samedi 3 août 2024

Sacré inconscient


Une réflexion sur la nature de l'inconscient, que l'on peut désigner aussi comme étant la Conscience des profondeurs, qui s'inscrit dans ma série d'études sur l'accompagnement psycho-spirituel. Elle est illustrée par des images surréalistes que j'aime particulièrement car elles nous emmènent dans des univers oniriques. A moins que ce ne soit le texte, finalement, qui illustre les images...

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La notion d’inconscient est entrée dans notre vocabulaire courant, tout comme c’est devenu un lieu commun de parler d’archétypes, sans bien savoir au fond à quoi l’on réfère là. La nature de l’inconscient, la question de savoir comment nous pouvons entrer en relation avec ce dernier, nous intéresse particulièrement quand on explore le monde du rêve car il est admis, depuis Freud, que l’inconscient est la source du rêve. Cependant, nous ne tirons généralement pas toutes les conséquences de cette affirmation, tout comme nous n’allons pas au bout des implications de cette idée qui veut que tous les éléments du rêve font partie de nous, vivent en nous. Pourtant, si nous prenions donc le temps d’ouvrir les portes que sont ces idées, nous pourrions bien déboucher sur un espace illimité, dans une vision profondément renouvelée de l’existence – dans quelque chose que j’ose pour ma part appeler la Liberté, mais qui n’est pas sans rappeler la vision spirituelle que les Anciens avaient de la vie, des dieux, de l’origine des choses ainsi que de la conscience, et du sens que nous pouvons donner au fait d’être.

Il faut tenter, pour y voir clair, d’écarter un certain nombre de conceptions erronées à propos de l’inconscient. C’est relativement facile une fois que l’on a compris de quoi il est question. On verra que ces erreurs ont toutes en commun d’être réductrices, c’est-à-dire de chercher "inconsciemment" 😉 à réduire le mystère vivant qu’est l’inconscient à une explication ou une chose morte. Il y a au moins une vingtaine de définitions différentes de la notion d’inconscient dans la littérature psychologique, chaque école en proposant une acception spécifique. Admettons d’emblée qu’elles sont toutes valables dans leur champ d’application, selon l’usage qu’il est fait de ce concept. Par exemple, Milton Erikson voyait dans l’inconscient un sujet agissant différent de la personne consciente et dépositaire d’un ensemble de ressources et d’apprentissages dans lequel le conscient peut apprendre à puiser. C’est une définition qui, quoique différente de celle des psychanalystes mais non contradictoire avec celle-ci, s’avère très utile et efficace. Admettons d’emblée qu’il n’y a pas de vérité définitive à propos de l’inconscient, mais que chaque définition qui en est proposée ouvre la possibilité d’un usage de, ou d’une possibilité de relation avec, l’inconscient – une dimension mystérieuse et cependant essentielle de nos existences. 


Le fond commun entre toutes les définitions de l’inconscient nous ramène à l’énoncé sur lequel Freud et Jung sont tombés d’accord lors de leur rencontre en 1906. Ils avaient chacun de leur côté observé chez leurs patients que différents symptômes irréductibles disparaissaient à partir du moment où les personnes qu’ils traitaient retrouvaient certains souvenirs oubliés, qui avaient disparu du champ de leur conscience jusqu’à ce que la mémoire leur revienne. Cherchant à cerner quelle pouvait être la source de ces symptômes, ils en étaient arrivés à une définition négative d’un facteur cependant tout à fait identifiable : l’inconscient est simplement ce dont nous ne sommes pas conscients, mais qui participe tout de même de notre vie psychique. 

Jusque là, et pour chacun de nous jusqu’au moment de la rencontre avec l’inconscient, notre psyché et notre conscience sont identifiées : notre psyché semble être constituée simplement de ce dont nous sommes conscients. Et puis il apparaît un jour que ce n’est pas si simple et qu’il y a en nous d’autres instances qui sont tout à fait capables d’intervenir dans notre vie. Par exemple, nous disons soudainement le contraire de ce que nous voulions dire ou nous posons un acte qui ne nous ressemble pas du tout, comme si nous avions été « pris par quelque chose ». Et en effet, quelque chose dont nous ne sommes pas conscients, mais qui vit en nous, est intervenu. Dans les rêves, nous voyons évoluer toutes sortes de personnages. Certains sont connus, mais se révèlent parfois sous des aspects que nous ne leur connaissions pas; d’autres sont inconnus. Il s’avère dans une étude poussée des rêves que ces personnages font partie de nous, et constituent souvent des sous-personnalités qui agissent à couvert dans notre existence. La littérature a toujours bien connu l’existence de ces instances intérieures qui pourraient soudainement apparaître, par exemple dans le cas du bon Dr Jekyll et de son ombre, le tueur en série Mr Hyde (phonétiquement : celui qui « se cache »). Et même quand il s’agit de personnages connus qui apparaissent dans nos rêves, comme par exemple notre mère, ce n’est généralement pas vraiment d’elle dont nous rêvons mais de l’image que nous en avons, qui vit en nous – ce qu’on appelle en terme technique notre « complexe maternel ». Ainsi, dans un premier temps, nous pouvons simplement poser que :

L’inconscient psychologique est ce dont nous ne sommes pas conscients.


