samedi 16 novembre 2013

Pure présence


Ce feu et ce vent dont je parle dans mon précédent billet, qui se veulent le fil d’Ariane de ce blogue, seule la poésie dans sa fulgurance peut vraiment leur rendre justice. Ainsi Christian Bobin nous dit sans ambages :

L’intelligence n’est pas de se fabriquer une petite boutique originale. L’intelligence, c’est d’écouter la vie et de devenir son confident. 

Et il enfonce allègrement le clou :

La vérité quand elle entre dans un cœur est comme une petite fille qui entrant dans une pièce fait aussitôt paraître vieux tout ce qui l’entoure.

La vérité du poète n’est pas celle des philosophes, à moins qu’ils ne soient amoureux de la sagesse. Le poème s’écoute comme un rêve : les images nous rentrent dedans, éveillent quelque chose au-delà de notre compréhension, court-circuitent notre cerveau logique. Voilà que la vérité est donc vivante et qu’elle est neuve, tellement neuve que son innocence éternelle renvoie immédiatement tout ce qui l’entoure au passé. Jung parle de cet aspect objectif de la psyché qui, comme un miroir impassible, nous reflète notre vérité à travers les rêves, c’est-à-dire le point de vue de l’âme. Ainsi, par exemple, à un moment où je n’étais peut-être pas tout à fait honnête avec moi-même quant à la nécessité de rompre avec une habitude malsaine, j’ai fait le rêve suivant :

Je vois une petite fille de 2 ou 3 ans avec de grands ciseaux dans les mains. J’ai peur qu’elle se blesse et je lui prends les ciseaux. Elle pleure à chaudes larmes.

Au réveil, avec le souvenir du rêve, est montée une violente tristesse. Une évidence m’est apparue au cours de la journée quand j’ai fait le lien avec le poème de Bobin : la vérité pleurait en moi. Oui, il y a avait un risque qu’elle se blesse et, ce faisant, qu’elle me blesse, que la vérité me devienne très douloureuse. Cela mettait en lumière qu’il était de ma responsabilité consciente de prendre les ciseaux qu’elle me présentait et de couper ce qui devait l’être, ce n’était pas à elle de le faire. Mais je n’étais pas encore rendu là dans ma vie, et la vérité en était très triste. 

La poésie touche à quelque chose d’éternel. Elle traverse les siècles sans une ride. Aux mots de Bobin fait par exemple écho le chant de Kabir, un modeste tisserand du XVIème siècle né brahmane mais adopté par une famille musulmane, un arc-en-ciel au-delà de toutes les chapelles de l’Inde d’alors :

Ami, je demeure en ton cœur, pourquoi me chercher ailleurs ?
La perle est dans l’huître, l’iris est dans l’œil
Le parfum dans la fleur et l’Absolu dans ton cœur.

L’Absolu dont parle Kabir est un autre nom pour cette vérité vivante, dont il ressort qu’elle est paradoxale, à la fois toujours neuve comme l’instant présent et cependant éternelle. Il est intéressant de relever que les poètes s’accordent, par-delà le temps, sur le lieu en l’humain où la vérité élit domicile, et c’est bien évidemment le cœur. Kabir va plus loin, et nous livre le secret sans fioriture :

J’ai essayé tous les remèdes, mais nul n’est plus puissant que l’amour.
Si une seule goutte tombe en toi, elle te transmue.
L’amour ne se vend pas dans les échoppes
Si tu es en quête d’amour, offre d’abord ta tête.
Étrange en vérité est la quête de l’amour
Qui la connaît devient muet.
Vient-il, il ne part plus,
Part-il, il ne revient plus.

Quel rapport avec les rêves, me direz-vous peut-être ? Tout, absolument tout.

Les rêves nous ramènent implacablement à l’essentiel, à ce pourquoi la vie ne passe pas pour rien. Ils nous parlent de la vie de l’âme et, hors de toute définition métaphysique, l’âme est simplement ce qui aime. La langue des oiseaux le dit assez clairement dans sa petite musique qui tient de la comptine pour enfants encore capables de s’émerveiller : âme, amour, amant, aimant… C’est là, dans le secret du cœur, que se trouve notre Nord magnétique, celui qui toujours nous aimante et oriente notre boussole intérieure. L’amour est cela seul qui sauve, c’est-à-dire qui éclaire la vie quelles que soient les circonstances. Non pas tant l’amour qu’on a reçu mais l’amour qu’on éprouve, l’amour qui vit en nous, richesse inépuisable. Il n’y a pas d’amour impossible puisqu’il n’est jamais impossible d’aimer. Ce n’est pas tant une question de sens de la vie, mais c’est d’abord une question de valeur : qu’est-ce qui fait donc que la vie vaut d’être vécue ?

