mercredi 28 janvier 2015

Une poignée de grains de riz

J’ai entendu il y a quelque temps un rêve remarquable. C’est la conclusion de ce rêve qui m’a frappé et lancé dans une réflexion philosophique. Il faut dire qu’il m’a semblé que le rêve venait répondre directement à l’une de mes propres interrogations, ce qui arrive assez souvent – il est fréquent qu’il y ait des résonances évidentes, ne seraient-ce que projectives, entre les inconscients d’un analyste et d’un analysant. Cela oblige à de grandes précautions dans l’interprétation, et d’abord, à la reconnaissance de sa dimension subjective : j’ai immédiatement indiqué au rêveur combien son rêve me touchait et que je ne pourrais lui proposer une interprétation qu’à partir de cette subjectivité. C’est un point qui ne cesse de m’étonner : avec les rêves, nous travaillons sur la psyché objective telle qu’elle se manifeste dans l’inconscient, et cependant cela réclame d’assumer entièrement notre subjectivité – je ne peux jamais que proposer « mon » interprétation et espérer qu’elle fasse sens pour le rêveur, c’est-à-dire qu’elle vienne résonner à son tour avec la dynamique de création de sens propre au rêveur. Je n’ai donc aucune prétention à l’objectivité ou à la justesse intrinsèque de mon interprétation, mais j’offre au rêveur ma réponse subjective à son rêve, en confiance de ce qu’il saura quoi en faire, et que le sens qui cherche à lui venir à la conscience au travers de ce rêve saura se servir de ma proposition pour se manifester.

Le rêveur est un artiste qui, après une période très volontariste, s’interroge sur la façon de mener sa vie. Il a décidé récemment, au sortir d’une relation amoureuse, de laisser aller les choses sans rien préméditer de la suite qu’il donnera à son existence. Il se passionne pour le travail avec les rêves et l’inconscient, au travers duquel il découvre les multiples facettes de son anima (féminin intérieur). Le rêve semble de prime abord porter sur la relation avec le féminin et la nécessité d’un nettoyage, mais il y a plusieurs éléments qui signalent aussi une portée spirituelle. Le point qui m’intéresse ici est que le rêveur découvre en effet, dans le rêve, une façon de diriger sa vie. Il ramasse des graines qu’il trouve sur un fauteuil, les garde dans ses mains puis en laisse échapper une partie en s’inclinant avec respect, mains jointes, devant une dame chinoise très élégante, la propriétaire des lieux. Elle sourit de sa maladresse, dont elle ne lui tient pas rigueur. 

Voici la suite du rêve :

« J'avance un peu plus loin dans le salon. Devant moi il y a un espace entouré de divans et des fenêtres derrières. D'un geste, j'ouvre les paumes et projette le reste des graines sur le sol. Elles forment une ligne diagonale à l'espace dans lequel je me trouve. Je me penche au sol. À genoux, je balaie à nouveau les graines avec ma main pour les rassembler en un petit monticule. À ce moment, un scénario me vient à l'esprit. Je me dis : C'est du Beckett. Les graines que je lance pourraient m'indiquer le chemin. Il me suffirait de les lancer dans une direction, d'y aller, de les rassembler à nouveau pour les relancer dans une autre direction. L'image de l'ascète Siddhârta me vient à l'esprit. Je pense au grain de riz qu'il mangeait à cette période. La poignée que je lancerais pourrait être des grains de riz que je mangerais, comme Siddhârta, un à un, jour après jour, jusqu'à ce que le nombre fini de grains de riz arrive à un seul et que ce soit le dernier jour de ma vie, mon dernier grain de riz. »

