mardi 5 novembre 2013

Lumières dansantes

Cela fait trois ans que la disparition tragique de Serge[*] a plongé ses proches et ses amis dans un profond deuil. Pour Stéphanie et sa sœur, c’est comme un oncle ou un second père qui a disparu  brutalement; dès lors, j’ai entendu des cauchemars et différents rêves dans lesquels Serge revenait, ou semblait ne pas vouloir partir, demander de l’aide. C’est toute la famille qui en a été bouleversée, remuée au plus profond dans son appréhension de la vie et de la mort. Après trois années donc, voilà le rêve que je reçois de Stéphanie :

Nous visitons en famille un château quelque part en France. Avec nous, quelques amis dont Josiane, la compagne de Serge, et sa fille. Aujourd’hui exceptionnellement, l’accès aux égouts et aux greniers est autorisé. Le guide distribue à chacun de nous une grande bougie allumée dans un pot de verre, comme un petit vase. Nous visitons le château et, lorsque nous sommes arrivés au point le plus bas où nous puissions aller, le guide déclare : « Nous sommes ici pour vous annoncer le décès de Serge. » Nous nous regardons : de quel Serge parle-t-il ? Le nôtre est mort il y a 3 ans. Devant nos regards interrogatifs, le guide continue : 

- Si, si, je dois vous dire que Serge L. vient de mourir ! » 

À cet instant se fait entendre une musique d’église qui semble matérialiser un enterrement…

Poursuivant notre chemin dans les égouts, nous parvenons à une rivière. Le guide nous invite à y laisser partir les bougies dans les pots de verre qui nous ont été remis, dans cette intention, à l’entrée : ce geste facilitera l’envol de l’âme de Serge. Surpris, nous nous exécutons et nous regardons ces flammes dansantes s’éloigner doucement. La rivière fait un coude au-delà duquel nous apercevrons encore les lumières de notre chemin de retour vers le château, ce qui nous communique le sentiment qu’elles sauront affronter les tumultes de la rivière.

Nous ne nous sommes pas aperçus jusque-là que nous sommes suivis par deux gendarmes qui sont prêts à réagir à une attitude anormale de notre part à l’annonce du décès : notre chagrin peut-être excessif, mêlé d’incompréhension et d’étonnement, semble nous valoir d’être ainsi sous surveillance. Par une porte secrète, nous revenons dans l’enceinte du château, maintenant plein de gens, chacun avec une bougie allumée. Personne ne remarque notre chagrin et nos larmes, tout le monde étant absorbé par la visite.

C’est un privilège d’entendre un tel rêve. Je suppose une émotion similaire chez la sage-femme quand elle accueille un nouveau-né et qu’à travers lui, le contemplant un moment et envisageant les longues années qu’il aura à vivre, c’est la flamme de la vie qu’elle honore. Il y a des rêves, comme celui-ci, dans lequel miroite un mystère plus profond que ne peuvent saisir toutes les psychologies, qui appelle simplement à révérence.

La mort d’un proche est toujours une épreuve difficile, particulièrement choquante dans la période sensible et vulnérable de l’adolescence. L’absence désormais acquise de toute référence religieuse ou même spirituelle dans l’éducation, et plus largement dans la société, nous rend dépourvus de toute protection psychique devant des événements comme la mort. C’est la vertu de toutes les mythologies, des professions de foi religieuse et de la communauté des croyants que d’offrir une telle protection psychique. Cependant, nous vérifions dans ce rêve ce que Jung et Campbell avaient remarqué : la psyché réinvente en rêve les symboles salvateurs même s’ils n’ont pas été fournis par l’extérieur. Ici, l’image centrale est celle de la flamme de la vie, ou de la conscience, que symbolise volontiers la bougie, s’éloignant doucement sur la rivière…