Quand on a posé cette définition de base, on doit immédiatement considérer comment l’inconscient échappe au champ de notre conscience. Il est comme ce qui est au-delà de l’horizon, la réalité hors de notre bulle de perception. Nous sommes habitués à l’idée qui veut que nos sens soient limités : nous ne voyons pas à l’infini, nous n’entendons pas tous les sons qui parviennent à nos oreilles – la plus grande partie du spectre des fréquences lumineuses nous est invisible, et il en va de même avec les fréquences sonores, dont la majeure partie nous sont inaudibles. Il est cependant beaucoup plus inconfortable de se rendre compte qu’une très grande partie de ce qui se produit dans notre psyché échappe à notre vigilance consciente. L’inconscient est inconnaissable directement. Mais les premiers psychologues qui se sont intéressés à l’idée d’inconscient, qui a été philosophiquement élaborée bien avant Freud (ce dernier a eu le génie d’envisager cette idée non plus comme une abstraction mais comme une réalité pratique), ont relevé qu’il se produit un ensemble de phénomènes sur la frontière entre conscient et inconscient. 

Le rêve est un de ces phénomènes, et même une clé pour accéder à l’inconscient. 


Tout d’abord, il s’avère fréquent que l’inconscient veuille devenir conscient, ou pour être plus précis, que des contenus jusque-là inconscients cherchent à parvenir à la conscience. La difficulté, qu’il faut souligner et sur laquelle il faut sans cesse revenir, c’est que l’inconscient étant en dehors du champ de la conscience, il n’est aucun moyen d’y accéder directement. Ce n’est pas comme les microbes ou les atomes, qui échappent à notre conscience parce qu’ils sont trop petits, et qui réclament simplement des appareils agissant comme des prothèses oculaires à fort grossissement pour que nous les percevions. Là, il n’est aucun instrument qui permette une vision directe de l’inconscient, nous ne pourrons en avoir qu’une vision indirecte. Mais heureusement, il y a dans l’inconscient une dynamique qui montre que ce dernier, ou plutôt certains éléments dans ce dernier, cherchent à devenir conscients. Pour parvenir à communiquer quelque chose à la conscience, l’inconscient utilise la symbolisation, c’est-à-dire qu’il détourne quelque chose que le conscient connaît pour parler de quelque chose que le conscient ne connaît pas. Le symbole est un pont entre inconscient et conscient, et permet d’appréhender ce qui est au-delà du champ du connu…

Un serpent dans un rêve va éventuellement symboliser une capacité de transformation radicale, figurée par la mue du serpent, ou encore quelque chose qui remonte de très loin dans les profondeurs – qui peut être dangereux si le serpent est venimeux, mais qui peut aussi être envisagé comme sacré, par exemple quand il est question d’un serpent vert et lumineux. Tout, même l’objet le plus banal, peut être envisagé dans une dimension symbolique à partir du moment où un sens inconscient lui est attaché. Un lapsus, un acte manqué, une omission ou par exemple l’oubli à un moment crucial d’une information, d’un nom… peuvent être considérés comme signifiant, et donc symboliques. Le rêve nous intéresse tout particulièrement car il est précisément une production de l’inconscient cherchant à amener quelque chose à la conscience. C’est la possibilité de travailler avec cette dynamique de création de conscience qui est au cœur de ce que j’appelle l’écoute intérieure du rêve, qui consiste dans le fond en aider l’inconscient à accoucher de ce qu’il cherche à mettre au monde de la conscience. Mais on rencontre aussi des symbolisations dans les différentes formes d’imagination, en particulier active et créatrice, dans les fantasmes, dans les productions artistiques, et surtout, dans les projections que nous faisons sans arrêt sur les gens que nous rencontrons, sur les situations, etc.

Les symptômes, non seulement dans le cas de troubles névrotiques, c’est-à-dire traduisant un conflit entre conscient et inconscient, mais aussi dans le cas de maladies psycho-somatiques, peuvent être envisagés comme des symboles. Et lorsque l’on a renoncé à une séparation cartésienne stricte entre psyché et corps pour voir leur unité et leur inter-relation, tous les symptômes de toutes les maladies peuvent être envisagés comme des symptômes de ce que le mal cherche à dire dans la « mal-a-dit ». Ce ne sont pas nécessairement des éléments strictement personnels qui sont symbolisés : il n’est pas rare que les dysfonctions d’un système familial s’expriment dans les symptômes vécus par l’un de ses membres. On peut même considérer certains événements de la vie, dans le cas de synchronicités, comme étant symboliques. Cependant, c’est comme avec tout : il convient d’éviter de mettre l’inconscient à toutes les sauces et de le voir partout car c’est alors comme de le le voir nulle part !


