Si vous
avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un
cul-de-sac complet.
Peter Kingsley [1]
Il arrive que nous désespérions, c’est inévitable.
Il n’y a que les imbéciles qui ne désespèrent jamais car ils sont tellement
pétris de certitudes que la réalité ne les touche pas. Dans ces moments,
nous croyons volontiers que nous sommes plus éloignés que jamais de ce que qui
peut donner sens et valeur à l’existence, c’est-à-dire cette denrée rare que l’on
appelle sagesse. Pourtant, nous sommes rarement plus proches de la vérité que
dans l’absence de tout espoir, qui est aussi l’absence de toute illusion. Mais
le désespoir recèle des pièges, parmi lesquels la tentation de le fuir en s’ôtant
la vie, et, non le moindre, celle de le nier en repeignant la réalité en rose
avec de la pensée positive. Or cette peinture là s’écaille rapidement et
s’avère sévèrement toxique : le désespoir est refoulé dans l’inconscient
et se vengera tôt ou tard, cruellement. Il vaut mieux considérer avec Camus
dans le mythe de Sisyphe que le suicide est la question fondamentale de la
philosophie et regarder celle-ci en face, car au moins permet-elle la décision
libre de l’âme de vivre, de s’engager dans la vie quoi qu’il en coûte, sans
attente ni espoir.
Quand un de nos amis désespère, on a tôt fait d’essayer de colmater la brèche à coups de pensées positives : tout est parfait derrière les apparences, cela ira mieux demain, etc. Ce n’est pas faux d’ailleurs, mais ce n’est pas vrai non plus. Comme le soulignait Osho, une demi-vérité est bien plus dangereuse qu’un mensonge car l’inanité de ce dernier finit toujours pas sauter aux yeux. Mais la demi-vérité a les apparences de la vérité, et cependant elle évacue quelque chose du réel, par exemple la souffrance immédiate de notre ami qui n’est pas accueillie, respectée. Qu’offrir à un ami qui désespère sinon une écoute entière sans aucune interférence ni désir de se protéger de la nature corrosive de son désespoir ? Comme le suggérait Bruno Bettelheim à propos des enfants autistes, qu’il figurait comme étant au fond d’un puits : si nous voulons aider l’enfant à sortir du puits, il convient d’aller s’assoir avec lui dans le noir tout au fond, et de commencer par lui apporter le réconfort d’une simple présence silencieuse. Quand il sera prêt à remonter, il en trouvera la force, l’énergie.
C’est un mouvement naturel. J’ai déjà parlé, dans un article qui curieusement est le plus lu de ce blogue, de la nature terriblement douloureuse de la transformation[2] que l’on compare souvent à l’éclosion du papillon en oubliant l’agonie de la chenille. La psychologie des profondeurs souligne l’importance de l’œuvre au noir (nigredo) dans l’alchimie transformatrice de la psyché. Ce n’est que parce qu’il y a mort et putréfaction qu’il y a possibilité d’une nouvelle naissance. Nous touchons là à un point délicat : il ne s’agit pas d’esquiver la réalité du désespoir présent en cultivant l’espérance dans un futur meilleur. C’est la mesure dans laquelle le passage au noir est vécu maintenant pleinement et en conscience qui permet à autre chose d’émerger avec le temps. La loi psychique qui est à l’œuvre là est simplement celle du changement (impermanence) qui veut que quand quelque chose est vue, elle commence à se transformer. La meilleure façon de « fixer » quelque chose est simplement de refuser de la vivre, de la voir : tout ce à quoi je résiste persiste. Encore une fois, le refus de la réalité est bien plus dangereux que la réalité elle-même, quelle qu’elle soit. Le travail de conscience, c’est de regarder la réalité.
