jeudi 17 août 2023

Accompagnement psycho-spirituel 2/2


Accompagnement psycho-spirituel

Dans une perspective jungienne

2nde partie

Je propose ici la seconde partie d'une réflexion engagée dans le précédent article sur les clés de l'accompagnement psycho-spirituel. En résumé rapide de l'épisode précédent :
- l’accompagnement psycho-spirituel n’est ni de la psychothérapie, ni de la direction de conscience ou une forme d’enseignement spirituel.
- nous devons clairement distinguer ce qui est du domaine psychique et ce qui ressort du spirituel, sortir d'une confusion entre ces termes.
- il s'agit d'accompagner un processus de transformation intérieure que l'on ne peut décrire qu'en terme d'une verticalisation (sortie par le haut de l'histoire personnelle) et une nouvelle naissance.
- nous avons besoin pour cela d'une anthropologie ternaire redonnant sa place à l'Esprit, mais aussi à l'âme, envisagée ici comme le versant spirituel de la psyché.

Au-delà de l’individuation jungienne

L’accompagnement psycho-spirituel s’inscrit toujours dans une dynamique, qui est celle du vivant telle qu’elle ressort par exemple des rêves, mais aussi de la vie du corps, des symptômes, ou encore des synchronicités qui baignent nos existences dans une dimension de sens qui cherche à attirer notre attention. Ce que nous accompagnons, c’est une âme en transformation, ou pourrions-nous dire, en éclosion, en floraison. Jung a décrit ce processus comme étant d’individuation, c’est-à-dire que l’individu accomplit par là sa singularité unique en même temps que sa totalité – il devient indivis, « non-divisé », en reliant son moi conscient au Soi éternel dont il est une émanation dans le temps. On retrouve encore ici l’articulation entre l’horizontalité du moi vivant dans le temps, et la verticalité du Soi – un terme que Jung a emprunté à l’Orient, où il renvoie à l’Atman dans sa relation au jiva, faute de trouver son équivalent dans notre tradition philosophique. 

C’est un grave contresens, que commet Michel Fromaget, que d’assimiler le Soi à un archétype, et par là, à une dimension seulement psychique de l’être, mais sans doute n’a-t-il abordé l’œuvre de Jung que de façon livresque pour parler ainsi. Or Jung n’est pas un philosophe élaborant un système conceptuel; on ne peut rien y comprendre en restant à la surface de ses livres, sans plonger dans la matière brûlante. Cependant, on peut tomber d’accord avec lui sur le fait que nombre de jungiens – et rappelons que Jung ne voulaient pas de « jungiens » qui le suivraient – assimilent la réalisation du Soi à l’accomplissement du « vrai moi », ajoutant encore à la confusion en reprenant ici les propos de Winnicot sur le true Self – l’anglais, qui ne distingue pas entre le moi (self) et le Soi (Self) sinon par la majuscule est sur ce point particulièrement ambigu. Cela va sans doute avec la nécessité de défendre le vieux maître contre les accusations qui instruisaient son procès en mysticisme, et nous revoilà ainsi à nouveau avec des psychologues sans esprit. On ne s’intéressera dès lors qu’à l’histoire personnelle et transgénérationnelle en essayant de l’expliquer par les archétypes de l’inconscient collectif. Il sera facile alors de parler de la psychologie analytique de Jung comme d’une « psychanalyse jungienne », nonobstant ses efforts pour clairement distinguer l’exploration de l’inconscient qu’il préconise de l’approche freudienne. Cependant, nous sommes désormais à un moment où il faut au contraire affirmer la dimension mystique – au sens d’amoureux du mystère – de l’héritage de Jung, qui invitait à une relation directe avec la Source de sens au travers des rêves et de l’imagination créatrice. Dans ce sens, nous pouvons toujours, comme le fait Pierre Trigano, relire la Bible pour l’expliquer du point de vue de l’inconscient, mais il se pourrait bien qu’en réchauffant les anciens mythes, on mette le vin nouveau dans de vieilles outres qui ne manqueront pas d’éclater. 

Von Franz nous indique que Jung a eu l’intuition à la fin de sa vie du fait qu’au-delà de la notion du Soi qu’il avait développé, il y avait encore une autre dimension. Dès lors, nous n’avons pas d’autre choix que de dépasser à notre tour la compréhension habituelle du processus d’individuation. Celui-ci, pour inscrire notre propos dans la perspective de l’accompagnement psycho-spirituel, tient de l’ascension d’une montagne jusqu’à notre propre sommet – l’individu est ainsi accompli dans son unicité et son regard embrasse la totalité. Cependant, il se pourrait que cette ascension ne constitue pas un but en soi, car il faut toujours redescendre de la montagne – la vraie question qui se pose alors est : qu’en rapportons-nous dans la vallée ? Mais on peut filer la métaphore en rappelant que nous ne sommes jamais plus près du ciel qu’au sommet de notre montagne intérieure. Et dès lors, il semble que le processus d’ascension du moi s’inverse dans la descente de l’Esprit, du Souffle créateur et inspirant – le Pneuma (en grec), le Rouah (en hébreu) – qui cherche à s’incarner, à prendre chair. Nous retrouvons là le mythe chrétien de l’Incarnation, en en faisant l’affaire de chacun(e) d’entre nous et non plus celle d’un Fils de Dieu descendu d’en-Haut une fois pour toute, et mort pour nos péchés. Rappelons, pour signaler qu’il y a d’autres lectures de ce mythe que celle qui nous ont été imposées, que l’évangile de Philippe nous signale que Jésus était ressuscité avant de mourir, hors de quoi – plaisante-t-il – il n’aurait pu ressusciter. Et c’est avec ce Souffle donc que l’individu qui est entré dans la Liberté de l’Esprit – qui souffle où Il veut – redescend de la montagne, et c’est ce Souffle qu’il véhicule, qu’il répand dans le monde. En fait, il ne fait rien, sinon laisser ce Souffle se répandre par lui, et cela clôt toutes les discussions sur le non-agir (wu wei) des taoïstes et du zen… 


Une voie humide et douce 

Il s’agit d’une Liberté, d’une entrée dans le Nouveau qui est présent (cadeau) en chaque instant, car voilà que par la grâce de l’Esprit – c’est une grâce, non quelque chose que l’on peut obtenir volontairement, par un moyen ou un autre – s’opère une sortie par le haut de l’histoire, des conditionnements et des traumatismes. Ceux-ci s’avèrent inchangés, les blessures ne sont pas nécessairement toutes refermées et guéries, mais notre relation à celles-ci – à notre propre souffrance et à la souffrance de tous les êtres – est radicalement transformée par l’apparition d’une dimension de Sens qui l’éclaire. Quant aux conséquences dans la vie psychique de cette émergence spirituelle enfin accomplie, elle est de l’ordre de la transformation de la chenille en papillon. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que c’est une partie de plaisir, bien au contraire, car cela implique la mort de la chenille, comme je l’ai explicité dans un autre article : la métaphore du papillon. C’est une naissance, la seconde naissance – dont nous parle fort bien Michel Fromaget dans ses livres en la resituant dans le cadre de la tradition chrétienne des premiers siècles après Christ. Cependant, il faut souligner donc que nous entrons par là dans le champ de l’archétype mort-renaissance qui caractérise la transformation radicale : il faut que l’illusion dont se nourrit le mental meure pour que naisse la Vérité vivante en nous. 

C’est pour accompagner cette agonie – étymologiquement, « combat » – que le pèlerin en voie de renaissance a besoin d’un accompagnement, c’est-à-dire de la présence d’un passeur connaissant le passage, et pouvant l’assurer qu’il y a une vie après la mort. Et il faut bien dire que c’est une mort faite de mille morts, et une renaissance faites de mille renaissances, car chaque jour vécu en conscience est l’occasion d’un éveil. On peut donc abandonner l’idée d’arriver un jour quelque part, car c’est dans la façon de marcher en pleine conscience, au quotidien, en présence entière dans le maintenant toujours nouveau, que se trouve l’accomplissement. C’est semble-t-il ce que voulait dire Sainte-Thérèse quand elle aurait dit : 

« Le chemin vers le ciel, c’est le ciel même. » 

A quoi Dôgen fait écho quand il dit : 

« La pratique, c’est l’éveil et l’éveil, c’est la pratique. » 

 Cette transformation radicale est une odyssée dans laquelle le pèlerin s’abandonne lui-même pour renaître, intérieurement renouvelé, ce dont témoignent toutes les histoires, tous les mythes, qui offrent un tissu de sens au processus de transformation et qui soutiennent l’accompagnement. Ces histoires, disons-le rapidement, renvoient toujours à l’aventure du héros qui répond à l’appel de l’Inconnu. Notre tâche en tant qu’accompagnant est d’abord d’aider à entendre le plus clairement possible quel est l’appel, et à identifier ce qui appelle ainsi, qui guidera sur le chemin. Dans ce processus, nous ne pouvons qu’offrir un contenant aussi solide que possible au mouvement naturel de l’âme. Cela implique de tout accueillir sans jugement, en prêtant tout particulièrement attention à ce qui est refusé, rejeté ou nié – la belle ombre qui détient souvent les réponses recherchées – et aux vulnérabilités qui se révèlent comme de véritables trésors, en interrogeant sans relâche le sens profond. Il faut trouver pour cela une posture qui soit à la fois enracinée et ouverte, complètement fluide en même temps que verticale. Le contenant doit être assez vaste pour embrasser toutes les contradictions qui déploient le jeu paradoxal des opposés, en conscience de ce que le paradoxe signe la conjonction des opposés, le dépassement de la dualité. La vastitude du contenant réclame en contrepoint un cadre clair et solide, en particulier en terme d’éthique et de confidentialité des échanges. En tant qu’accompagnant, nous avons surtout à porter l’espace, c’est-à-dire garantir l’intégrité du cadre dans lequel l’accompagné évoluera. Outre la dimension éthique, primordiale, ce contenant a aussi une dimension symbolique : l’Esprit, comme un Tiers agissant dans le dialogue, doit y être invité, ne serait-ce que par la présence discrète d’une icône, d’une bougie allumée, d’un bouddha souriant... 

