agit d’une parole empreinte d’amour et de gentillesse, hors de tout dogme. Quoi d’autre ? On peut chercher plus loin… mais c’est la porte d’entrée, et ce qu’il ne faut surtout pas perdre en route. Que serait un monde où régnerait l’amour et la gentillesse ?


L’étude d’un texte chrétien qui me dérangeait beaucoup au prime abord m’a éclairé sur la compréhension archétypale que nous pouvons avoir du mythe chrétien. L’auteur, un prêtre qui a longtemps tâté du bouddhisme zen, expliquait que nous devons partir du postulat qu’il y a une seule nature humaine – et donc tous les humains ont la même nature humaine que Jésus. Ouf, ai-je noté en marge de cette lecture, celui-ci n’est pas un extra-terrestre ! Dès lors, il y a en tout humain « par l’incarnation du Fils de Dieu, cette nature humaine du Christ, homme et Dieu. Et cette nature, l’être humain doit la faire sienne. » C’est-à-dire, ai-je encore noté en marge, la rendre consciente. Mais j’avoue que toutes les allusions au « Fils de Dieu » qui nous laissent entendre que Yeshua – l’être humain que je différencie du mythique Jésus – serait né avec des pouvoirs de super-héros en arrivant tout droit de la planète Krypton, m’irritaient au plus haut point…

Jusqu’à ce qu’après une étude sémiotique du texte, je parvienne à le reformuler en termes psychologiques accessibles à tout le monde sans passer par un credo :

« Tout être humain est, dans sa nature, humain et divin en potentiel, et cette nature, il doit la rendre consciente. »

La sémiotique m’a éclairé en me montrant que l’énoncé « par l’incarnation du Fils de Dieu » est ce que l’on appelle une figure d’espace. On pourrait aussi bien dire « au travers de... » et dès lors, ce texte obscur s’est éclairé ainsi :

« Ce qui rend cette nature consciente en nous, c’est l’archétype du Fils/Fille incarné(e), c’est-à-dire vécu, rendu conscient. C’est notre relation consciente au Mystère créateur de l’existence et de la conscience en tant que Ses enfants. »

Pour moi, c’est conscience – la petite conscience relative – prenant conscience d’être fille de Conscience – la grande Conscience absolue, le seul Réel. On peut penser que c’est précisément ce qu’enseignait Yeshua, ou encore ce que dit le mythe chrétien si on l’écoute hors de tout credo – je dis « on peut penser » car au fond, chacun a le Yeshua / Jésus qu’il crée dans son esprit. C’est à chacun(e) de prendre la responsabilité des images mentales qu’il ou elle entretient et au travers desquelles ielles est en relation avec la réalité…


Finalement, il me faut vous raconter comment j’ai repris contact avec le monde après plus de deux semaines sans regarder les actualités – ce qui relève pour moi des grandes vacances car j’ai une relation plutôt obsessionnelle aux nouvelles. J’étais donc bien loin des soubresauts qui agitent notre belle planète, me régalant plutôt de paysages bucoliques où les oliviers succédaient aux vignes et aux forêts. Jusqu’à ce que j’ai "le malheur", le 10 octobre, de regarder mes courriels et de prêter attention à une alerte mentionnant la percée des lignes de défense israéliennes par les commandos du Hamas. Je ne vous cacherai pas que cela a été un choc. En quelques minutes, j’ai été jeté dans un profond trouble car je pouvais comprendre la rage et la douleur des deux côtés. Il se trouve que j’ai dû aller chercher de l’eau à quelques kilomètres du lieu où nous avions établis notre campement pour la nuit, et j’ai été frappé de constater que je marchais dans un état d’agitation extrême. C’était comme si, ayant abaissé mes défenses immunitaires en jeûnant de toute actualité, j’avais tout à coup importé le conflit proche-oriental dans toute sa violence. J’ai pleuré. Et puis j’ai réalisé que j’étais revenu à la question initiale avec laquelle j’étais parti en marche de vision. Alors, j’ai médité et j’ai tendu l’oreille.

J’ai retrouvé mon centre et ma paix intérieure avec deux idées qui se sont imposées encore une fois à mon esprit comme des évidences. Ce n’était pas tout à fait des idées d’ailleurs mais plutôt des ressentis profonds. Le premier, c’était que la nature relativement sauvage qui nous environnait n’avait rien à faire de ces conflits qui agitent le mental humain, et qu’il est toujours possible de nous y relier, nous y ressourcer. Nous oublions trop facilement, trop rapidement, que nous faisons partie de cette nature et que, quelle que soit la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de l’humanité, au fond nous revenons toujours à cette nature, ne serait-ce que par les fonctions naturelles de notre corps. Les rêves, du point de vue de Jung, sont aussi une expression de cette nature vivante en nous. Or cette nature, quand on contemple par exemple les étoiles dans le ciel loin de la pollution lumineuse des villes, est tellement plus vaste que notre petit mental. On peut facilement se perdre, s’abandonner, dans cette immensité vivante. Et quand la folie humaine nous submerge momentanément, il est toujours possible de revenir à cette nature en nous en respirant. Par notre respiration consciente, nous rejoignons un grand souffle qui traverse l’Univers...

Ce même souffle qu’évoque Rûmi !


Une fois que je suis revenu à cette quiétude qui baigne la nature – j’emploie ce mot « quiétude » en songeant à un merveilleux petit livre portant ce titre, écrit par Eckhart Tollé, un sutra pour notre temps qui a été republié comme étant l’art de la paix intérieure – une autre évidence s’est faite jour sous mon crâne. J’ai longtemps été obsédé par l’omniprésence du mal, au sens non pas moral de ce mot mais pragmatique de ce qui cause de la souffrance. Ou comme l’écrivait Hannah Arendt, l’insoutenable « banalité du mal ». Quoi de neuf en effet dans les actualités ? Rien n’a changé depuis que Carthage et Jérusalem ont été rasées par les troupes romaines. L’Empire n’a jamais pris fin – cet empire dont Simone Weil dit dans sa Lettre qu’il a injecté sa nature totalitaire à la religion chrétienne. J’ai, comme beaucoup d’entre nous, désespéré devant cette omniprésence du mal, qui pour moi est fondamentalement lié à la volonté de puissance – aux rapports de domination et de pouvoir que les êtres humains cherchent à exercer les uns sur les autres. Mais je me rendais compte en méditant dans la nuit non loin d’Assise que ce n’était pas la façon dont le mal occupe tout notre espace mental qui est vraiment important, mais le fait qu’il y a toujours eu des Justes – des gens qui ont fait ce qu’il faut en face de ce mal. Qu’ils aient sauvé des juifs au risque de leurs vies, ou refusé de combattre, au prix de la prison ou pire encore. Il y a toujours eu des Etty Hillesum refusant l’engrenage de la haine, des Francesco di Assisi déposant les armes, des Yeshua et des Gautama Bouddha pointant par leur exemple vers la véritable liberté. Et la beauté, c’est que c’était des êtres humains, et non des dieux descendus du ciel. En étant profondément humains, totalement humains, ils nous ont montré ce qu’est une humanité accomplie…

C’est avec cette vision que je suis revenu d’Assise.

Je me suis rendu compte qu’en fait, c’est aussi avec elle que j’étais parti mais qu’il m’avait fallu marcher patiemment pour la tirer au jour. Cela venait confirmer ma conviction qu’il faut toujours aller au bout des questions qui nous travaillent car au fond, elles sont enceintes de leurs réponses. Il faut simplement un travail patient de conscience pour donner naissance à ces réponses. En ce qui me concerne, il y avait une interrogation subsidiaire : tout cela étant clair, qu’allais-je faire avec ça ?


La réponse intérieure a fusé : certainement pas un machin collectif. 

Je vais faire ce que j’ai toujours fait et que je continuerai à faire : je vais simplement écrire, en espérant que ce que je communique par-là puisse en inspirer quelques autres. Ne serait-ce qu’un seul individu, qui osera aller à la rencontre de sa propre vision, ce sera bien suffisant. Alors, nous nous rencontrerons, comme dit Rûmi, dans ce champ qui est « au-delà du bien et du mal »...