Le travail avec l’inconscient nous confronte à une autre difficulté : autant l’inconscient veut parfois devenir conscient, autant il est double et bien souvent fait tout ce qu’il peut pour échapper à la conscience. On identifie ainsi un certain nombre de systèmes de défense de l’inconscient, parmi lesquels la répression, le refoulement, le déni, le déplacement… Et là, il nous faut envisager que l’inconscient a ses raisons de préférer l’obscurité. L’expérience montre qu’il ne sert à rien de forcer les défenses, bien au contraire. Celles-ci servent généralement à protéger un point de vulnérabilité, une fragilité. Notre relation avec l’inconscient, si nous ne voulons pas l’inscrire dans une logique conflictuelle, doit être une relation de coopération et de tentative de compréhension mutuelle. Au fond, c’est avec nous-mêmes que nous sommes en relation là : un nous-mêmes dont nous ne sommes pas conscients, qui nous est inconscient, mais s’il souffre, c’est nous qui souffrons…

Ce qui nous amène à une autre définition de l’inconscient. L’inconscient, c’est ce que nous ne savons pas que nous savons. Nous le savons. Quelque chose en nous le sait, et agit en conséquence. Mais nous, consciemment, nous ne le savons pas (encore). Cependant, cela pourrait bien parvenir à notre conscience un jour. Ajoutons que dans l’inconscient, il y a aussi tout ce que nous ne savons pas que nous ne savons pas, et que nous ne saurons peut-être jamais. Mais de me dire que l’inconscient est ce que je ne sais pas que je sais m’offre une prise pratique sur la nature de ce fameux inconscient : il faut bien que j’accepte de ne pas savoir, pour ouvrir la porte à ce qui en moi sait. Par là, nous dépassons largement le champ de la seule psychologie : les praticiens du chamanisme et d’autres approches de travail avec l’Invisible, mais aussi les méditants et les personnes en contact avec le Mystère vivant au cœur de l’existence, comprendront sans doute très bien de quoi je veux parler sans plus d’explications. Les peuples premiers connaissaient fort bien la notion d’inconscient, mais l’appelaient autrement : c’était le lieu du Mystère, le Temps du Rêve, le royaume des morts. L’Orient connaît l’inconscient depuis bien longtemps aussi. J’aime proposer à la réflexion de mes étudiant.e.s cette citation de Daniel Odier, tirée de son livre Tantra, où son enseignante Devi lui déclare :

« Ce que vous appelez inconscient, nous l’appelons Conscience des profondeurs et c’est le champ que nous ne cessons d’ensemencer par nos actes qui n’ont pas atteint à la spontanéité. Lorsque nous méditons, nous laissons reposer toute la jarre qui contient la Conscience, inconscient ou Conscience des profondeurs compris. Dans la vie impulsive, cette jarre est sans arrêt secouée et obscurcie. La boue et l’eau claire sont parfaitement mélangées, ce qui rend tout examen du contenu impossible. Lorsque nous méditons, nous cessons d’agiter la jarre et nous la déposons devant nous. Peu à peu, l’eau s’éclaircit et les semences profondes affleurent à la surface. C’est ce qui rend parfois le processus méditatif si douloureux. Il remonte des semences que nous ne voulons pas voir en nous ou dont nous ne soupçonnons pas l’existence. Peu à peu, le contenu de la Conscience de tréfonds apparaît à la surface du conscient et le contenu s’épure. En méditant, nous acceptons d’ouvrir la jarre et d’écumer tout ce qui apparaît à la surface de l’eau. Si parallèlement, nous accédons à la spontanéité, nous n’ensemençons plus la Conscience des profondeurs et peu à peu, le cycle est rompu. »

Pour celles et ceux qui comprennent la nature du Travail, tout est là.