Il s’agit donc d’être capable de descendre dans les vallées profondes aussi bien que remonter vers les sommets illuminés. On n’insistera jamais assez sur la nécessité d’éliminer de notre vocabulaire la notion de « résistance » pour envisager plutôt là où le mouvement de vie est freiné le besoin de protection qu’appelle une vulnérabilité. Et nous mettrons cette dernière tout particulièrement à l’honneur comme une porte d’entrée à la richesse de la sensibilité, qui nous importe bien plus que la force de la volonté et l’ascèse qui caractérisent la « voie sèche ». Car la voie de l’accompagnement psycho-spirituel est une voie féminine, humide et douce, dont le maître mot est « ne rien forcer » – laisser le mouvement prendre son temps, se déployer dans toute sa profondeur et toute sa hauteur. 

Il apparaîtra alors enfin que les deux éléments essentiels qui supportent le cheminement sont l’enracinement dans le ressenti, en particulier corporel – et donc l’attention au corps, aux émotions et aux sentiments – et l’abandon en confiance au mouvement naturel de l’âme, la simple foi dans l’Amour qui guide. Les mots clés de cette démarche sont donc : 

Présence, écoute, enracinement... 


En pratique... 

Du point de vue des moyens, l’accompagnement psycho-spirituel utilise tout ce qui va permettre d’écouter ce que l’âme veut dire, tout ce qui permet de soulager la souffrance aussi, et tout ce qui permet de faciliter le mouvement intérieur, de le fluidifier. Dans notre approche, nous privilégions bien sûr tout particulièrement l’écoute des rêves, non pour les interpréter nécessairement selon un schéma psychologique – fut-il celui de Jung et consorts – mais plutôt pour rendre consciente et amplifier, par l’attention aux ressentis émotionnels et corporels et l’exploration des images par l’imagination active, la dynamique psychique dont ils sont l’expression. Les rêves présentent l’avantage de ne pas pouvoir être influencés, et de garantir donc l’autonomie spirituelle de la personne à condition qu’elle apprenne à faire confiance à ses ressentis profonds. C’est de la matière psychique, et cependant celle-ci est vivifiée par le souffle de l’Esprit qui, au-delà de l’analyse de l’Inconscient, fait ressortir une présence numineuse. Or c’est du contact avec le numen et de rien d’autre, nous dit Jung, que nous pouvons espérer la guérison, ou du moins la métanoïa. Le travail avec l’Inconscient – à propos de qui la pire erreur serait de croire qu’il est inconscient – dès lors fait ressortir la nature double, pour ainsi dire paradoxale, de ce dernier. D’une part, il est tissé de mémoires qui nous alourdissent et tendent à nous immobiliser, et d’autre part, il recèle un centre toujours créateur, qui amène toujours du Nouveau et se symbolise bien souvent dans une image de Dieu ou un mandala évoquant la totalité. C’est par les rêves que certains d’entre nous, orphelins de toute église du fait de la malédiction qui refusait tout salut aux mécréants que nous sommes, renouent avec la conscience du sacré. Et il faut entendre comment la langue des oiseaux révèle le sens de ce dernier mot : 

Ça crée ! Cela ne cesse de créer, nom de … ! 

En bons jungiens, nous sommes bien sûrs attentifs aux synchronicités, que je préfère appeler symphonicités car elles nous mettent en contact avec l’ordre sous-jacent aux événements, que l’on peut envisager comme une grande symphonie. Nous mettons l’accent aussi sur l’imagination créatrice et le dialogue avec toutes les instances psychiques et spirituelles qui se présentent (les Anges, les dragons, les ancêtres et les animaux merveilleux et même les démons s’ils causent...), et sur un usage immodéré de toutes les formes de créativité.  Il s’agit en particulier d’explorer en profondeur tous nos conflits, que ce soient nos conflits internes – ce que nous rejetons ou refusons de nous-mêmes – ou nos conflits avec autrui, le monde tel qu’il est, pour en faire ressortir l’Ombre : ce que nous refusons de la vie. Il y a là une richesse qui nous reconduit à toute l’humanité que nous portons en nous. Nous pouvons aussi travailler en profondeur nos intentions pour aller identifier le désir secret de notre âme et nous mettre à son service. Cependant, nous insistons surtout sur les pratiques de présence à soi et aux autres, en soulignant dans la suite de Richard Moss que la conscience est relation. Pour revenir au présent, nous nous ancrons dans le corps par toutes les pratiques corporelles qui peuvent convenir et nous invitons à l’attention à la respiration, aux ressentis bien plus qu’à la discussion des idées, des concepts. Bien sûr, la lecture des textes sacrés, l’étude des mythes et des contes et toutes les formes de travail avec la dimension symbolique peuvent être bénéfiques, mais à la condition cependant d’éviter le piège de la discussion intellectuelle des symboles. Il s’agit de rencontrer ces derniers comme une réalité psychique vivante, par exemple dans les rêves, les rituels et les rites de passage qui peuvent s’imposer. S’il y a une clé qui ouvre toutes les portes de la psyché, elle est moins dans le fait de discuter des symboles que de couler avec les ressentis associés aux images intérieures. 


Méditation 

Au registre de la technologie spirituelle, nous privilégions la méditation avec ce qui est là dans le présent, la prière quand elle est accessible aux personnes que nous accompagnons – s’il est bien un signe de déconnexion de notre modernité avec la vie spirituelle, il est dans l’incapacité à prier de la plupart d’entre nous –, le chant en particulier de mantras, etc. La méditation n’est pas un moyen de tenter de faire le vide de nos pensées ou de chercher à atteindre l’extase en fuyant notre réalité mais plutôt, nous disait Chogyam Trungpa, une façon de « créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. » Il est toutes sortes de méditations, dont certaines tout à fait actives, par exemple dans la danse ou dans la marche. C’est l’occasion de souligner qu’une des plus belles façons d’accompagner quelqu’un est de marcher avec cette personne, d’aller se promener en nature, ce qui est une façon d’impliquer le corps dans une méditation active où l’on peut être présent à ce qui est là, à tout ce qui marche avec nous. L’idéal est d’amener la méditation dans notre quotidien, ce qui est simplement une façon d’être entièrement présent en chaque instant à ce que nous faisons, pensons, ressentons. L’accompagnement psycho-spirituel nous amène aussi à identifier des questions existentielles qui travaillent l’accompagné à la façon d’un koân zen : ce sont des interrogations insolubles par le mental qui débouchent tôt ou tard, quand elles sont contemplées en profondeur, sur une nouvelle perspective. Tôt ou tard, à force de creuser ces questions essentielles qui s’imposent à nous, on goûte ce que Jung appelait un « élargissement de conscience » : notre espace intérieur s’ouvre, s’agrandit. 

Patience  

Une erreur typique dans laquelle tombent beaucoup de débutants est de vouloir tout comprendre, tout expliquer. Or il faut aussi respecter les zones obscures, humides et douces, où grouille une vie fuyante. Trop de lumière, trop vite amenée, tue. L’obscurité, quand elle est aimée et respectée, est une matrice féconde. Même la dépression, quand elle est accueillie comme une descente dans un espace de transformation, peut porter des germes de renouveau. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas aller chercher un secours médical si nécessaire, mais la propension à écarter l’obscurité pour « aller bien » à tout prix peut relever de l’avortement de l’âme. Nous devons nous garder de toute volonté de puissance sur cette vie intérieure, et la volonté de comprendre comme le désir de trouver des solutions comme si la vie était un problème peuvent faire violence à l’âme. Il est inévitable qu’il y ait de la souffrance, ou du moins de la douleur à certains moments, des sentiments dits « négatifs », de l’anxiété si ce n’est de l’angoisse qui signalent l’étroitesse d’un passage. Nous ne sommes pas là pour lutter contre ces aspects de l’expérience humaine mais plutôt pour inviter à une relation aussi consciente que possible avec ce qui est là, quoi que ce soit et avec la conviction que ce qui est vu, ce qui est rendu conscient, commence à se transformer, ou au moins à livrer son sens. L’accompagnant doit donner l’exemple de la patience et de la confiance, de la retenue devant les obscurités dans lesquelles nous emmène le processus. Je reviens souvent pour ma part aux mots de Rilke dans ses Lettres à un jeune poète

« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacun comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. »



Retrait des projections 

L’accompagnement, dans sa dimension psychologique, réclame d’examiner les relations qu’entretient l’accompagné, et plus précisément les projections qui interfèrent avec celles-ci, pour déceler ici la part de rêve éveillé qui voile le réel. Bien sûr, les relations entre l’accompagnant et l’accompagné se prêtent tout particulièrement à cet examen en ayant à l’esprit que transfert et contre-transfert permettent de rejouer dans l’instant présent les nœuds relationnels fondamentaux – non sans avoir toujours en conscience que ces mécanismes psychiques concernent aussi bien l’analysant que l’analyste. Les crises sont donc bienvenues et doivent être accueillies comme porteuses d’enseignements ! Mais si un des objectifs de l’accompagnement est de favoriser le retrait des projections, et donc l’éveil hors du rêve projectif, il importe de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et de toujours chercher à extraire, quand la projection se retire, ce qu’il y avait là de précieux qui était projeté. Une des transes à laquelle nous sommes ainsi amenés à prêter tout particulièrement attention est l’état amoureux, quel que soit l’objet de cet amour, car il y a là quelque chose qui illumine l’existence. Quand nous parlons d’état amoureux, nous pensons bien sûr d’abord à la relation avec un autre être humain mais nous pouvons en fait élargir sans ambage le champ de la projection de la lumière qui brille en dedans de nous à tout ce qui suscite l’amour. Un livre, une œuvre d’art, un morceau de musique, un poème, un paysage, un voyage, un(e) maître spirituel(le), une icône du Christ ou une représentation du Bouddha, la passion de danser ou de peindre, d’écrire ou de sculpter... tout ce qui suscite un mouvement de vie lumineuse est à prendre en considération. Ce n’est pas tant l’objet de l’élan passionné qui importe à nos yeux que d’honorer le dieu ou la déesse – en terme jungiens, l’archétype, réalité vivante – qui se manifeste à travers nos « coups de foudre » – image même de l’élection par les dieux. Dans la projection, nous nous garderons de l’exaltation qui se paye toujours au prix fort de la déconvenue pour privilégier la présence consciente à ce qui arrive. Et tout l’art est de recueillir la lumière projetée au dehors, de la ramener en dedans pour nourrir l’âme. Elle se révèle alors tissée de beauté et d’amour… 


