lundi 7 octobre 2013

La clé et le poisson

L’art de l’interprétation des rêves ne s’apprend pas dans les livres; les méthodes et les règles ne sont bonnes que pour ceux qui sont capables de s’en passer. (Jung)

Quand il s’agit de parler de rêves, il vaut toujours mieux parler des siens car on ne peut pas vraiment dissocier le rêveur du rêve. Commenter le rêve d’autrui est délicat : je ne puis parler que de comment je reçois le rêve. Il y a bien cette prétention à l’objectivité clinique qu’on trouve dans les livres, qui semble faire du rêve un objet manipulable par la pensée, mais le risque est grand alors de la réduction du rêve à une absurdité – entendre tout ce qu’il y a de "surdité" là, c’est-à-dire d’absence d’écoute de celui qui n’entend plus que ses propres projections, ou pire, les théories dans lequel il s'enferme.

Jung nous met en garde : 

« ce que vous faites au rêve, vous le faites à votre propre âme ».

Le rêve est d’abord une expérience subjective et la subjectivité du rêveur, ainsi que celle de l’analyste, ne peuvent en être séparées. L’interprétation n’est jamais qu’une reformulation du rêve et seul le rêveur peut vraiment en connaitre le sens. En commentant parfois les rêves d’autrui, ce que je ferai avec la permission des rêveurs concernés à moins que le rêve ne soit déjà dans le domaine public, je ne ferai que dire ce qu’ils m’inspirent, dans quelles méditations ils m’ont conduit, comment ils m’ont travaillé. Mais l’interprétation du rêve est moins importante que le mouvement intérieur qu’il décrit ou préfigure, auquel il invite – c’est ainsi que, suivant Jung, nous nous intéressons moins à la vérité de l’interprétation rêve qu’à son efficacité, ou comment l’énergie du rêve coule dans la vie, vient la fertiliser. En parlant de mes propres rêves, c’est ce mouvement que je veux mettre en évidence ainsi que la nature intime du dialogue qui se noue avec la source des rêves. Seul un  témoignage de première main peut rendre justice au travail du rêve et montrer combien il peut être éclairant, parfois transformant, illuminant.

Le rêve suivant a eu une grande importance dans mon parcours. Il est survenu le matin du jour où j’ai, voilà plus de 10 ans, pour la première fois interprété des rêves en public dans une classe. Je me suis couché la veille en me demandant, avec un peu d’inquiétude, comment j’allais faire pour interpréter des rêves de personnes que je ne connaissais pas. Voici le rêve qui m’a répondu : 

Je suis dans un jardin et je tiens dans mes mains une vieille et lourde clé de métal. Elle semble ouvrir la porte massive d’un vieux manoir que je vois sur ma droite, dont je sais qu’il est du XIIème ou XIIIème siècle et qui m’attire beaucoup. Devant moi, il y a un plan d’eau entouré d’arbres et je me sens invité à y jeter la clé que je tiens en main.

Je lance donc la clé dans l’eau et elle coule à pic mais je suis surpris d’apercevoir soudain un éclair blanc dans le fond de l’étang. L’instant d’après, je vois un gros poisson argenté sortir de l’eau en tenant la clé dans sa bouche. Il jaillit hors de l’eau et va déposer la clé sur un plateau carré surplombant un pilier rond au bord de l’étang que je n’avais pas remarqué jusqu’alors car il était dans la pénombre de la végétation entourant le plan d’eau.
   
Le moins que je puisse dire est que ce rêve m’a offert une clé, et avec celle-ci une indication précieuse sur comment écouter un rêve, et comment lui répondre, d’où doit venir l’interprétation que je suis amené à proposer. Il me rappelle ce que disait Carl Jung: « Quant à l’interprétation des rêves, étudiez tous les livres et toutes les méthodes. Mais quand vous êtes devant un rêve, écartez-les car chaque rêve est unique, tout comme chaque rêveur est unique. »

La clé que je tiens dans mes mains en rêve symbolise la méthode que j’ai apprise. C’est une vieille clé, qui ouvre une ancienne demeure, ce qui rappelle que la psychologie des profondeurs plonge ses racines dans le lointain passé, et particulièrement dans l’époque qui vit naître la Quête du Graal. Cette clé pèse son poids de tradition. Je suis intérieurement invité à la lancer dans un étang, c’est-à-dire à lâcher-prise quant à toute prétention consciente à savoir "a priori" de quoi il retourne avec les rêves que j’écoute. Les étendues d’eau symbolisent volontiers l’inconscient, et ici, c’est à un aspect collectif et naturel de l’inconscient que la clé est rendue. Mais alors, cela permet à quelque chose de très mystérieux de se manifester et de jaillir de l’inconscient pour placer la clé au centre d’un mandala. Le Soi se symbolise volontiers par un poisson, c’est-à-dire comme la vie qui habite les profondeurs, en particulier celles de l’Océan, image de l’Inconscient collectif. Le pilier forme un mandala tri-dimensionnel qui est aussi un symbole du Soi, d’autant qu’il réunit ici le féminin circulaire et le masculin carré, la sensibilité qui supporte la raison structurante. Le point important, c’est qu’après la surprise qui suit le jaillissement, il y a quelque chose qui se dépose, qui repose sans effort. La méthode trouve son écrin dans ce repos, ce lâcher-prise qui permet un véritable partenariat avec le Soi autour du rêve.

À chaque fois que j’en ai l’opportunité, je présente celui-ci à mes étudiant(e)s pour illustrer le processus créatif qu’est le travail du rêve. Ce n’est pas une science, c’est un art, au sens même où les alchimistes parlaient de leur art. Un lâcher-prise, une surprise – le jaillissement de quelque chose de nouveau, d’imprévu – et un repos de l’esprit, une bouffée de satisfaction intérieure qui suit le déclic. Je n’invente rien : Jung disait que la première chose qu’il pensait après avoir entendu un rêve, c’est « je ne sais pas ». C’est ce « je ne sais pas » la clé. Et comme le soulignait Marie-Louise Von Franz, qui fut la collaboratrice de longue date de Jung : 

« Si en interprétant un rêve, l’inconscient ne me donne pas un indice, je suis perdue. Dieu merci, l’inconscient est intéressé à ce que le rêve soit compris. »

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