Mais pour la plupart, il faut encore ajouter que l’inconscient, comme j’ai commencé à le mettre en évidence en parlant de la symbolisation, parle par images et non en concepts. Ce n’est pas un intellectuel, même s’il est capable cependant d’élaborations philosophiques remarquables, et il adore aussi jouer avec les mots, en faire ressortir phonétiquement des sens seconds – ce qu’on appelle la langue des oiseaux. Ainsi, le symbole s’avère-t-il être un « saint bol » recueillant l’eau lumineuse de l’inconscient. Mais ce dernier parle donc surtout par symboles et métaphores – les images sont un langage premier, accessible même aux enfants, et universel, même s’il ne faut surtout pas négliger le contexte culturel en arrière-plan d’une image. Le serpent n’aura ainsi pas la même signification dans une culture africaine où il fait partie de la vie que dans le contexte judéo-chrétien où il apparaît comme le Tentateur qui a conduit à la Chute. Cependant, plus on étudie les symboles, plus on se rend compte qu’ils ont à la fois une dimension intimement personnelle et cependant, qu’ils connectent à l’universel. Si bien qu’une personne qui n’a jamais entendu parler de la kundalini pourra rêver, à son grand effroi, qu’elle a un serpent lovée dans son bassin qui parfois se dresse et vient regarder par ses yeux, et prononcer par sa bouche comme dans une incantation étrange des mots tels que « conscience, existence, essence… » en insistant sur le « ce » final jusqu’à en faire un sifflement…

On peut encore poser à partir de là que non seulement l’inconscient parle essentiellement par images et métaphores, de façon symbolique, mais nous-mêmes ne pouvons en parler que par images, au travers de symboles. Toute tentative de saisie rationnelle est vaine, limitée, et tend à mettre l’inconscient dans une boîte. Car la nature même de l’inconscient échappe à la conscience. C’est le fondement de notre conscience, sa source – la conscience en émerge en chaque instant. C’est son fonds, son « ground » vivant, et cependant cela lui échappe totalement. Une difficulté tient à ce que l’on peut appeler la nature énergétique de l’inconscient : ce que nous désignons par là est dynamique, sans cesse en mouvement comme de l’eau courante, et tenter de s’en saisir est vain : cela nous coule entre les mains. Dans cette notion d’énergie psychique, il entre l’idée qu’on ne connaît l’inconscient que par ses effets, c’est-à-dire par son travail, par la façon dont il sculpte la conscience. Et l’énergie est polarisée : l’inconscient est fait d’opposés en constante réorganisation dynamique. On y trouve tout et son contraire ! Les opposés sont indifférenciés dans l’inconscient et la conscience les différencie dans la dualité qui oppose le clair et le sombre, le haut et le bas, le bien et le mal, etc. Et cependant, au cœur même de l’inconscient, quelque chose d’immuable, comme le centre d’une sphère qui est partout et dont la circonférence n’est nulle part, est à l’œuvre qui tend à l’unification des contraires, au dépassement de la dualité, dans un dépassement inconcevable. 

On peut dire encore que l’inconscient est l’eau dans laquelle vit le poisson de la conscience : nous y sommes tellement habitués, et il n’y a rien pour faire contraste avec cette eau, que nous ne la percevons pas. Mieux, nous lisons plein de gros livres à la recherche de la nature de cette eau qui nous donne vie ! La conscience vit dans sa bulle de perceptions, d’idées sur l’existence, la plupart du temps inconsciente de ce qu’il ne s’agit que d’une bulle. On peut penser cependant qu’un jour, cette bulle éclatera et alors se présentera la vision de l’Illimité que nous sommes… mais si ce moment est la mort physique, alors il sera trop tard pour incarner cet Illimité, pour le vivre dans un corps. 

Quand on explore le monde des rêves, on en arrive tôt ou tard avec Jung à l’idée que l’Inconscient recèle un savoir absolu. Il sait des choses que nous ignorons absolument, par exemple à propos du passé lointain de l’humanité. On peut lui attribuer la résolution de certains problèmes scientifiques et mathématiques, des créations poétiques et musicales, des visions prophétiques et des textes dits sacrés. Il s’avère être hors-temps, hors toutes les limites que nous pouvons tenter de lui fixer. C’est pourquoi il est relativement ridicule de parler de « mon » inconscient, « ton » inconscient. Plus fondamentalement encore, on constate qu’il y a dans l’Inconscient une mémoire de tout ce qui est arrivé, non seulement à nous-mêmes mais aussi aux générations qui nous ont précédé – et une voie d’accès vers des mémoires qui sont bien au-delà de nous – mais aussi et surtout une source créative toujours neuve, libre de tous conditionnements, qui ne cesse de créer. On touche alors au « ça crée », à la dimension sacrée qui est au cœur de l’Inconscient. 


