Depuis une semaine, je suis tiré vers le
silence. Pour un peu, je n’aurais pas mis de mots sur ce qui arrive, et puis
écrire est ma façon à moi d’intégrer, de digérer. Comme beaucoup, j’ai
reçu en plein cœur l’attentat contre Charlie Hebdo. Cabu, Charb, Wolinski,
c’est toute ma jeunesse turbulente… J’ai pleuré, bien sûr. C’est un cauchemar,
dîtes-moi qu’on va s’en réveiller ! Et puis il y a tout ce tumulte entourant
les événements. Il y a eu cette marée humaine pour crier son attachement à
la liberté – quelle magnifique leçon de courage et de dignité ! Merci !
Mais il y aussi tout ce qui semble tenir de la récupération à l’œuvre du choc
émotionnel et du beau réflexe du peuple de France, le chiffon rouge de la peur qu’on
agite, l’ennemi désigné et les bonnes raisons de continuer à limiter les
libertés. Finalement, j’ai un sentiment d’indécence, non seulement envers la
mémoire des morts mais envers les vivants.
Décidément, je n’entrevois pas d’autre
chemin que le silence, mais peut-être est-il quelques petites choses à dire à
partir de ce silence…
Indécence.
Le mal qui nous frappe n’est pas nouveau : c’est la guerre. Elle
fait rage un peu partout, et en particulier au Moyen-Orient ainsi qu’en Afrique
et en Asie. Je ne m’étendrai pas sur les causes de ces conflits, il y aurait
beaucoup à dire mais ce qui me frappe, c’est l’indifférence qui les entoure et
qui contraste avec le tumulte entendu ces derniers jours. Pourquoi ne
sommes-nous pas descendus dans les rues par millions quand 140 enfants ont été
massacré l’automne dernier dans leur école au Pakistan ? La tragédie
syrienne a fait 250.000 morts ces dernières années, et nous détournons le
regard. Mieux, la France continue à vendre des armes, dont on se sert en
Ukraine et ailleurs. Comme pour mettre en perspective ce qui est arrivé à Paris,
on apprend qu’une enfant de 10 ans s’est faite exploser sur un marché au
Nigéria, ou dans le même temps plusieurs milliers de personnes ont été
assassinées. Notre maison commune est en feu, et voilà donc que l’incendie
prend chez nous aussi – qui peut se dire surpris ? S’il y a un sens positif
à donner aux récents événements, c’est que nous ne saurions continuer à dormir
dans l’indifférence devant ce qui se passe dans le monde. Le réveil sonne.
Que ferons-nous pour répondre à cette noirceur
dense qui se répand sur notre belle planète ? Que répondre à l’horreur ?
Nous sommes tous et toutes, d’une certaine
façon, responsables de l’état du monde. Antoine de Saint-Exupéry disait :
" Chaque sentinelle est responsable de tout l'empire". Responsable ne
veut pas dire coupable. Les coupables sont connus, et doivent être jugés. Quand
on désigne un « coupable », on se coupe de quelque chose : le
mal est chez l’autre, que l’on dit volontiers « inhumain », ce qui est
encore une façon de refuser le fait qu’on pourrait être concerné par ce mal.
Être responsable, c’est être capable d’une réponse – en anglais : « response able ». Nous
sommes tous et toutes capables d’une réponse, et il est important que nous la
donnions en conscience, sans se laisser emporter par l’émotion qui ouvre la
porte à toutes les manipulations. C’est à chacun(e) d’examiner si la réponse
que nous donnons ajoute au désordre et attise l’incendie, ou contribue à
changer la peur en amour.
Voilà tout d’un coup que je me promène en
imagination avec Etty Hillesum
dans le camp de Westerbork en 1943. Elle marche avec un jeune homme, comme elle
prisonnier des nazis. Tiens, voilà des gens qui ont connu la guerre dans leur
chair. La noirceur était bien plus dense encore en ces jours que maintenant,
encore qu’il y ait des endroits sur notre planète où la même bête féroce, avec
un autre déguisement, semble lâchée. Que dit Etty ? Elle montre à son ami avec
un sourire l’immensité du ciel par-dessus les barbelés. Je l’entends parler,
des mots qui résonnent dans l’éternité :
« C'est la seule solution, vraiment la seule,
Klaas, je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur
lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir
chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que
nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ».