Ma première pensée en entendant ce rêve a été : c’est un oracle ! Cette façon de lancer des graines au sol, d’en contempler le dessin et de suivre la direction qu’il indique est une façon traditionnelle d’interroger l’inconscient, similaire au lancer des tiges d’achillée utilisé pour le Yi-King et à celui de pierres ou de coquillages propre à certains oracles africains. Et puis j’ai eu envie d’éclater de rire car je me suis dit : c’est ainsi, et ainsi seulement, qu’on peut avancer en Tao, en complet lâcher-prise sous la guidance de l’inconscient. Les références à Beckett et à Siddhârta m’ont semblées lumineuses : Beckett renvoie au théâtre de l’absurde qu’est la vie, toujours aux prises avec le non-sens, tandis que Siddhârta symbolise la voie spirituelle dans le quotidien. Et bien sûr, cette grande découverte commence par une marque de révérence devant une dame chinoise d’un statut à l’évidence supérieur aux autres personnages du rêve, dans laquelle on peut voir une symbolisation de l’anima spirituelle. Une anima orientale, chinoise, ce qui nous a amené à parler de comment l’Orient peut représenter, pour un occidental, le monde spirituel par excellence. J’ai partagé ma compréhension intuitive et mon éclat de rire avec le rêveur, et nous avons encore plus ri, de concert cette fois, quand je lui ai rappelé l’adage du Tao-Të-King :

« Quand l'homme noble entend parler de la voie, il l'embrasse avec zèle.
Quand l'homme moyen entend parler de la voie, il la discute, il en prend et il en laisse.
Quand l'homme inférieur entend parler de la voie, il éclate de rire.
S'il ne riait pas, ce ne serait pas la voie... »

Notre rire, bien sûr, était la signature de la voie. Il n’y a aucune notion de supériorité dans le Tao-Të-King. Les trois sortes d’hommes dont il parle ici correspondent à trois attitudes que décrivaient aussi les gnostiques grecs. La plus répandue est celle des hommes attachés à la physis, c’est-à-dire aux choses concrètes et au sens littéral des symboles ; ils ne voient pas au-delà des apparences et sont dits « inférieurs » car leur vision est restreinte, au ras du sol. Une attitude intermédiaire est celle des psychiques qui discernent bien qu’il y a quelque chose au-delà des apparences mais sont aux prises avec toutes sortes de fantasmes. Ils ont une perspective plus large que les précédents mais ils ont encore tendance à prendre les symboles pour des réalités littérales. Enfin, les pneumatiques (de pneuma, l’esprit) sont libres des illusions et ont une vision plus élevée des choses, dans laquelle les apparences sont l’ombre de la véritable réalité. Ces trois attitudes se retrouvent en chacun de nous, plus ou moins consciente ; la psychologie sacrée (Jean Houston) les décrit comme étant les niveaux de conscience de l’identification (c’est moi), des images collectives (c’est nous) et enfin, du « Je suis ».

Bien sûr, il faut être fou, complètement fou, pour vivre ainsi en lançant une poignée de grains de riz devant soi pour laisser le chemin se tracer de lui-même, s’en remettre entièrement à Dieu. Le poète Soufi Hafiz le disait bien : « Il faut être fou pour entrer dans la démarche ». Ce n’est en aucun cas un choix conscient, délibéré et volontaire, avec la poursuite d’un but à la clé. C’est un destin et il n’a rien d’enviable. Il faut, pour entrer sur ce chemin, être parvenu à une impasse existentielle : beaucoup des gens que je connais qui sont allés par-là ont fait une tentative de suicide ou l’ont sérieusement envisagée. Pour une raison ou un autre, leur vie n’avait plus de sens ; ils étaient arrivés au bout de l’espoir, et comprenaient d’ailleurs fort bien ce que dit Daniel Odier de l’espoir, à savoir que c’est « de la peur qui a mal tourné ». Ils étaient donc prêts à tout remettre en questions, et ne pouvaient plus trouver aucune réponse dans ce que le monde pouvait leur offrir. Ils étaient acculés à se tourner vers l’intérieur, et la bonne nouvelle, c’est que les questions se sont alors révélées enceintes de réponses inattendues, qui attendaient leur heure, en dedans, pour éclore.