C’est là, dans cette appréhension du Mystère vivant et créateur, que Freud et Jung se séparent radicalement. Pour Freud, l’inconscient est essentiellement la poubelle de la conscience où elle refoule ses désirs inavouables, ou les choses qui lui trop désagréables. On y trouve surtout des pulsions inabouties, des mémoires enfantines, des traits infantiles de personnalité – en bref, l’inconscient est surtout pré-rationnel. Jung ne nie pas cette dimension de l’inconscient mais considère qu’elle ne constitue qu’une couche superficielle qui est englobée dans ce qu’il appelle l’ombre personnelle. Pour Jung, l’Inconscient est la source créatrice dont jaillit, historiquement et en chaque instant, la conscience. Il lui reconnaît une dimension personnelle et pré-rationnelle, mais il en envisage la dimension collective. La psychologie moderne admet cette dimension collective en considérant la dimension transgénérationnelle de l’inconscient mais Jung va beaucoup plus loin en ouvrant la possibilité que l’Inconscient collectif soit au fond la dimension psychique commune, non seulement à toute l’humanité, mais aussi aux animaux, aux plantes, aux roches et aux étoiles, bref à l’univers entier. L’étude des expressions de l’Inconscient collectif, que ce soit dans les rêves, dans l’Alchimie, dans les mythes, montre la possibilité d’une Conscience cosmique, où mieux encore d’un lien « par l’Intérieur » entre tous les êtres, toutes les choses, même apparemment inanimées. Comme si la Conscience était la substance même de tout ce qui est, et comme si tous les êtres de tous les Univers étaient en fait Un seul Être, reliés par le Un, dans l’Amour qui est un autre nom pour cette Unité absolue qui serait le revers de la trame de la multiplicité apparente.

Avec Jung (mais non seulement lui, fort heureusement), nous touchons à ce que nous pouvons désigner comme la dimension trans-rationnelle de l’Inconscient. Nous retrouvons ici les trois strates qu’a fort bien distingué Ken Wilber dans l’évolution de la conscience, qui commence par un stade pré-rationnel dans lequel on croit au Père Noël. Mais tôt ou tard, si tout va bien, on sort de cette enfance pour élaborer une compréhension rationnelle de la réalité : le Père Noël n’est plus le Père Noël… et on se moque un peu de ceux qui continuent d’y croire – une façon de se défendre contre la nostalgie de cette enfance où tout était simple. Cependant, si tout va vraiment bien, on se heurtera aux limites de cette appréhension rationnelle du réel, qui tend à le dessécher, et on réintroduira de la magie en admettant la dimension trans-rationnelle du réel. Le Père Noël alors se révélera être un symbole de l’abondance et de la générosité de la vie, qui n’arrête pas de s’offrir en cadeau dans le présent. Il apparaîtra que, sous couvert d’inconscient (qui ne dit jamais que nous ne sommes pas conscient de ce que c’est), l’âme agit. Et nous reconduit à la nature transcendante (au sens de Kant : qui transcende nos catégories mentales, nos concepts, ce que nous pouvons en penser) de la Réalité. Or c’est précisément ce que nous pointent clairement les « philosophies » non-duelles, que l’on considère le Vedanta de Shankara, le Soufisme de Ibn Arabi, la mystique de Maître Eckhart, le taoïsme, le bouddhisme zen, etc. 

Il semble bien que Jung, qui se traitait volontiers lui-même de « fou mystique », a redécouvert un chemin vers cette Transcendance. Il disait clairement que :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la « longue route », seul un chevalier risquera la « queste et l’aventure ». »


La définition qui veut que l’inconscient est ce dont nous ne sommes pas conscient, pour utile qu’elle soit dans le champ psychologique, nous conduit au devant d’une certaine limite à partir du moment où l’on se risque à l’investigation fondamentale « qui suis-je ? ». La question se pose en effet : qui est ce « nous » qui est ou n’est pas conscient ? D’où vient-il ? Quelle est sa forme, sa couleur, sa texture ? Que mange-t-il en hiver ? Mais  nous entrons là dans un champ qui est au-delà du psychologique même s’il y a partie liée puisque nous interrogeons alors la nature de la conscience. C’est le domaine que l’on peut dire « métaphysique » ou « spirituel » qu’explorent les voies comme le Vedanta, le Zen, la Gnose, le Soufisme, etc. Ces questions que je soulevais peuvent tenir lieu de kôan, c’est-à-dire d’interrogations qui ne peuvent avoir de réponse rationnelle mais débouchent éventuellement sur une percée existentielle. 

Un kôan psychologique de base consiste en se poser, après avoir par exemple oublié sa carte de crédit dans un distributeur : qui a fait cela ? Quelle est la différence entre « l’inconscient a fait cela » et « j’ai fait cela inconsciemment » ?

