mardi 22 janvier 2019

La danse de l'énergie dans les rêves


Dans mes échanges avec Connie Cockrell-Kaplan, l’auteure de « les femmes et la pratique spirituelle du rêve » qui inspire fortement mon travail en loges de rêves, il y a deux points qui m’ont beaucoup donné à réfléchir ces derniers temps. Le premier concerne la nature du rêve. Pour Connie, et plus largement pour les Amérindiens et les Peuples premiers, nous commettons une erreur en nous en tenant à l’analyse psychologique du rêve. Passons sur le fait que j’ai évoqué déjà dans de nombreux articles qui veut que, bien souvent, cette analyse est une dissection intellectuelle qui nie la nature vivante du rêve, en fait un cadavre. Dans les loges de rêves, nous cherchons à compenser ce travers en nous écartant de l’interprétation au sens strict pour plutôt offrir une résonance à partir du sentiment et de l’intuition au rêve. Dès lors, nous pouvons voir que le rêve est mis en mouvement chez la personne qui l’expose, comme s’il était nourri par ces résonances, et il en ressort toujours quelque chose. Mais Connie insiste pour nous emmener plus loin dans l’appréhension du mystère des rêves. Pour elle, ceux-ci sont une énergie qui nous vient directement de la Source, et les symboles qui nous intéressent tant ne sont que l’enveloppe du rêve que crée notre mental quand il tente d’intégrer cette énergie. Dans la vision commune à de nombreuses traditions chamaniques en effet, nous retournons chaque nuit à la Source et nous lui ramenons les impressions sensibles tirée de notre vie diurne, et nous en revenons avec une énergie qui vient alimenter notre existence.

Cette façon d’appréhender les rêves a d’importantes conséquences que je suis amené à vérifier dans ma pratique, en particulier dans les loges de rêves. Sans nier la valeur de l’analyse et de l’interprétation quand elles sont conduites de façon respectueuse de l’autonomie de l’inconscient et de la nature vivante du rêve, je constate que l’ouverture à cette dimension énergétique du rêve permet d’envisager le travail dynamique du rêve comme une dynamique transformatrice en soi. Dès lors, toutes les techniques qui facilitent par des moyens non intellectuels l’incarnation de cette énergie, comme par exemple la danse, le chant et toutes les formes de créativité ainsi que les rituels, s’avèrent extraordinairement efficaces. Mais c’est dans les cercles et loges de rêves que cette ouverture amène les effets les plus significatifs dans mon expérience. Ainsi, je fais souvent désormais des loges de rêves dans lesquelles nous faisons se rencontrer écoute d’un rêve et chant spontané, ou travail des sons dans différentes formes. La danse et toutes les formes de mise en mouvement du rêve sont très efficaces. Parfois, ce sont simplement le tambour et la voix qui viennent soutenir le déploiement du rêve. Pour l’avoir expérimenté moi-même en tant que rêveur, c’est assez étonnant : je me suis retrouvé plongé soudain dans l’énergie du rêve et, par la magie des sons, celle-ci s’est mise à couler et m’a emmené plus loin que je n’aurai pensé.

Un des champs remarquable d’application de cette façon de travailler est la transformation de l’ombre et des aspects douloureux de l’existence. C’est le second point sur lequel la discussion avec Connie m’a interpellé car elle me disait au cours d’un échange de courriels qu’elle ne laissait pas de place qu travail avec l’ombre dans ses cercles. Je l’ai interrogée à partir d’exemples concrets et elle m’a indiqué qu’elle accueillait bien sûr tous les rêves qui se présentaient mais qu’il fallait selon elle éviter que le cercle ne se concentre sur les éléments obscurs qu’un rêve peut amener à la surface. En bref, il s’agit de ne pas s’appesantir sur le traumatisme, pour prêter attention plutôt aux éléments de guérison. C’est une question d’attitude intérieure dans laquelle on valorise la dimension positive du rêve plutôt que la négative, comme nous avons souvent tendance à le faire dans une approche psychologique. Au fond, nous pouvons toujours nous appuyer sur le fait que le rêve est en soi l’expression d’un processus de guérison. Même s’il parle d’une partie blessée, il en parle à partir de la dimension intacte de la psyché, et il met en contact avec ce qu’il y a en celle-ci d’inaltérable. Connie, en souriant, me disait qu’il fallait laisser faire le cercle en restant centré sur la lumière, et qu’en dernier lieu, elle invitait la personne qui amenait un rêve traumatique à aller travailler en thérapie individuelle en à-côté. Mais j’ai constaté pour ma part qu’en effet, le simple fait d’exposer le trauma au travers d’un rêve dans un cercle a souvent un effet transformateur remarquable, qui n’a rien à voir avec la thérapie de groupe mais plutôt avec la nature énergétique du rêve.