Dans les jours qui ont précédé notre arrivée à Assise, Marie-Anne m’a fait remarquer que nous ne marchions pas que pour nous-mêmes; nous marchions aussi pour la communauté. Cela m’a inspiré une idée : j’ai demandé aux personnes qui suivaient notre périple sur Facebook de nous communiquer, si elles le voulaient, une prière personnelle que nous nous engagions à déposer en temps et lieu appropriés lors de notre séjour dans la ville du bon François. Nous avons été surpris par l’ampleur de la réponse : plus d’une vingtaine de prières nous sont parvenues. Lors de notre visite à l’église de San Damiano, nous nous sommes isolés dans la nature proche pour faire un petit rituel dédié « à toutes nos relations ». Nous avons nommé chacune des personnes et nous avons lu les prières à haute voix avant de chanter le prénom de la personne. Puis, à la fin, nous avons adjoint nos prières personnelles à l’ensemble et nous sommes allés les déposer dans la boîte prévue à cet effet à l’entrée de l’église. Cela a complété notre « pèlerinage » avec un sentiment de grande satisfaction. J’ai pris alors conscience d’une nouvelle dimension de ma marche de vision : on ne pleure pas pour un rêve seulement pour soi, mais aussi pour la communauté. Les peuples premiers le savaient fort bien. Nous sommes tous reliés.


J’ai été frappé enfin de constater au travers de mes lectures que les premiers disciples de Yeshua à Jérusalem s’appelaient eux-mêmes « les pauvres » – on les connaît désormais sous le nom des ébionites, de l’hébreu ebyonim qui signifie « pauvres », et certains les désignent comme étant les nazoréens fidèles à l’enseignement du Maître vivant. Ils ne croyaient pas que Yeshua Ha-Nozri était un Fils de Dieu descendu du ciel; pour eux, c’était un prophète venu accomplir la Torah et la reconduire à l’Esprit en la libérant de la lettre. Ils ont bien sûr été marginalisés par la grande Église et désignés comme hérétiques avant de disparaître vers le IVème siècle. Du moins en apparence, car on en retrouve la trace dans l’entourage du prophète Muhammad, aux sources du Coran. Mais le plus frappant donc, c’est que spontanément, le bienheureux François cherchant à revenir aux sources de l’enseignement de son Jésus s’est fait à son tour pauvre, c’est-à-dire a renoncé à toute volonté de puissance dans notre monde ravagé par le poison du pouvoir.

C’est peut-être bien par-là qu’il y a un chemin pour répondre au désespoir qui étreint notre monde. Une voie de liberté radicale.


Un dernier mot. Alors que j’avais commencé à écrire cet article, et que je me demandais bien franchement si mes questionnements spirituels pouvaient intéresser quelqu’un parmi mes lecteurs, j’ai reçu un rêve fort significatif. Dans celui-ci, je revenais chez moi, sur une petite colline, après être allé cherché "en bas" un grand jerrican d’eau. Je trouvais un ami affalé contre un mur, la bouche ouverte, semblant mort. Je lui ai donné de l’eau, et il est revenu à la vie. Ce qui était frappant, c’est que cet ami, qui ne ressemblait à personne que je connais dans la vie diurne, s’appelait Pierre. Et je me demandais un moment comment nous allions faire car Pierre, qui vivait aussi en haut de cette colline, aurait dû lui aussi aller chercher de l’eau pour pourvoir à ses besoins, mais il en était incapable. Je me rendais donc à l’idée qu’il n’y avait pas d’autre solution que de simplement partager l’eau…

Quand j’ai examiné ce rêve, j’ai vu que Pierre symbolise à l’évidence pour moi la religion chrétienne, en tant que l’apôtre et le premier pape de l’église de Rome. Elle est moribonde, ce que constatait déjà Jung en son temps. On peut le constater au nombre de lieux de la chrétienté que la vie a déserté, qui rappellent un passé qui ne ressuscitera pas. J’ai souri. Il est bien possible que mes élucubrations n’intéressent personne mais l’inconscient, au moins, est intéressé et me demande de partager l’eau que je suis allée chercher en descendant "en bas" dans mes profondeurs. Et c’est bien ce à quoi nous enjoignait Jung : il nous faut aller au bout de nos questions car nos questions ne sont pas nôtres, elles nous traversent. Il ne s’agit pas d’élaborer de nouvelles certitudes auxquelles nous accrocher mais simplement de nous mettre au service du processus créatif de l’inconscient en nous. Et ainsi allumer une petite lumière de conscience dans la nuit.


Merci de m’avoir lu jusque-là. J’espère n’avoir blessé personne dans ses convictions religieuses en exposant cet itinéraire intérieur tout personnel. Ce n’était vraiment pas dans mes intentions, qui étaient plutôt de partager matière à réflexion avec celles et ceux qui, comme moi, se demandent comment récupérer l’enfant divin en jetant l’eau du bain.



1 Je songe en particulier à Robert Vachon, un prêtre qui a exploré la dimension inter-culturelle de la spiritualité. Il faut lire son remarquable texte: une spiritualité pour le XXe siècle.

jeudi 5 octobre 2023

Joyeux anniversaire !


Le blogue "la voie du rêve" a 10 ans ! Le 5 octobre 2013, en effet, je publiais mon premier article ici, où j'esquissais la direction donnée au chemin qui s'est cherché, et dans une grande mesure trouvé, dans ces pages. Dix ans après, ce blogue, c'est 157 articles, plus de 500000 vues, des vidéos, des audios... je n'aurais jamais cru aller aussi loin avec cette idée de simplement publier quelques idées libres à propos des rêves, de la méditation, la pleine conscience et surtout, comme le précise l'entête, la beauté de vivre...

L'objectif du blogue n'a jamais varié, n'a fait que s'approfondir avec le temps : communiquer ma passion pour les rêves, et par-delà celle-ci, inviter à explorer le mystère de la conscience et à "traverser le rêve", c'est-à-dire sortir de l'hypnose dans laquelle nous plongent nos projections pour nous éveiller à la Vie. 

La recherche dont ces pages témoignent a abouti dans une approche du rêve qui emmène au-delà de l'interprétation, que j'ai appelée l'écoute intérieure du rêve. On pourra voir, en parcourant ce blogue, qu'elle était en germe dès le début et ne cesse de s'enrichir.

Je n'en dirai pas plus aujourd'hui car ces mots vous parviennent alors que je suis en train de marcher sur les chemins d'Assise. C'est un temps pour moi de méditation et non d'écriture...

Voici une sélection des articles que je considère comme étant les plus représentatifs de ce que j'ai cherché à communiquer jusqu'ici dans ce blogue, et que je vous propose ici comme autant de jalons sur le chemin parcouru, pour qui aura la curiosité de (re)visiter ce parcours :

- la voie du rêve (octobre 2013) : l'énoncé initial de la direction. 

- fleur de conscience (octobre 2013) : une vision du rêve me porte depuis le début.

- le grand jeu (janvier 2014) : à quel jeu essentiel jouez-vous ?

- précieux cauchemar (février 2014) : un cauchemar est un cadeau qu'il faut savoir déballer...

- rêver la terre de demain (février 2014) : et si nous rêvions ensemble un futur heureux ?

- rêver, méditer, vivre (févier 2014) : il faut abattre les cloisons en nous.

- symphonicités (mars 2014) : peut-être une nouvelle façon d'envisager les synchronicités.

- le chemin des flammes (mars 2014) : qui a dit que le chemin serait facile ?

- quatre perles de jade (mai 2014) : un rêve qui a changé ma vie, l'éclairant de l'intérieur...

- le secret de Jung (juin 2014) : Jung puisait sa force dans une image qu'il contemplait souvent.

- le Bouddha et le serpent (juillet 2014) : un grand, immense, rêve de Robert Johnson.

- oiseaux de feu (août 2014) : un rêve, un jour, m'a donné une direction de vie...

- le démon du pouvoir (août 2014) : croyez-vous en être quitte ? Méfiez-vous alors...

- paix dans le coeur (octobre 2014) : comment amener la paix dans le monde ?

- une poignée de grains de riz (janvier 2015) : comment diriger sa vie selon le Soi ?

- Mystique anarchie (mars 2015) : une vision jungienne et mystique de l'anarchisme.

- la jeunesse du monde (mai 2015) : un rêve pour des temps collectifs difficiles...

- la décision la plus importante (octobre 2015) : l'univers est-il bienveillant ?

- question décisive (décembre 2015) : Jung nous a posé une question décisive...

- une voie jungienne (avril 2016) : y-a-t-il une voie spirituelle jungienne ?

- rêves et pleine conscience (mai 2016) : quel est le lien entre rêves et pleine conscience ?

- tout ça pour ça (décembre 2016) ; le travail avec les rêves n'est pas utilitaire.

- Celle qui vient (janvier 2017) : le futur spirituel est féminin.

- le coeur de la montagne (mars 2017) : j'ai trouvé un nouveau domicile, indiqué par un rêve.