Bien sûr, une telle interrogation pose toute la question de la responsabilité de nos actes, qui peut avoir toute sa valeur devant le tribunal de notre conscience morale quand nous constatons que nous avons fait quelque chose que nous n’aurions jamais, dans notre état normal, voulu faire.  Avec la notion d’inconscient, nous sommes conduits à examiner sur le fond l’origine de nos motivations et de nos convictions, et par là-même à interroger si elles sont vraiment nôtres, ou héritées, dues à des circonstances plus ou moins inconnues, ou encore influencées par des facteurs complètement inconnus. Une vision non dépourvue d’intérêt propose que nous pourrions être influencés par des éléments d’un futur non encore réalisé, mais qui cherche à s’actualiser en créant la possibilité d’exister dans notre présent, un chemin vers sa propre réalisation. Voilà qui nous fait sortir par le haut d’une vision déterministe régie seulement par la cause et l’effet, et nous oblige à envisager le pouvoir créateur de l’esprit. Cependant,  avant d’aller plus loin dans l’exploration de cette notion clé qu’est l’inconscient, il nous faut tenter de dissiper encore quelques erreurs courantes à son sujet, ce qui nous ouvrira de nouvelles perspectives  :

La première erreur commune tient dans l’affirmation que l’inconscient n’existe pas parce que personne n’a pu l’observer sous la lentille d’un microscope ou avec un télescope. C’est aussi stupide que de prétendre que la face sombre de la lune n’existe pas sous le prétexte que personne n’a pu l’observer directement. La physique contemporaine nous offre une autre analogie pertinente avec la matière noire, qui représente 27% de la matière totale de l’Univers mais que nous sommes incapables d’observer directement : nous ne pouvons qu’en déduire l’existence. De la même façon, nous ne pouvons pas accéder directement à l’inconscient car il est hors du champ de notre conscience, et aucune appareil ne nous permet d’en vérifier l’existence. Encore une fois, nous ne pouvons connaître l’inconscient que par ses effets sur la conscience,  dans nos vies – ou encore par ce qu’on appelle ses « rejetons » : rêves, lapsus, actes manqués, omissions, oublis, projections, etc. 


Cependant, il est inutile de discuter à propos de mots, qui n’ont que le sens que l’on veut bien leur donner – ce qui est intéressant est toujours d’essayer de savoir ce que les gens mettent sous les noms de ce qu’ils nient. On peut penser que les gens qui refusent ainsi catégoriquement l’existence de l’inconscient ont généralement très peur de ce qu’il pourrait y avoir en eux s’ils ouvraient la porte à ce qui, en eux, vit sous le seuil de la conscience. Leur personnage pourrait bien s’effondrer pour laisser apparaître quelque chose qu’ils abhorrent ou qu’ils redoutent. Il faut considérer cette négation de l’inconscient comme une défense et au fond, ne surtout pas chercher à la forcer car elle a sa fonction dans la psyché de la personne. Il n’est pas rare aussi que les personnes qui rejettent le concept d’inconscient considèrent que la conscience est simplement le produit secondaire d’interactions chimiques et physiques dans le cerveau. Ils se targuent d’être de purs matérialistes en refusant toute réalité propre à la psyché et toute valeur à l’intériorité : en niant l’inconscient, ils nient aussi la réalité de la conscience. Du coup, en fait, tout est inconscient et on bascule dans un paradoxe : qui parle ? Un inconscient. 😆  

Avec ces gens qui veulent s’en tenir à un modèle neurologique, et plus fondamentalement physico-chimique, pour appréhender la psyché, on peut proposer simplement d’envisager le ratio suivant : on a pu mesurer que lorsque les zones cérébrales associées à la conscience traitent 2000 bits d’information par seconde, l’ensemble du corps et du système nerveux en reçoivent 4 millions de bits par seconde. C’est un rapport au carré. Ce que nous appelons « inconscient » est simplement un concept utile pour parler de l’intelligence globale de l’organisme, comparée à celle, neurologiquement restreinte, du néo-cortex et du système limbique associé. Dès lors, ils se satisfont aussi généralement de la métaphore du système d’exploitation d’un ordinateur dont les programmes agissent en arrière-plan pour nous permettre d’utiliser les applications visibles en avant-plan, sur notre écran – qui symboliserait volontiers notre conscience, c’est-à-dire le domaine des apparences, des phénomènes, tandis que l’essentiel se déroule  dans le Fonds de l’Être.

Mais quand on rencontre des personnes qui se refusent à croire à l’existence de l’inconscient, il n’est guère utile d’essayer de convaincre de la réalité de celui-ci. On peut compter sur la réalité vivante de l’inconscient pour venir tôt ou tard ébranler les certitudes de ces esprits forts qui, à la manière de certains athées niant simplement l’idée qu’ils se font de Dieu et se bouchant ainsi l’esprit, croient qu’ils peuvent écarter ce qu’ils ne comprennent pas. Au fond, la relation à l’inconscient dit beaucoup de la relation à l’inconnu et à l’invisible, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de nous.