Dans mon expérience, il arrive assez souvent, en fait, que les loges de rêves soient l’occasion d’approcher un traumatisme en exposant un rêve. Ce sont fréquemment des rêves évoquant des abus sexuels qui y sont déposés, et cela va avec le fait que ce sont surtout des femmes qui viennent dans les loges. Je me souviens d’un exemple particulièrement frappant qui est survenu en pleine éclosion du mouvement #metoo. Une jeune femme nous a dit en exposant son rêve que c’était la première fois qu’elle parlait de ce qui lui était arrivé. Je me demandais bien comment nous allions pouvoir l’aider. En fait, cela s’est révélé très simple. Il n’y avait rien à faire que d’accueillir ce qu’elle nous disait et de résonner qu rêve comme nous le faisions d’habitude. J’ai constaté alors que, sans que nous ne fassions quoi que ce soit de particulier, la charge énergétique liée au trauma dans le rêve avait été absorbée par le cercle. J’ai mentionné pour ma part que nous étions toutes et tous concernés par cette violence et la souffrance qui en avait découlé – les femmes au premier chef, mais aussi les hommes. Nous avons offert une douche sonore à la rêveuse, et les tambours ont chanté. Nous avons élargi en pensée le cercle en dédiant notre travail à toutes les victimes d’abus et un grand silence est retombé, nous a enveloppé. Lors du dernier tour de paroles qui concluait la journée, la rêveuse nous a confié qu’elle avait vécu une sorte de mort-renaissance après avoir parlé de son rêve et reçu la douche sonore qui en activait l’énergie. Mort-renaissance, voilà bien la caractéristique du processus de transformation…

Dans une autre loge de rêves, j’ai entendu un rêve remarquable qui illustre fort bien ce dont il est question ici, et la dimension collective du travail :

La rêveuse est couchée dans un lit. Son frère la caresse et lui laisse entendre qu’il a envie de faire l’amour. Pour bien signifier qu’elle refuse ses avances, elle lui tourne le dos. Plus tard, elle sort de la chambre et se dit que son père aussi l’a touchée, a procédé à des attouchements sur elle. Alors, elle voit un homme qui l’attire particulièrement mais elle n’ose pas aller vers lui car elle se sent souillée, salie, par ces attouchements et pense qu’il ne voudra pas d’elle à cause de cela.

C’est un rêve qui, au-delà de l’histoire personnelle de la rêveuse, concerne le Féminin dans sa dimension collective, et donc toutes les femmes, mais aussi tous les hommes, non seulement ceux qui sont solidaires des femmes mais aussi ceux qui sont indifférents à ces situations d’abus, et les abuseurs. Car c’est le féminin en général qui est abusé dans notre monde, et dans les hommes aussi, par une masculinité qui en fait un objet de désir sans respect. Dans une approche psychologique, la rêveuse aurait été interrogée sur ses relations avec son frère et avec son père ; celles-ci auraient été décortiquées à la recherche des éléments traumatiques dans l’histoire de la rêveuse. Cela n’aurait peut-être rien amené de nouveau à sa conscience, et cela aurait été certainement douloureux. Or dans l’explicitation du contexte de son rêve, la rêveuse a mentionné que dans sa culture d’origine, les femmes doivent toujours se garder du désir des hommes qui cherche à s’imposer, et que ce sont les femmes qui en portent la faute si elles y cèdent ou si ce désir les violentent. Ce n’est pas sans nous rappeler comment, en différents endroits dans le monde, c’est la femme violée qui porte la honte de l’infamie qui lui a été faite. C’est aussi ce que le christianisme a longtemps laissé entendre en faisant de la femme la pécheresse responsable du désir de l’homme. Au lieu de personnaliser le rêve, on peut donc à l’inverse l’entendre de façon métaphorique comme parlant de tous ces hommes qui sont les frères et les pères de la rêveuse, et imposent leurs désirs sans respect de l’intégrité.

Dans une loge de rêves, on ne pose pas de questions. Il n’y a pas d’enquête, et dès lors d’ailleurs, il n’y a pas de mise en accusation ni de jugement. Il n’y a que le rêve qui se déploie et qui nous rencontre, nous touche diversement. Le cercle lui a offert des résonances diverses qui ont interrogé en particulier ce qui se passerait si désormais la rêveuse faisait face à la dimension parfois abusive du masculin. J‘étais le seul homme dans le cercle, et j’ai souligné pour ma part qu’il était temps que la honte change de camp, que c’était aux hommes abusifs d’avoir honte de leur comportement. Mais le propos du rêve allait plus loin. Il ressortait du contexte que la rêveuse avait été éduquée dans un fort catholicisme qui lui avait rendu longtemps difficile l’accès à sa sexualité, et le rêve faisait ressortir comment les abus peuvent donc blesser le désir, le rendre honteux. On peut voir là magnifiquement exposée l’alliance implicite entre les interdits de la religion et la domination abusive du patriarcat. Le simple fait d’exposer le rêve et d’y résonner a soulevé beaucoup d‘émotions chez la rêveuse et dans le cercle, augurant d’un profond mouvement de transformation. 