Jung a été le témoin privilégié de processus de transformation de cet ordre. Lui-même, dans les années de confrontation avec l’inconscient, a été proche de sombrer et l’ampleur de son œuvre dit la profondeur des gouffres qu’il a côtoyés. Il ne faut pas dramatiser les choses non plus : beaucoup de gens peuvent tirer un grand parti du travail avec l’inconscient sans éprouver le besoin de mettre leur vie en danger. Le dénominateur commun est toujours cependant la souffrance, et plus précisément cette souffrance qui tient à la perte de sens. Ce n’est pas un chemin facile, car plutôt que de poser un emplâtre sur cette souffrance en amenant une réponse toute faite aux interrogations torturantes de la personne, il lui est demandé de faire véritablement face à celles-ci, de descendre en conscience dans l’abîme. Dans une lettre, Jung écrit : « L’angoisse d’un être lui montre toujours la tâche à accomplir. Si vous l’esquivez, vous avez perdu une partie de vous-même, et une partie problématique à l’extrême, de surcroit, par laquelle le Créateur de toutes choses veut faire une expérience, à Son insondable manière. Ses voies ont de quoi provoquer de l’angoisse. Surtout tant que vous n’êtes pas en mesure de voir plus profond que la surface. »

Cette souffrance est toujours le signe d’un conflit entre des opposés qui déchirent la psyché. Notre tort est très généralement de fuir cette souffrance, de vouloir l’endormir en l’anesthésiant d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pas un chemin très populaire que celui qui propose de souffrir consciemment ; il n’y a aucun prosélytisme à en faire – nul n’a le droit de chercher à réveiller autrui car personne n’a de solution à offrir à la souffrance qui pourrait être ainsi ramenée à la conscience. C’est toujours une voie solitaire, réservée au « petit nombre », c’est-à-dire non pas à une élite mais à ceux qui ne trouvent plus asile dans le troupeau. Pire : à mesure que l’on descend dans le noir, voilà que toutes les références disparaissent, toutes les certitudes s’effritent, car l’inconscient a un pouvoir éminemment dissolvant. On ne peut bientôt plus compter que sur soi, et sur ce qui vient de l’intérieur : les rêves, les intuitions, les synchronicités. Bien sûr, nul ne se risquerait par-là s’il n’y avait la présence rassurante de l’analyste qui dit qu’il est passé lui aussi par ce chemin et qu’il y a quelque chose derrière. Mais Jung le dit clairement : « Le patient doit être seul pour découvrir ce qui le porte lorsqu’il n’est plus en état de se porter lui-même. Seule cette expérience peut donner un fondement indestructible à son être. »

Ce fondement, qui se révèle être comme un sol qui se dessine sous nos pas après avoir traversé le vide, est toujours tissé de sens. Non pas un sens final, non pas un sens définitif dont on pourrait abreuver le monde, sauf à verser dans l’inflation généralement catastrophique tant pour l’individu que pour le monde, mais un sens à vivre, à incarner, à exprimer et auquel il s’agit de donner forme. C’est ainsi que se vérifie l’adage qui veut que « le génie côtoie la folie » : la créativité apparait comme étant la réponse de la nature à ce qui entravait l’évolution. On touche là à quelque chose de sacré, non pas au sens des pontifes mais, comme nous le souffle la langue des oiseaux, simplement dans le fait que « ça crée ». Et si Jung souligne bien que le chemin entre les opposés tient à la fois de la crucifixion et de la voie du milieu, il donne un sens à la souffrance qui n’est ni chrétien, ni bouddhiste, bien qu’il réconcilie sans doute ces deux points de vue : le conflit est nécessaire pour créer de la conscience. Car la conscience réclame la différentiation, et la différentiation s’opère dans le feu du conflit entre les opposés, dont naît la conscience qui saura tôt ou tard les contenir et les réconcilier.

