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vendredi 7 juillet 2017

Du bon usage du désespoir


Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet.
Peter Kingsley [1]


Il arrive que nous désespérions, c’est inévitable. Il n’y a que les imbéciles qui ne désespèrent jamais car ils sont tellement pétris de certitudes que la réalité ne les touche pas. Dans ces moments, nous croyons volontiers que nous sommes plus éloignés que jamais de ce que qui peut donner sens et valeur à l’existence, c’est-à-dire cette denrée rare que l’on appelle sagesse. Pourtant, nous sommes rarement plus proches de la vérité que dans l’absence de tout espoir, qui est aussi l’absence de toute illusion. Mais le désespoir recèle des pièges, parmi lesquels la tentation de le fuir en s’ôtant la vie, et, non le moindre, celle de le nier en repeignant la réalité en rose avec de la pensée positive. Or cette peinture là s’écaille rapidement et s’avère sévèrement toxique : le désespoir est refoulé dans l’inconscient et se vengera tôt ou tard, cruellement. Il vaut mieux considérer avec Camus dans le mythe de Sisyphe que le suicide est la question fondamentale de la philosophie et regarder celle-ci en face, car au moins permet-elle la décision libre de l’âme de vivre, de s’engager dans la vie quoi qu’il en coûte, sans attente ni espoir.

Quand un de nos amis désespère, on a tôt fait d’essayer de colmater la brèche à coups de pensées positives : tout est parfait derrière les apparences, cela ira mieux demain, etc. Ce n’est pas faux d’ailleurs, mais ce n’est pas vrai non plus. Comme le soulignait Osho, une demi-vérité est bien plus dangereuse qu’un mensonge car l’inanité de ce dernier finit toujours pas sauter aux yeux. Mais la demi-vérité a les apparences de la vérité, et cependant elle évacue quelque chose du réel, par exemple la souffrance immédiate de notre ami qui n’est pas accueillie, respectée. Qu’offrir à un ami qui désespère sinon une écoute entière sans aucune interférence ni désir de se protéger de la nature corrosive de son désespoir ? Comme le suggérait Bruno Bettelheim à propos des enfants autistes, qu’il figurait comme étant au fond d’un puits : si nous voulons aider l’enfant à sortir du puits, il convient d’aller s’assoir avec lui dans le noir tout au fond, et de commencer par lui apporter le réconfort d’une simple présence silencieuse. Quand il sera prêt à remonter, il en trouvera la force, l’énergie.

C’est un mouvement naturel. J’ai déjà parlé, dans un article qui curieusement est le plus lu de ce blogue, de la nature terriblement douloureuse de la transformation[2] que l’on compare souvent à l’éclosion du papillon en oubliant l’agonie de la chenille. La psychologie des profondeurs souligne l’importance de l’œuvre au noir (nigredo) dans l’alchimie transformatrice de la psyché. Ce n’est que parce qu’il y a mort et putréfaction qu’il y a possibilité d’une nouvelle naissance. Nous touchons là à un point délicat : il ne s’agit pas d’esquiver la réalité du désespoir présent en cultivant l’espérance dans un futur meilleur. C’est la mesure dans laquelle le passage au noir est vécu maintenant pleinement et en conscience qui permet à autre chose d’émerger avec le temps. La loi psychique qui est à l’œuvre là est simplement celle du changement (impermanence) qui veut que quand quelque chose est vue, elle commence à se transformer. La meilleure façon de « fixer » quelque chose est simplement de refuser de la vivre, de la voir : tout ce à quoi je résiste persiste. Encore une fois, le refus de la réalité est bien plus dangereux que la réalité elle-même, quelle qu’elle soit. Le travail de conscience, c’est de regarder la réalité.

Nous confondons généralement le désespoir, c’est-à-dire l’absence pure et simple d’espoir, avec la tristesse et les émotions qui l’accompagnent bien souvent. Cela va avec le fait que, quand le désespoir est là et à moins que nous ne soyons libres de toute illusion, il nous faut faire le deuil de l’espoir, et comme tout deuil, celui-ci n’a rien de facile. Mieux, l’espoir est ce à quoi nous sommes en règle générale le plus attachés, la seule chose qu’on ne puisse nous ôter sans nous tuer. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Nous sommes prêts à tout traverser, en autant qu’il y ait de l’espoir au bout, que ce soit l’espoir en un paradis après la mort, ou l’espoir en une vie meilleure, si ce n’est pour nous, au moins pour nos enfants. C’est comme cela qu’on nous mène par le bout du nez, avec un anneau dans les narines comme les vaches qu’on emmène à l’abattoir. On peut, bien sûr, cultiver l’espoir réaliste de gagner une grosse somme ou de finir un travail qu’on a entrepris, de recevoir un prix ou de gagner un combat. Mais si nous espérons que cela nous rendra heureux, nous nous fourrons le doigt dans l’œil et nous travaillons ou nous menons notre combat pour une mauvaise raison. Nous serons déçus et nous demanderons tôt ou tard : tout ça pour ça ? En matière spirituelle – et le bonheur, la joie, sont des réalités spirituelles – ce que nous ne réalisons pas maintenant, nous ne le réaliserons jamais.