Je suis touché. Je ne puis imaginer d’autre
réponse possible à l’horreur de la guerre que le travail sur soi, ou mieux
encore, le travail avec Soi. Parce qu’il y a quelque chose qui travaille en
nous à démentir l’absurdité et la fatalité de la violence. Qui travaille à la
victoire de la conscience, de la paix et de l’amour. Non pas la victoire, quel
mot malheureux qui sous-tend qu’il y aurait un vaincu. Au triomphe…
Dans les jours qui ont suivi la tragédie de
Charlie Hebdo, le blogue Carnets de rêve
a publié un extrait de l’ombre et le mal
dans les contes de fées, de Marie-Louise Von Franz. Ouf ! Quand je l’ai
lu, j’ai eu le sentiment qu’une bouée venait d’être jetée dans la mer démontée
et je m’y suis accroché. Ce texte résume magnifiquement ce que Jung a essayé d’expliquer
à la suite de la seconde guerre mondiale, pour tenter de nous éviter une autre
catastrophe psychique du même ordre. Je reproduis ici ce texte :
« Proposer à la naïveté des gens un idéal
archétypique est un des grands principes de toute propagande, car, une fois
fasciné par le symbole, on ne réfléchit plus, on est possédé et prêt à tous les
fanatismes.
Dans la vie individuelle, c’est aussi une combinaison des plus néfastes que
celle qui allie des actions criminelles ou un comportement destructeur à un
idéal religieux non réalisé et irréalisable. Cela entraîne, aussi bien pour les
individus que pour les peuples, des explosions psychotiques. On découvre
souvent, dans les replis de l’âme du psychotique, une sorte de rêve de paradis
enfantin qui le rend étranger à la vie ; ce monde secret se dérobe derrière un
comportement émotif autodestructeur. Cette dissociation permet aux peuples
comme aux individus de commettre les crimes les plus horribles, la conscience
claire et au nom d’un idéal trompeur. »
Le fond du problème est posé. Les archétypes s’engouffrent
dans le vide spirituel. Les symboles, s’ils ne sont pas intégrés par un effort
conscient, nous possèdent. Bien sûr, on peut voir là un énoncé de la
psychologie du seul fanatisme religieux. Mais ce serait oublier l’aveuglement
avec lequel nous, occidentaux, prétendons instaurer la démocratie à coups de
tapis de bombes et pillons la planète au nom de notre confort. La guerre est
une valse morbide qui se danse à deux, il convient de ne jamais l’oublier, et
quand on traite l’autre de « barbare », il est habituel qu’il nous
tende simplement un miroir. Si vous en doutez, je vous invite à lire ce
remarquable article de la fondation Franz Fanon, où vous découvrirez comment les
barbares d’aujourd’hui ne font que se montrer les bons élèves des barbares d’hier,
jusque dans leurs méthodes expéditives. Jung, dès 1916, c’est-à-dire à une
époque où nul ne questionnait les horreurs du colonialisme, était conscient de
la difficulté quand il écrivait :
« Une minorité d’humains, encore trop faible,
se demande si en définitive, la meilleure façon de servir la société et les
hommes ne serait pas de commencer chacun par soi-même, d’essayer d’abord et
uniquement sur sa propre personne, dans sa propre économie interne, les
réformes prêchées à tous les carrefours. (…) Comment guérir de cet aveuglement
collectif qui sévit à l’heure actuelle ? On ne peut envisager sa guérison que
si chacun fait un retour sur lui-même (Selbstbesinnung), retour qui le ramènera
au fond humain primordial, à l’essentiel de sa propre nature, et qui lui
permettra de dégager de ses gangues sa vraie vocation individuelle et sociale
».
Chacun(e) de nous est susceptible de projeter
son ombre sur autrui, et d’extérioriser ainsi sa propre guerre intérieure. Ce n’est pas
en proposant des réformes superficielles ou en limitant les libertés que nous
trouverons une solution au défi qui est devant nous. J’entends à nouveau Etty
parler : « Travailler à soi-même, ce n'est pas faire preuve
d'individualisme morbide. Si la paix s'installe un jour, elle ne pourra être
authentique que si chaque individu fait d'abord la paix en soi-même. »
Avec le temps, j’ai recensé quatre raisons
majeures de travailler sur soi, ou avec Soi. Je vous les livre en vrac, sans
élaborer outre mesure :
Il y a d’abord la souffrance. C’est le déclencheur
dont nous avons très généralement besoin. Nous sommes atteint dans notre chair,
dans notre âme, et tous les moyens extérieurs échouent. Il ne reste plus qu’à
se tourner vers l’intérieur…
Ensuite, c’est l’amour. L’amour de soi, en
premier lieu, quand on prend conscience que la plupart de nos maux viennent d’un
manque d’amour. Ou comme le disait Nietzsche : « la pire maladie des
hommes vient de la façon dont ils ont combattu leurs maux ». Car le mal a
dit (= maladie) quelque chose mais nous n’avons pas voulu l’entendre. Alors,
nous apprenons à tendre l’oreille.