Toute la « voie jungienne » est là, si l’on peut parler ainsi sans insulter Jung qui ne voulait surtout pas de jungiens marchant à la queue leu leu derrière lui. Il s’agit d’endurer la tension entre les opposés aussi longtemps et aussi loin qu’il est possible, en comptant sur le fait que, lorsque cela ne sera plus possible, quelque chose d’autre – un troisième terme – prendra le relai. Le symbole, dit Jung, est justement la voie moyenne qui construit un pont entre les opposés et c’est pourquoi il est si important d’écouter les rêves quand on est déchiré par une telle dualité. Ce conflit prend très généralement forme d’une guerre intestine entre le conscient et l’inconscient, et c’est alors la névrose, dont Jung dit bien que ce n’est pas elle qu’il faut guérir, mais elle qui nous guérit. Elle nous guérit d’un déracinement de la conscience hors de l’inconscient ; elle nous ramène en terre, dans la réalité. La souffrance a ainsi la vertu, quand elle est assumée consciemment, de nous relier aux autres êtres humains, et en fait à tous les êtres vivants, car il devient clair que la souffrance est ce que nous avons tous en commun. Seuls peuvent ignorer ce fait ceux qui projettent leur souffrance sur autrui en les en rendant responsables, et en propageant dès lors la souffrance par leur violence. Mais la voie jungienne consiste précisément, à l’inverse, à opérer le retrait des projections pour contenir le conflit entre les contraires dans un athanor hermétique, de façon que s’opère enfin l’alchimie qui transforme le plomb pesant de la vie en or lumineux.

Dès lors, que se passe-t-il ? D’où vient la solution ? Écoutons ce qu’en dit Jung dans Le commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or :

« Les problèmes vitaux les plus graves et les plus importants sont tous, au fond, insolubles. (…) Ils ne peuvent jamais être résolus, mais seulement dépassés. (…) En observant le processus d’évolution de ceux qui se dépassaient eux-mêmes en silence et comme inconsciemment, je vis que leur destin avait un trait commun : la nouveauté venait à eux de possibilités obscures, ils l’acceptaient et se dépassaient grâce à elle. Je considérai comme typique que les uns la reçoive du dedans, et les autres du dehors, ou plutôt qu’elle émane du dedans pour certains et du dehors pour les autres. Jamais cependant la nouveauté n’était chose purement extérieure ou purement intérieure. Si elle venait de l’extérieur, elle devenait expérience intime ; si elle venait de l’intérieur, elle devenait événement extérieur. Pourtant, elle n’était jamais provoquée de façon intentionnelle et consciente, mais elle s’avançait, portée sur le fleuve du temps. (…)

Et que faisaient ces gens pour réaliser le progrès libérateur ? Autant que j’aie pu voir, ils ne faisaient rien (wu-wei) mais laissaient advenir : ainsi que le maître Lu Tsou l’indique dans notre texte, la lumière tourne suivant sa propre loi (…). Le « laisser advenir », l’action non agissante, l’abandon de Maître Eckhart est devenu pour moi la clé permettant d’ouvrir les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C’est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien : leur conscient ne cesse d’aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. La tâche serait assez simple, si la simplicité n’était pas ce qu’il y a de plus difficile. »

En résumé :
Contenir les opposés.

Endurer la tension entre les contraires, c’est-à-dire porter sa croix.

Laisser advenir…

Jusqu’à ce qu’intervienne un facteur transcendant qui crée du nouveau, qui amène un changement radical de perspective. Quant à la nature de ce facteur transcendant, Jung est tout à fait réservé : « Toute affirmation concernant le transcendantal doit être évitée parce qu’elle n’est toujours qu’une présomption dérisoire de l’esprit humain inconscient de sa limitation. Lorsque par conséquent Dieu ou le Tao est qualifié d’impulsion ou d’état de l’âme, on a seulement exprimé là une affirmation sur ce qu’on peut connaître, mais non sur l’inconnaissable dont on ne peut rien dire ». Il met aussi en garde contre la tentation d’introduire dans cette voie un dessein réfléchi ou une méthode, une sorte de recette qu’on pourrait reproduire en achetant un sac de riz chez l’épicier du coin. Ce serait alors mettre le moyen juste entre les mains de l’homme de travers, selon un vieil adage chinois, et alors le moyen juste opèrerait de travers. Il y en en effet un danger certain à mener sa vie seulement en suivant l’impulsion de l’inconscient : pour la plupart, en particulier si cela devait être une méthode consciente de « dérèglement de tous les sens », cela conduit tout simplement à la psychose, c’est-à-dire à l’effacement du conscient devant la puissance dévorante de l’inconscient.