Osho, que les ignorants prennent pour un vendeur d’espoir frelaté, disait :

« Je vous enseigne le désespoir. Car quand vous désespérerez vraiment, vous commencerez à célébrer la vie. »

Nous tenons là en effet un des meilleurs critères pour déterminer la valeur d’un enseignement spirituel : vous fourgue-t-on de l’espoir bon marché ? Avec la technique trucmachin, tout ira pour le mieux et vous serez guéri de toutes vos afflictions ! Marchez sur l’eau en 10 leçons… et autres : de l’art de vous enrichir sans rien faire. Il en faut, comme il faut des dessins animés pour les enfants. Mais personne n’est obligé de croire que les dessins animés sont la réalité. Leur fonction est d’aider les enfants à grandir et les adultes à faire preuve de discernement. Si un idiot vient se plaindre de s’être fait escroquer par un marchand d’espoir, il convient de lui enfoncer la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il remercie l’escroc pour la bonne leçon qu’il lui a servi…

Luis Ansa, je l’ai déjà mentionné ailleurs, le disait magnifiquement :

« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être autre chose que vous-même. »

Pour être plus précis, on pourrait dire qu’on nous manipule dès qu’on essaye de nous refiler un idéal. Et il ne s'agit pas là d'accuser qui que ce soit : nous sommes souvent notre meilleur manipulateur. Le bon usage d’un idéal, en autant qu’il soit nôtre, c’est qu’il peut nous permettre de déceler quelles sont les valeurs qui nous animent et d’élaborer une éthique, c’est-à-dire des règles de comportement qui expriment ces valeurs, qui incarnent dès maintenant cet idéal. Mais si nous achetons un idéal en croyant qu'il nous rendra enfin heureux, c’est toujours au prix de nous-mêmes, de notre réalité que nous sacrifions à l’idéal, et nous commençons à nous diviser entre ce que nous sommes, et ce que nous aimerions être pour satisfaire aux critères de l’idéal. L’idéal nous sert alors à entretenir une relation négative à nous-mêmes et nous nous jugeons durement parce que bien sûr, nous ne sommes pas idéaux. Et si l’idéal est renvoyé dans le futur, c’est comme si nous nous attachions une grosse pierre autour du cou avant de nous mettre à l’eau pour traverser un fleuve à la nage. Jung dénonçait les dangers de l’idéalisme, comme étant une drogue plus dangereuse que la morphine. Mais en plus, c’est une drogue contagieuse car les personnes intoxiquées à l’idéalisme n’ont bien souvent de cesse que de contaminer les autres avec leur idéal.

Il y a dans tout idéal une puissance tenant de l’inconscient collectif qui cherche à s’incarner. Beaucoup de groupes humains se constituent autour d’idéaux communs. Ce n’est pas nécessairement mauvais. Par exemple, les adolescents ont besoin du support de l’identité collective de la bande ou du groupe pour s’extraire de la matrice familiale. Mais chez les adultes, cela peut entraîner une dégénérescence certaine du néocortex qui se traduit par la nécessité d’attaquer les autres groupes pour assurer la primauté de l’idéal auquel on adhère. Cette barbarie est l’expression sociale de la violence que nous nous faisons à nous-mêmes à coup d’idéal. Mais nous ne nous torturerions pas ainsi si, sous couvert d’idéal, nous ne cultivions pas un grand espoir, que ce soit celui de parvenir à la félicité éternelle, la libération de nos mécaniques émotionnelles, la conscience absolue. Or, si notre idéal est justement de voir un jour la paix, l’amour et la conscience régner sur terre, il n’y a aucune autre voie permettant de l’envisager que celle qui commence dès maintenant par le fait immédiat d’incarner cette paix, cet amour et cette conscience dans notre relation à nous-mêmes. Et pour cela, il convient donc de balancer tout espoir par-dessus bord, et de s’individuer, c’est-à-dire d’être simplement soi-même, l’unique que nous sommes hors de toute normalisation par un idéal collectif, de toute identité grégaire.

