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mardi 1 décembre 2015

Question décisive


Si nous ne devions retenir ou lire que quelques pages de toute l’œuvre de Carl Jung, je suggèrerais que ce soient celles qui, dans Ma vie, suivent son commentaire des deux rêves majeurs que j’ai présentés dans l’article le méditant qui me rêve. Dans le premier de ces rêves, Jung vit des OVNI venir vers lui et fut fort surpris de constater qu’il semblait qu’un de ces engins le projetait, comme si lui, Carl Jung, était un personnage de cinéma sur un écran. Dans le second, il découvrit un yogi en méditation qui avait son visage et le rêvait. Il se réveilla en pensant : « Ah ! Par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et ce rêve, c'est moi. Je savais que quand il se réveillerait, je n'existerais plus. » Jung explique ensuite que ces rêves éclairent « les questions les plus difficiles » qui tiennent aux relations entre « l’homme intemporel », le Soi, et l’homme terrestre pris dans le temps et l’espace, le moi. Et il poursuit sa réflexion…

Je vous livre celle-ci dans son intégralité (en gras ci-dessous) avec quelques commentaires pour une explication de texte à saveur non-dualiste.

« Les deux rêves tendent au renversement total des rapports entre la conscience du moi et l’inconscient, pour faire de l’inconscient le créateur de la personne empirique. Le renversement indique que, du point de vue de « l’autre côté en nous », notre existence inconsciente est l’existence réelle et que notre monde conscient est une espèce d’illusion ou une réalité apparente fabriquée en vue d’un certain but, un peu comme un rêve qui, lui aussi, semble être la réalité tant qu’on s’y trouve plongé. Il est clair que cette conception du monde a beaucoup de ressemblance avec la conception du monde oriental, dans la mesure où celui croit à la Maya. »

Rappelons que lorsqu’il est question de notre existence inconsciente, Jung parle simplement de la dimension de notre existence dont nous ne sommes pas conscients, qui est hors du champ de notre conscience. Le préjugé le plus commun vis-à-vis de l’inconscient est qu’il serait inconscient… mais c’est un contre-sens : nous avons beaucoup d’éléments de preuve, à commencer par les rêves, qui permettent de penser que l’inconscient est conscient, ou qu’il y a une conscience dans notre inconscient. En Orient, celle-ci est désignée comme la Conscience des Profondeurs et nombre d’indices laissent penser que cette conscience est plus consciente que nous ne le sommes nous-mêmes, ou encore que notre conscience ordinaire se compare à celle-ci comme une lampe électrique au soleil.

Jung parle ici d’un renversement radical de perspective. Nous croyons généralement que la réalité est ce dont nous sommes conscients, et que « l’autre côté de nous » est peuplé de fantasmagories. Mais qu’est-ce qui est réel ? J’ai exploré cette question en interrogeant la réalité du rêve. Au fond, ces lignes témoignent de ce que Jung a vécu ce qu’on peut clairement désigner comme un éveil, c’est-à-dire une sortie de l’illusion de la Maya.

« La totalité inconsciente me parait donc être le véritable spiritus rector, l’esprit directeur, de tout phénomène biologique et psychique. Elle tend à la réalisation totale, donc, en ce qui concerne l’homme, à la prise de conscience totale. La prise de conscience est culture au sens le plus large et, par conséquent, la connaissance de soi est l’essence et le cœur de ce processus. Il est indubitable que l’Orient attribue au Soi une valeur « divine » et que, selon la vieille conception du christianisme, la connaissance de soi est la route qui conduit à la cognitio Dei, à la connaissance de Dieu. »

En quelques phrases, Jung pose ici l’essentiel de la démarche. D’abord, il énonce le fait qui veut que c’est  le Soi, la totalité qui englobe le conscient et l’inconscient, qui dirige notre vie, et non le moi. Il se montre prudent en évitant d’inclure la réalité physique dans le champ d’action du Soi. Il a cependant consacré la dernière décennie de son existence à étudier les relations entre la psyché et la matière pour envisager la conclusion qu’il s’agit là de deux aspects d’une même réalité, deux faces d’une même pièce. Il indique ensuite quel semble être le but du Soi dans ce processus : c’est la réalisation de la totalité psychique et, en ce qui concerne l’être humain, c’est la conscience totale. Et il établit ainsi la connexion entre la psychologie des profondeurs et l’approche mystique en rappelant que la connaissance de soi conduit à la connaissance de Dieu.