- retourner le regard (mars 2017) : plutôt que de détourner le regard des horreurs du monde...

- la voie du rêve (avril 2017) : à l'occasion du centième article, précisons la voie...

- du bon usage du désespoir (juillet 2017) : au-delà du désespoir, la liberté !

- le secret de la joie (août 2017) : la joie est un choix conscient.

- le nom du jeu est amour (septembre 2017) : l'amour humain est une voie spirituelle.

- constellations de rêves (juillet 2019) : on peut contacter l'inconscient collectif...

- écoute intérieure du rêve (janvier 2020) : au-delà de l'interprétation du rêve, une voie directe.

- le cadeau (septembre 2020) : comment transmettre le Cadeau ?

- ce qui sauve (décembre 2021) : d'où pouvons-nous espérer une aide ?

- le Tiers-aimant (mars 2022) : quelle est cette force qui fait pousser les brins d'herbe ?

- la perle inestimable (janvier 2023) : j'ai retrouvé un rêve précieux...



J'en profite pour remercier toutes les personnes qui m'ont encouragé dans l'aventure de ce blogue. 

Je vous souhaite un très beau Chemin de vie.

jeudi 17 août 2023

Accompagnement psycho-spirituel 2/2


Accompagnement psycho-spirituel

Dans une perspective jungienne

2nde partie

Je propose ici la seconde partie d'une réflexion engagée dans le précédent article sur les clés de l'accompagnement psycho-spirituel. En résumé rapide de l'épisode précédent :
- l’accompagnement psycho-spirituel n’est ni de la psychothérapie, ni de la direction de conscience ou une forme d’enseignement spirituel.
- nous devons clairement distinguer ce qui est du domaine psychique et ce qui ressort du spirituel, sortir d'une confusion entre ces termes.
- il s'agit d'accompagner un processus de transformation intérieure que l'on ne peut décrire qu'en terme d'une verticalisation (sortie par le haut de l'histoire personnelle) et une nouvelle naissance.
- nous avons besoin pour cela d'une anthropologie ternaire redonnant sa place à l'Esprit, mais aussi à l'âme, envisagée ici comme le versant spirituel de la psyché.

Au-delà de l’individuation jungienne

L’accompagnement psycho-spirituel s’inscrit toujours dans une dynamique, qui est celle du vivant telle qu’elle ressort par exemple des rêves, mais aussi de la vie du corps, des symptômes, ou encore des synchronicités qui baignent nos existences dans une dimension de sens qui cherche à attirer notre attention. Ce que nous accompagnons, c’est une âme en transformation, ou pourrions-nous dire, en éclosion, en floraison. Jung a décrit ce processus comme étant d’individuation, c’est-à-dire que l’individu accomplit par là sa singularité unique en même temps que sa totalité – il devient indivis, « non-divisé », en reliant son moi conscient au Soi éternel dont il est une émanation dans le temps. On retrouve encore ici l’articulation entre l’horizontalité du moi vivant dans le temps, et la verticalité du Soi – un terme que Jung a emprunté à l’Orient, où il renvoie à l’Atman dans sa relation au jiva, faute de trouver son équivalent dans notre tradition philosophique. 

C’est un grave contresens, que commet Michel Fromaget, que d’assimiler le Soi à un archétype, et par là, à une dimension seulement psychique de l’être, mais sans doute n’a-t-il abordé l’œuvre de Jung que de façon livresque pour parler ainsi. Or Jung n’est pas un philosophe élaborant un système conceptuel; on ne peut rien y comprendre en restant à la surface de ses livres, sans plonger dans la matière brûlante. Cependant, on peut tomber d’accord avec lui sur le fait que nombre de jungiens – et rappelons que Jung ne voulaient pas de « jungiens » qui le suivraient – assimilent la réalisation du Soi à l’accomplissement du « vrai moi », ajoutant encore à la confusion en reprenant ici les propos de Winnicot sur le true Self – l’anglais, qui ne distingue pas entre le moi (self) et le Soi (Self) sinon par la majuscule est sur ce point particulièrement ambigu. Cela va sans doute avec la nécessité de défendre le vieux maître contre les accusations qui instruisaient son procès en mysticisme, et nous revoilà ainsi à nouveau avec des psychologues sans esprit. On ne s’intéressera dès lors qu’à l’histoire personnelle et transgénérationnelle en essayant de l’expliquer par les archétypes de l’inconscient collectif. Il sera facile alors de parler de la psychologie analytique de Jung comme d’une « psychanalyse jungienne », nonobstant ses efforts pour clairement distinguer l’exploration de l’inconscient qu’il préconise de l’approche freudienne. Cependant, nous sommes désormais à un moment où il faut au contraire affirmer la dimension mystique – au sens d’amoureux du mystère – de l’héritage de Jung, qui invitait à une relation directe avec la Source de sens au travers des rêves et de l’imagination créatrice. Dans ce sens, nous pouvons toujours, comme le fait Pierre Trigano, relire la Bible pour l’expliquer du point de vue de l’inconscient, mais il se pourrait bien qu’en réchauffant les anciens mythes, on mette le vin nouveau dans de vieilles outres qui ne manqueront pas d’éclater. 

Von Franz nous indique que Jung a eu l’intuition à la fin de sa vie du fait qu’au-delà de la notion du Soi qu’il avait développé, il y avait encore une autre dimension. Dès lors, nous n’avons pas d’autre choix que de dépasser à notre tour la compréhension habituelle du processus d’individuation. Celui-ci, pour inscrire notre propos dans la perspective de l’accompagnement psycho-spirituel, tient de l’ascension d’une montagne jusqu’à notre propre sommet – l’individu est ainsi accompli dans son unicité et son regard embrasse la totalité. Cependant, il se pourrait que cette ascension ne constitue pas un but en soi, car il faut toujours redescendre de la montagne – la vraie question qui se pose alors est : qu’en rapportons-nous dans la vallée ? Mais on peut filer la métaphore en rappelant que nous ne sommes jamais plus près du ciel qu’au sommet de notre montagne intérieure. Et dès lors, il semble que le processus d’ascension du moi s’inverse dans la descente de l’Esprit, du Souffle créateur et inspirant – le Pneuma (en grec), le Rouah (en hébreu) – qui cherche à s’incarner, à prendre chair. Nous retrouvons là le mythe chrétien de l’Incarnation, en en faisant l’affaire de chacun(e) d’entre nous et non plus celle d’un Fils de Dieu descendu d’en-Haut une fois pour toute, et mort pour nos péchés. Rappelons, pour signaler qu’il y a d’autres lectures de ce mythe que celle qui nous ont été imposées, que l’évangile de Philippe nous signale que Jésus était ressuscité avant de mourir, hors de quoi – plaisante-t-il – il n’aurait pu ressusciter. Et c’est avec ce Souffle donc que l’individu qui est entré dans la Liberté de l’Esprit – qui souffle où Il veut – redescend de la montagne, et c’est ce Souffle qu’il véhicule, qu’il répand dans le monde. En fait, il ne fait rien, sinon laisser ce Souffle se répandre par lui, et cela clôt toutes les discussions sur le non-agir (wu wei) des taoïstes et du zen… 


Une voie humide et douce 

Il s’agit d’une Liberté, d’une entrée dans le Nouveau qui est présent (cadeau) en chaque instant, car voilà que par la grâce de l’Esprit – c’est une grâce, non quelque chose que l’on peut obtenir volontairement, par un moyen ou un autre – s’opère une sortie par le haut de l’histoire, des conditionnements et des traumatismes. Ceux-ci s’avèrent inchangés, les blessures ne sont pas nécessairement toutes refermées et guéries, mais notre relation à celles-ci – à notre propre souffrance et à la souffrance de tous les êtres – est radicalement transformée par l’apparition d’une dimension de Sens qui l’éclaire. Quant aux conséquences dans la vie psychique de cette émergence spirituelle enfin accomplie, elle est de l’ordre de la transformation de la chenille en papillon. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que c’est une partie de plaisir, bien au contraire, car cela implique la mort de la chenille, comme je l’ai explicité dans un autre article : la métaphore du papillon. C’est une naissance, la seconde naissance – dont nous parle fort bien Michel Fromaget dans ses livres en la resituant dans le cadre de la tradition chrétienne des premiers siècles après Christ. Cependant, il faut souligner donc que nous entrons par là dans le champ de l’archétype mort-renaissance qui caractérise la transformation radicale : il faut que l’illusion dont se nourrit le mental meure pour que naisse la Vérité vivante en nous. 