Sur le plan spirituel, cette libération de l’idéal et cet abandon de tout espoir sont sans doute les plus grands pas que nous puissions faire vers la réalisation immédiate de la conscience éveillée, c’est-à-dire qui arrête de rêver, de se complaire dans des illusions. C’est la voie dite abrupte, qui ne prend pas de détour, ne réclame aucune austérité. Il s’agit d’arrêter de vouloir que le monde soit différent de comment il est, et avec le monde, la vie, les autres et nous-mêmes. Surtout nous-mêmes. Au fond, il s’agit de rendre à Dieu ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas de notre décision consciente. Plus fondamentalement, et sans avoir besoin du subterfuge de Dieu pour cela, il s’agit d’entretenir enfin un rapport sain à la réalité, qu’il s’agisse de la réalité du monde, de la vie, des autres ou de nous-mêmes. Ce rapport sain tient dans un oui sans ambages ni réserves. Oui, car il ne peut en être autrement. Oui, car il ne sert à rien d’entretenir l’illusion que les choses pourraient être différentes, sauf à vouloir argumenter avec Dieu et, en ce qui concerne notre réalité, vouloir être un(e) autre, bref vivre dans l’irréalité.

Le poète Christian Bobin le dit merveilleusement :

« Il n'y a rien à trouver dans cette vie que le "oui" qui définitivement l'enflamme. »
 
Alors, comme le disait Osho, nous commençons à célébrer la vie, si belle dans ses ombres et lumières.

Chögyam Trungpa soulignait que, tant que nous marchons sur la voie spirituelle pour obtenir quelque chose, qu’il s’agisse du bonheur ou de quoi que ce soit d’autre, nous sommes pris dans les rets du matérialisme spirituel. Dès lors que nous essayons de nous servir de la spiritualité pour échapper à la réalité de la mort, de la souffrance, de nos insuffisances, de nos émotions négatives, nous nous mentons à nous-mêmes et nous travestissons la spiritualité, qui devient un emplâtre sur une jambe gangrenée. Le point de départ de la spiritualité, au moins dans sa perspective bouddhiste, est radicalement inverse : la première noble vérité du Bouddha dit l’universalité et l’inévitabilité de la souffrance. Une approche erronée car dualiste de ces enseignements a pu laisser croire que la voie spirituelle offrait une échappatoire à cette réalité, que le nirvana recherché était hors du monde. Pourtant, l’identité du samsara (monde transitoire) et du nirvana est maintes et maintes fois affirmée. Mais il est bien une voie hors de la souffrance, comme le laissent entendre les autres nobles vérités du Bouddha ?

Certainement. Elle est bien connue.

- Comment échapper à la brûlure ?, demanda-t-on à un sage chinois.

- Va droit au milieu du feu, répondit le sage.

- Mais alors, comment échapperai-je à la flamme ardente ?

- Aucune douleur supplémentaire ne te tourmentera.

Alan Watts, qui cite ce mondo (dialogue zen) dans son Éloge de l’insécurité, fait remarquer qu’il n’est pas besoin d’aller en Chine pour entendre de telles paroles de sagesse. Dante et Virgile font la même découverte dans la Divine comédie quand ils s’aperçoivent que la sortie de l’Enfer est en son centre même. Jung aimait raconter un rêve qui dit exactement la même chose :

Une femme reçoit l'ordre de plonger dans une fosse remplie d'un magma brûlant. Elle y va mais laisse une épaule dehors. Jung arrive et elle a un geste vers lui pour l'appeler au secours. Il lui crie en enfonçant son épaule dans le liquide en fusion: non pas en sortir, traverser !

Trungpa dit clairement que le non-espoir est le point d’entrée sur la voie, « l’essence de la folle sagesse ». Et la méditation, dès lors, ne consiste pas en fuir "par le haut" le magma de nos émotions brûlantes mais bien au contraire, à y plonger :

« La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle  ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. À vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse. »[3]

Voilà la véritable non-dualité, qui ne consiste pas en nier l’existence de l’obscurité mais en voir comment les excréments de notre psyché peuvent servir à faire pousser de belles fleurs. Et nous avons là une indication du meilleur usage que nous puissions faire de notre désespoir tant qu’il s’orne encore de tristesse, de mélancolie, de peurs et de regrets. Il s’agit simplement de n’en rien faire, de nous assoir avec lui et d’écouter ce qu’il a à nous dire sur la vie, sur nous-même et sur la réalité du monde. Quand il aura fini son travail, nous pourrons célébrer l’existence en allant librement dans celle-ci sans éprouver le besoin de nous raconter des histoires et de recréer sans cesse une dualité conflictuelle avec ce qui est, c’est-à-dire avec la vérité. Et cela ne relève pas de l’idéal mais simplement du choix conscient, libre.