Le feu de l’amour 

J’ai exploré plus en détail dans un autre article intitulé le nom du jeu est amour comment la relation amoureuse est bien souvent le creuset du travail spirituel. Jung nous disait bien que l’animus et l’anima – c’est-à-dire notre partenaire intérieur – sont des passerelles vers le Soi. Dans chaque histoire d’amour se rejoue la rencontre du dieu et de la déesse, la danse de Shiva et Shakti, les jeux de l’Amant éternel et de la Bien-Aimée. Il serait criminel de chercher à forcer de quelque façon, par exemple en tentant de l’expliquer avec des théories psychologiques, le retrait de la projection qui fait de l’être aimé un porteur de la lumière. Si l’on considère la projection comme tenant du cinéma intérieur, il faut aller au bout du film pour en connaître la finalité. La vie se charge bien souvent toute seule assez vite d’amener cette marée basse du sentiment amoureux qui se retire devant une réalité qui paraît bien moins lumineuse. Au mieux, la fin de la lune de miel conduit au chemin de l’amour conscient dans lequel les projections sont écartées pour permettre une intimité de relation entre deux êtres humains. On peut penser qu’alors le fruit de l’amour est mûr et cueilli dans cette intimité que l’accompagnant doit respecter. Mais il arrive aussi souvent qu’à la transe amoureuse succède le deuil dans toute sa violence, dont la profondeur transformative est à la mesure de l’amour investi. En tant qu’accompagnants, nous nous devons d’honorer ces passages qui appellent une croissance intérieure, et parfois même ce qu’on peut appeler un « saut quantique » tant il s’agit de réorganiser toute l’existence. Du point de vue spirituel, la question qui se pose alors à celui ou celle qui passe par cette épreuve est : serons-nous capables de récolter la lumière qu’il nous a été donnée d’éprouver dans l’amour et de l’amener à un autre niveau dans notre vie qui permettrait de vivre cet état amoureux avec toute l’existence ? Saurons-nous passer d’Éros à Agapé et détacher notre amour de l’objet qui l’a réveillé en nous ? Il se pourrait bien que l’incarnation de l’Amour ne soit autre, pour beaucoup d’entre nous, que cet incendie généralisé du cœur, qui réclame une initiation dans laquelle nous sommes passés au feu pour que brûlent les scories jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’Or. En tant qu’accompagnants, nous pouvons être les témoins de grands mystères quand c’est l’amour qui guide les pas de nos accompagnés… 


États de conscience modifiés 

Nous pouvons être amenés aussi, selon nos compétences, à accompagner des expériences de conscience élargie ou modifiée par différents moyens, que ce soient par exemple le travail avec des tambours, des plantes sacrées, le jeûne ou la respiration holotropique. De mon point de vue, l’accompagnant ne doit faire la promotion d’aucun moyen artificiel de modifier la conscience car c’est sous-estimer la capacité naturelle de la psyché à créer les conditions d’un passage de transformation. Et cependant, nous avons à accompagner les pèlerins où qu’ils aillent sans préjugés car c’est à eux de déterminer par quels chemins ils veulent passer. Soulignons en passant que le travail en écoute intérieure d’un rêve est sans doute une des transes les plus puissante et transformatrice que l’on puisse vivre à peu de frais. Quelle que soit la nature et la forme du passage, notre travail d’accompagnant est d’inviter à y mettre de la conscience, autant de conscience que possible. Et il importe donc de préciser qu’au fond, c’est moins le moyen utilisé pour aider la conscience à sortir du connu qui importe ici que le travail subséquent d’intégration qui permettra d’ancrer l’expérience dans la réalité de la personne. En effet, la compétence en matière d’accompagnement des processus de transformation se mesure en fait à l’attention donnée à l’intégration, qui est souvent la phase critique la plus longue de l’aventure, et reconduit si tout va bien vers la vie quotidienne, l’être humain ordinaire. Il s’agit moins là de s’extasier devant des dimensions ou des présences extraordinaires que de voir enfin l’extra-ordinaire qui éclaire de l’intérieur la réalité ordinaire. L’invitation là est rien moins que de tomber à genoux devant la Merveille qui est sous nos yeux en permanence, toujours vibrante, toujours vivante, d’une Présence généralement invisible parce qu’omniprésente. 


Gratitude, pardon et bénédictions 

La gratitude pour tout ce qui arrive, la bénédiction en tant que façon de faire ressortir ce qui est bon dans tout être ou toute situation, le pardon en tant que libération du passé, le travail conscient de l’intention, l’invocation de l’Esprit pour qu’il transforme notre regard sur les choses et amène de la lumière dans nos obscurités… sont autant d’outils spirituels qui produisent ce que l’on peut envisager comme des miracles. Mais disons-le clairement : tous ces moyens cités ici n’ont de valeur qu’en regard de la fin vers laquelle ils tendent, mais qu’ils ne sauraient forcer. Il nous faut sortir de la logique de la cause et de l’effet, du moyen dont découlerait une fin, pour entrer dans une dynamique de la grâce. Cette dernière implique l’intervention d’un facteur qui est au-delà de notre contrôle conscient. On n’est pas ici dans le registre du développement personnel ou de la croissance personnelle, mais bien au contraire, dans celui de la décroissance personnelle : il s’agit pour la personne d’accepter de se pousser du chemin pour qu’autre chose, qui dépasse cette personne, puisse agir. Nous cherchons à nous ouvrir à une réalité transpersonnelle. Tous nos moyens ne servent donc qu’à préparer un terrain réceptif, et rendre disponible, à l’irruption hors de tout contrôle d’une dimension imprévisible, vivante, de conscience et de sens, dont l’apparition implique très généralement un renversement radical de perspective, une métanoïa, un éclat de rire libérateur, un surgissement dans la joie spontanée de vivre, d’être… 

Effondrement 

Il faut bien dire cependant que tout ce chemin ne mène bien souvent, avant ce renversement stupéfiant, qu’à ce qui semble bien être qu’un effondrement. Jung nous prévenait : « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». On retrouve ici la nécessité de la mort initiatique, prélude indispensable à la renaissance. La structure ancienne de la personnalité, dûment travaillée, ne tient plus et s’effondre sans autres signes avant-coureurs parfois que des rêves. Bien souvent, ce sont les contradictions internes à la psyché du pèlerin qui, sous le coup d’un événement éventuellement mineur, font éclater la vieille structure. Dans la perspective jungienne, nous honorons les contradictions comme indiquant la conscience de la dualité psychique des opposés. L’unilatéralisme nous semble beaucoup plus inquiétant car il indique qu’une des polarités a disparu dans l’inconscient. Dès lors, Jung nous invite à supporter nos contradictions et à aller au bout de celles-ci jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les porter. C’est à ce moment décisif que surgit un troisième terme qui signe bien souvent l’effondrement de la structure antérieure et le dépassement de la dualité. On peut dire qu’il s’agit bien souvent là d’aller au-delà de l’espoir et du désespoir (vous pouvez lire mon article du bon usage du désespoir), ce qui encore une fois s’apparente à une mort. On n’y va pas volontairement, il faut y être acculé sans aucune possibilité de repli. Et pourtant, il apparaît bien souvent que ce passage est préparé depuis longtemps par le Soi, qui ne laisse aucune chance au moi de s’en sortir. J’ai déjà souligné comment c’est dans cette agonie surtout que l’accompagné peut avoir besoin de la présence de l’accompagnant, ne serait-ce que comme témoignage vivant de ce qu’il y a une autre vie, une vie renouvelée, après la mort. La tâche de l’accompagnant est donc de veiller en particulier à ce que le pèlerin ne soit pas enterré par les décombres, ou s’il l’est, que ce soit à la façon d’une graine qui, plantée dans une terre fertile, trouvera le courage – force du cœur – de risquer l’aventure de produire une jeune pousse, une nouvelle existence. 


Effet miroir 

L’accompagnant ne saurait enfin faire l’économie dans son accompagnement de l’auto-examen et de l’utilisation de l’effet miroir qui veut que tout ce qu’expérimente son accompagné constitue un enseignement pour lui aussi. Les difficultés rencontrées en particulier par l’un ou l’autre dans la relation sont des mines d’or conscient qui réclament d’être exploitées à fond. L’art d’accompagner autrui s’enracine dans la capacité bien exercée à s’accompagner soi-même, ce qui n’exclue pas, bien au contraire, de solliciter de la supervision ou l’accompagnement d’un tiers. L’accompagnant ne peut jamais se tenir « au-dessus ». Au contraire, s’il y a une position juste, elle est en-dessous ou derrière, comme le maître taoïste – en laissant donc l’accompagné marcher devant, ouvrir le chemin – ou à côté, en marchant avec, en faisant marche commune, œuvre commune. Et la merveille de l’accompagnement, c’est qu’en tant qu’accompagnant, nous avons donc non seulement nos propres rêves qui nous amènent matière à réflexion, mais aussi les rêves de nos accompagnés. Leurs questions sont nos questions, et si nous croyons avoir la réponse qu’ils n’entendent pas, c’est que nous nous fourrons le doigt dans l’œil… 

Mais encore... 

Au moment même où je m’apprête à publier la seconde partie de ce texte, déjà passablement long (mais on m’a invité à moins condenser mon propos…), je reçois un commentaire éclairant au premier article que j’ai publié. Je vous invite à aller le lire ici, et j’y réponds cependant ici in extenso car il y a là des questions de première importance qui sont abordées. 