Cet amour, cette âme en nous, remuent et cherchent à se libérer, c’est-à-dire à se vivre pleinement. Les rêves sont un écho de ce mouvement au profond, et toujours ils nous interrogent : es-tu vrai avec toi-même ? Vis-tu à la hauteur de ton amour ? Aimes-tu ta propre vie ? Il n’est rien d’autre à espérer en effet que de trouver cet amor fati dont parlaient les anciens, c’est-à-dire la réconciliation avec notre destin et l’amour de notre propre vie, cette aventure sacrée. Or devant l’énigme de vivre, la théorie est vaine, sauf si l’on revient à son origine grecque où théoria veut dire « contemplation », et plus activement « regarder », « être conscient de ». La vie de l’âme, tant nocturne dans les rêves que diurne dans les projections, l’imagination et les synchronicités, ne se laisse pas saisir dans le filet d’une théorie. Cependant, le miroir de la psyché peut donc nous permettre de distinguer dans cette obscurité, à force de la contempler, des scintillements de sens qui apparaissent alors comme des étoiles peuplant notre ciel intérieur. La poésie, langage de l’âme, c’est justement quand les mots eux-mêmes se mettent à scintiller, se font soleil. Et c’est à elle, bien sûr, que revient le dernier mot, comme il ressort de ce que Jung confiait peu avant de mourir à Miguel Serrano :

« Il y avait une fois une fleur, une pierre, un cristal, une reine et un roi, un château, un amant et sa bien-aimée, quelque part, il y a longtemps, longtemps, dans une île au milieu de la mer, il y a cinq mille ans… Tel est l’amour, la fleur mystique de l’âme. C’est le centre, le Soi… Personne ne comprend ce que je veux dire. Seul un poète pourrait le pressentir… »

Au-delà de la poésie, il n’y a plus de mots. Il ne reste que le silence, pure présence. C’est ce silence qu’il faut faire en dedans pour entendre les rêves, et non seulement les rêves, mais aussi ce que murmure doucement la flamme qui danse joyeusement sous le vent, dans la nuit.

2 commentaires:

  1. C'est fou comment les mêmes thèmes aborder dans ton blog résonnent avec ce qui se passent dans ma vie ...onirique. Quelques semaines avant que tu aborde le thème du vent et du feu j'ai fait un rêve où je suis sur le bord d'une rivière avec un homme inconnu. C'est le crépuscule et il y a deux lunes (une normale et une plus petite comme un réplique de l'autre et elles sont pleines toutes les deux). Nous dormons et au réveil je me dis que les moustiques vont nous piquer mais un vent chaud arrive et je constate qu'il n'y a pas de moustiques. Je me sens comme libéré et frais (sentiment qui perdure encore). Probablement est-ce de la même essence de ce que tu traite dans cette partie. Le vent de la vie...??? Cette fois tu parle des ciseaux et dernièrement j'ai rêvé que j'étais dans une cuisine et un homme encore inconnu et indistinct qui me montre un mousqueton et une paire de ciseaux. Plus tard, je suis avec le même personnage sur le bord d'un quai face à la mer. Nous avons les pieds dans l'eau et il fait nuit. C'est paisible mais il y a plein de mousquetons et de paires de ciseaux dans l'eau translucide. L'eau est chaude voire même trop chaude pour se baigner. Cela traduit je pense une hésitation entre mon désir de rester accrocher à un mode de pensée (ou de vie) et me séparer de celle-ci...Bref, le but de ce commentaire n'est pas tant d'avoir des commentaires que de te dire à quel point ton blog me rejoint. Les images sont bien choisies et les textes bien mûris. Je souhaite longue vie à ton blog mon cher. Cela fait maintenant partie de mes rendez-vous hebdomadaire.

    À bientôt !

    Robert

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    1. Merci Robert pour ce commentaire. Je suis touché par ces résonances, en effet assez surprenantes, et j'apprécie l'encouragement que tu me prodigues. Je te souhaite que perdure ce vent de fraicheur libératrice, dont j'aime penser que oui, c'est le vent de la vie ! A bientôt donc, avec grand plaisir !

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