Pour approfondir cette réflexion sur le désespoir, je ne connais pas meilleur compagnon qu’un petit livre du philosophe André Comte-Sponville sur lequel je me dois d’attirer votre attention. Il fait partie, avec l’Éloge de l’insécurité d’Alan Watts, des trois livres que j’emmènerai sur une île déserte ou en prison si j’étais forcé de me restreindre à une telle indigence. Pourtant, c’est un tout petit livre, mais il est énorme dans ses conséquences. Il s’agit de :

De l’autre côté du désespoir.

Et il est sous-titré : Introduction à la pensée de Swâmi Prajnânpad.

André Comte-Sponville est un philosophe français ouvertement athée, à la façon un peu obtuse qu’ont les Français (je peux le dire, j’en viens… :-) de traiter souvent les question religieuses avec un intégrisme rationnel. Il est l’auteur d’un excellent Traité du désespoir et de la béatitude, et d’un non moins remarquable, mais beaucoup plus accessible Le bonheur désespérément, parmi de nombreux autres ouvrages. Mais son De l’autre côté du désespoir est selon moi son chef d’œuvre. Il y présente la vision de Swâmi Prajnânpad, qui a été le maitre d’Arnaud Desjardins, un maître spirituel qui a la vertu de ne s’embarrasser d’aucune religiosité. Prajnânpad, aussi appelé Swâmiji par ceux qui l’aiment, outre d’être un enseignant spirituel de tout premier ordre, est aussi l’inventeur  d’une technique thérapeutique faisant se rencontrer Védânta et psychanalyse. Il compte parmi les premiers en Inde à avoir lu Freud et intégré la notion occidentale d’inconscient. Il est impropre de parler à son sujet d’une « pensée », comme s’il avait un système philosophique à nous offrir; Swâmiji voit, et sa vision est ce que nous pouvons tous voir quand nous avons les yeux ouverts. La rencontre entre Comte-Sponville et Swâmiji tient de l’assemblage de matières fissiles qui produisent ensemble un mélange détonnant pour l’esprit : pour peu qu’on lise attentivement ce petit livre, il n’y a pas grande illusion qui puisse survivre…

La méthode de Swâmiji est fort bien résumée par un petit paragraphe que cite Comte-Sponville :

« La souffrance ou le désespoir est suivi par une réaction simplement quand ils ne sont pas ressentis pleinement et complètement, quand ils ne sont pas expérimentés totalement et sans aucune réticence. Quand, cependant, vous ressentez et expérimentez complètement et totalement le désespoir, aucune réaction ne suit. Rien d’autre n’est créé. Vous obtenez la réalisation complète, jnâna, l’illumination… »

En conclusion, il est bon de se rappeler quand nous souffrons de désespoir de ce qu’avançait Jung quand il disait que « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il explique aussi que bien souvent, quand nous souffrons, c’est le Soi qui souffre en nous car il est à l’étroit dans notre petite peau, notre monde étriqué. Dans cette idée, cela fait partie du service que nous pouvons rendre au Soi que de souffrir pour lui, avec lui, et de lui offrir notre souffrance en acceptant que, même si nous ne le voyons pas, cela a un sens. Et ce sens, que nous pouvons tout au plus tenter de discerner dans les rêves, tient souvent dans le saut évolutif que la vie exige de nous à un moment donné : serons-nous capable de création, c’est-à-dire de permettre à quelque chose de nouveau d’apparaitre dans nos vies, ou sommes-nous condamnés à répéter l’ancien ? Le Soi, dans ce qu’il a de divin, est précisément ce facteur toujours créateur de nouveau, de non-conditionné, qui fait paraître tout ce qui a été vieux, obsolète et voué à la mort, au renouvellement.
 