Dans ce commentaire, il est souligné que « la difficulté d'un tel accompagnement est, à mon sens, le fait qu'un des outils principaux de l'accompagnant est de donner une "carte du territoire" sous la forme de concepts et de méthodes d'interprétation de l'expérience (…) en dehors du cadre du dogme d'une religion. » Pour cela, il est nécessaire de « reconnaître le caractère fabriqué de toute perception, et le rôle des Logoi (modèles conceptuels) dans ce processus. » Je suis entièrement d’accord, et je soulignerai simplement qu’il s’agit par là d’entrer dans la conscience de la nature de la conscience, créatrice en permanence de représentations qui sont à la fois médiatrice du réel, et un voile. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de s’empêcher de penser, mais de ne plus identifier nos pensées à la vérité – ce sont simplement des vecteurs relationnels avec ce qui est. 

Un autre point important qui est souligné dans ce commentaire est la difficulté qui ressort de « la nécessité de va et vient entre les explorations du sacré et du mystère, d'une part, et la "vie quotidienne", d'autre part. » En effet. Et cependant, ce va et vient est strictement nécessaire pour une bonne intégration de ces explorations, à moins de choisir une voie monacale mais je crois qu’on y perd alors l’essentiel, qui est dans la relation. On pourrait dire, comme le faisait ressortir Richard Moss parlant d’un de ses rêves, que l’homme ordinaire, notre prochain qui n’entend rien à ces mystères, est notre guide spirituel pour reprendre pied dans la réalité. Il nous aide à éviter toute forme de grandiosité et d’inflation, un des plus grands dangers qui menace le pèlerin. Dès lors, dans les difficultés de communication que nos accompagnés ou nous-mêmes pouvons rencontrer avec les proches qui ne sont pas ouverts à ces explorations, il faut se rappeler qu’il y a là une opportunité de croissance encore. Un des plus grands dangers est ce qu’on appelle la « puanteur zen » qui consiste en vouloir à tous prix partager les expériences sans tenir compte des demandes d’autrui et expliquer combien elles sont extraordinaires. Ce n’est pas à nos proches de devoir s’ajuster à nos découvertes, mais à nous de tenir compte de là où ils sont dans leur propre chemin de conscience, fut-il entièrement inconscient à ce point. Devant ce défi, il est bon de se rappeler ce que suggérait Rilke quand il disait : « ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. » Au fond, la question brûlante qui ressort de ces difficultés est : que valent donc nos explorations si elles ne nous amènent pas à suffisamment d’amour pour marcher le chemin avec nos proches, tels qu’ils sont ? 

Dans le commentaire, il est enfin souligné que « l'image de soi que les autres nous renvoient peut être douloureusement en conflit avec les images encore floues résultant de nos explorations ». C’est certain, mais j’oserai dire qu’il y alors l’opportunité de chercher à se libérer du piège de l’image de soi, ne serait-ce qu’en acceptant les projections d’autrui. Un des quatre accords toltèques peut dans ce sens être très utile, nous invitant à « ne rien prendre personnel ».

Et comme il est dit en introduction de ce commentaire, je ne fais que gratter ici la surface de notre sujet, qui pourrait amener encore bien d’autres considérations, approfondissements... 


Participer au jeu créateur de la Vie 

Nous voyons désormais clairement ce qui différencie l’accompagnement psycho-spirituel de la psychothérapie : cette dernière insiste toujours sur ce qui ne va pas avec le motif louable, mais limitatif, d’y apporter remède. Ce n’est pas très différent de ces formes de religion qui, pour nous orienter vers le bien, s’enferrent dans une obsession du péché et du mal. Bien sûr, la porte d’entrée dans la quête de sens est la plupart du temps une souffrance, un « problème » pour lequel nous cherchons une solution. Cependant, il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de solution et qu’il ressorte de la difficulté un enjeu existentiel qui emmène au-delà de la dichotomie problème / solution. Comme exemple, je proposerai simplement de réfléchir au fait que l’on échoue bien souvent à soigner la maladie qui conduit à la mort ; c’est là, en particulier, que la dimension spirituelle de l’accompagnement prend toute sa valeur : devant l’inévitable, l’incontournable, auquel on ne peut rien, sinon chercher à le dépasser en nous reliant à une perspective plus grande. Or, même si la porte d’entrée est donc le grain de sable dont l’huître intérieure fera une perle, l’accompagnement psycho-spirituel ne met pas l’accent sur les blessures, les traumatismes et les manquements, les inévitables déviations du mouvement de vie, mais plutôt sur la relation avec cette dimension de l’être qui est toujours intacte, quoiqu’il soit advenu, et qui se révèle être inaltérable, inviolable. C’est d’elle que vient, si elle doit venir, la guérison dans laquelle on entendra l’éclat de « gai rire » qui survient quand les choses prennent sens et contraste inévitablement avec la visée thérapeutique du « soi nier ». 

Le surgissement de ce rire est la signature la plus caractéristique du satori des maîtres zen, éveil ou libération qui traduit une sortie par le haut de toutes les difficultés liées à l’histoire horizontale. Ces difficultés n’ont pas nécessairement disparues, les blessures ne se sont pas refermées par magie; elles sont dépassées, transcendées dans une perspective nouvelle qui a cependant toujours été là – la perspective qu’on peut avoir sur les choses de la vie à partir d’un espace virginal, immaculé. Pour aller vers la Lumière vivante, il faut traverser les grandes eaux psychiques, ce qui implique de faire face à nos peurs les plus profondes. C’est l’illusion alors que nous traversons, et le plus grand bénéfice du travail du rêve est bien de lever ce voile de l’illusion. Mais dès lors, ce ne sont plus l’illusion ou les eaux psychiques qui importent de quelque façon mais bien l’espace libre, ouvert et lumineux que nous découvrons au-delà de celles-ci. Et c’est donc l’établissement d’une relation consciente avec ce lieu intérieur toujours libre de tout ce qui a pu ou pourrait advenir, que l’on dira aussi dans un certain vocabulaire être pur et immaculé, où la vie se crée sans cesse d’elle-même dans le Nouveau, qui est la guérison elle-même. Ce que je dis là n’empêche pas que l’approche privilégiée dans l’accompagnement psycho-spirituel puisse être appliquée par des psychothérapeutes avec une visée thérapeutique. Cela réorienterait la psychothérapie vers la dimension spirituelle, ce qui me paraît souhaitable. Nous aurions donc enfin des psychologues avec un esprit, qui pratiquerait une thérapie de l’âme qui repose toujours sur le fait que celle-ci est en relation avec une réalité créatrice inaltérable. 

Dès lors, il ressort que la règle d’or de l’accompagnement psycho-spirituel, qu’auront bien du mal à saisir ceux qui veulent vivre et travailler à l’abri de la sécurité qui découle de lois et de principes établis une fois pour toute, c’est que le processus que nous accompagnons est toujours radicalement créateur. Il ne répète pas, même si l’on peut reconnaître des thèmes archétypaux qui sont déclinés de différentes façons. Il invente toujours du nouveau, et c’est au service de cette dimension créatrice que nous devons nous mettre dans la logique de l’accompagnement. Le but du Travail, si on peut lui en donner un, est – dans les mots d’Hanna Dallos, la scribe des Dialogues avec l’Ange – de permettre l’avènement de l’individu créateur et libre de la peur. Or l’Esprit est précisément ce qui introduit un Souffle créateur dans les mécaniques du corps et de la psyché – le Souffle du Vivant. Un corollaire de cette règle d’or, à moins que ce n’en soit la formulation la plus directe et pragmatique, consiste en poser que nous devons toujours respecter entièrement la singularité de l’accompagné. Cette singularité est sa plus grande richesse. En aucun cas, nous ne pouvons nous permettre de l’enfermer dans une théorie générale, fut-elle celle de la psychologie jungienne des profondeurs, ou dans quelque lecture d’un évangile ou d’un sutra. Par définition, nous ne pouvons pas savoir pour l’autre, et nous ouvrons dans la rencontre un espace de silence où cet autre peut entendre sa propre vérité vivante, telle qu’elle se crée dans l’instant. Il s’agit au fond d’adopter la même attitude que celle que Jung recommandait en face des rêves : 

« Lisez tous les livres, étudiez toutes les méthodes, mais devant un rêve, écartez-les car le rêve est unique comme le rêveur est unique. » 

Le rêve doit lui-même être envisagé comme un processus créateur par laquelle le Soi, en termes jungiens, ou l’Esprit, cherche à chaque fois à amener une nouvelle perspective sur les choses, à donner naissance à une nouvelle conscience. Le nouveau mythe qu’a cherché Jung pour amener un remède à notre perte de contact collective avec la dimension sacrée de l’existence tourne dans une grande mesure autour de ce que Edward Edinger, un analyste jungien qui a marché dans les pas du vieux sage de Küsnacht, a appelé la création de conscience (titre de son livre sur ce point). Il ressort que la conscience pourrait bien être l’enfant chéri de l’Univers, un univers que certains physiciens qualifient d’« anthropique » car il semble n’avoir d’autre but que de créer de la conscience. Le pire que nous puissions faire est d’enfermer cette nouvelle conscience à naître au travers du rêve, et plus largement, du processus de transformation, dans du "déjà connu". Il se pourrait que l’on détienne la clé de l’accompagnement quand on comprend intimement qu’il s’agit de collaborer avec le Créateur pour lui permettre de créer quelque chose de nouveau au travers de l’aventure de notre accompagné, et in fine, au travers de notre propre aventure. C’est une œuvre poétique, au sens premier du mot grec poiêsis – création. On s’unit enfin avec l’énergie créatrice de l’Univers quand on la laisse créer librement au travers de nous, sans que la volonté consciente de l’accompagnant ou celle de l’accompagné ne s’en mêle. La question qui s’impose alors à l’un comme à l’autre dans un éclat de gai rire complice est, s’adressant à cette dimension créatrice qui amène toujours du Nouveau dans l’existence : 

Que veux-Tu créer par moi ? Quoi de neuf, Docteur ? 