C’est pour accompagner cette agonie – étymologiquement, « combat » – que le pèlerin en voie de renaissance a besoin d’un accompagnement, c’est-à-dire de la présence d’un passeur connaissant le passage, et pouvant l’assurer qu’il y a une vie après la mort. Et il faut bien dire que c’est une mort faite de mille morts, et une renaissance faites de mille renaissances, car chaque jour vécu en conscience est l’occasion d’un éveil. On peut donc abandonner l’idée d’arriver un jour quelque part, car c’est dans la façon de marcher en pleine conscience, au quotidien, en présence entière dans le maintenant toujours nouveau, que se trouve l’accomplissement. C’est semble-t-il ce que voulait dire Sainte-Thérèse quand elle aurait dit : 

« Le chemin vers le ciel, c’est le ciel même. » 

A quoi Dôgen fait écho quand il dit : 

« La pratique, c’est l’éveil et l’éveil, c’est la pratique. » 

 Cette transformation radicale est une odyssée dans laquelle le pèlerin s’abandonne lui-même pour renaître, intérieurement renouvelé, ce dont témoignent toutes les histoires, tous les mythes, qui offrent un tissu de sens au processus de transformation et qui soutiennent l’accompagnement. Ces histoires, disons-le rapidement, renvoient toujours à l’aventure du héros qui répond à l’appel de l’Inconnu. Notre tâche en tant qu’accompagnant est d’abord d’aider à entendre le plus clairement possible quel est l’appel, et à identifier ce qui appelle ainsi, qui guidera sur le chemin. Dans ce processus, nous ne pouvons qu’offrir un contenant aussi solide que possible au mouvement naturel de l’âme. Cela implique de tout accueillir sans jugement, en prêtant tout particulièrement attention à ce qui est refusé, rejeté ou nié – la belle ombre qui détient souvent les réponses recherchées – et aux vulnérabilités qui se révèlent comme de véritables trésors, en interrogeant sans relâche le sens profond. Il faut trouver pour cela une posture qui soit à la fois enracinée et ouverte, complètement fluide en même temps que verticale. Le contenant doit être assez vaste pour embrasser toutes les contradictions qui déploient le jeu paradoxal des opposés, en conscience de ce que le paradoxe signe la conjonction des opposés, le dépassement de la dualité. La vastitude du contenant réclame en contrepoint un cadre clair et solide, en particulier en terme d’éthique et de confidentialité des échanges. En tant qu’accompagnant, nous avons surtout à porter l’espace, c’est-à-dire garantir l’intégrité du cadre dans lequel l’accompagné évoluera. Outre la dimension éthique, primordiale, ce contenant a aussi une dimension symbolique : l’Esprit, comme un Tiers agissant dans le dialogue, doit y être invité, ne serait-ce que par la présence discrète d’une icône, d’une bougie allumée, d’un bouddha souriant... 

Il s’agit donc d’être capable de descendre dans les vallées profondes aussi bien que remonter vers les sommets illuminés. On n’insistera jamais assez sur la nécessité d’éliminer de notre vocabulaire la notion de « résistance » pour envisager plutôt là où le mouvement de vie est freiné le besoin de protection qu’appelle une vulnérabilité. Et nous mettrons cette dernière tout particulièrement à l’honneur comme une porte d’entrée à la richesse de la sensibilité, qui nous importe bien plus que la force de la volonté et l’ascèse qui caractérisent la « voie sèche ». Car la voie de l’accompagnement psycho-spirituel est une voie féminine, humide et douce, dont le maître mot est « ne rien forcer » – laisser le mouvement prendre son temps, se déployer dans toute sa profondeur et toute sa hauteur. 

Il apparaîtra alors enfin que les deux éléments essentiels qui supportent le cheminement sont l’enracinement dans le ressenti, en particulier corporel – et donc l’attention au corps, aux émotions et aux sentiments – et l’abandon en confiance au mouvement naturel de l’âme, la simple foi dans l’Amour qui guide. Les mots clés de cette démarche sont donc : 

Présence, écoute, enracinement... 


En pratique... 

Du point de vue des moyens, l’accompagnement psycho-spirituel utilise tout ce qui va permettre d’écouter ce que l’âme veut dire, tout ce qui permet de soulager la souffrance aussi, et tout ce qui permet de faciliter le mouvement intérieur, de le fluidifier. Dans notre approche, nous privilégions bien sûr tout particulièrement l’écoute des rêves, non pour les interpréter nécessairement selon un schéma psychologique – fut-il celui de Jung et consorts – mais plutôt pour rendre consciente et amplifier, par l’attention aux ressentis émotionnels et corporels et l’exploration des images par l’imagination active, la dynamique psychique dont ils sont l’expression. Les rêves présentent l’avantage de ne pas pouvoir être influencés, et de garantir donc l’autonomie spirituelle de la personne à condition qu’elle apprenne à faire confiance à ses ressentis profonds. C’est de la matière psychique, et cependant celle-ci est vivifiée par le souffle de l’Esprit qui, au-delà de l’analyse de l’Inconscient, fait ressortir une présence numineuse. Or c’est du contact avec le numen et de rien d’autre, nous dit Jung, que nous pouvons espérer la guérison, ou du moins la métanoïa. Le travail avec l’Inconscient – à propos de qui la pire erreur serait de croire qu’il est inconscient – dès lors fait ressortir la nature double, pour ainsi dire paradoxale, de ce dernier. D’une part, il est tissé de mémoires qui nous alourdissent et tendent à nous immobiliser, et d’autre part, il recèle un centre toujours créateur, qui amène toujours du Nouveau et se symbolise bien souvent dans une image de Dieu ou un mandala évoquant la totalité. C’est par les rêves que certains d’entre nous, orphelins de toute église du fait de la malédiction qui refusait tout salut aux mécréants que nous sommes, renouent avec la conscience du sacré. Et il faut entendre comment la langue des oiseaux révèle le sens de ce dernier mot : 

Ça crée ! Cela ne cesse de créer, nom de … ! 

En bons jungiens, nous sommes bien sûrs attentifs aux synchronicités, que je préfère appeler symphonicités car elles nous mettent en contact avec l’ordre sous-jacent aux événements, que l’on peut envisager comme une grande symphonie. Nous mettons l’accent aussi sur l’imagination créatrice et le dialogue avec toutes les instances psychiques et spirituelles qui se présentent (les Anges, les dragons, les ancêtres et les animaux merveilleux et même les démons s’ils causent...), et sur un usage immodéré de toutes les formes de créativité.  Il s’agit en particulier d’explorer en profondeur tous nos conflits, que ce soient nos conflits internes – ce que nous rejetons ou refusons de nous-mêmes – ou nos conflits avec autrui, le monde tel qu’il est, pour en faire ressortir l’Ombre : ce que nous refusons de la vie. Il y a là une richesse qui nous reconduit à toute l’humanité que nous portons en nous. Nous pouvons aussi travailler en profondeur nos intentions pour aller identifier le désir secret de notre âme et nous mettre à son service. Cependant, nous insistons surtout sur les pratiques de présence à soi et aux autres, en soulignant dans la suite de Richard Moss que la conscience est relation. Pour revenir au présent, nous nous ancrons dans le corps par toutes les pratiques corporelles qui peuvent convenir et nous invitons à l’attention à la respiration, aux ressentis bien plus qu’à la discussion des idées, des concepts. Bien sûr, la lecture des textes sacrés, l’étude des mythes et des contes et toutes les formes de travail avec la dimension symbolique peuvent être bénéfiques, mais à la condition cependant d’éviter le piège de la discussion intellectuelle des symboles. Il s’agit de rencontrer ces derniers comme une réalité psychique vivante, par exemple dans les rêves, les rituels et les rites de passage qui peuvent s’imposer. S’il y a une clé qui ouvre toutes les portes de la psyché, elle est moins dans le fait de discuter des symboles que de couler avec les ressentis associés aux images intérieures. 