Une autre erreur à propos de l’inconscient consiste en proclamer « il n’y a pas d’inconscient, tout est conscience ». Ce n’est pas faux en soi : tout est en effet conscience... mais l’erreur ici est de croire que l’inconscient est inconscient ! Or l’étude approfondie des rêves nous met au contact d’un mystère remarquable : la source des rêves est beaucoup plus consciente que nous. La citation de Daniel Odier proposée plus haut nous dit que, dans la tradition tantrique, on la désigne comme étant la Conscience des profondeurs. On en revient donc encore une fois au fait que c’est nous qui sommes inconscients : quand nous parlons de l’inconscient, nous objectivons notre propre inconscience – nous admettons qu’il y a en nous quelque chose dont nous ne sommes pas conscients. Plus nous y prêtons attention, et plus nous sommes amenés à y reconnaître un ordre de conscience qui nous dépasse entièrement. 

Au début en effet, nous trouvons dans l’inconscient tout ce que nous avons oublié et tout ce que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, nous ne voulons pas voir de nous-mêmes, de notre famille, etc. On y trouve par exemple des mémoires traumatiques qui ont été occultées parce qu’elles étaient impossibles à assimiler à l’époque où un événement est arrivé, et qui ressortent quand la psyché est assez forte, assez mûre, pour digérer l’événement. Ce qu’il y a dans l’inconscient n’est pas toujours beau, et on n’y rencontre pas que de gentils personnages, loin de là. On y trouve des animaux sauvages, des prédateurs, des serpents venimeux… mais aussi, curieusement, des licornes et des dragons, des héros mythologiques, des dieux et des déesses. Tôt ou tard, on se rend compte que notre inconscient n’est pas simplement « nôtre », mais qu’il contient l’inconscient de toute l’humanité. On peut y rencontrer un prophète biblique ou Salomé dansant avec la tête du Baptiste sur un plateau, ou encore des êtres venant d’autres planètes, qui nous emmènent visiter d’autres mondes. C’est là, au-delà du personnel, ce domaine que Jung appelait l’Inconscient collectif, ou pourrait-on peut-être dire, l’Inconscient universel. Et cependant, si on ne se laisse pas arrêter à quelque étape de ce voyage par la peur ou la fascination, tôt ou tard, on entrevoit que sous le voile de l’Inconscient, il y a quelque chose qui va même au-delà de cet Inconscient collectif. La seule façon d’en parler serait peut-être de l’évoquer comme un soleil de Conscience totale qui pourrait bien être la source de notre propre conscience, et même de cette drôle d’idée que nous entretenons qu’il y aurait quelqu’un, un « moi » pour dire sienne la conscience…

Sous le voile de l’Inconscient, il y a le soleil du Soi – concept que Jung a emprunté à l’Orient (Atman). Les Upanishad ne disent rient d’autre quand ils décrivent les quatre états de Conscience : la conscience, le rêve… et le sommeil profond qui voile l’éclat de Turya, le quatrième. Le concept d’inconscient nous est utile pour commencer à soulever le voile. Mais ne faisons par du « Soi » un autre concept dans lequel nous penserions pouvoir enfermer le mystère au cœur de l’Être et de la Conscience. Comme nous le recommande la sagesse zen, lavons-nous la bouche à chaque fois que nous prononçons des mots trop gros pour nous comme « Dieu », « le Soi », etc.


La dernière erreur sur laquelle je veux attirer l’attention ici consiste en personnaliser l’inconscient, en faire une entité séparée de nous. Nous lui prêtons des actions : l‘inconscient a dit, l’inconscient a fait… et cela peut être une façon d’échapper à  notre responsabilité, qui tient dans le fait d’être conscients, le devoir de conscience. Mais surtout, nous entérinons ainsi l’idée fausse d’une séparation d’avec la source de notre conscience. Plus précisément, nous projetons ainsi sur l’inconnu qu’est l’inconscient la réalité de notre séparation psychologique, celle qui nous fait croire que ce que nous appelons « moi » a quelque substance propre. C’est une croyance essentielle pour la plupart d’entre nous, sans laquelle nous ne saurions sans doute fonctionner, mais une étude attentive de la question montre que ce sentiment de séparation, et toute l’identité qui en découle, sont une construction mentale. En personnalisant l’inconscient, nous continuons à jouer à cache-cache avec nous-mêmes. Nous échappons à la question fondamentale : qui suis-je ? D’où vient cette conscience que je suis ?