Parfois, ce sont les circonstances extérieures qui nous écrasent, notre monde qui s’effondre sur nous, et il importe que nous ne restions pas pris(e) sous les décombres. Parfois, c’est de l’intérieur que monte une impérieuse envie de mourir, de partir n’importe où plutôt que de rester dans cette peau, cette vie, ce monde, qui nous semblent étrangers à qui nous sommes vraiment. On peut entendre dans l’énoncé même de cette étrangeté, de cet exil intérieur qui est bien souvent au cœur du désespoir meurtrier, le fait que la vérité de notre être est en train de ressortir, de se dire. Il est recommandé dans ce cas d’aller avec le mouvement de transformation en veillant à ne pas faire mal à notre corps. Le mieux est souvent justement de permettre à ce corps d’exprimer le mouvement de vie qui le travaille, et de réduire le mental au silence, d’éviter de trop parler. Dans tout désir suicidaire, il y a une exigence d’une autre vie à laquelle il faudra, tôt ou tard et de préférence sans perdre l’être qui en accouche, donner voie. Cela vaut aussi pour toutes nos addictions, qui tiennent du suicide à petit feu. Mais alors, comme avec toutes les dépendances, il est nécessaire d’aller au fond du baril, jusqu’au bout du désespoir. Ce n’est qu’à cette extrémité, quand il n’y a plus d’espoir ni d’échappatoire, que le choix libre de vivre peut se poser.

Camus, au fond, ne tenait qu’un bout de la question quand il disait que le suicide est la principale interrogation de la philosophie. Car il y a encore un espoir là, qui tient dans la fin de la souffrance par la mort. C’est une autre fuite.  Mais comment vivre avec la réalité de la souffrance sans nourrir de peur ni d’espoir ? Là est la véritable interrogation, la seule qui vaille d’être répondue. C’est ce dont il est question quand nous nous engageons sur la voie spirituelle. Pas d’autre chose. Et si la question est bien posée, pleinement ressentie et complètement expérimentée, alors il devient évident que la voie n’a pas de but. Tout énoncé d’un but ne fait que projeter et différer la réalisation de la vérité dans le futur. Comme le dit Trungpa, « le but, c’est la voie. » Dôgen renchérit : « l’éveil, c’est la pratique. » Il s’agit simplement de trouver l’attitude juste avec ce qui est. Elle est juste en ce qu’elle n’écarte rien, ne s’accroche à rien et qu’elle n’est pas encombrée par l’espoir ou la peur. Au fond, il s’agit simplement d’être conscient de la vérité, de ce qui est. C’est la nature de la conscience. C’est une voie qui part d’ici et maintenant pour arriver à ici et maintenant en passant par ici et maintenant. C’est tout.

Le mot de la fin reviendra à Osho qui, justement, disait :

« Je ne vous promets aucun royaume des cieux. Rien ne vous est promis dans l’avenir. Votre héritage est déjà là, c’est votre vie. Aimez-la, respectez-la. »

vendredi 28 octobre 2016

Initiation

Grand relief d'Éleusis montrant Déméter et Perséphone initiant le héros Triptolème
Dans les milieux dits spirituels, on se fait souvent les gorges chaudes avec la notion d’initiation : êtes-vous un(e) initié(e) ? Si non, pauvre de vous ! Vous ne méritez aucune attention. Si l’initiation pouvait se porter au revers du veston comme la rosette de la Légion d’Honneur, on en verrait plusieurs se pavaner avec ça. C’est assez drôle.

Il y a une certaine confusion autour de cette notion d’initiation. En effet, dans l’acception commune du terme, un initié est quelqu’un qui a accès à une connaissance secrète, ou du moins réservée à un petit nombre, comme quand on parle de « délit d’initié » à la Bourse, c’est-à-dire de gens qui ont abusé du fait d’avoir certaines informations privilégiées. Mais dans le domaine spirituel, se poser en « initié » témoigne le plus souvent d’une méconnaissance de la réalité de l’initiation. En effet, l’initié n’est pas celui ou celle qui est arrivé au terme du chemin mais, comme on peut l’entendre dans le fait qu’initier signifie « commencer quelque chose », ce terme désigne la personne qui vient de s’engager sur le chemin spirituel…

Avant de préciser la nature de cette initiation, il faut clairement distinguer  l’ésotérique du spirituel. Tout ce qui relève de la connaissance secrète réservée à un petit nombre appartient à l’ésotérisme, par contraste avec l’exotérisme, ce qui est public. Il y a par exemple un exotérisme chrétien qui tient dans le discours officiel de l’Église et les Évangiles, et puis il y a un ésotérisme chrétien qui relève de la tradition cachée, en particulier de l’hermétisme et de l’alchimie. On distingue ainsi l’Église de Pierre, dont le siège est à Rome et qui prétend détenir la vérité, et l’Église de Jean qui est universelle et dont les membres se reconnaissent dans le silence de leur cœur. Mais dans le domaine spirituel, rien d’essentiel n’est caché. Tout est là, évident, juste devant les yeux. Bien sûr, il faut cependant se laver les yeux pour voir clairement les choses, pour accéder à la vision spirituelle de l’existence.