Il faut être béni des dieux pour traverser la folie et prendre pied de l’autre côté.

Qu’y trouvera-t-on ? Et bien non, ce ne sera pas la paix éternelle que vendent les marchands d’illusions, mais encore et toujours le conflit entre les opposés, la dualité sans laquelle nous ne serions pas en vie. Mais la relation à la vie a changé justement pour devenir un grand « oui » inconditionnel – il n’y a plus personne pour discuter. Ce qui se produit alors, et cela chacun peut l’expérimenter dans la compréhension d’un rêve, par exemple, c’est un dépassement que l’on peut caractériser comme un « élargissement de la conscience ». Ainsi, Jung observait que le problème « n’était pas résolu en lui-même de façon logique mais il pâlissait devant une direction vitale nouvelle et plus forte. Il n’était pas refoulé ou rendu inconscient mais il apparaissait dans une lumière différente, et ainsi, devenait différent. Ce qui, à un stade inférieur, avait donné lieu aux conflits les plus âpres et à des explosions paniques de l’affectivité, apparaissait maintenant, considéré d’un niveau supérieur de la personnalité, comme un orage dans la vallée contemplé du sommet d’une montagne. L’orage n’est nullement dépouillé de sa réalité mais on est désormais au-dessus, non plus dedans. »

L’image consistant à lancer devant soi les grains de riz – la nourriture de l’âme – qu’on a soigneusement ramassés pour déterminer le prochain pas à faire est venue apporter l’élément qui me manquait pour compléter cette réflexion sur la voie jungienne, qui mijote en moi depuis bien longtemps. Au fond, elle ramène au simple fait que, dans chaque instant présent, il y a les germes d’un futur qui est simplement là où l’énergie coule. Aller son chemin ainsi ne signifie pas abandonner toute rationalité et responsabilité consciente, bien au contraire, car c’est un chemin de réconciliation et d’intégration des contraires, parmi lesquels le rationnel et l’irrationnel. C’est simplement l’abandon de toute prétention à définir consciemment le but et le cours de notre existence en nous en remettant à cela qui dépasse les opposés, justement. C’est jouer son rôle de conscience responsable de sa propre vie en acceptant, à chaque tournant, de lâcher-prise pour voir ce qui va émerger de soi-même.

Laurens Van Der Post, qui demeurait ancré du côté sauvage de l’existence, a fort bien exprimé cette façon d’aller quand il écrivait : « C’est ainsi que j’en vins à vivre ma vie non en suivant un plan conscient ou selon un dessein pré-arrangé, mais comme quelqu’un suivant le vol d’un oiseau ».

mercredi 14 janvier 2015

Travail avec Soi


Depuis une semaine, je suis tiré vers le silence. Pour un peu, je n’aurais pas mis de mots sur ce qui arrive, et puis écrire est ma façon à moi d’intégrer, de digérer. Comme beaucoup, j’ai reçu en plein cœur l’attentat contre Charlie Hebdo. Cabu, Charb, Wolinski, c’est toute ma jeunesse turbulente… J’ai pleuré, bien sûr. C’est un cauchemar, dîtes-moi qu’on va s’en réveiller ! Et puis il y a tout ce tumulte entourant les événements. Il y a eu cette marée humaine pour crier son attachement à la liberté – quelle magnifique leçon de courage et de dignité ! Merci ! Mais il y aussi tout ce qui semble tenir de la récupération à l’œuvre du choc émotionnel et du beau réflexe du peuple de France, le chiffon rouge de la peur qu’on agite, l’ennemi désigné et les bonnes raisons de continuer à limiter les libertés. Finalement, j’ai un sentiment d’indécence, non seulement envers la mémoire des morts mais envers les vivants. 