La conscience peut poindre à partir d’un certain moment que de telles idées, comme l’existence d’un « moi » solide et qui pourrait être séparé de l’inconscient, sont tout simplement erronées et nous voilent une dimension fondamentalement ouverte du Réel, de ce qui est, au-delà de toute dé-finition. Elles constituent un enfermement, et cependant la nature même de la conscience est, entre autres facettes de ce Mystère lumineux, d’être entière et totale Liberté. Mais la Conscience n’a jamais cessé d’être libre, et elle est même libre de rêver qu’elle n’est pas libre aussi longtemps qu’elle voudra, de s’identifier à tel ou tel personnage dans son petit théâtre. Simplement, il peut aussi lui arriver de s’éveiller de son rêve et d’en rire joyeusement, car elle est Joie pure d’Être, et Conscience de cette Joie (Sat-Chit-Ananda). Mais il est inutile d’en parler car c’est simplement une réalité que l’on peut expérimenter, mais jamais saisir conceptuellement. 

On pourrait dire que c’est le sens et l’objectif fondamental de tout notre travail du rêve que de chercher à « traverser le rêve », c’est-à-dire de rencontrer le Réel tout nu, sans aucune illusion pour l’habiller, le déguiser. Cependant, si le travail du rêve ne sert qu’à essayer d’avoir des informations de l’inconscient pour résoudre nos problèmes conscients, il est vain de ce point de vue. En fait, le travail avec le rêve nous permet surtout d’interroger la nature fondamentale de la réalité dans laquelle nous vivons. C’est ce que font les différents yogas du rêve élaborés depuis des millénaires en Orient. Le kôan essentiel devient alors, non plus « qui suis-je ? » mais :

Qui me rêve ? Qui rêve ma vie ?


C’est pour soulever cet autre voile, qui tient à la façon dont nous vivons nos existences comme des somnambules en nous prenant pour quelqu’un que nous ne sommes pas, que la méditation est le complément nécessaire, avec d’autres éléments essentiels comme l’éveil de la conscience corporelle et le service, du travail avec le Soi au travers du rêve. La méditation conduit à une autre étape de dés-identification : après que l’on ait différentié la psyché de la conscience en reconnaissant l’existence de l’inconscient, on en vient à différentier la pensée de la conscience. Nous sommes alors en mesure de prendre conscience de comment nos pensées définissent la réalité dans laquelle nous vivons au travers des histoires que nous nous racontons et colorent notre expérience de l’existence. Nous devenons alors capables d’interroger les croyances et les concepts que nous utilisons pour appréhender le réel, et enfin d’user alors consciemment du pouvoir créateur de la pensée. Il devient alors évident, comme le souligne Eckhart Tollé, que « la prochaine étape de l'évolution humaine consistera à transcender la pensée. »

Mais on est dès lors largement au-delà du champ de la psychologie, pour toucher donc à la dimension psycho-spirituelle du Travail. Celle-ci implique d’aller au-delà de la dimension historique de la psyché et de la personnalité, pour ainsi dire horizontale, pour envisager la présence d’une dimension verticale, ancrée dans l’éternité du moment présent, que nos anciennes traditions désignent comme celle de l’Esprit, source de tout et en particulier de la Conscience. Si vous voulez prendre le beau risque d’envisager l’Inconscient sous un angle radicalement différent de celui que nous propose la psychologie, je vous suggère de lire le chef d’œuvre de D.T Suzuki intitulé Le non-mental selon la pensée zen. On y découvre une acception de l’Inconscient qui n’a plus rien de psychologique, qui constitue un des fondements du bouddhisme zen et peut conduire à un renversement radical de perspective. Jung lui-même, quand Ira Progoff l’a interrogé sur le sens profond de ce qu’il cherchait à transmettre, s’il pouvait parler sans risquer d’être mal compris, interprété de travers, a éclaté d’un bon rire en disant :

- Ach ! Ce serait du pur zen…


Mais pour nous, qui vivons encore dans les petites boites constituées par nos moi séparés avec des murs de concepts que nous entretenons sur l’existence, le monde, etc... il suffit sans doute à ce point d’entretenir une relation vivante avec ce mystère vivant qu’est en nous l’Inconscient. Pour cela, je ne connais pas mieux que de travailler avec les rêves, car le rêve est à chaque fois une émergence de quelque chose d’inconscient qui veut devenir conscient, qui me fait grandir en Conscience. Et dès lors, je peux tirer une conclusion pratique infiniment riche de l’idée qui veut que tout ce qui fait partie de mes rêves est en moi, dans mon inconscient. Si cela fait partie de ma vie psychique, c’est alors que c’est vivant. Si c’est vivant, je peux alors entrer en relation avec cela, dans un dia-logue. Cela fait partie de « moi », c’est-à-dire que je peux le connaître de l’intérieur, savoir ce que cela ressent, quel est son point de vue sur les questions qui me préoccupent. Et dès lors, cela pourrait me parler, m’apprendre quelque chose sur qui je suis, ce que je suis et pourquoi il m’arrive ceci ou cela. Peut-être même cela pourrait-il m’enseigner quelque chose sur le Mystère incommensurable d’Être...