Méditation 

Au registre de la technologie spirituelle, nous privilégions la méditation avec ce qui est là dans le présent, la prière quand elle est accessible aux personnes que nous accompagnons – s’il est bien un signe de déconnexion de notre modernité avec la vie spirituelle, il est dans l’incapacité à prier de la plupart d’entre nous –, le chant en particulier de mantras, etc. La méditation n’est pas un moyen de tenter de faire le vide de nos pensées ou de chercher à atteindre l’extase en fuyant notre réalité mais plutôt, nous disait Chogyam Trungpa, une façon de « créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. » Il est toutes sortes de méditations, dont certaines tout à fait actives, par exemple dans la danse ou dans la marche. C’est l’occasion de souligner qu’une des plus belles façons d’accompagner quelqu’un est de marcher avec cette personne, d’aller se promener en nature, ce qui est une façon d’impliquer le corps dans une méditation active où l’on peut être présent à ce qui est là, à tout ce qui marche avec nous. L’idéal est d’amener la méditation dans notre quotidien, ce qui est simplement une façon d’être entièrement présent en chaque instant à ce que nous faisons, pensons, ressentons. L’accompagnement psycho-spirituel nous amène aussi à identifier des questions existentielles qui travaillent l’accompagné à la façon d’un koân zen : ce sont des interrogations insolubles par le mental qui débouchent tôt ou tard, quand elles sont contemplées en profondeur, sur une nouvelle perspective. Tôt ou tard, à force de creuser ces questions essentielles qui s’imposent à nous, on goûte ce que Jung appelait un « élargissement de conscience » : notre espace intérieur s’ouvre, s’agrandit. 

Patience  

Une erreur typique dans laquelle tombent beaucoup de débutants est de vouloir tout comprendre, tout expliquer. Or il faut aussi respecter les zones obscures, humides et douces, où grouille une vie fuyante. Trop de lumière, trop vite amenée, tue. L’obscurité, quand elle est aimée et respectée, est une matrice féconde. Même la dépression, quand elle est accueillie comme une descente dans un espace de transformation, peut porter des germes de renouveau. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas aller chercher un secours médical si nécessaire, mais la propension à écarter l’obscurité pour « aller bien » à tout prix peut relever de l’avortement de l’âme. Nous devons nous garder de toute volonté de puissance sur cette vie intérieure, et la volonté de comprendre comme le désir de trouver des solutions comme si la vie était un problème peuvent faire violence à l’âme. Il est inévitable qu’il y ait de la souffrance, ou du moins de la douleur à certains moments, des sentiments dits « négatifs », de l’anxiété si ce n’est de l’angoisse qui signalent l’étroitesse d’un passage. Nous ne sommes pas là pour lutter contre ces aspects de l’expérience humaine mais plutôt pour inviter à une relation aussi consciente que possible avec ce qui est là, quoi que ce soit et avec la conviction que ce qui est vu, ce qui est rendu conscient, commence à se transformer, ou au moins à livrer son sens. L’accompagnant doit donner l’exemple de la patience et de la confiance, de la retenue devant les obscurités dans lesquelles nous emmène le processus. Je reviens souvent pour ma part aux mots de Rilke dans ses Lettres à un jeune poète

« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacun comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. »



Retrait des projections 

L’accompagnement, dans sa dimension psychologique, réclame d’examiner les relations qu’entretient l’accompagné, et plus précisément les projections qui interfèrent avec celles-ci, pour déceler ici la part de rêve éveillé qui voile le réel. Bien sûr, les relations entre l’accompagnant et l’accompagné se prêtent tout particulièrement à cet examen en ayant à l’esprit que transfert et contre-transfert permettent de rejouer dans l’instant présent les nœuds relationnels fondamentaux – non sans avoir toujours en conscience que ces mécanismes psychiques concernent aussi bien l’analysant que l’analyste. Les crises sont donc bienvenues et doivent être accueillies comme porteuses d’enseignements ! Mais si un des objectifs de l’accompagnement est de favoriser le retrait des projections, et donc l’éveil hors du rêve projectif, il importe de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et de toujours chercher à extraire, quand la projection se retire, ce qu’il y avait là de précieux qui était projeté. Une des transes à laquelle nous sommes ainsi amenés à prêter tout particulièrement attention est l’état amoureux, quel que soit l’objet de cet amour, car il y a là quelque chose qui illumine l’existence. Quand nous parlons d’état amoureux, nous pensons bien sûr d’abord à la relation avec un autre être humain mais nous pouvons en fait élargir sans ambage le champ de la projection de la lumière qui brille en dedans de nous à tout ce qui suscite l’amour. Un livre, une œuvre d’art, un morceau de musique, un poème, un paysage, un voyage, un(e) maître spirituel(le), une icône du Christ ou une représentation du Bouddha, la passion de danser ou de peindre, d’écrire ou de sculpter... tout ce qui suscite un mouvement de vie lumineuse est à prendre en considération. Ce n’est pas tant l’objet de l’élan passionné qui importe à nos yeux que d’honorer le dieu ou la déesse – en terme jungiens, l’archétype, réalité vivante – qui se manifeste à travers nos « coups de foudre » – image même de l’élection par les dieux. Dans la projection, nous nous garderons de l’exaltation qui se paye toujours au prix fort de la déconvenue pour privilégier la présence consciente à ce qui arrive. Et tout l’art est de recueillir la lumière projetée au dehors, de la ramener en dedans pour nourrir l’âme. Elle se révèle alors tissée de beauté et d’amour… 


Le feu de l’amour 

J’ai exploré plus en détail dans un autre article intitulé le nom du jeu est amour comment la relation amoureuse est bien souvent le creuset du travail spirituel. Jung nous disait bien que l’animus et l’anima – c’est-à-dire notre partenaire intérieur – sont des passerelles vers le Soi. Dans chaque histoire d’amour se rejoue la rencontre du dieu et de la déesse, la danse de Shiva et Shakti, les jeux de l’Amant éternel et de la Bien-Aimée. Il serait criminel de chercher à forcer de quelque façon, par exemple en tentant de l’expliquer avec des théories psychologiques, le retrait de la projection qui fait de l’être aimé un porteur de la lumière. Si l’on considère la projection comme tenant du cinéma intérieur, il faut aller au bout du film pour en connaître la finalité. La vie se charge bien souvent toute seule assez vite d’amener cette marée basse du sentiment amoureux qui se retire devant une réalité qui paraît bien moins lumineuse. Au mieux, la fin de la lune de miel conduit au chemin de l’amour conscient dans lequel les projections sont écartées pour permettre une intimité de relation entre deux êtres humains. On peut penser qu’alors le fruit de l’amour est mûr et cueilli dans cette intimité que l’accompagnant doit respecter. Mais il arrive aussi souvent qu’à la transe amoureuse succède le deuil dans toute sa violence, dont la profondeur transformative est à la mesure de l’amour investi. En tant qu’accompagnants, nous nous devons d’honorer ces passages qui appellent une croissance intérieure, et parfois même ce qu’on peut appeler un « saut quantique » tant il s’agit de réorganiser toute l’existence. Du point de vue spirituel, la question qui se pose alors à celui ou celle qui passe par cette épreuve est : serons-nous capables de récolter la lumière qu’il nous a été donnée d’éprouver dans l’amour et de l’amener à un autre niveau dans notre vie qui permettrait de vivre cet état amoureux avec toute l’existence ? Saurons-nous passer d’Éros à Agapé et détacher notre amour de l’objet qui l’a réveillé en nous ? Il se pourrait bien que l’incarnation de l’Amour ne soit autre, pour beaucoup d’entre nous, que cet incendie généralisé du cœur, qui réclame une initiation dans laquelle nous sommes passés au feu pour que brûlent les scories jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’Or. En tant qu’accompagnants, nous pouvons être les témoins de grands mystères quand c’est l’amour qui guide les pas de nos accompagnés… 


États de conscience modifiés 

Nous pouvons être amenés aussi, selon nos compétences, à accompagner des expériences de conscience élargie ou modifiée par différents moyens, que ce soient par exemple le travail avec des tambours, des plantes sacrées, le jeûne ou la respiration holotropique. De mon point de vue, l’accompagnant ne doit faire la promotion d’aucun moyen artificiel de modifier la conscience car c’est sous-estimer la capacité naturelle de la psyché à créer les conditions d’un passage de transformation. Et cependant, nous avons à accompagner les pèlerins où qu’ils aillent sans préjugés car c’est à eux de déterminer par quels chemins ils veulent passer. Soulignons en passant que le travail en écoute intérieure d’un rêve est sans doute une des transes les plus puissante et transformatrice que l’on puisse vivre à peu de frais. Quelle que soit la nature et la forme du passage, notre travail d’accompagnant est d’inviter à y mettre de la conscience, autant de conscience que possible. Et il importe donc de préciser qu’au fond, c’est moins le moyen utilisé pour aider la conscience à sortir du connu qui importe ici que le travail subséquent d’intégration qui permettra d’ancrer l’expérience dans la réalité de la personne. En effet, la compétence en matière d’accompagnement des processus de transformation se mesure en fait à l’attention donnée à l’intégration, qui est souvent la phase critique la plus longue de l’aventure, et reconduit si tout va bien vers la vie quotidienne, l’être humain ordinaire. Il s’agit moins là de s’extasier devant des dimensions ou des présences extraordinaires que de voir enfin l’extra-ordinaire qui éclaire de l’intérieur la réalité ordinaire. L’invitation là est rien moins que de tomber à genoux devant la Merveille qui est sous nos yeux en permanence, toujours vibrante, toujours vivante, d’une Présence généralement invisible parce qu’omniprésente. 