Nous confondons généralement le désespoir, c’est-à-dire l’absence pure et simple d’espoir, avec la tristesse et les émotions qui l’accompagnent bien souvent. Cela va avec le fait que, quand le désespoir est là et à moins que nous ne soyons libres de toute illusion, il nous faut faire le deuil de l’espoir, et comme tout deuil, celui-ci n’a rien de facile. Mieux, l’espoir est ce à quoi nous sommes en règle générale le plus attachés, la seule chose qu’on ne puisse nous ôter sans nous tuer. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Nous sommes prêts à tout traverser, en autant qu’il y ait de l’espoir au bout, que ce soit l’espoir en un paradis après la mort, ou l’espoir en une vie meilleure, si ce n’est pour nous, au moins pour nos enfants. C’est comme cela qu’on nous mène par le bout du nez, avec un anneau dans les narines comme les vaches qu’on emmène à l’abattoir. On peut, bien sûr, cultiver l’espoir réaliste de gagner une grosse somme ou de finir un travail qu’on a entrepris, de recevoir un prix ou de gagner un combat. Mais si nous espérons que cela nous rendra heureux, nous nous fourrons le doigt dans l’œil et nous travaillons ou nous menons notre combat pour une mauvaise raison. Nous serons déçus et nous demanderons tôt ou tard : tout ça pour ça ? En matière spirituelle – et le bonheur, la joie, sont des réalités spirituelles – ce que nous ne réalisons pas maintenant, nous ne le réaliserons jamais.
Osho, que les ignorants prennent pour un vendeur d’espoir frelaté, disait :
« Je vous enseigne le désespoir. Car quand vous désespérerez vraiment, vous commencerez à célébrer la vie. »
Nous tenons là en effet un des meilleurs critères pour déterminer la valeur d’un enseignement spirituel : vous fourgue-t-on de l’espoir bon marché ? Avec la technique trucmachin, tout ira pour le mieux et vous serez guéri de toutes vos afflictions ! Marchez sur l’eau en 10 leçons… et autres : de l’art de vous enrichir sans rien faire. Il en faut, comme il faut des dessins animés pour les enfants. Mais personne n’est obligé de croire que les dessins animés sont la réalité. Leur fonction est d’aider les enfants à grandir et les adultes à faire preuve de discernement. Si un idiot vient se plaindre de s’être fait escroquer par un marchand d’espoir, il convient de lui enfoncer la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il remercie l’escroc pour la bonne leçon qu’il lui a servi…
Luis Ansa, je l’ai déjà mentionné ailleurs, le disait magnifiquement :
« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être
autre chose que vous-même. »
Pour être plus précis, on pourrait dire qu’on nous manipule dès qu’on essaye de nous refiler un idéal. Et il ne s'agit pas là d'accuser qui que ce soit : nous sommes souvent notre meilleur manipulateur. Le bon usage d’un idéal, en autant qu’il soit nôtre, c’est qu’il peut nous permettre de déceler quelles sont les valeurs qui nous animent et d’élaborer une éthique, c’est-à-dire des règles de comportement qui expriment ces valeurs, qui incarnent dès maintenant cet idéal. Mais si nous achetons un idéal en croyant qu'il nous rendra enfin heureux, c’est toujours au prix de nous-mêmes, de notre réalité que nous sacrifions à l’idéal, et nous commençons à nous diviser entre ce que nous sommes, et ce que nous aimerions être pour satisfaire aux critères de l’idéal. L’idéal nous sert alors à entretenir une relation négative à nous-mêmes et nous nous jugeons durement parce que bien sûr, nous ne sommes pas idéaux. Et si l’idéal est renvoyé dans le futur, c’est comme si nous nous attachions une grosse pierre autour du cou avant de nous mettre à l’eau pour traverser un fleuve à la nage. Jung dénonçait les dangers de l’idéalisme, comme étant une drogue plus dangereuse que la morphine. Mais en plus, c’est une drogue contagieuse car les personnes intoxiquées à l’idéalisme n’ont bien souvent de cesse que de contaminer les autres avec leur idéal.