C’est encore l’amour, quand nous prenons
conscience que nos frères humains souffrent autant sinon plus que nous
souffrons, et que si nous ne mettons pas plus de conscience dans nos relations,
nous ne faisons qu’ajouter à cette souffrance. La nôtre, la leur, c'est la même
souffrance. Et c’est toujours l’amour, en particulier quand il devient clair
que toute l’ombre que nous n’aurons pas pris en charge consciemment retombera
sur nos enfants, encore plus lourde, encore plus dense. Quelle responsabilité !
La troisième raison, c’est l’inéluctabilité. Nous
aurons beau fuir, nous nous rattraperons nous-mêmes. J’ai pour ma part été très
frappé de voir à plusieurs reprises comment l’inconscient remonte comme un mer
déchainée dans les derniers mois de la vie, quand les défenses s’affaissent,
quand l’énergie commence à manquer pour lutter avec notre vérité. Mais
alors, il est bien tard pour faire la paix avec soi-même…
La quatrième et dernière raison, je crains que
peu ne comprennent de quoi elle retourne mais il me faut la dire en hommage
encore à Etty, qui a l’énoncé plus clairement dans son journal que jamais.
Comme nous, elle a vécu des temps difficiles – mais quels temps n’ont pas été
difficiles ? Mais plutôt que de s’en remettre à un sauveur, quel qu’il
soit, ou d’imaginer qu’elle pourrait imputer la responsabilité de ce qui
arrivait à Dieu, elle a pris la mesure d’une immense tâche spirituelle. Ainsi
écrivait-elle en juillet 1942 :
« Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu.
[...] Pour l'instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t'aider, mon Dieu,
à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose
cependant m'apparaît de plus en plus claire : ce n'est pas toi qui peux nous
aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous aider nous-mêmes.
C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi
la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. [...] Oui, mon
Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable
de cette vie. Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous
appeler à rendre des comptes, un jour. Il m'apparaît de plus en plus clairement
à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à
nous de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'abrite en nous.
[...] Il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant
n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent
: "Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! " Ils oublient qu'on
n'est jamais sous les griffes de personne, tant qu'on est dans tes bras. Cette
conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J'en
aurai beaucoup d'autres avec toi dans un avenir proche, t'empêchant ainsi de me
fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu,
où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je
continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de
mon enclos.
[...]
Derrière la maison, la pluie et la
tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin. [...] Mais quelque part en moi
ce jasmin continue de fleurir, aussi exubérant et tendre que par le passé. Et
il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu. Tu vois comment je
prends bien soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes tristes
pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre, je t’apporte même un
jasmin odorant. »
Voilà. Il appartient à chacun(e) de nous de
trouver la fleur de jasmin qui est encore intacte dans le secret de notre cœur,
et de l’amener à nos voisin(e)s, à nos ami(e)s, aux parfait(e)s inconnu(e)s que
nous croisons dans la rue, au monde, et par-là, à Dieu… pour lui dire que nous
ne perdons pas foi dans la beauté de la vie, dans le fait qu’elle a un sens et
une valeur inestimable. La forme la plus simple et la plus directe que puisse
prendre cette fleur de jasmin, c’est un sourire qui vient du cœur et qui
éclaire comme une lampe le visage, une façon de dire en silence :
Je vous
aime
à toutes celles et tous ceux qui nous font la
grâce de traverser le mystère de l’existence avec nous. Car nous sommes tous et
toutes dans la même "galère", n'est-ce pas ?
J’entends encore Etty murmurer doucement,
tendrement, dans la clarté du soir :
« La force essentielle consiste à sentir
au fond de soi, jusqu'à la fin, que la vie a un sens, qu'elle est belle, qu'on
a réalisé ses virtualités au cours d'une existence qui était bonne telle
qu'elle était. […] Je suis de taille à affronter notre époque, je la
comprends même un peu. Et si j’y survis et que je dise encore : la vie est
belle et est pleine de sens, on pourra me croire sur parole. »