C’est le mystère qui accompagne ! 

En conclusion, il faut apporter immédiatement deux compléments essentiels à ce qui vient d’être dit : 

Le premier de ces points, c’est que l’accompagnant psycho-spirituel ne saurait, au risque sinon d’interférer avec le processus, avoir aucun projet pour l’accompagné. Le but ultime est la nouvelle naissance, mais la forme et la temporalité dans laquelle celle-ci s’inscrira appartiennent entièrement au pèlerin. C’est l’œuvre de l’Esprit, dont nous sommes témoins et assistants, mais en aucun cas celle de l’accompagnant qui doit se pousser du chemin. En fait, chacune des personnes que nous accompagnons nous emmène plus loin sur ce chemin. Il n’y aurait rien de pire dans cette perspective que de croire savoir pour l’autre, et de l’enfermer dans nos croyances, qu’elles soient issues d’une tradition qui nous a nourri ou de notre minuscule expérience. Je souligne ici que l’enjeu principal de l’accompagnement du point de vue de l’accompagnant est éthique et porte directement sur la question du pouvoir, de l’autorité et de la position que lui confère sa position, et l’inévitable jeu du transfert et du contre-transfert. Nous ne saurions en aucun cas être naïfs devant cet enjeu car l’ego n’est jamais aussi puissant que lorsque l’on prétend l’avoir dépassé. Nous ne pouvons éviter d’examiner l’ombre de pouvoir à laquelle notre posture d’accompagnant nous confronte inévitablement, et c’est là, plus que nulle part ailleurs sans doute, que nous pouvons offrir un exemple à nos accompagné.e.s de capacité à regarder l’obscurité en face, et transformer la materia prima en conscience. 

En fait, et c’est le second point que je veux souligner ici en conclusion, l’accompagnement est un prétexte. Ce n’est pas nous qui accompagnons, c’est encore une fois l’Esprit à travers nous. Et cela va avec le fait que c’est ainsi, en accompagnant, que nous continuons à cheminer, avec l’aide des personnes que nous accompagnons. Ainsi, à partir d’un certain point, avons-nous pour nous éclairer non seulement nos propres rêves mais aussi ceux de nos accompagné.e.s, et non seulement nos propres questions existentielles, mais aussi celles des personnes que nous accompagnons dans la recherche. Pour ma part, je n’ai aucune prétention à avoir accompli la nouvelle naissance, je suis toujours en chemin. Je n’énonce pas ici des vérités définitives mais je livre les fruits provisoires de ma propre recherche sans prétendre en faire le tour de façon exhaustive, et en étant conscient d’effleurer nombre de points qui réclameraient d’être approfondis. Il me faut préciser que ces mots n’engagent que moi – ma compagne et partenaire dans la formation en écoute intérieure des rêves formulerait certainement différemment beaucoup de choses que j’ai dites ici, et y apporterait des compléments éclairants. Ce chemin sur lequel je marche implique cependant de partager ce que j’ai récolté sur la route non seulement pour la joie du partage, mais aussi pour les fins de la recherche elle-même qui s’alimente de la discussion libre et ouverte à laquelle j’invite... 

Il est en effet bien rare donc d’une part que nous trouvions un maître qui soit entièrement éveillé pour nous accompagner mais cela ne doit pas nous empêcher de nous mettre en chemin car le véritable maître est intérieur. Il saura nous nourrir de lectures, de rencontres, de rêves, d’intuitions. Et d’autre part, il ne faut surtout pas attendre d’être devenu soi-même un tel maître accompli qui marcherait sur l’eau dans sa baignoire pour accompagner autrui car si l’appel s’en fait entendre, et si on trouve en soi-même l’humilité nécessaire pour le faire, l’accompagnement est le chemin le plus direct vers la Liberté. Et si on ne trouve pas cette humilité, on peut compter sur l’Esprit pour nous mettre le nez dans l’humus et nous l’apprendre de la manière forte. Il suffit pour cela d’être honnête avec soi-même, dans une attitude de profonde écoute de l’autre et de ce que nous dit notre âme. C’est l’attitude intérieure qui détermine l’altitude à laquelle nous évoluons : plus nous saurons nous incliner devant le mystère à l’œuvre, plus le mystère pourra donc œuvrer à travers nous. Et il s’avère alors que c’est le pèlerin qui, ouvrant son propre chemin vers le cœur du Mystère, devient notre guide. Ainsi, accompagnant.e. s et accompagné.e.s se rejoignent finalement dans l’émerveillement devant les œuvres de l’Esprit, qu’on appelle à bon droit « le grand Œuvre » ! 

Rose méditative, de Salvador Dali

Le fruit de l’esprit 

Quant à ce qui suit cette mort et nouvelle naissance, qui est aussi une ouverture, une entrée dans l’Ouvert sans limites, il ne sert pas à grand-chose d’en parler. Quoi que l’on dise, le mental s’en emparera et en fera une absurdité. Ainsi, on peut évoquer une libération de la souffrance, et d’un avènement de la Félicité, de la Paix et de l’Amour, mais cela n’a pas grand chose à voir avec le bien-être dont le marché spirituel tire ses arguments publicitaires. Celui qui en parle le mieux, peut-être, c’est Paul, que je répugne à nommer « saint » tant ses obsessions ont dévoyé l’enseignement originel selon moi, mais qui dit bien que « ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ en moi. » Il indique aussi que 

« le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, serviabilité, bonté, fidélité, douceur, maîtrise de soi. » (Galates, 5, 22) 

Ce fruit, chacun peut y goûter. Maintenant. Comme dit joliment Michel Fromaget, « tout instant lui est propice, et pour l’inaugurer, un simple oui suffit. » Il n’est pas nécessaire d’attendre la Résurrection finale ou l’Éveil définitif, car finalement nous n’arrêtons pas de passer par des cycles de mort et de nouvelle naissance. C’est par là, semble-t-il, que la conscience s’élargit et se re-crée elle-même sans trêve. Dans cette liste non exhaustive, je soulignerai bien sûr tout particulièrement l’amour inconditionnel (agapé) et la joie qui vont avec une réconciliation entière avec tout ce qui est et tout ce qui a été, tout ce que nous sommes et tout qui a fait que nous sommes devenus ce que nous sommes. Incluant la souffrance et les mille morts que nous avons dû vivre pour arriver à cette réconciliation qui est le signe le plus certain de l’œuvre de l’esprit. Et pour ma part, en bon anarchiste mystique revendiqué (mais relativement libre de cette étiquette à laquelle je ne me limite pas), je soulignerais que le plus savoureux de ce fruit, qui résume certainement tous les autres aspects, est certainement la liberté entière qu’il confère à qui le goûte. On peut dire que c’est un tout nouvel état de conscience qui se dévoile alors, au-delà de la logique conflictuelle du mental séparateur. Richard Moss en parle brillamment dans son livre le second miracle : après le premier miracle consistant en l’apparition d’une conscience fondée sur l’égo, une autre possibilité de conscience surgit qui dépasse tout ce que l’égo peut envisager. Une conscience qui embrasse la Totalité vivante… 

On peut dire enfin que cette métanoïa recherchée comme le bien le plus précieux est un simple renversement du regard. Tout a toujours été là, et apparaît soudainement sous un jour nouveau. Ainsi, il arrive que l’on s’arrête et que l’on contemple une rose pour découvrir l’infinie richesse des moindres détails de la perfection qu’elle est. On peut s’oublier pendant une éternité de temps subjectif dans cette contemplation, et cet oubli de soi – c’est-à-dire du petit moi – ouvre enfin la porte de la liberté. William Blake nous pointait cette direction quand il écrivait : 

 « Voir un monde dans un grain de sable 
Et un Ciel dans une Fleur sauvage 
Tenir l'Infini dans la paume de la main 
Et l'éternité dans une heure. » 

La recherche psychologique met en évidence qu’il est assez fréquent que des personnes qui font face à la proximité de la mort vivent un tel état d’éveil, un moment de vérité vivante. Tout à coup, chaque instant devient lumineux. Les couleurs se font plus vives, l’air que l’on respire plus vivifiant, la caresse du vent sur le visage plus sensible. Le moindre sourire, un rire d’enfant, la présence d’un être aimé deviennent des trésors. Tout ce qui nous semblait banal, acquis, indigne d’attention, devient soudainement infiniment précieux, l’expression d’une pure merveille. Il n’y a plus rien à chercher au dehors, tout est déjà là et a toujours été là. On devient pure présence à la vie, à la beauté du monde. C’est une grâce, une bénédiction que de vivre cela tant qu’il en est encore temps. On s’est simplement arrêté. On a arrêté de courir, de chercher ce qui est là, le présent, le cadeau de l’existence. Cela prend un maître implacable, la mort qui pose sa main sur notre épaule, pour que l’on s’arrête enfin, que l’on cesse de fuir notre vérité. Cependant, il n’est pas nécessaire de recevoir un diagnostic et un pronostic fatals pour pouvoir faire un tel saut dans la Vie. C’est possible en chaque instant, pour peu que nous entrions, maintenant, en pleine conscience dans le miracle de vivre. 

Je laisserai le dernier mot à Yeshua Ha-Nozri. Ce dernier nous donne peut-être la clé de la nouvelle naissance dans un logion cinglant de l’évangile selon Thomas, que devraient méditer tous les passeurs voulant accompagner autrui dans le passage : 

« Soyez passant. »

Je ne saurais dire tout ce que cette réflexion doit aux personnes que j'ai eues le privilège d'accompagner jusqu'ici, qui reconnaîtront nombre d'éléments ressortant de leurs expériences et de nos discussions. Qu'ielles soient ici profondément remercié.e.s, de tout cœur.