Il y a dans tout idéal une puissance tenant de l’inconscient collectif qui cherche à s’incarner. Beaucoup de groupes humains se constituent autour d’idéaux communs. Ce n’est pas nécessairement mauvais. Par exemple, les adolescents ont besoin du support de l’identité collective de la bande ou du groupe pour s’extraire de la matrice familiale. Mais chez les adultes, cela peut entraîner une dégénérescence certaine du néocortex qui se traduit par la nécessité d’attaquer les autres groupes pour assurer la primauté de l’idéal auquel on adhère. Cette barbarie est l’expression sociale de la violence que nous nous faisons à nous-mêmes à coup d’idéal. Mais nous ne nous torturerions pas ainsi si, sous couvert d’idéal, nous ne cultivions pas un grand espoir, que ce soit celui de parvenir à la félicité éternelle, la libération de nos mécaniques émotionnelles, la conscience absolue. Or, si notre idéal est justement de voir un jour la paix, l’amour et la conscience régner sur terre, il n’y a aucune autre voie permettant de l’envisager que celle qui commence dès maintenant par le fait immédiat d’incarner cette paix, cet amour et cette conscience dans notre relation à nous-mêmes. Et pour cela, il convient donc de balancer tout espoir par-dessus bord, et de s’individuer, c’est-à-dire d’être simplement soi-même, l’unique que nous sommes hors de toute normalisation par un idéal collectif, de toute identité grégaire.
Sur le plan spirituel, cette libération de l’idéal et cet abandon de tout espoir sont sans doute les plus grands pas que nous puissions faire vers la réalisation immédiate de la conscience éveillée, c’est-à-dire qui arrête de rêver, de se complaire dans des illusions. C’est la voie dite abrupte, qui ne prend pas de détour, ne réclame aucune austérité. Il s’agit d’arrêter de vouloir que le monde soit différent de comment il est, et avec le monde, la vie, les autres et nous-mêmes. Surtout nous-mêmes. Au fond, il s’agit de rendre à Dieu ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas de notre décision consciente. Plus fondamentalement, et sans avoir besoin du subterfuge de Dieu pour cela, il s’agit d’entretenir enfin un rapport sain à la réalité, qu’il s’agisse de la réalité du monde, de la vie, des autres ou de nous-mêmes. Ce rapport sain tient dans un oui sans ambages ni réserves. Oui, car il ne peut en être autrement. Oui, car il ne sert à rien d’entretenir l’illusion que les choses pourraient être différentes, sauf à vouloir argumenter avec Dieu et, en ce qui concerne notre réalité, vouloir être un(e) autre, bref vivre dans l’irréalité.
Le poète Christian Bobin le dit merveilleusement :
« Il n'y a rien à trouver dans cette vie que le "oui" qui définitivement l'enflamme. »
Alors, comme le disait Osho, nous commençons à
célébrer la vie, si belle dans ses ombres et lumières.
Chögyam Trungpa soulignait que, tant que nous marchons sur la voie spirituelle pour obtenir quelque chose, qu’il s’agisse du bonheur ou de quoi que ce soit d’autre, nous sommes pris dans les rets du matérialisme spirituel. Dès lors que nous essayons de nous servir de la spiritualité pour échapper à la réalité de la mort, de la souffrance, de nos insuffisances, de nos émotions négatives, nous nous mentons à nous-mêmes et nous travestissons la spiritualité, qui devient un emplâtre sur une jambe gangrenée. Le point de départ de la spiritualité, au moins dans sa perspective bouddhiste, est radicalement inverse : la première noble vérité du Bouddha dit l’universalité et l’inévitabilité de la souffrance. Une approche erronée car dualiste de ces enseignements a pu laisser croire que la voie spirituelle offrait une échappatoire à cette réalité, que le nirvana recherché était hors du monde. Pourtant, l’identité du samsara (monde transitoire) et du nirvana est maintes et maintes fois affirmée. Mais il est bien une voie hors de la souffrance, comme le laissent entendre les autres nobles vérités du Bouddha ?
Certainement. Elle est bien connue.
- Comment échapper à la brûlure ?, demanda-t-on à un sage chinois.
- Va droit au milieu du feu, répondit le sage.
- Mais alors, comment échapperai-je à la flamme ardente ?
- Aucune douleur supplémentaire ne te tourmentera.