Jung sort ensuite de sa réserve de psychologue pour se faire enseignant spirituel :

« Pour l’homme, la question décisive est celle-ci : te réfères-tu à l’Infini ? Tel est le critère de sa vie. C’est uniquement si je sais que l’illimité est l’essentiel que je n’attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n’ont pas une importance décisive. Si je l’ignore, j’insiste pour que le monde me reconnaisse une certaine valeur pour telle ou telle qualité, que je conçois comme propriété personnelle : « mes dons », ou « ma beauté » peut-être. Plus l’homme met l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie. Il se sent limité parce que ses intentions sont bornées, et il en résulte envie et jalousie. Si nous comprenons et sentons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est, de même, décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou non. »

Jung brise ici les chaînes de l’identification au moi. Il évite aussi le piège de la discussion théologique du Dieu qu’il vient d’évoquer dans le paragraphe précédent pour pointer directement vers l’Infini. Richard Moss dit en écho que « Dieu est un concept transitionnel vers l’Infini », comme le linge imprégné de l’odeur de sa mère est un objet transitionnel qui permet à un enfant de se sentir relié à elle. L’Infini est notre mère, pourrait-on dire, du ventre duquel nous ne cessons de naître en chaque instant, et « Dieu » notre doudou. Le problème avec l’Infini, c’est qu’il est infini : il ne tient pas dans nos petites boîtes conceptuelles. Jung nous interroge : y-a-t-il une place pour l’Infini dans ta vie ? Si oui, c’est qu’elle débouche en quelque part dans l’illimité et donc dans l’Ouvert, dans l’indéfini où tout est possible, où l’existence est une aventure créatrice. Si non, c’est que cette existence est réduite à une définition finie d’elle-même : c’est une absurdité manipulable par quelques mots avec lesquels on croit en avoir fait le tour. Alors, nous nous accrochons bien logiquement à des fétus de paille qui nous donnent l’impression d’exister, d’être quelque chose de solide et de bien défini, d’être un autre que l’Infini[1].

Dans les expressions « mes dons » ou « ma beauté », le problème ne tient pas aux dons ou à la beauté, mais à l’adjectif possessif. L’investigation essentielle est toujours la même : qui est ce moi qui possède les dons ou la beauté ? Qui dit cela ? Qui s’interroge ? Non content d’emboiter subtilement le pas au Vedanta, Jung paraphrase Socrate qui aurait dit : « Une vie examinée ne mérite pas d’être vécue » en nous mettant en garde : « Nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée ».

« Mais je ne parviens au sentiment de l’illimité que si je suis limité à l’extrême. La plus grande limitation de l’homme est le Soi; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela ! » Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l’illimité de l’inconscient. C’est quand j’ai conscience de cela que je m’expérimente à la fois comme limité et comme éternel, comme l’un et comme l’autre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d’unicité, c’est-à-dire, en définitive, de limitation, s’ouvre alors à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l’infini. Mais seulement pour cela. »

Après avoir énoncé le dépassement du moi, Jung amène ici l’antidote à l’inflation spirituelle qui menace le chercheur quand il a compris qu’il ne saurait s’identifier à aucune des représentations que fabrique le mental. Ce dernier risque fort de tourner en rond dans le dernier piège que le mental peut lui tendre en répétant « je suis la Conscience », « je suis Cela » (tat twam asi). Nul ne saurait le démentir mais comme toute vérité qui se formule conceptuellement, celle-ci est partielle et incomplète sans son opposé : et je suis (aussi) cet être limité dans l’espace et le temps, qui ne comprend pas grand-chose et finalement ne sait rien, qui tremble devant l’inconnu et se cramponne à des colifichets mentaux. « Le Soi est notre plus grande limitation » car il nous impose une certaine existence dans une forme nécessairement finie : nous avons les yeux d’une certaine couleur, nous venons tous de quelque part, etc. Ce n’est que lorsque nous expérimentons pleinement la limitation de notre humanité que nous avons une intuition claire de l’Illimité qui lui donne un contexte, qui fonde son existence.

Dozen disait : « En acceptant ses limites, on devient sans limites. »

Les propos de Jung sont ici éclairés par la compréhension que rapporte un éveillé contemporain, Satyam Nadeen, dans son livre De la prison à l’éveil que je recommande tout particulièrement. Satyam est parvenu à la libération en prison, et il en a tiré une conclusion fort intéressante : notre existence serait régie par ce qu’il appelle l’équation « limitation-liberté ». Dans cette vision, la Source illimitée (le Soi) a choisi de s’incarner dans la conscience humaine pour expérimenter la seule chose qu’elle ne connait pas dans son infinité : la limitation. C’est dans la mesure où nous acceptons de jouer le jeu (lîla) de la limitation que s’ouvre une autre perspective. Cette compréhension explique fort bien l’insistance de nombreuses voies spirituelles sur l’ascèse, la nécessité de la nuit noire de l’âme, et enfin pourquoi les personnes en fin de vie ont souvent des expériences d’ouverture spirituelle – peut-on être plus limité que dans la souffrance et devant la mort ? C’est alors, au-delà du désespoir[2], que survient ce qu’on appelle à juste titre « la grâce ». Mais alors on réalise qu’elle a toujours été là, qu’elle nous attendait patiemment en sachant pertinemment que tôt ou tard, nous serons au bout de notre rouleau.