Décidément, je n’entrevois pas d’autre chemin que le silence, mais peut-être est-il quelques petites choses à dire à partir de ce silence…

Indécence.  Le mal qui nous frappe n’est pas nouveau : c’est la guerre. Elle fait rage un peu partout, et en particulier au Moyen-Orient ainsi qu’en Afrique et en Asie. Je ne m’étendrai pas sur les causes de ces conflits, il y aurait beaucoup à dire mais ce qui me frappe, c’est l’indifférence qui les entoure et qui contraste avec le tumulte entendu ces derniers jours. Pourquoi ne sommes-nous pas descendus dans les rues par millions quand 140 enfants ont été massacré l’automne dernier dans leur école au Pakistan ? La tragédie syrienne a fait 250.000 morts ces dernières années, et nous détournons le regard. Mieux, la France continue à vendre des armes, dont on se sert en Ukraine et ailleurs. Comme pour mettre en perspective ce qui est arrivé à Paris, on apprend qu’une enfant de 10 ans s’est faite exploser sur un marché au Nigéria, ou dans le même temps plusieurs milliers de personnes ont été assassinées. Notre maison commune est en feu, et voilà donc que l’incendie prend chez nous aussi – qui peut se dire surpris ? S’il y a un sens positif à donner aux récents événements, c’est que nous ne saurions continuer à dormir dans l’indifférence devant ce qui se passe dans le monde. Le réveil sonne.

Que ferons-nous pour répondre à cette noirceur dense qui se répand sur notre belle planète ? Que répondre à l’horreur ?

Nous sommes tous et toutes, d’une certaine façon, responsables de l’état du monde. Antoine de Saint-Exupéry disait : " Chaque sentinelle est responsable de tout l'empire". Responsable ne veut pas dire coupable. Les coupables sont connus, et doivent être jugés. Quand on désigne un « coupable », on se coupe de quelque chose : le mal est chez l’autre, que l’on dit volontiers « inhumain », ce qui est encore une façon de refuser le fait qu’on pourrait être concerné par ce mal. Être responsable, c’est être capable d’une réponse – en anglais : « response able ». Nous sommes tous et toutes capables d’une réponse, et il est important que nous la donnions en conscience, sans se laisser emporter par l’émotion qui ouvre la porte à toutes les manipulations. C’est à chacun(e) d’examiner si la réponse que nous donnons ajoute au désordre et attise l’incendie, ou contribue à changer la peur en amour.

Voilà tout d’un coup que je me promène en imagination avec Etty Hillesum[1] dans le camp de Westerbork en 1943. Elle marche avec un jeune homme, comme elle prisonnier des nazis. Tiens, voilà des gens qui ont connu la guerre dans leur chair. La noirceur était bien plus dense encore en ces jours que maintenant, encore qu’il y ait des endroits sur notre planète où la même bête féroce, avec un autre déguisement, semble lâchée. Que dit Etty ? Elle montre à son ami avec un sourire l’immensité du ciel par-dessus les barbelés. Je l’entends parler, des mots qui résonnent dans l’éternité :

« C'est la seule solution, vraiment la seule, Klaas, je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ».