Gratitude, pardon et bénédictions 

La gratitude pour tout ce qui arrive, la bénédiction en tant que façon de faire ressortir ce qui est bon dans tout être ou toute situation, le pardon en tant que libération du passé, le travail conscient de l’intention, l’invocation de l’Esprit pour qu’il transforme notre regard sur les choses et amène de la lumière dans nos obscurités… sont autant d’outils spirituels qui produisent ce que l’on peut envisager comme des miracles. Mais disons-le clairement : tous ces moyens cités ici n’ont de valeur qu’en regard de la fin vers laquelle ils tendent, mais qu’ils ne sauraient forcer. Il nous faut sortir de la logique de la cause et de l’effet, du moyen dont découlerait une fin, pour entrer dans une dynamique de la grâce. Cette dernière implique l’intervention d’un facteur qui est au-delà de notre contrôle conscient. On n’est pas ici dans le registre du développement personnel ou de la croissance personnelle, mais bien au contraire, dans celui de la décroissance personnelle : il s’agit pour la personne d’accepter de se pousser du chemin pour qu’autre chose, qui dépasse cette personne, puisse agir. Nous cherchons à nous ouvrir à une réalité transpersonnelle. Tous nos moyens ne servent donc qu’à préparer un terrain réceptif, et rendre disponible, à l’irruption hors de tout contrôle d’une dimension imprévisible, vivante, de conscience et de sens, dont l’apparition implique très généralement un renversement radical de perspective, une métanoïa, un éclat de rire libérateur, un surgissement dans la joie spontanée de vivre, d’être… 

Effondrement 

Il faut bien dire cependant que tout ce chemin ne mène bien souvent, avant ce renversement stupéfiant, qu’à ce qui semble bien être qu’un effondrement. Jung nous prévenait : « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». On retrouve ici la nécessité de la mort initiatique, prélude indispensable à la renaissance. La structure ancienne de la personnalité, dûment travaillée, ne tient plus et s’effondre sans autres signes avant-coureurs parfois que des rêves. Bien souvent, ce sont les contradictions internes à la psyché du pèlerin qui, sous le coup d’un événement éventuellement mineur, font éclater la vieille structure. Dans la perspective jungienne, nous honorons les contradictions comme indiquant la conscience de la dualité psychique des opposés. L’unilatéralisme nous semble beaucoup plus inquiétant car il indique qu’une des polarités a disparu dans l’inconscient. Dès lors, Jung nous invite à supporter nos contradictions et à aller au bout de celles-ci jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les porter. C’est à ce moment décisif que surgit un troisième terme qui signe bien souvent l’effondrement de la structure antérieure et le dépassement de la dualité. On peut dire qu’il s’agit bien souvent là d’aller au-delà de l’espoir et du désespoir (vous pouvez lire mon article du bon usage du désespoir), ce qui encore une fois s’apparente à une mort. On n’y va pas volontairement, il faut y être acculé sans aucune possibilité de repli. Et pourtant, il apparaît bien souvent que ce passage est préparé depuis longtemps par le Soi, qui ne laisse aucune chance au moi de s’en sortir. J’ai déjà souligné comment c’est dans cette agonie surtout que l’accompagné peut avoir besoin de la présence de l’accompagnant, ne serait-ce que comme témoignage vivant de ce qu’il y a une autre vie, une vie renouvelée, après la mort. La tâche de l’accompagnant est donc de veiller en particulier à ce que le pèlerin ne soit pas enterré par les décombres, ou s’il l’est, que ce soit à la façon d’une graine qui, plantée dans une terre fertile, trouvera le courage – force du cœur – de risquer l’aventure de produire une jeune pousse, une nouvelle existence. 


Effet miroir 

L’accompagnant ne saurait enfin faire l’économie dans son accompagnement de l’auto-examen et de l’utilisation de l’effet miroir qui veut que tout ce qu’expérimente son accompagné constitue un enseignement pour lui aussi. Les difficultés rencontrées en particulier par l’un ou l’autre dans la relation sont des mines d’or conscient qui réclament d’être exploitées à fond. L’art d’accompagner autrui s’enracine dans la capacité bien exercée à s’accompagner soi-même, ce qui n’exclue pas, bien au contraire, de solliciter de la supervision ou l’accompagnement d’un tiers. L’accompagnant ne peut jamais se tenir « au-dessus ». Au contraire, s’il y a une position juste, elle est en-dessous ou derrière, comme le maître taoïste – en laissant donc l’accompagné marcher devant, ouvrir le chemin – ou à côté, en marchant avec, en faisant marche commune, œuvre commune. Et la merveille de l’accompagnement, c’est qu’en tant qu’accompagnant, nous avons donc non seulement nos propres rêves qui nous amènent matière à réflexion, mais aussi les rêves de nos accompagnés. Leurs questions sont nos questions, et si nous croyons avoir la réponse qu’ils n’entendent pas, c’est que nous nous fourrons le doigt dans l’œil… 

Mais encore... 

Au moment même où je m’apprête à publier la seconde partie de ce texte, déjà passablement long (mais on m’a invité à moins condenser mon propos…), je reçois un commentaire éclairant au premier article que j’ai publié. Je vous invite à aller le lire ici, et j’y réponds cependant ici in extenso car il y a là des questions de première importance qui sont abordées. 

Dans ce commentaire, il est souligné que « la difficulté d'un tel accompagnement est, à mon sens, le fait qu'un des outils principaux de l'accompagnant est de donner une "carte du territoire" sous la forme de concepts et de méthodes d'interprétation de l'expérience (…) en dehors du cadre du dogme d'une religion. » Pour cela, il est nécessaire de « reconnaître le caractère fabriqué de toute perception, et le rôle des Logoi (modèles conceptuels) dans ce processus. » Je suis entièrement d’accord, et je soulignerai simplement qu’il s’agit par là d’entrer dans la conscience de la nature de la conscience, créatrice en permanence de représentations qui sont à la fois médiatrice du réel, et un voile. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de s’empêcher de penser, mais de ne plus identifier nos pensées à la vérité – ce sont simplement des vecteurs relationnels avec ce qui est. 

Un autre point important qui est souligné dans ce commentaire est la difficulté qui ressort de « la nécessité de va et vient entre les explorations du sacré et du mystère, d'une part, et la "vie quotidienne", d'autre part. » En effet. Et cependant, ce va et vient est strictement nécessaire pour une bonne intégration de ces explorations, à moins de choisir une voie monacale mais je crois qu’on y perd alors l’essentiel, qui est dans la relation. On pourrait dire, comme le faisait ressortir Richard Moss parlant d’un de ses rêves, que l’homme ordinaire, notre prochain qui n’entend rien à ces mystères, est notre guide spirituel pour reprendre pied dans la réalité. Il nous aide à éviter toute forme de grandiosité et d’inflation, un des plus grands dangers qui menace le pèlerin. Dès lors, dans les difficultés de communication que nos accompagnés ou nous-mêmes pouvons rencontrer avec les proches qui ne sont pas ouverts à ces explorations, il faut se rappeler qu’il y a là une opportunité de croissance encore. Un des plus grands dangers est ce qu’on appelle la « puanteur zen » qui consiste en vouloir à tous prix partager les expériences sans tenir compte des demandes d’autrui et expliquer combien elles sont extraordinaires. Ce n’est pas à nos proches de devoir s’ajuster à nos découvertes, mais à nous de tenir compte de là où ils sont dans leur propre chemin de conscience, fut-il entièrement inconscient à ce point. Devant ce défi, il est bon de se rappeler ce que suggérait Rilke quand il disait : « ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. » Au fond, la question brûlante qui ressort de ces difficultés est : que valent donc nos explorations si elles ne nous amènent pas à suffisamment d’amour pour marcher le chemin avec nos proches, tels qu’ils sont ? 

Dans le commentaire, il est enfin souligné que « l'image de soi que les autres nous renvoient peut être douloureusement en conflit avec les images encore floues résultant de nos explorations ». C’est certain, mais j’oserai dire qu’il y alors l’opportunité de chercher à se libérer du piège de l’image de soi, ne serait-ce qu’en acceptant les projections d’autrui. Un des quatre accords toltèques peut dans ce sens être très utile, nous invitant à « ne rien prendre personnel ».