Il faut noter enfin que quand Jung parle de « l’illimité de l’Inconscient », il ne se lance pas dans une nouvelle théologie au centre de laquelle il y aurait un dieu nommé « inconscient » dont on pourrait discuter à perte de vue. Il dit simplement que notre ignorance, ce qui est hors de notre champ de conscience et ce qui transcende nos catégories, est infinie, et il signale que cet « illimité » est vivant, qu’il vit en nous. Ou plutôt, que nous vivons en lui… comme des poissons dans l’eau.

« À une époque qui est exclusivement orientée vers l’élargissement de l’espace vital ainsi que vers l’accroissement, à tout prix, du savoir rationnel, la suprême exigence est d’être conscient de son unicité et de sa limitation. Or unicité et limitation sont synonymes. Sans conscience de celle-ci, il ne saurait y avoir de perception de l’illimité – et conséquemment aucune prise de conscience de l’Infini –, mais simplement une identification tout à fait illusoire à l’illimité qui se manifeste dans l’ivresse des grands nombres et la revendication sans bornes des pouvoirs politiques.

Notre époque a mis tout l’accent sur l’homme d’ici-bas, suscitant ainsi une imprégnation démoniaque de l’homme et de tout son monde. L’apparition des dictateurs et de toute la misère qu’ils ont apportée provient du fait que les hommes ont été dépouillés, par la courte vue des gens qui se voulaient trop intelligents, de tout sens de l’au-delà. Comme celui-ci, l’homme est devenu la proie de l’inconscience. »

Plus de cinquante ans après que ces mots ont été écrits, nous vivons cette époque formidable où même les téléphones sont dits intelligents. Bientôt, ce seront nos machines à laver et nos voitures qui afficheront cette prétention à l’intelligence, et l’être humain sera l’idiot de la famille. Et bien rares, hélas!, sont ceux qui s’émeuvent de l’insulte qui est faite à l’esprit de l’homme en le comparant à de vulgaires machines et en entretenant le fantasme que nous saurons créer de la conscience à partir de circuits imprimés. Jung nous met en garde, déjà, contre ces gens qui se voudraient tellement intelligents qu’ils croient avoir tout compris, que ce soient des scientifiques réducteurs de tête ou des politiciens qui détiennent la vérité. En mettant l’accent sur le savoir rationnel et la volonté de puissance, nous nous sommes collectivement coupés de l’au-delà de nos existences, de « l’autre côté en nous » qui leur donne sens et valeur. Le remède, nous dit Jung, est l’individuation, c’est-à-dire la nécessité d’assumer l’unique que nous sommes chacun(e) hors de toute définition collective.

Étant uniques, nous sommes limités à nos particularités individuelle. Nous ne pouvons prétendre à l’universalité : notre vérité est nôtre, mais non nécessairement celle d’un autre, et nous ne la trouverons pas chez autrui – il va falloir partir à sa recherche en nous-mêmes. Il n’est dès lors plus rien pour nous justifier ou nous donner l’illusion d’être plus dans la vérité qu’un autre, c’est à chacun de vivre sa vérité et de l’assumer jusqu’au bout. Le motto « Deviens qui tu es », qui traverse l’Histoire de Pindare jusqu’à Nietzsche en passant par Saint-Augustin, reprend avec Jung sa signification socratique en résonance avec le « Connais-toi toi-même » : c’est en apprenant à se connaitre soi-même qu’on débouche tôt ou tard dans la connaissance de Soi.

« Alors que la tâche majeure de l’homme devrait être, tout au contraire, de prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car, dans les deux cas, il est infidèle à sa vocation qui est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. Il y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient. »

Ce dernier paragraphe résume les conclusions les plus importantes peut-être de tout le travail de Jung. D’abord, il énonce le fondement de ce qu’on peut considérer avec Edinger comme le nouveau mythe qui a pris forme dans l’œuvre de Jung : la vocation de l’homme, son rôle dans l’univers, est de créer de la conscience. Il sort ici de sa réserve de psychologue pour poser un important axiome spirituel qui attribue la valeur suprême à la conscience :

« Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. »

La phrase suivante est encore plus lourde de conséquences. Jung dit qu’il a de bonnes raisons de penser que l’accroissement de notre conscience a un effet sur l’inconscient. Non pas seulement notre inconscient personnel, mais l’inconscient collectif qui nous relie tous de l’intérieur. Cette affirmation implique que le mieux que nous puissions faire pour répondre à un conflit dans notre inconscient familial ou dans le monde est de prendre la responsabilité intérieure de ce conflit et le régler en nous-mêmes en comptant sur le fait que cela a en retour une action sur l’inconscient collectif à l’origine de ce conflit. Dans les mots de Jung, croître en conscience est ainsi « le service que nous pouvons rendre à Dieu », à l’Infini. C’est pour cela sans doute que l’Orient dit que lorsqu’un Bouddha s’éveille, c’est tout l’Univers qui frémit d’aise et grandit en conscience.


[1] « Un sans second », nous dit la tradition de l’Advaïta Vedanta.
[2] « Au-delà du désespoir » est le titre d’un livre remarquable du philosophe André Comte-Sponville, où il témoigne de ses échanges avec Swami Prajnanpad, le maître d’Arnaud Desjardins.