* * *

Vous pouvez télécharger l'intégralité des deux articles en PDF sans illustrations ici : accompagnement psycho-spirituel

Ce texte est publié sous licence Creative Common BY/NC/ND : vous pouvez en copier des extraits sans demander d’autorisation à condition de citer la source, qu'il n'en soit fait aucun usage commercial et qu'ils ne soient pas modifiés. (Pour plus d’informations : https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.5/ca/deed.fr)

vendredi 11 août 2023

Accompagnement psycho-spirituel 1/2

Accompagnement psycho-spirituel

Dans une perspective jungienne

1ère partie

Je propose ici une réflexion en deux parties sur le paradigme de l'accompagnement psycho-spirituel qui sous-tend le travail en Écoute Intérieure des Rêves et le dépasse largement. Ces vues n'engagent que moi et ne prétendent pas faire un tour définitif et exhaustif des questions qu'elles soulèvent, non plus qu'elles ne se posent comme un enseignement. Ce texte se veut plutôt un énoncé de recherche et une invitation à la discussion ouverte : toutes les contributions et critiques constructives qui permettront d'approfondir et de clarifier le sujet sont bienvenues. Les partages d'expériences pertinentes seront particulièrement appréciés.

Merci d'avance !

(Pour les fins d'allègement du texte, la forme masculine, en particulier pour les termes "accompagné" et "accompagnant", est privilégiée ici, sans préjuger cependant du genre et du sexe des personnes concernées, qui s'avèrent d'ailleurs plus souvent être des femmes, ou du moins avoir développé leur féminité intérieure.)

Un des objectifs pédagogiques de la formation que ma compagne et moi-même proposons en Écoute Intérieure des Rêves est de communiquer les éléments clés de l’accompagnement psycho-spirituel par le travail avec les rêves dans leur connexion avec l’imagination créatrice et le ressenti. Récemment, j’ai proposé une synthèse sur cette question au travers d’une mini-conférence aux étudiantes engagées dans la formation en présentiel. En voici, à l’usage des étudiant(e)s en distanciel et de toutes les personnes intéressées, un exposé qui reprend les éléments essentiels de cette conférence tout en l’enrichissant encore d’idées qui n’avaient pu, faute de temps, y trouver place. Si vous avez quelque intérêt pour la formation EIR, vous y verrez se dessiner le cadre dans lequel nous envisageons le travail avec les rêves, et plus largement l’accompagnement. Bien sûr, c’est un article un peu long et touffu, où je présente les conclusions provisoires de ma recherche en invitant à la discussion de chacun des points proposés. Cette longueur, bien qu’elle soit rédhibitoire pour certain.e.s qui préféreront à bon droit des exposés plus concis, me semble nécessaire pour tenter de dégager l’approche psycho-spirituelle de la confusion qui l’entoure souvent sur Internet, où l’on se contente volontiers de formules creuses et de raccourcis douteux quand on parle de spiritualité…

Qu’est-ce que l’accompagnement psycho-spirituel ?

Il faut dire d’emblée aussi clairement que possible ce que ce n’est pas. L’accompagnement psycho-spirituel n’est ni de la psychothérapie, ni de la direction de conscience, ou une forme d’enseignement spirituel, par exemple d’une forme de méditation. Cela ne veut pas dire que le travail n’aura pas, parfois, des incidences psychothérapeutiques, mais l’accent n’est pas mis sur la thérapie. Ce n’est pas une forme de psychanalyse, même si son cadre est proche de celui de l’analyse au sens où l’entendait Jung : un dialogue dans lequel intervient un Tiers transcendant les positions respectives de l’analysant et de l’analyste, de l’accompagné et de l’accompagnant. Mais la métaphore sous-jacente à l’accompagnement est autre que celle du paradigme médical qui sous-tend la psychiatrie, mais aussi du mythe apollinien que James Hillman a mis en lumière dans son livre le mythe de la psychanalyse. Et pourtant, la materia prima inconsciente sera mise en travail dans l’athanor alchimique ! Cependant, l’image qui nous guidera dans l’accompagnement sera celle de compagnes et compagnons, c’est-à-dire de marcheurs de concert, sur le chemin existentiel de la quête spirituelle.


Mais c’est quoi, le « spirituel » ?

En préalable, nous rencontrons donc à l’abord de ce sujet le problème de la définition du « spirituel » : de quoi parle-t-on là ? Qu’est-ce que cela mange en hiver ? J’ai posé la question à notre groupe d’étudiantes et en première réaction, il en est ressorti que c’est un terme que plusieurs évitent d’utiliser car il est trop galvaudé. Je répugne moi aussi à employer ce mot car je suis dérangé par l’opposition implicite entre spirituel et matériel. On a trop souvent dévalué la terre, le corps – et en passant, le féminin – au nom du spirituel. Je préfère donc à ce terme la notion de travail existentiel qui renvoie d’ailleurs à une autre notion difficile à appréhender : l’essentiel – ce qui trait à l’essence, ou à ce que Kant désignait comme le noumène (l’être-en-soi), par contraste avec les phénomènes. Il reste que ce mot « spirituel » désigne quelque chose de précis, qui s’est perdu dans les brumes conceptuelles de notre époque, et sur lequel il est nécessaire de bien s’entendre pour définir la portée et la direction du travail intérieur. Voici quelques propositions de définition qui ont émergées de la discussion avec les étudiantes :

- ce qui nous dépasse, qui prend en compte la dimension totale de l’existence.

- ce qui relie au Divin, mais en même temps, le Divin est en tout…

- quelque chose qui a à voir avec là d’où on vient, la Source de vie – des qualités reliées à cette Source…

- une notion reliée à l’âme, au Divin, au sacré, à notre nature profonde, et qui renvoie au chemin intérieur que l’on peut faire pour être dans une conscience élargie.

- ce qui est relié à l’Esprit, au Souffle, à une Source inspirante, agissante.

Avant toute chose, il nous faut commencer à s’arrêter sur la confusion qui entoure ce terme « spirituel », qui est mis à toute les sauces, aussi bien dans des milieux qui s’en emplissent la bouche que d’autres, qui se veulent rationalistes sinon scientistes, et qui le rejettent, l’assimilent à une forme de folie douce. On peut penser que cette confusion participe de ce que Bernanos désignait comme « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », qui serait indissociable de notre civilisation moderne. Et cependant, nous sommes nombreux à sentir, le plus souvent confusément bien sûr, qu’il nous manque quelque chose. Pour éclairer ce point, il faut s’arrêter sur le fait que pour beaucoup d’entre nous, il importe de différentier « religion », assimilée à un système contraignant de dogmes et de croyances limitantes, et « spiritualité », entendue comme « vie de l’esprit », « connexion avec ce qui est plus grand que nous et qui donne sens à notre existence ». Mais il reste donc que nous n’avons donc plus de système symbolique collectif pour nous relier à la dimension sacrée de l’existence. 

En nous débarrassant de la religion qui nous assommait avec ses anathèmes du genre « hors de l’Église, point de salut », nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain et cela engendre une profonde souffrance dans l’âme de nombre d’entre nous – et pourrait-on dire, dans l’âme de notre monde. C’est ce que Jung a mis en lumière, constatant en lui-même et autour de lui la faillite du mythe chrétien, et se mettant dès lors en quête d’un remède, une panacea alchimique, c’est-à-dire d’un nouveau mythe vivant. Il est à noter d’ailleurs, sans nous arrêter pour l’instant sur cette affirmation, que ce nouveau mythe pourrait bien être une reformulation de ce qui constituait le cœur du mythe chrétien dans de nouveaux termes – des termes parlant au cœur de notre modernité agnostique. Cependant, la quête spirituelle de ce nouveau mythe est donc devenue une aventure surtout individuelle, bien souvent solitaire, et c’est là que le rôle des rêves et de l’imagination créatrice, mais aussi des rituels et rites de passage, comme points de connexion avec la dimension de sens dans nos existences hors de tout système d’autorité, s’avère déterminant.


La confusion psychique / spirituel

Pour bien comprendre ce dont il est question, il faut encore observer que nous ne savons plus clairement distinguer ce qui est de l’ordre du psychique et ce qui relève du spirituel. Nous mélangeons tout. C’est ce que dénonçait par exemple le Cheikh Abdel Wahed Yahia (René Guénon), qui voyait dans cette confusion – dont Jung n’est pas exempt – la racine de nos maux. Et quand ces deux notions ne sont pas purement et simplement identifiées, gommant ainsi toute dimension de profondeur spirituelle, elles sont mises en opposition : nous avons ainsi des spiritualistes sans psychologie, qui vivent encore dans un passé révolu et n’ont souvent pas examiné les questions de relation de pouvoir et d’égo que véhiculent leur spiritualité « hors sol ». C’est ce qui alimente la peur des gourous et d’autres formes d’emprise spirituelle. Mais surtout – et c’est dramatique car c’est eux qui définissent la doxa dominante en cette matière – nous avons des psychologues sans esprit, qui vont jusqu’à considérer toute forme de spiritualité comme pathologique, ou du moins, comme une simple sublimation des pulsions libidinales. 

Or cela engendre, encore une fois, une énorme souffrance. J’y suis particulièrement sensible car je travaille avec beaucoup de personnes que l’on peut dire « en émergence spirituelle » – pour reprendre là les mots du grand psychologue Stanislas Grof, qui faisait ainsi un jeu de mots intelligible seulement en anglais. Il parlait en effet (dans son livre A la recherche de Soi) de ces gens en spiritual emergency, ce qui s’entend non seulement comme « émergence spirituelle » mais aussi comme « urgence spirituelle », en soulignant que nombre d’entre eux se retrouvent à l’hôpital psychiatrique car ce qu’ils vivent n’est pas compris. Malidoma Somé, un enseignant issu de la tradition africaine, soulignait que cette façon de traiter les difficultés initiatiques de la naissance spirituelle s’apparente à un avortement de l’âme, et que nous nous privons ainsi de guérisseurs et de guérisseuses dont notre monde aurait besoin. Et en effet, je reçois beaucoup de personnes qui n’oseraient pas se tourner vers des psychologues de peur d’être immédiatement mises dans une case pathologique parce qu’elles vivent des choses qui sortent de l’ordinaire et marchent hors des sentiers battus. 