Nous avons discuté ensuite de ce que le cercle pouvait faire pour la rêveuse, et il en est ressorti qu’elle avait besoin d’être touchée par les autres femmes dans une cérémonie symbolique supportée par des sons. Elle m’a confié par la suite que ce qui l’avait beaucoup aidé, c’est que les femmes lui parlent alors de leur corps de façon amoureuse, positive, et lui disent ce qu’elles se diraient elles-mêmes. Tout un éventail de possibilités s’est alors déployé, qui émanait de la relation au corps de chacune. C’était comme si, m’a-t-elle dit, l’archétype de la Féminité s’exprimait au travers de chacune.  J’ai ressenti la nécessité pour ma part de me tenir à l’écart de ce rituel tant que je ne serai pas invité à m’y joindre car il s’agissait au fond de laisser le grand Féminin nettoyer le corps énergétique de cette femme pour qu’elle se lave de la honte introjectée par la culture patriarcale. Tandis que les femmes se sont donc retrouvées dans une pièce fermée pour se livrer entre elles à ce rituel de nettoyage, j’ai simplement supporté le processus en jouant doucement du tambour. 

Enfin, elles sont venues me chercher et nous avons conclu ensemble le processus, qui a été marquant pour chacune d’entre elles, et pour moi-même. Comme par hasard, d’autres rêves sont venus résonner au cours de la journée avec celui-ci sur le thème de l’abus et de la guérison. C’est un des éléments étonnants du travail en loges de rêves : il y a bien souvent un thème qui s’impose, sur lequel le cercle travaille, hors de toute préméditation consciente. En fin de journée, toutes les participantes témoignaient de ce que cela avait été un gros travail, intense et en profondeur, sur lequel il n’y avait pas beaucoup de mots à mettre. Pour la rêveuse, quelque chose s’était ouvert dans une dimension sensible qui allait réclamer une intégration tranquille dans les jours suivants.

Le dernier point qu’il me semble important d’aborder à propos de ce genre de processus de guérison tient à la nécessité pour les hommes d’accepter de se tenir à l’écart et de laisser opérer l’archétype de la Féminité entre femmes. Symboliquement, cela va avec le besoin fréquent d’écarter ces outils analytiques et psychologiques dont nous sommes collectivement si friands, mais qui sont donc entachés encore d’une masculinité psychique qui ne laisse pas la Fémininité opérer. J’ai moi-même eu longtemps de la difficulté à comprendre pourquoi les hommes étaient exclus des Festival du Féminin, mais désormais, avec une meilleure familiarité avec ces processus, je comprends que ce soit strictement nécessaire. Il s’agit de redonner une place au Mystère du Féminin tel qu’il était honoré chez les Amérindiens dans les loges de la Lune où les femmes se retrouvaient quand elles étaient menstruées. Elles se reliaient ainsi à la dimension archétypale de la Féminité et s’y ressourçaient. C’est ce qui se passe dans les Festivals du Féminin, les Tentes Rouges ou les Danses de la Lune. Et c’est aussi ce qui se passe dans certaines loges de rêves.

Après des siècles de domination masculine bien souvent marquée par des abus engrammés dans notre culture, il est donc logique que les hommes qui veulent soutenir le processus de guérison des femmes se retirent et supportent ainsi la transformation à l’œuvre précisément en n’intervenant pas et en se mettant seulement en position de service. Cette mise à l’écart n’est que temporaire et vise symboliquement à permettre aux femmes et aux hommes de se retrouver dans un autre espace. De la même façon, les approches des rêves qui écartent les outils analytiques et psychologiques n’en dénient pas la valeur, mais visent à renouveler notre façon de nous en servir, pour qu’elle devienne plus consciente et qu’elle intègre la dimension sensible et toujours vivante, créatrice, de la psyché rêveuse. Dans les mots mêmes de la femme qui a accepté de nous partager ce beau rêve et le travail qui en a découlé, le dédiant ainsi au travail de guérison de la grande Féminité :

Le Soi ne se laisse entendre que quand on se met à son service et c'est lui dès lors qui mène la danse. Et le moteur de cette danse est le rêve.