Alan Watts, qui cite ce mondo (dialogue zen) dans
son Éloge de l’insécurité, fait remarquer qu’il n’est pas besoin d’aller en
Chine pour entendre de telles paroles de sagesse. Dante et Virgile font la même
découverte dans la Divine comédie quand ils s’aperçoivent que la sortie de
l’Enfer est en son centre même. Jung aimait raconter un rêve qui dit exactement
la même chose :
Une femme reçoit l'ordre de plonger dans une fosse remplie d'un magma brûlant. Elle y va mais laisse une épaule dehors. Jung arrive et elle a un geste vers lui pour l'appeler au secours. Il lui crie en enfonçant son épaule dans le liquide en fusion: non pas en sortir, traverser !
Trungpa dit clairement que le non-espoir est le point d’entrée sur la voie, « l’essence de la folle sagesse ». Et la méditation, dès lors, ne consiste pas en fuir "par le haut" le magma de nos émotions brûlantes mais bien au contraire, à y plonger :
« La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. À vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse. »[3]
Voilà la véritable non-dualité, qui ne consiste pas en nier l’existence de l’obscurité mais en voir comment les excréments de notre psyché peuvent servir à faire pousser de belles fleurs. Et nous avons là une indication du meilleur usage que nous puissions faire de notre désespoir tant qu’il s’orne encore de tristesse, de mélancolie, de peurs et de regrets. Il s’agit simplement de n’en rien faire, de nous assoir avec lui et d’écouter ce qu’il a à nous dire sur la vie, sur nous-même et sur la réalité du monde. Quand il aura fini son travail, nous pourrons célébrer l’existence en allant librement dans celle-ci sans éprouver le besoin de nous raconter des histoires et de recréer sans cesse une dualité conflictuelle avec ce qui est, c’est-à-dire avec la vérité. Et cela ne relève pas de l’idéal mais simplement du choix conscient, libre.
Pour approfondir cette réflexion sur le désespoir, je ne connais pas meilleur compagnon qu’un petit livre du philosophe André Comte-Sponville sur lequel je me dois d’attirer votre attention. Il fait partie, avec l’Éloge de l’insécurité d’Alan Watts, des trois livres que j’emmènerai sur une île déserte ou en prison si j’étais forcé de me restreindre à une telle indigence. Pourtant, c’est un tout petit livre, mais il est énorme dans ses conséquences. Il s’agit de :
De l’autre côté du désespoir.
Et il est sous-titré : Introduction à la pensée de Swâmi Prajnânpad.
André Comte-Sponville est un philosophe français ouvertement athée, à la façon un peu obtuse qu’ont les Français (je peux le dire, j’en viens… :-) de traiter souvent les question religieuses avec un intégrisme rationnel. Il est l’auteur d’un excellent Traité du désespoir et de la béatitude, et d’un non moins remarquable, mais beaucoup plus accessible Le bonheur désespérément, parmi de nombreux autres ouvrages. Mais son De l’autre côté du désespoir est selon moi son chef d’œuvre. Il y présente la vision de Swâmi Prajnânpad, qui a été le maitre d’Arnaud Desjardins, un maître spirituel qui a la vertu de ne s’embarrasser d’aucune religiosité. Prajnânpad, aussi appelé Swâmiji par ceux qui l’aiment, outre d’être un enseignant spirituel de tout premier ordre, est aussi l’inventeur d’une technique thérapeutique faisant se rencontrer Védânta et psychanalyse. Il compte parmi les premiers en Inde à avoir lu Freud et intégré la notion occidentale d’inconscient. Il est impropre de parler à son sujet d’une « pensée », comme s’il avait un système philosophique à nous offrir; Swâmiji voit, et sa vision est ce que nous pouvons tous voir quand nous avons les yeux ouverts. La rencontre entre Comte-Sponville et Swâmiji tient de l’assemblage de matières fissiles qui produisent ensemble un mélange détonnant pour l’esprit : pour peu qu’on lise attentivement ce petit livre, il n’y a pas grande illusion qui puisse survivre…
La méthode de Swâmiji est fort bien résumée par un petit paragraphe que cite Comte-Sponville :
« La souffrance ou le désespoir est suivi par une réaction simplement quand ils ne sont pas ressentis pleinement et complètement, quand ils ne sont pas expérimentés totalement et sans aucune réticence. Quand, cependant, vous ressentez et expérimentez complètement et totalement le désespoir, aucune réaction ne suit. Rien d’autre n’est créé. Vous obtenez la réalisation complète, jnâna, l’illumination… »
En conclusion, il est bon de se rappeler quand nous souffrons de désespoir de ce qu’avançait Jung quand il disait que « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il explique aussi que bien souvent, quand nous souffrons, c’est le Soi qui souffre en nous car il est à l’étroit dans notre petite peau, notre monde étriqué. Dans cette idée, cela fait partie du service que nous pouvons rendre au Soi que de souffrir pour lui, avec lui, et de lui offrir notre souffrance en acceptant que, même si nous ne le voyons pas, cela a un sens. Et ce sens, que nous pouvons tout au plus tenter de discerner dans les rêves, tient souvent dans le saut évolutif que la vie exige de nous à un moment donné : serons-nous capable de création, c’est-à-dire de permettre à quelque chose de nouveau d’apparaitre dans nos vies, ou sommes-nous condamnés à répéter l’ancien ? Le Soi, dans ce qu’il a de divin, est précisément ce facteur toujours créateur de nouveau, de non-conditionné, qui fait paraître tout ce qui a été vieux, obsolète et voué à la mort, au renouvellement.