Pour ma part, j’honore le courage de ces individus qui sortent des abris offerts par la mentalité collective et qui bien souvent risquent tout pour vivre la singularité de leur destinée, à la recherche du sens qui éclairera leur existence. Cela inclut des personnes dont la souffrance est tellement aiguë que l’on les qualifiera volontiers de « borderline » – mais il faut lire living in the borderland de Jerome Bernstein pour comprendre toute la richesse que ces états frontières peuvent receler, et comment les civilisations traditionnelles, par exemple les Navajos, savaient accompagner ces traversée et leur donner du sens. Disons rapidement que dans notre perspective, il est inévitable qu’il y ait une fêlure pour que la lumière entre. Krishnamurti soulignait que ce n’est pas en fait un signe de bonne santé que d’être adapté à une société malade, et du point de vue spirituel, il est clair que notre monde est malade. Nous valorisons donc la fêlure dans ce qu’elle est une occasion de conscience – c’est le travail de conscience sur la ligne de faille qui importe, et non une prétendue perfection qui s’avère bien souvent recouvrir une béance inconsciente. Il s’agit, comme nous y invitait Jung,  non d’invoquer des êtres de lumière mais d’aller, avec l’aide de celle-ci, éclairer l’obscurité. Voilà donc qui, hors même d’une définition précise de cette notion polysémique de « spirituel », place l’enjeu de l’accompagnement psycho-spirituel.


Un processus de verticalisation intérieure

Il s’agit d’accompagner un processus de transformation intérieure qui bien souvent s’impose à la personne sans qu’elle l’ait consciemment demandée, et dans lequel elle est conduite à sortir des cadres sociaux pour se lancer dans une quête irréductiblement individuelle du sens de son existence, ou du moins de l’aventure qu’elle vit. Dans cette perspective, il s’agit tout à la fois de bien distinguer ce qui est de l’ordre du psychique et de celui du spirituel – et par exemple du personnel et du transpersonnel, de l’histoire de la personne et de la verticalité qui transcende cette dernière – et cependant de bien les articuler. Car si l’Esprit ne descend pas, s’il n’est pas incarné dans la chair, s’il ne dénoue pas tous les nœuds et ne pacifie pas les souffrances, alors l’Œuvre échoue. On peut dire que le psychique constitue une marche pour accéder au spirituel, à condition de ne pas les hiérarchiser dans une linéarité illusoire : le processus est circulaire et il n’est pas rare que nous devions revenir sur une difficulté que nous croyions avoir laissé derrière nous, pour en découvrir une nouvelle dimension de sens. Le chemin intérieur est ainsi fait de ups and downs, de sommets illuminés et de vallées obscures, et ce sont les allers et retours des uns aux autres qui contribuent au tissage de l’âme, que certains appellent joliment le soul making. Nous ne cessons donc de monter cette marche qui conduit du psychologique à l'existentiel et d’en redescendre. Dès lors, le travail spirituel bien compris reconduit dans les profondeurs psychiques avec de plus en plus d’amour pour les éclairer, tandis que cet amour met le feu à l’âme qui s’embrase sous la caresse de l’Esprit.

Pour poser une première définition, nous dirons donc que ce qui tient du psychologique concerne tout ce qui tient à l’édification de notre personnalité. Le psychique est lié à l’histoire, non seulement l’histoire personnelle mais aussi collective (l’histoire de sa famille, de ses lignées, de la culture dans laquelle vit la personne) et plus largement, donc, à la dimension horizontale, dans le temps, de l’existence. On peut dire aussi du psychique ou du psychologique est relatif à la forme et aux représentations, aux images et aux concepts dans lesquelles nous prétendons enfermer le Réel, et qui nous permettent cependant d’être en relation avec ce Réel, Cela-qui-est. Tandis que ce qui relève du spirituel nous renvoie à une dimension de sens de l’existence que nous pouvons qualifier de verticale à plusieurs titres, et du fond de l’être par contraste avec la forme. Cette dimension est verticale dans ce qu’elle relie notre terre au « plus grand », que l’on appelle volontiers le Ciel – l’immensité qui nous entoure. Elle est verticale aussi dans ce qu’elle est hors du temps, dans l’éternité du moment présent – qui est la seule Éternité à laquelle nous ayons part. Or nous avons toujours accès « Maintenant » à cette Vie éternelle, immédiatement (sans intermédiaire) : elle est le sol existentiel dans lequel nous pouvons être ancrés en permanence, en Présence. A noter comment le langage même souligne la distinction entre nos représentations (qui re-présentent, présentent à nouveau le réel...) et le présent immédiat. Étant donc ainsi ancrés dans la présence à ce qui est – encore une fois, maintenant, dans l’instant cadeau (présent) immédiatement sous notre main (main tenant) – nous pouvons enfin nous redresser. Et c’est là donc encore un sens – sans prétendre d’ailleurs les épuiser tous – que nous pouvons donner à cette verticalité du spirituel : nous redressant intérieurement, nous nous libérons des chaînes des conditionnements et des mémoires, du temps, pour toucher au Ciel. 

Nous accomplissons psychiquement et spirituellement ainsi le mouvement de l’hominisation qui a conduit nos ancêtres primates à se redresser sur leurs pattes arrières, qui sont devenus nos jambes. Nous complétons une étape de l’humanisation. Nous ne devenons pas des dieux, des sur-hommes, mais nous accomplissons consciemment notre humanité. Nous devenons pleinement humains.


Une anthropologie qui redonne leur place à l’âme et à l’esprit

Je n’énonce ici rien de nouveau. Les anciens connaissaient bien cette distinction entre le psychique et le spirituel – la psyché et le pneuma – et en tiraient des conclusions vitales. Nous sommes reconduits à la nécessité d’une anthropologie ternaire, qui distingue trois étages en l’être humain : il y a la vie du corps et celle de la psyché, mais aussi la vie de l’esprit – à ne pas confondre ici avec le mental, la pensée, que l’on désigne souvent abusivement comme « esprit ». Les écrits d’un anthropologue contemporain, Michel Fromaget, aident tout particulièrement à sortir de la vision dualiste dominante qui résume l’être humain à corps-psyché en en faisant par ailleurs un simple mécanisme producteur / consommateur dans la grande mécanique économique. Je recommande donc au plus haut point ses livres, en particulier la drachme perdue et, pour celles et ceux qui veulent approfondir sa pensée, Corps-Âme-Esprit, introduction à l’anthropologie ternaire même s’il me semble confondre psyché et âme, ce qui participe de la confusion ambiante autour de la notion d’esprit. Je ne saurais lui en vouloir car non seulement l’étymologie de ce beau mot « âme » (du latin anima, qui a donné animal) lui donne apparemment raison, mais Jung semble bien souvent entretenir cette confusion. Ce dernier utilise en effet souvent de façon interchangeable les termes Das Seele (l’âme) et Psyche, et cela est sans doute un indice de la confusion dans laquelle il était entre psychique et spirituel. 

Il reste que, dans la perspective qui nous intéresse ici, la notion d’âme ne doit surtout pas être confondue avec celle de psyché, pas plus que celle d’esprit avec le mental (du latin mens, d’où vient entre autre le mensonge), au risque sinon de perdre de vue le fait que l’accompagnement psycho-spirituel s’inscrit justement à la jonction vivante entre psyché et esprit. L’étymologie permet cependant de comprendre comment s’articulent ces concepts si l’on s’arrête à la relation implicite qu’elle dessine : l’anima est ce qui anime d’un souffle le corps vivant. Quand l’âme a quitté ce corps, il ne demeure qu’un cadavre. Mais ce souffle qui anime le corps, d’où vient-il ? L’esprit, au sens premier, est précisément ce souffle (pneuma), que l’âme transmet au corps / psyché. L’âme est donc ce point de rencontre entre psyché et esprit, et véhicule le souffle dans la psyché. Et c’est Jung encore qui amène une vision de l’âme qui permet de sortir de la réduction de l’âme à la seule psyché quand il écrit, dans Psychologie et Alchimie :

« L’âme est l’œil qui voit Dieu »

Nous n’entrerons pas dans un débat théologique sur ce qu’il entendait là par ce gros mot « Dieu », qui réclame selon la tradition zen que l’on se lave la bouche après l’avoir proféré. Il n’est pas utile d’en discuter car soit l’on voit ce dont il est question, et il n’est nul besoin de l’affadir en en parlant, soit l’œil justement est obstrué, et ce ne sont pas des concepts qui rendront la vue à l’aveugle. Il suffira donc ici de dire que pour Jung, l’âme était l’organe spirituel par excellence, la dimension de la psyché qui nous permet d’aborder au mystère vivant de l’Esprit. L’âme serait, dans cette approche de son mystère, le versant spirituel de la psyché. Nous touchons là à un point essentiel dans la recherche qui nous intéresse ici car le sujet de l’accompagnement psycho-spirituel est précisément l’âme, le lieu où s’opère la jonction entre psyché et Esprit, où ce dernier s’incarne, se manifeste tout en reliant à sa dimension transcendante.


Une approche existentialiste de l’âme

Je dis « sujet », et non objet, car si la psyché est l’objet de la science psychologique, l’accompagnement ne se veut pas science mais démarche, marche de concert avec l’âme avec qui le bon pain de vie est partagé, ce qui est le sens profond du compagnonnage (voir l’étymologie de « compagnon » : companionem, proprement, « celui qui partage le pain avec un autre », de cum, « avec », et panis, « pain »). Quant à moi, j’oserai dire que nous nous fourrons le doigt dans l’œil en discutant de l’existence de Dieu – mais  de quoi parlons-nous donc sinon de ce pourquoi il est quelque chose plutôt que rien, qui échappe totalement à notre mental ? - et que la véritable question qui hante notre époque est :

L’âme existe-t-elle ? Avons-nous une âme, c’est-à-dire une possibilité, fut-elle infime, de sortir de notre agnosia (ignorance, inconscience) et de dé-couvrir le sens vivant de notre existence ?