Et comme il est dit en introduction de ce commentaire, je ne fais que gratter ici la surface de notre sujet, qui pourrait amener encore bien d’autres considérations, approfondissements... 


Participer au jeu créateur de la Vie 

Nous voyons désormais clairement ce qui différencie l’accompagnement psycho-spirituel de la psychothérapie : cette dernière insiste toujours sur ce qui ne va pas avec le motif louable, mais limitatif, d’y apporter remède. Ce n’est pas très différent de ces formes de religion qui, pour nous orienter vers le bien, s’enferrent dans une obsession du péché et du mal. Bien sûr, la porte d’entrée dans la quête de sens est la plupart du temps une souffrance, un « problème » pour lequel nous cherchons une solution. Cependant, il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de solution et qu’il ressorte de la difficulté un enjeu existentiel qui emmène au-delà de la dichotomie problème / solution. Comme exemple, je proposerai simplement de réfléchir au fait que l’on échoue bien souvent à soigner la maladie qui conduit à la mort ; c’est là, en particulier, que la dimension spirituelle de l’accompagnement prend toute sa valeur : devant l’inévitable, l’incontournable, auquel on ne peut rien, sinon chercher à le dépasser en nous reliant à une perspective plus grande. Or, même si la porte d’entrée est donc le grain de sable dont l’huître intérieure fera une perle, l’accompagnement psycho-spirituel ne met pas l’accent sur les blessures, les traumatismes et les manquements, les inévitables déviations du mouvement de vie, mais plutôt sur la relation avec cette dimension de l’être qui est toujours intacte, quoiqu’il soit advenu, et qui se révèle être inaltérable, inviolable. C’est d’elle que vient, si elle doit venir, la guérison dans laquelle on entendra l’éclat de « gai rire » qui survient quand les choses prennent sens et contraste inévitablement avec la visée thérapeutique du « soi nier ». 

Le surgissement de ce rire est la signature la plus caractéristique du satori des maîtres zen, éveil ou libération qui traduit une sortie par le haut de toutes les difficultés liées à l’histoire horizontale. Ces difficultés n’ont pas nécessairement disparues, les blessures ne se sont pas refermées par magie; elles sont dépassées, transcendées dans une perspective nouvelle qui a cependant toujours été là – la perspective qu’on peut avoir sur les choses de la vie à partir d’un espace virginal, immaculé. Pour aller vers la Lumière vivante, il faut traverser les grandes eaux psychiques, ce qui implique de faire face à nos peurs les plus profondes. C’est l’illusion alors que nous traversons, et le plus grand bénéfice du travail du rêve est bien de lever ce voile de l’illusion. Mais dès lors, ce ne sont plus l’illusion ou les eaux psychiques qui importent de quelque façon mais bien l’espace libre, ouvert et lumineux que nous découvrons au-delà de celles-ci. Et c’est donc l’établissement d’une relation consciente avec ce lieu intérieur toujours libre de tout ce qui a pu ou pourrait advenir, que l’on dira aussi dans un certain vocabulaire être pur et immaculé, où la vie se crée sans cesse d’elle-même dans le Nouveau, qui est la guérison elle-même. Ce que je dis là n’empêche pas que l’approche privilégiée dans l’accompagnement psycho-spirituel puisse être appliquée par des psychothérapeutes avec une visée thérapeutique. Cela réorienterait la psychothérapie vers la dimension spirituelle, ce qui me paraît souhaitable. Nous aurions donc enfin des psychologues avec un esprit, qui pratiquerait une thérapie de l’âme qui repose toujours sur le fait que celle-ci est en relation avec une réalité créatrice inaltérable. 

Dès lors, il ressort que la règle d’or de l’accompagnement psycho-spirituel, qu’auront bien du mal à saisir ceux qui veulent vivre et travailler à l’abri de la sécurité qui découle de lois et de principes établis une fois pour toute, c’est que le processus que nous accompagnons est toujours radicalement créateur. Il ne répète pas, même si l’on peut reconnaître des thèmes archétypaux qui sont déclinés de différentes façons. Il invente toujours du nouveau, et c’est au service de cette dimension créatrice que nous devons nous mettre dans la logique de l’accompagnement. Le but du Travail, si on peut lui en donner un, est – dans les mots d’Hanna Dallos, la scribe des Dialogues avec l’Ange – de permettre l’avènement de l’individu créateur et libre de la peur. Or l’Esprit est précisément ce qui introduit un Souffle créateur dans les mécaniques du corps et de la psyché – le Souffle du Vivant. Un corollaire de cette règle d’or, à moins que ce n’en soit la formulation la plus directe et pragmatique, consiste en poser que nous devons toujours respecter entièrement la singularité de l’accompagné. Cette singularité est sa plus grande richesse. En aucun cas, nous ne pouvons nous permettre de l’enfermer dans une théorie générale, fut-elle celle de la psychologie jungienne des profondeurs, ou dans quelque lecture d’un évangile ou d’un sutra. Par définition, nous ne pouvons pas savoir pour l’autre, et nous ouvrons dans la rencontre un espace de silence où cet autre peut entendre sa propre vérité vivante, telle qu’elle se crée dans l’instant. Il s’agit au fond d’adopter la même attitude que celle que Jung recommandait en face des rêves : 

« Lisez tous les livres, étudiez toutes les méthodes, mais devant un rêve, écartez-les car le rêve est unique comme le rêveur est unique. » 

Le rêve doit lui-même être envisagé comme un processus créateur par laquelle le Soi, en termes jungiens, ou l’Esprit, cherche à chaque fois à amener une nouvelle perspective sur les choses, à donner naissance à une nouvelle conscience. Le nouveau mythe qu’a cherché Jung pour amener un remède à notre perte de contact collective avec la dimension sacrée de l’existence tourne dans une grande mesure autour de ce que Edward Edinger, un analyste jungien qui a marché dans les pas du vieux sage de Küsnacht, a appelé la création de conscience (titre de son livre sur ce point). Il ressort que la conscience pourrait bien être l’enfant chéri de l’Univers, un univers que certains physiciens qualifient d’« anthropique » car il semble n’avoir d’autre but que de créer de la conscience. Le pire que nous puissions faire est d’enfermer cette nouvelle conscience à naître au travers du rêve, et plus largement, du processus de transformation, dans du "déjà connu". Il se pourrait que l’on détienne la clé de l’accompagnement quand on comprend intimement qu’il s’agit de collaborer avec le Créateur pour lui permettre de créer quelque chose de nouveau au travers de l’aventure de notre accompagné, et in fine, au travers de notre propre aventure. C’est une œuvre poétique, au sens premier du mot grec poiêsis – création. On s’unit enfin avec l’énergie créatrice de l’Univers quand on la laisse créer librement au travers de nous, sans que la volonté consciente de l’accompagnant ou celle de l’accompagné ne s’en mêle. La question qui s’impose alors à l’un comme à l’autre dans un éclat de gai rire complice est, s’adressant à cette dimension créatrice qui amène toujours du Nouveau dans l’existence : 

Que veux-Tu créer par moi ? Quoi de neuf, Docteur ? 


C’est le mystère qui accompagne ! 

En conclusion, il faut apporter immédiatement deux compléments essentiels à ce qui vient d’être dit : 

Le premier de ces points, c’est que l’accompagnant psycho-spirituel ne saurait, au risque sinon d’interférer avec le processus, avoir aucun projet pour l’accompagné. Le but ultime est la nouvelle naissance, mais la forme et la temporalité dans laquelle celle-ci s’inscrira appartiennent entièrement au pèlerin. C’est l’œuvre de l’Esprit, dont nous sommes témoins et assistants, mais en aucun cas celle de l’accompagnant qui doit se pousser du chemin. En fait, chacune des personnes que nous accompagnons nous emmène plus loin sur ce chemin. Il n’y aurait rien de pire dans cette perspective que de croire savoir pour l’autre, et de l’enfermer dans nos croyances, qu’elles soient issues d’une tradition qui nous a nourri ou de notre minuscule expérience. Je souligne ici que l’enjeu principal de l’accompagnement du point de vue de l’accompagnant est éthique et porte directement sur la question du pouvoir, de l’autorité et de la position que lui confère sa position, et l’inévitable jeu du transfert et du contre-transfert. Nous ne saurions en aucun cas être naïfs devant cet enjeu car l’ego n’est jamais aussi puissant que lorsque l’on prétend l’avoir dépassé. Nous ne pouvons éviter d’examiner l’ombre de pouvoir à laquelle notre posture d’accompagnant nous confronte inévitablement, et c’est là, plus que nulle part ailleurs sans doute, que nous pouvons offrir un exemple à nos accompagné.e.s de capacité à regarder l’obscurité en face, et transformer la materia prima en conscience. 