Dans le domaine spirituel comme dans tous les autres aspects de la vie, il convient de se méfier quand quelqu’un prétend détenir une connaissance secrète qui lui serait échue par quelque révélation invérifiable par d’autres sources. La prudence est tout particulièrement de mise quand cette connaissance est censée nous soulager de tous nos maux sans autre effort que de débourser une somme importante pour accéder à cette panacée. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre d’ailleurs à ces escrocs et faux chamans qui prolifèrent. Ils sont fort utiles pour nous aider à exercer notre discernement et la leçon qu’ils nous donnent est que nous ne devrions attendre de solution miracle à nos problèmes de personne d’autre que de nous-mêmes.

Le meilleur test avec ces amuseurs de foule est précisément de faire de l’humour avec eux et leur connaissance secrète : en règle générale, ils se prennent tellement au sérieux que le masque tombe immédiatement. Cependant il y a des escrocs de haut vol qui sont capables de rire d’eux-mêmes, mais ceux-là sont des maîtres qui se déguisent sous des airs de bouffons spirituels. Dans la tradition amérindienne, on les appelle les heyoka, ceux qui font les choses à l’envers, et qui enseignent en faisant des croche-pattes. Quand nous tombons dans le piège tendu par un bateleur spirituel, nous ne devrions nous en prendre qu’à nous-mêmes car dans toute escroquerie, il entre une certaine crédulité qui n’a rien à voir avec la foi, et le désir d’accéder à quelque chose de très spécial, qui nous distingue des autres. Les dieux se rient alors de nous.

La spiritualité, c’est ce qui a trait au sens de l’existence, et in fine à notre relation intime avec le Mystère d’Être, ce pourquoi il est quelque chose plutôt que rien. Cette intimité doit absolument être préservée. C’est une relation d’amour. Elle est en effet secrète, c’est-à-dire qu’elle est entièrement privée. Inviter quelqu’un dans cette relation pour nous expliquer comment on devrait faire, ce serait comme lui proposer de tenir la chandelle pendant que nous faisons l’amour avec notre Bien-Aimé(e). On peut avoir besoin des services d’un conseiller conjugal ou d’un sexologue, et même d’un psychothérapeute, mais l’action essentielle se déroule hors de sa présence. Sinon, il n’y a pas d’intimité, et donc pas de spiritualité authentique. Cependant, pour continuer de filer cette métaphore, de même que pour faire l’amour il convient de se déshabiller, pour entrer en spiritualité, il faut ôter les vêtements qui voilent notre nudité essentielle. Et c’est justement ce dont il est question dans le passage de l’initiation, qui est un dépouillement préliminaire permettant la rencontre peau à peau, cœur à cœur.

Un(e) initié(e), c’est quelqu’un qui a franchi le seuil du chemin spirituel et qui s’est engagé(e), le plus souvent simplement face à soi-même, à aller au bout de ce chemin, en conscience de ce qu’il n’y a pas de voie de retour en arrière, dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde profane. Et ce seuil est généralement quelque chose dont on a aucune envie de se vanter car, bien souvent, c’est un passage qui ressemble à la mort et qui s’accompagne de grandes souffrances, d’une perte irréparable dont on s’étonne a posteriori de lui avoir survécu. Pour certains, c’est la maladie, la mort d’un proche ou une peine d’amour, la perte d’un statut social ou de tout ce qui faisait l’identité psychologique d’une personne. Le principe même de l’initiation, c’est qu’elle nous fait toucher à ce qu’il y a d’inaltérable en nous, qui traverse la mort pour renaître dans une nouvelle vie. Dans les rêves, l’initiation se présente souvent comme un cataclysme, un tsunami ou une éruption volcanique, une destruction à grande échelle.

Je ne parle pas ici de l’initiation comprise comme une transmission d’énergie de maître à disciple. Tout comme la communication de connaissances ésotériques, cette transmission n’est pas une fin en soi. Tout au plus est-elle alors, si elle est véritablement initiatique, un commencement. Elle marque un seuil qui permet un nouveau départ et la question posée est : mais que feras-tu avec ce qui t’est donné ?