Le rêve souligne l’importance de dire adieu à Serge au travers d’un rituel, d’un geste symbolique joignant une intention à l’acte. Il évoque directement le mystère de l’âme, de ce qui perdure après la mort, qu’il faut aider à s’envoler. Ce que la rêveuse ne sait pas, c’est que la cérémonie fait écho à la fête hindoue de Divālī où la Déesse du Gange est remerciée pour la vie qu’elle dispense par un lâcher de lanternes flottantes sur le fleuve. La Thaïlande en a développé sa propre version dédiée au Bouddha : le Loy Kratong invite à l’abandon des rancunes, des regrets et colères, pour repartir d’un bon pied. La rivière, le fleuve, symbolisent volontiers le flux de l’existence, dans une perspective qui est donc ici non limitée à la vie terrestre. Le rêve se conclut sur l’assurance de la capacité de la conscience à surmonter le passage de la mort, les tumultes de la rivière, quand la rêveuse aperçoit les lumières dansantes encore au loin.

Le château représente une structure psychique collective référant à une époque révolue, celle de la royauté et des seigneurs qui ont pu habiter cet espace, évocation d’un Moyen-Âge où les hommes vivaient dans une foi simple, dans la proximité de Dieu. Les vieilles pierres sentent la mort, les fantômes, la mémoire des passions de ces vivants qui nous ont précédés. Aujourd’hui, c’est-à-dire dans le temps du rêve, maintenant, à tout moment, dans l’instant présent : voilà que tout est ouvert, les égouts et les greniers sont accessibles ! C’est une sorte de Toussaint intérieure, une fête des morts comme l’Halloween, quand les deux mondes sont tellement proches qu’ils peuvent communiquer ; les profondeurs et les hauteurs de la situation sont rendues accessibles par le rêve qui les met en lumière. Bien sûr, il dit que le deuil est fini, que Serge peut enfin partir. En cela, ce n’est pas simplement un rêve personnel, il a une dimension collective qui concerne toute la famille et les proches de Serge, à qui je recommanderais qu’il soit donc communiqué. Mais plus largement encore, il amène à qui l’entend un point de vue de l’inconscient collectif sur la mort et sur notre situation spirituelle face à celle-ci.

Les gendarmes sont les forces de l’ordre, les « gardiens de la paix ». À l’annonce de la mort de Serge dans le rêve, il y a un risque de réaction émotive excessive, et les gendarmes sont là pour y veiller. Le chagrin n’est pas approprié, du moins au-delà d’une certaine mesure, car il fait fi du mystère révélé dans le rituel des lumières dansantes sur la rivière. Notre façon de pleurer les morts en Occident traduit souvent, du point de vue de l’inconscient collectif, notre ignorance et notre incapacité à envisager la dimension sacrée de la mort. Le rêve affirme que nous sommes des êtres spirituels dont quelque chose perdure au-delà de la mort, comme une lumière dansante sur les flots de l’existence. Il pointe comment, ayant collectivement oublié cela en tant que société, nous ne savons plus faire le deuil de nos chers disparus, ni l’enseigner à nos jeunes qui s’en trouvent désemparés, en danger. Nous avons besoin de la protection des gardiens de la paix intérieure. Et finalement, quand Stéphanie et les siens reviennent dans l’enceinte du château, c’est pour constater que tout le monde porte une bougie, et que personne ne fait attention à eux : la mort est une épreuve qui nous concerne tous, et beaucoup moins personnelle qu’il n’y paraît quand elle frappe. À chacun sa bougie, sa flamme, et cependant c’est une même lumière qui relie et éclaire…

[*] Tous les noms ont été changés.

1 commentaire:

  1. superbe commentaire, d'autant que je connais les personnages. Depuis ce rêve, ma fille parle beaucoup librement, de Serge. Plus librement car elle rit allègrement des blagues de Serge.
    Merci à l'inconscient de nous rappeler le caractère sacré de la mort, merci à toi de le mettre avec des mots si clairs.

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