En fait, et c’est le second point que je veux souligner ici en conclusion, l’accompagnement est un prétexte. Ce n’est pas nous qui accompagnons, c’est encore une fois l’Esprit à travers nous. Et cela va avec le fait que c’est ainsi, en accompagnant, que nous continuons à cheminer, avec l’aide des personnes que nous accompagnons. Ainsi, à partir d’un certain point, avons-nous pour nous éclairer non seulement nos propres rêves mais aussi ceux de nos accompagné.e.s, et non seulement nos propres questions existentielles, mais aussi celles des personnes que nous accompagnons dans la recherche. Pour ma part, je n’ai aucune prétention à avoir accompli la nouvelle naissance, je suis toujours en chemin. Je n’énonce pas ici des vérités définitives mais je livre les fruits provisoires de ma propre recherche sans prétendre en faire le tour de façon exhaustive, et en étant conscient d’effleurer nombre de points qui réclameraient d’être approfondis. Il me faut préciser que ces mots n’engagent que moi – ma compagne et partenaire dans la formation en écoute intérieure des rêves formulerait certainement différemment beaucoup de choses que j’ai dites ici, et y apporterait des compléments éclairants. Ce chemin sur lequel je marche implique cependant de partager ce que j’ai récolté sur la route non seulement pour la joie du partage, mais aussi pour les fins de la recherche elle-même qui s’alimente de la discussion libre et ouverte à laquelle j’invite... 

Il est en effet bien rare donc d’une part que nous trouvions un maître qui soit entièrement éveillé pour nous accompagner mais cela ne doit pas nous empêcher de nous mettre en chemin car le véritable maître est intérieur. Il saura nous nourrir de lectures, de rencontres, de rêves, d’intuitions. Et d’autre part, il ne faut surtout pas attendre d’être devenu soi-même un tel maître accompli qui marcherait sur l’eau dans sa baignoire pour accompagner autrui car si l’appel s’en fait entendre, et si on trouve en soi-même l’humilité nécessaire pour le faire, l’accompagnement est le chemin le plus direct vers la Liberté. Et si on ne trouve pas cette humilité, on peut compter sur l’Esprit pour nous mettre le nez dans l’humus et nous l’apprendre de la manière forte. Il suffit pour cela d’être honnête avec soi-même, dans une attitude de profonde écoute de l’autre et de ce que nous dit notre âme. C’est l’attitude intérieure qui détermine l’altitude à laquelle nous évoluons : plus nous saurons nous incliner devant le mystère à l’œuvre, plus le mystère pourra donc œuvrer à travers nous. Et il s’avère alors que c’est le pèlerin qui, ouvrant son propre chemin vers le cœur du Mystère, devient notre guide. Ainsi, accompagnant.e. s et accompagné.e.s se rejoignent finalement dans l’émerveillement devant les œuvres de l’Esprit, qu’on appelle à bon droit « le grand Œuvre » ! 

Rose méditative, de Salvador Dali

Le fruit de l’esprit 

Quant à ce qui suit cette mort et nouvelle naissance, qui est aussi une ouverture, une entrée dans l’Ouvert sans limites, il ne sert pas à grand-chose d’en parler. Quoi que l’on dise, le mental s’en emparera et en fera une absurdité. Ainsi, on peut évoquer une libération de la souffrance, et d’un avènement de la Félicité, de la Paix et de l’Amour, mais cela n’a pas grand chose à voir avec le bien-être dont le marché spirituel tire ses arguments publicitaires. Celui qui en parle le mieux, peut-être, c’est Paul, que je répugne à nommer « saint » tant ses obsessions ont dévoyé l’enseignement originel selon moi, mais qui dit bien que « ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ en moi. » Il indique aussi que 

« le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, serviabilité, bonté, fidélité, douceur, maîtrise de soi. » (Galates, 5, 22) 

Ce fruit, chacun peut y goûter. Maintenant. Comme dit joliment Michel Fromaget, « tout instant lui est propice, et pour l’inaugurer, un simple oui suffit. » Il n’est pas nécessaire d’attendre la Résurrection finale ou l’Éveil définitif, car finalement nous n’arrêtons pas de passer par des cycles de mort et de nouvelle naissance. C’est par là, semble-t-il, que la conscience s’élargit et se re-crée elle-même sans trêve. Dans cette liste non exhaustive, je soulignerai bien sûr tout particulièrement l’amour inconditionnel (agapé) et la joie qui vont avec une réconciliation entière avec tout ce qui est et tout ce qui a été, tout ce que nous sommes et tout qui a fait que nous sommes devenus ce que nous sommes. Incluant la souffrance et les mille morts que nous avons dû vivre pour arriver à cette réconciliation qui est le signe le plus certain de l’œuvre de l’esprit. Et pour ma part, en bon anarchiste mystique revendiqué (mais relativement libre de cette étiquette à laquelle je ne me limite pas), je soulignerais que le plus savoureux de ce fruit, qui résume certainement tous les autres aspects, est certainement la liberté entière qu’il confère à qui le goûte. On peut dire que c’est un tout nouvel état de conscience qui se dévoile alors, au-delà de la logique conflictuelle du mental séparateur. Richard Moss en parle brillamment dans son livre le second miracle : après le premier miracle consistant en l’apparition d’une conscience fondée sur l’égo, une autre possibilité de conscience surgit qui dépasse tout ce que l’égo peut envisager. Une conscience qui embrasse la Totalité vivante… 

On peut dire enfin que cette métanoïa recherchée comme le bien le plus précieux est un simple renversement du regard. Tout a toujours été là, et apparaît soudainement sous un jour nouveau. Ainsi, il arrive que l’on s’arrête et que l’on contemple une rose pour découvrir l’infinie richesse des moindres détails de la perfection qu’elle est. On peut s’oublier pendant une éternité de temps subjectif dans cette contemplation, et cet oubli de soi – c’est-à-dire du petit moi – ouvre enfin la porte de la liberté. William Blake nous pointait cette direction quand il écrivait : 

 « Voir un monde dans un grain de sable 
Et un Ciel dans une Fleur sauvage 
Tenir l'Infini dans la paume de la main 
Et l'éternité dans une heure. » 

La recherche psychologique met en évidence qu’il est assez fréquent que des personnes qui font face à la proximité de la mort vivent un tel état d’éveil, un moment de vérité vivante. Tout à coup, chaque instant devient lumineux. Les couleurs se font plus vives, l’air que l’on respire plus vivifiant, la caresse du vent sur le visage plus sensible. Le moindre sourire, un rire d’enfant, la présence d’un être aimé deviennent des trésors. Tout ce qui nous semblait banal, acquis, indigne d’attention, devient soudainement infiniment précieux, l’expression d’une pure merveille. Il n’y a plus rien à chercher au dehors, tout est déjà là et a toujours été là. On devient pure présence à la vie, à la beauté du monde. C’est une grâce, une bénédiction que de vivre cela tant qu’il en est encore temps. On s’est simplement arrêté. On a arrêté de courir, de chercher ce qui est là, le présent, le cadeau de l’existence. Cela prend un maître implacable, la mort qui pose sa main sur notre épaule, pour que l’on s’arrête enfin, que l’on cesse de fuir notre vérité. Cependant, il n’est pas nécessaire de recevoir un diagnostic et un pronostic fatals pour pouvoir faire un tel saut dans la Vie. C’est possible en chaque instant, pour peu que nous entrions, maintenant, en pleine conscience dans le miracle de vivre. 

Je laisserai le dernier mot à Yeshua Ha-Nozri. Ce dernier nous donne peut-être la clé de la nouvelle naissance dans un logion cinglant de l’évangile selon Thomas, que devraient méditer tous les passeurs voulant accompagner autrui dans le passage : 

« Soyez passant. »

Je ne saurais dire tout ce que cette réflexion doit aux personnes que j'ai eues le privilège d'accompagner jusqu'ici, qui reconnaîtront nombre d'éléments ressortant de leurs expériences et de nos discussions. Qu'ielles soient ici profondément remercié.e.s, de tout cœur.

* * *

Vous pouvez télécharger l'intégralité des deux articles en PDF sans illustrations ici : accompagnement psycho-spirituel

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