Je suis touché. Je ne puis imaginer d’autre réponse possible à l’horreur de la guerre que le travail sur soi, ou mieux encore, le travail avec Soi. Parce qu’il y a quelque chose qui travaille en nous à démentir l’absurdité et la fatalité de la violence. Qui travaille à la victoire de la conscience, de la paix et de l’amour. Non pas la victoire, quel mot malheureux qui sous-tend qu’il y aurait un vaincu. Au triomphe…

Dans les jours qui ont suivi la tragédie de Charlie Hebdo, le blogue Carnets de rêve a publié un extrait de l’ombre et le mal dans les contes de fées, de Marie-Louise Von Franz. Ouf ! Quand je l’ai lu, j’ai eu le sentiment qu’une bouée venait d’être jetée dans la mer démontée et je m’y suis accroché. Ce texte résume magnifiquement ce que Jung a essayé d’expliquer à la suite de la seconde guerre mondiale, pour tenter de nous éviter une autre catastrophe psychique du même ordre. Je reproduis ici ce texte :

« Proposer à la naïveté des gens un idéal archétypique est un des grands principes de toute propagande, car, une fois fasciné par le symbole, on ne réfléchit plus, on est possédé et prêt à tous les fanatismes.
 

Dans la vie individuelle, c’est aussi une combinaison des plus néfastes que celle qui allie des actions criminelles ou un comportement destructeur à un idéal religieux non réalisé et irréalisable. Cela entraîne, aussi bien pour les individus que pour les peuples, des explosions psychotiques. On découvre souvent, dans les replis de l’âme du psychotique, une sorte de rêve de paradis enfantin qui le rend étranger à la vie ; ce monde secret se dérobe derrière un comportement émotif autodestructeur. Cette dissociation permet aux peuples comme aux individus de commettre les crimes les plus horribles, la conscience claire et au nom d’un idéal trompeur. »

Le fond du problème est posé. Les archétypes s’engouffrent dans le vide spirituel. Les symboles, s’ils ne sont pas intégrés par un effort conscient, nous possèdent. Bien sûr, on peut voir là un énoncé de la psychologie du seul fanatisme religieux. Mais ce serait oublier l’aveuglement avec lequel nous, occidentaux, prétendons instaurer la démocratie à coups de tapis de bombes et pillons la planète au nom de notre confort. La guerre est une valse morbide qui se danse à deux, il convient de ne jamais l’oublier, et quand on traite l’autre de « barbare », il est habituel qu’il nous tende simplement un miroir. Si vous en doutez, je vous invite à lire ce remarquable article de la fondation Franz Fanon, où vous découvrirez comment les barbares d’aujourd’hui ne font que se montrer les bons élèves des barbares d’hier, jusque dans leurs méthodes expéditives. Jung, dès 1916, c’est-à-dire à une époque où nul ne questionnait les horreurs du colonialisme, était conscient de la difficulté quand il écrivait :

« Une minorité d’humains, encore trop faible, se demande si en définitive, la meilleure façon de servir la société et les hommes ne serait pas de commencer chacun par soi-même, d’essayer d’abord et uniquement sur sa propre personne, dans sa propre économie interne, les réformes prêchées à tous les carrefours. (…) Comment guérir de cet aveuglement collectif qui sévit à l’heure actuelle ? On ne peut envisager sa guérison que si chacun fait un retour sur lui-même (Selbstbesinnung), retour qui le ramènera au fond humain primordial, à l’essentiel de sa propre nature, et qui lui permettra de dégager de ses gangues sa vraie vocation individuelle et sociale ».

Chacun(e) de nous est susceptible de projeter son ombre sur autrui, et d’extérioriser ainsi sa propre guerre intérieure. Ce n’est pas en proposant des réformes superficielles ou en limitant les libertés que nous trouverons une solution au défi qui est devant nous. J’entends à nouveau Etty parler : « Travailler à soi-même, ce n'est pas faire preuve d'individualisme morbide. Si la paix s'installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d'abord la paix en soi-même. »

Avec le temps, j’ai recensé quatre raisons majeures de travailler sur soi, ou avec Soi. Je vous les livre en vrac, sans élaborer outre mesure :

Il y a d’abord la souffrance. C’est le déclencheur dont nous avons très généralement besoin. Nous sommes atteint dans notre chair, dans notre âme, et tous les moyens extérieurs échouent. Il ne reste plus qu’à se tourner vers l’intérieur…

Ensuite, c’est l’amour. L’amour de soi, en premier lieu, quand on prend conscience que la plupart de nos maux viennent d’un manque d’amour. Ou comme le disait Nietzsche : « la pire maladie des hommes vient de la façon dont ils ont combattu leurs maux ». Car le mal a dit (= maladie) quelque chose mais nous n’avons pas voulu l’entendre. Alors, nous apprenons à tendre l’oreille.