C’est un point de vue existentialiste qui ne s’embarrasse d’aucune définition a-priori de « Dieu », et n’en nie aucune d’ailleurs dès lors où elle fait partie de l’expérience humaine. C’est encore un point clé de l’accompagnement psycho-spirituel : il nous faut être agnostiques, au sens d’être conscient de notre non-savoir – de notre agnosia, c’est-à-dire de notre ignorance, et de notre inconscience – ce qui n’empêche pas chacun d’avoir ses propres croyances. Il s’agit au fond de rester dans l’Ouvert et de respecter toutes les croyances comme étant des passerelles vers le Mystère vivant. La question n’est pas de notre point de vue le contenu des croyances, si elles sont vraies ou fausses, mais ce qu’on en fait, ce qu’elles permettent : une même croyance peut être destructrice si elle autorise à torturer autrui, ou salvatrice si elle invite à lui porter secours, à considérer l’autre avec compassion. Plus profondément, on peut envisager toutes les croyances sur le même plan que toutes les histoires que nous nous racontons, et interroger : à quoi nous servent-elles ? Que nous donnent-elles à ressentir ? Quelles postures nous amènent-elles à prendre ? Et quand je dis « posture » ici, j’implique le corps et l’énergie psychique...

Nous traitons donc les croyances et les histoires dans lesquelles notre pèlerin met sa vérité comme autant de projections, ce qui ne signifie pas que nous les dévaluons : quelque chose de très précieux s’exprime dans la projection – mais c’est la vérité qui s’exprime sous cette forme qui nous intéresse, et non les habits qu’elle revêt pour se faire entendre. Nous respectons le fait que notre pèlerin rêve les yeux ouverts, et nous pointons simplement vers la possibilité de traverser le rêve pour en extraire le sens vivant – il s’agit d’aller au-delà de la forme, du littéralisme, pour rendre le fond conscient. C’est la vertu du symbole que de permettre cette traversée de l’image, de la re-présentation, vers ce qu’elle révèle, et cependant voile en même temps. Dans cette perspective,on peut dire aussi que nos croyances comme nos projections s’avèrent être des véhicules qui nous permettent d’aller quelque part, et autant de façons d’entrer en relation avec ce qui nous est inconscient. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que l’on puisse se passer de toute croyance mais simplement qu’on peut éviter de s’enfermer dans une certitude close, et donc parfois descendre du véhicule et marcher à pied, allégé de toute certitude.

L’accompagnant doit donc être capable d’accompagner aussi bien les croyants que les athées, qui dans leur négation du theos entretiennent une autre croyance, une idée qu’ils se font du Mystère d’être et de ce que l’on désigne du nom de Dieu, qui peut beaucoup varier selon l’histoire de chacun. Si l’accompagnant n’est pas allé lui-même au-delà de sa propre croyance, il ne pourra accompagner que jusque là où il est allé, et s’il prétend limiter son accompagné à ce qu’il croit savoir, cela risque fort de s’avérer une impasse si l’accompagné veut aller au-delà. Je ne discute donc pas pour ma part de l’existence de Dieu – je laisse cela aux théologiens, dont bien souvent les énoncés me semblent être le reflet d’une anthropologie qui ne dit pas son nom. Richard Moss pose de façon particulièrement claire de quoi il est question là en déclarant que « Dieu est un concept transitionnel vers l’Infini » – je ne crois pas utile de débattre des objets transitionnels dont nous avons besoin pour appréhender ce qui nous dépasse infiniment. Ce qui est intéressant, c’est comment et au travers de quoi nous entrons en relation avec cet Infini vivant. Dans cette perspective, je peux pour ma part affirmer, en m’appuyant sur ma propre expérience de vie, l’existence de l’âme. Quant à proposer une définition de cette dernière, dont j’ai déjà dit qu’elle est à la jonction entre la psyché et l’Esprit, qu’elle permet leur relation vivante, je risquerai simplement cette idée :

L’âme est ce qui aime.

On l’entend dans le mot même, qui fait participer l’âme au mystère de l’Amour, autour duquel la langue des oiseaux joue en parlant de l’Aimant des sages, qui nous ramène toujours au Bien-Aimé de l’âme. C’est dans l’amour qu’un être porte au cœur que se trouve toujours la voie qui le reconduit à la plus grande dimension de sens qui puisse éclairer, sinon illuminer, son existence. Cet amour est comme une boussole qui ne perd jamais son Nord magnétique, même si nous-mêmes avons perdu le sens, la direction – l’esprit directeur de notre vie. Denis Marquet, parmi d’autres, souligne comment dans tout ce que nous aimons se reflète un amour infini pour l’Infini. Dès lors, nous pouvons saisir hors de toute théologie conceptuelle que la Cause première de tout est un mouvement d’Amour, et que le péché originel – le premier manquement de la cible, à l’origine de tous les autres manquements – est dans le fait de perdre la relation consciente à cet Amour infini dont nous sommes issus et auquel nous retournons inévitablement. C’est à ce Mystère du déploiement du Sens à partir de l’Amour, c’est-à-dire de la vie de l’âme, que préside l’accompagnement psycho-spirituel. Il faut bien dire que c’est un privilège que nous font alors les pèlerins de l’âme en route vers l’Esprit que de nous permettre simplement d’être les témoins émerveillés de cette aventure…


Une nouvelle naissance

Tout l’énoncé du processus au cœur de l’accompagnement psycho-spirituel tient dans le logion 2 de l’évangile selon Thomas, que je féminise ici dans ma traduction pour compenser des siècles de masculinisation de la quête spirituelle qui ont asséché celle-ci :

« Que celle qui cherche ne cesse de chercher
Jusqu’à ce qu’elle ait trouvé.
Quand elle aura trouvé, elle sera bouleversée.
Étant bouleversée, elle sera émerveillée
Et régnera sur le Tout. »

Je commenterai ce logion un autre jour. Je soulignerai simplement ici que le signe de l’accomplissement n’est autre que le bouleversement qui signe le passage, c’est-à-dire la transformation radicale, et l’émerveillement qui conduit au Royaume. Dans ce dernier, la Totalité est vécue et prend sens. On peut songer en écho aux mots d’Etty Hillesum, qui, sous la botte même des nazis, écrivait :

« La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité pour peu que l'on sache y ménager sa place pour tout et la porter toute entière en soi dans son unité; alors la vie, d'une façon ou d'une autre, forme un ensemble parfait. Dès que l'on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l'on veut suivre son bon plaisir pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde: dès lors que l'ensemble est perdu, tout devient arbitraire. »

Mais alors, de quoi est-il question quand nous parlons d’esprit, dans la perspective spirituelle ? C’est en fait impossible à dire, ce qui agace beaucoup nos amis rationalistes qui voudraient que leur raison puisse tout mâcher et le rendre digestible à la mesure de leur indigence, mais justement, l’esprit est la dimension de sens qui est inconcevable pour le mental, et que la psyché ne peut envisager qu’indirectement, au travers des images qui la re-présentent. L’esprit, avec une minuscule, peut dès lors être envisagé comme cette dimension qui relie notre âme à l’Esprit, avec une majuscule, le Souffle qui anime l’Univers. Nous touchons là donc au transcendant, au sens kantien du terme de quelque chose qui échappe à nos catégories mentales, et qui est cependant bien réel, bien vivant – mieux, il semble bien que ce soit la Source même de notre réalité, de notre vie. On peut l’appeler le Réel, le Vivant, la Vie éternelle, mais peu importe le nom qu’on lui donne. Ce qui est d'une importance vitale, c’est la relation vivante que nous entretenons avec cette dimension qui donne sens à notre existence. Jung le disait bien :

« Pour l'homme la question décisive est celle-ci : te réfères-tu ou non à l'infini? Tel est le critère de sa vie. C'est uniquement si je sais que l'illimité est l'essentiel que je n'attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n'ont pas une importance décisive. (...) Si nous comprenons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est, de même, décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou pas. »

L’Esprit se révèle donc être le Transcendant, qui dépasse toutes nos tentatives d’appréhension mentale, et cependant c’est aussi l’Immanent, qui soutient tout, qui est toujours présent. C’est le Souffle dont s’origine tous les souffles, toutes les respirations ; le mouvement qui alimente sans trêve le processus vie-mort-vie. Et justement, l’accompagnement psycho-spirituel est toujours accompagnement d’un mouvement de vie-mort-vie. Celui-ci est aussi un mouvement créateur, au sens où il va libérer le cheminant de tout ce qui est connu, conditionné, pour permettre à du nouveau d’émerger, d’apparaître. La signature de l’Esprit est précisément le surgissement du Nouveau d’une dimension virginale, au sens où elle est vierge de tout passé. Le travail psychique s’inscrit dans une continuité horizontale des événements qui reconduit des causes et des effets dans un certain déterminisme – c’est parce qu’il est arrivé ceci que je vis cela – et le thérapeute applique des outils pour remédier aux problèmes, comme un garagiste changeant une durite. Mais voilà que survient l’inattendu, l’imprévisible, un mouvement créateur, une grâce qui provoque un renversement de perspective, un retournement, une métanoïa qui fait tout paraître neuf, nouveau : l’Esprit vient de se manifester, hors de tout déterminisme... 

On peut dire dès lors que nous accompagnons une nouvelle naissance, ce qui implique l’apparition d’une nouvelle vie, d’un nouvel être. Ce processus a été décrit aussi comme tenant de l’Éveil, c’est-à-dire de la sortie du sommeil et du rêve compris comme une illusion, et aussi de la Résurrection, du fait de se relever d’entre les morts. Mais l’image de la nouvelle naissance nous est particulièrement utile car elle permet d’envisager notre démarche d’accompagnement comme tenant d’une maïeutique, de l’art d’accoucher le bébé spirituel enfin différentié de l’eau du bain amniotique, ou pourrait-on dire encore, psychique. Dans cette image, on retrouve aussi implicitement l’union des opposés, que ce soit celle du féminin et du masculin dont est issu l’enfant, ou du Haut et du Bas, de l’humain et du Divin, de la lumière de la conscience et de l’ombre – accomplissement du Soi dans l’union des contraires, alchimie qui produit l’Or, symbole de la lumière incarnée.