Parfois, ce sont les circonstances extérieures qui nous écrasent, notre monde qui s’effondre sur nous, et il importe que nous ne restions pas pris(e) sous les décombres. Parfois, c’est de l’intérieur que monte une impérieuse envie de mourir, de partir n’importe où plutôt que de rester dans cette peau, cette vie, ce monde, qui nous semblent étrangers à qui nous sommes vraiment. On peut entendre dans l’énoncé même de cette étrangeté, de cet exil intérieur qui est bien souvent au cœur du désespoir meurtrier, le fait que la vérité de notre être est en train de ressortir, de se dire. Il est recommandé dans ce cas d’aller avec le mouvement de transformation en veillant à ne pas faire mal à notre corps. Le mieux est souvent justement de permettre à ce corps d’exprimer le mouvement de vie qui le travaille, et de réduire le mental au silence, d’éviter de trop parler. Dans tout désir suicidaire, il y a une exigence d’une autre vie à laquelle il faudra, tôt ou tard et de préférence sans perdre l’être qui en accouche, donner voie. Cela vaut aussi pour toutes nos addictions, qui tiennent du suicide à petit feu. Mais alors, comme avec toutes les dépendances, il est nécessaire d’aller au fond du baril, jusqu’au bout du désespoir. Ce n’est qu’à cette extrémité, quand il n’y a plus d’espoir ni d’échappatoire, que le choix libre de vivre peut se poser.
Camus, au fond, ne tenait qu’un bout de la question quand il disait que le suicide est la principale interrogation de la philosophie. Car il y a encore un espoir là, qui tient dans la fin de la souffrance par la mort. C’est une autre fuite. Mais comment vivre avec la réalité de la souffrance sans nourrir de peur ni d’espoir ? Là est la véritable interrogation, la seule qui vaille d’être répondue. C’est ce dont il est question quand nous nous engageons sur la voie spirituelle. Pas d’autre chose. Et si la question est bien posée, pleinement ressentie et complètement expérimentée, alors il devient évident que la voie n’a pas de but. Tout énoncé d’un but ne fait que projeter et différer la réalisation de la vérité dans le futur. Comme le dit Trungpa, « le but, c’est la voie. » Dôgen renchérit : « l’éveil, c’est la pratique. » Il s’agit simplement de trouver l’attitude juste avec ce qui est. Elle est juste en ce qu’elle n’écarte rien, ne s’accroche à rien et qu’elle n’est pas encombrée par l’espoir ou la peur. Au fond, il s’agit simplement d’être conscient de la vérité, de ce qui est. C’est la nature de la conscience. C’est une voie qui part d’ici et maintenant pour arriver à ici et maintenant en passant par ici et maintenant. C’est tout.
Le mot de la fin reviendra à Osho qui, justement, disait :
« Je ne vous promets aucun royaume des cieux. Rien ne vous est promis dans l’avenir. Votre héritage est déjà là, c’est votre vie. Aimez-la, respectez-la. »
[3] Chögyam Trungpa, Le mythe de la
liberté.