On sait très peu de choses des Mystères qui ont été célébrés pendant plusieurs siècles à Éleusis en l’honneur de Déméter, déesse de la terre et de la fertilité, et de sa fille Perséphone, reine du monde souterrain. L’injonction au secret était tellement forte qu’elle a traversé le temps malgré le fait que des milliers de personnes, parmi lesquelles les plus cultivées du monde antique, ont reçu cette initiation. Le silence requis ne tenait pas de l’élitisme mais était un des ingrédients même de l’aventure : l’impétrant s’engageait dans le passage sans rien savoir de ce qui l’attendait. L’initiation, c’est toujours un saut dans l’inconnu.

On ne sait qu’une chose du rituel célébré à Éleusis : à un moment crucial, l’initié(e) tombait dans une fosse où grouillaient des serpents, comme dans un film d’Indiana Jones. Il croyait mourir, et il y avait certainement un certain nombre de pertes par crises cardiaques. Et l’initiation prenait tout son sens quand il ressortait du tunnel obscur où il s’était engagé à la tombée de la nuit pour contempler le lever du soleil avec un épi de blé dans les mains. Le message symbolique était qu’il contemplait alors l’Éternité telle qu’elle se réactualise sans cesse dans le cycle mort-renaissance de la nature. L’initié renonçait alors à toute prétention à une permanence des choses et en particulier de son propre être, et à l’illusion d’être quelqu’un de spécial. Il revenait dans le sein de Déméter, notre mère Nature, et comprenait qu’il vivrait l’initiation suprême quand viendrait le temps pour lui de mourir, d’abandonner cette forme.

Alan Watts, dans son chef d’œuvre Bienheureuse insécurité fait remarquer que la mort du Christ porte aux chrétiens le même message symbolique : il fallait que la forme humaine du divin soit détruite pour la lumière en ressorte. C’est le sens profond des mots que le Christ a adressé à ses disciples en leur disant : « Il est bon pour vous que je disparaisse car si je ne disparaissais pas, le Paraclet (le Saint-Esprit) ne pourrait descendre sur vous. » Pour que s’ouvre l’œil spirituel, pour parvenir enfin à la vision de la vérité vivante, il faut se débarrasser de toutes les formes, toutes les croyances, toutes les certitudes dans lesquelles nous croyons détenir la vérité, c’est-à-dire l’emprisonner. Quand l’œil est enfin ouvert, il voit.

Beaucoup de société secrètes ont perpétué la tradition initiatique célébrée à Éleusis et ailleurs sous différentes formes, en s’inscrivant dans différents courants spirituels. Le secret était alors nécessaire, au-delà de la valeur opérative pour l’impétrant, pour se préserver des foudres de l’Inquisition et des autorités religieuses. Le dénominateur commun de ces voies initiatiques, c’est qu’elles préparaient le candidat à « mourir avant de mourir ». Il était amené à accepter de perdre tous repères, toutes croyances préalables, tout ce qui pouvait conditionner son regard. Des connaissances ésotériques étaient transmises, des rituels secrets étaient célébrés, mais cela ne visait qu’à préparer le futur initié à faire « le grand saut » dans l’Inconnu, à aller directement embrasser le Mystère sur la bouche sans aucun intermédiaire…

Une des raisons du secret entretenu autour de l’initiation, c’est aussi qu’on touche alors à quelque chose qui est indescriptible dans les mots ordinaires, qu’on ne saurait que dégrader en en faisant une absurdité mentale de plus. « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire », disait Wittgenstein. Les personnes en grave maladie, les mourants, sont ceux qui sont le plus proches de cette connaissance essentielle qui ressort quand tout le reste fout le camp. En témoignent par exemple ces mots de Christiane Singer dans Derniers fragments d’un long voyage, le récit des 6 derniers mois de son passage sur terre :

« Je vous le jure. Quand il n'y a plus rien, il n'y a que l'Amour. Il n'y a plus que l'Amour. Tous les barrages craquent. C'est la noyade, l'immersion. L'amour n'est pas un sentiment, c'est la substance même de la création. »

Nous vivons une époque où le secret entretenu par les sociétés initiatiques n’a plus lieu d’être pour se protéger des autorités inquisitoriales, sauf dans les endroits où règnent encore des dictatures religieuses. L’Évangile de Luc le dit bien : « Il n’y a rien de caché qui ne doive être révélé, rien de secret qui ne doive être connu ». La relation initiatique par excellence, qui était celle du maître au disciple, semble être désormais appelée à se transformer dans une perspective qui ne saurait être mieux décrite que par la formule qui veut que nous soyons « maître et disciple de soi-même ». Jodorovsky souligne comment il n’est plus lieu d’entretenir le mystère dans lequel se paraient les anciens chamans et magiciens; au contraire, il s’agit maintenant de mettre toutes les cartes sur la table, de rendre évidents tous les mécanismes autrefois secrets.