C’est encore l’amour, quand nous prenons conscience que nos frères humains souffrent autant sinon plus que nous souffrons, et que si nous ne mettons pas plus de conscience dans nos relations, nous ne faisons qu’ajouter à cette souffrance. La nôtre, la leur, c'est la même souffrance. Et c’est toujours l’amour, en particulier quand il devient clair que toute l’ombre que nous n’aurons pas pris en charge consciemment retombera sur nos enfants, encore plus lourde, encore plus dense. Quelle responsabilité !

La troisième raison, c’est l’inéluctabilité. Nous aurons beau fuir, nous nous rattraperons nous-mêmes. J’ai pour ma part été très frappé de voir à plusieurs reprises comment l’inconscient remonte comme un mer déchainée dans les derniers mois de la vie, quand les défenses s’affaissent, quand l’énergie commence à manquer pour lutter avec notre vérité. Mais alors, il est bien tard pour faire la paix avec soi-même…

La quatrième et dernière raison, je crains que peu ne comprennent de quoi elle retourne mais il me faut la dire en hommage encore à Etty, qui a l’énoncé plus clairement dans son journal que jamais. Comme nous, elle a vécu des temps difficiles – mais quels temps n’ont pas été difficiles ? Mais plutôt que de s’en remettre à un sauveur, quel qu’il soit, ou d’imaginer qu’elle pourrait imputer la responsabilité de ce qui arrivait à Dieu, elle a pris la mesure d’une immense tâche spirituelle. Ainsi écrivait-elle en juillet 1942 :

« Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu. [...] Pour l'instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire : ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous aider nous-mêmes. C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. [...] Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m'apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à nous de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'abrite en nous. [...] Il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : "Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! " Ils oublient qu'on n'est jamais sous les griffes de personne, tant qu'on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J'en aurai beaucoup d'autres avec toi dans un avenir proche, t'empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.
[...] 
Derrière la maison, la pluie et la tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin. [...] Mais quelque part en moi ce jasmin continue de fleurir, aussi exubérant et tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu. Tu vois comment je prends bien soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre, je t’apporte même un jasmin odorant. »

Voilà. Il appartient à chacun(e) de nous de trouver la fleur de jasmin qui est encore intacte dans le secret de notre cœur, et de l’amener à nos voisin(e)s, à nos ami(e)s, aux parfait(e)s inconnu(e)s que nous croisons dans la rue, au monde, et par-là, à Dieu… pour lui dire que nous ne perdons pas foi dans la beauté de la vie, dans le fait qu’elle a un sens et une valeur inestimable. La forme la plus simple et la plus directe que puisse prendre cette fleur de jasmin, c’est un sourire qui vient du cœur et qui éclaire comme une lampe le visage, une façon de dire en silence :

Je vous aime

à toutes celles et tous ceux qui nous font la grâce de traverser le mystère de l’existence avec nous. Car nous sommes tous et toutes dans la même "galère", n'est-ce pas ?

J’entends encore Etty murmurer doucement, tendrement, dans la clarté du soir :

« La force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu'à la fin, que la vie a un sens, qu'elle est belle, qu'on a réalisé ses virtualités au cours d'une existence qui était bonne telle qu'elle était. […] Je suis de taille à affronter notre époque, je la comprends même un peu. Et si j’y survis et que je dise encore : la vie est belle et est pleine de sens, on pourra me croire sur parole. »


[1] Si vous ne connaissez pas encore Etty Hillesum, je vous invite à lire cet article: http://voiedureve.blogspot.ca/2014/05/sainte-etty.html