Cependant, la discrétion demeure de mise tant le tapage commercial entretenu par les grands initiés du sacred business est contraire à l’esprit même du travail intérieur. Bien rares et privilégiés sont celles et ceux qui ont l’occasion d’entrer en contact avec une tradition initiatique authentique. Il leur est alors offert de recueillir un héritage nous venant d’un passé révolu et de s’y enraciner, ce qui donne des ailes car on touche alors à ce qui triomphe du temps et du mercantilisme. Mais pour la plupart d’entre nous, la bonne nouvelle est qu’il n’est nul besoin de trouver une société secrète ou un enseignant qui marcherait sur les eaux pour nous dispenser l’initiation. Il suffit de faire confiance à la vie, qui demeure l’Initiatrice suprême qui saura en notre temps nous défaire entièrement et nous amener à genoux, position qui convient seule pour recevoir l’initiation à une nouvelle vie, nous préparer à une renaissance.

C’est dans le secret de nos tragédies privées que l’initiation est conférée avec le secours de nos rêves et des synchronicités qui balisent le chemin. Encore faut-il, quand la mort initiatique frappe à notre porte pour nous appeler à la transformation, se tourner vers l’intérieur au lieu de chercher un vain secours dans des pilules ou chez les sauveurs qui se précipiteront à notre rescousse. En effet, comme le soulignait Joseph Campbell, il y a quelque chose de tellement essentiel dans le cheminement initiatique que, lorsqu’il n’y a plus aucune forme extérieure pour le soutenir, l’inconscient le recrée :

« Pour finir, il faut que vienne le psychanalyste qui réaffirmera la sagesse éprouvée des anciens enseignements prospectifs que dispensaient les danseurs masqués exorciseurs et les sorciers guérisseurs. Nous découvrons alors que l’ancien symbolisme initiatique est créé spontanément par le patient lui-même au moment où il le permet. Apparemment, ces images ont quelque chose de si nécessaire à la psyché que si le monde extérieur ne les apporte pas, par l’entremise du mythe et du rituel, il faut qu’elles soient retrouvées au travers du rêve, de l’intérieur, faute de quoi nos énergies resteraient enfermées dans une banale et anachronique chambre d’enfant au profond de la mère ».

J’ai en conclusion une pensée pour toutes celles et tous ceux de mes lecteurs et lectrices, connu(e)s et inconnu(e)s, qui traversent en ce moment un passage dans lequel ils ont le sentiment de mourir. Je les renvoie à un article que j’ai publié dans ce blogue en février 2014, et qui accessoirement est le plus lu de mes billets (j'aimerai bien savoir pourquoi) : la métaphore du papillon. Je les invite aussi à méditer ces mots de Peter Kingsley, qui disent tout ce qu’il y a à savoir :

« Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet. Ou, en d'autres mots : si vous avez de la chance, vous arriverez à une croisée des chemins et vous verrez que la route sur la gauche vous mène en enfer, que la route sur la droite vous mène en enfer, que la route en avant conduit directement en enfer, et que si vous essayez de retourner d'où vous venez, vous serez complètement et totalement en enfer. Chaque chemin mène en enfer et il n'y pas de porte de sortie. Rien non plus que vous puissiez faire. Rien ne peut plus vous satisfaire.

Alors, si vous êtes prêt, vous vous tournerez vers l'intérieur, et vous découvrirez ce que vous avez toujours désiré mais que vous n'avez jamais trouvé.

Et si vous n'avez pas de chance, qu'arrivera-t-il ?

Si vous n'avez pas de chance, vous atteindrez ce cul-de-sac juste au moment de votre mort. 

Et ce ne sera sûrement pas une jolie vision car vous voudrez plus que jamais ce que vous avez toujours voulu, mais il sera trop tard.

Nous, êtres humains, sommes porteurs d'une incroyable dignité. Mais il n'y a rien de plus indigne que d'oublier notre grandeur et de nous accrocher pour survivre à des fétus de paille. [...] La vérité est simple, si délicieusement simple : si nous voulons grandir, si nous voulons devenir des hommes vrais et des femmes vraies, nous avons à faire face à la mort avant de mourir. Nous avons à découvrir ce que c'est de disparaître derrière la scène. »