jeudi 12 septembre 2024

Le rêve kézako ?


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Dans mon article précédent, j’ai présenté la vision de l’inconscient qui sous-tend l’écoute intérieure des rêves, vision qui tend à mettre en évidence que ce sacré inconscient – que l’Orient désigne aussi comme étant la Conscience des profondeurs – recèle une dimension que l’on peut dire transcendante, sacrée. Je vais amener maintenant l’autre volet de cette réflexion en vous proposant une approche de ce phénomène mystérieux qu’est le rêve. Il ne sert à rien en effet de parler de l’inconscient, qui n’est jamais que ce dont nous ne sommes pas conscient, si nous n’envisageons pas comment explorer ce continent inconnu, ou plus précisément comment, avec l’aide du rêve, l’inconscient devient conscient. Il est à noter que ces deux notions – l’inconscient et le rêve – sont précisément les sujets des deux premiers cours introductifs de la formation en écoute intérieure des rêves que ma compagne et moi-même proposons aux amoureux du rêve. Avec les études que j’ai proposées sur l’accompagnement psycho-spirituel, vous avez ainsi la base essentielle du cadre théorique entourant cette approche spécifique du rêve.

Alors, qu’est-ce que le rêve ?

Quand je pose cette question à nos étudiant.e.s, je recueille généralement un ensemble de définitions fort intéressantes qui tournent généralement autour de l’idée que le rêve est un mystère, dont la source est l’inconscient, et qui amène des informations au conscient à condition d’être bien compris. Je m’intéresse tout particulièrement à ces propositions car au fond, la définition que nous donnons du rêve induit la qualité de la relation que nous serons capables d’avoir avec ce phénomène. Par exemple, quand, il n’y a pas si longtemps, des scientifiques prétendaient pouvoir expliquer le rêve par le désordre électrochimique provoqué par les décharges de tension des neurones pendant le sommeil, ils écartaient d’avance toute possibilité que le rêve ait quelque valeur. Quand, à l’inverse, on dit du rêve qu’il est une expression, fut-elle déguisée, de l’inconscient, on propose de lui accorder une attention au moins dans le cadre psychothérapeutique où il s’agit de déceler les sources inconscientes de certains symptômes. Cependant, aucune de ces façons de présenter le rêve ne rend compte de la dimension prémonitoire de certains rêves, ni du fait que plusieurs découvertes scientifiques majeures – comme par exemple la structure moléculaire du benzène et le tableau de classification périodique des éléments – viennent directement de rêves, ainsi que nombre de créations littéraires, musicales, etc. Il nous faut sans doute commencer par admettre que le rêve est un phénomène multidimensionnel, qu’aucune définition ne permet de cerner entièrement. C’est ce qui fait l’intérêt de la multiplicité des approches du rêve, qu’elles soient neurologiques, psychologiques, ou encore, nous le verrons, spirituelles… puisque le rêve est un sujet étudié depuis très longtemps, dont nombre de traditions ont quelque chose à dire.


Avant d’aller plus loin, il peut être intéressant de souligner que des chercheurs ont mis en 1949 en évidence le centre cérébral du rêve et de l’éveil, une formation réticulée activatrice du bulbe rachidien au sommet de la colonne vertébrale. Le centre du rêve paraît être un point de son renflement d’une curieuse couleur bleu azur, que l’on avait nommé le Locus coeruleus (un « endroit bleu ») alors qu’on connaissait pas la fonction. ll a beaucoup de relations avec l'amygdale mais aussi avec le noyau sensitif du nerf trijumeau et les noyaux limbiques. C’est lui qui envoie le neurotransmetteur associé à l’éveil, la noradrénaline. Cependant, dès le début du rêve, une substance paralysante se répand dans tout le corps, qui inhibe tout mouvement sauf ceux des yeux (à moins que l’on ne soit somnambule). Dans les années 1950, d’autres chercheurs ont mis en évidence les cinq stades du sommeil, repérables par des tracés caractéristiques de l’électroencéphalogramme. La plupart des rêves se produisent dans le cinquième et dernier stade, dit du sommeil paradoxal car le cerveau est alors dans un état d’excitation comparable à l’état de veille. On sait désormais qu’au cours d’une nuit de huit heures de sommeil, nous rêvons quatre à cinq fois, pour un total d’une heure environ de vie onirique. Les rêves surviennent semble-t-il à la fin d’un cycle de sommeil d’environ 90 minutes. On a pu prouver que les rêves sont indispensables à la vie, autant pour les humains que pour les animaux, qui sont souvent de grands rêveurs. Le rêve participe à l’évidence de la construction psychique des jeunes enfants, qui ont besoin de beaucoup rêver, tandis que la durée du temps de rêve semble décroître progressivement avec l’âge. Il y a désormais de nombreux laboratoires du sommeil qui explorent différents d’aspects du rêve sans parvenir à expliquer entièrement le phénomène. Un consensus se dégage cependant pour dire que le rêve est une fonction corporelle essentielle comme la vision ou l’audition.

Je ne m’étendrai pas ici outre mesure sur la façon dont Freud et Jung voyaient le rêve. Il y a quantité d’ouvrages sur la question et je ne crois pas utile de jouer les perroquets répétant les paroles du maître, comme nombre de "jungiens" se complaisent à le faire, alors que la pensée de Jung, s’il avait vécu jusqu’aujourd’hui, aurait certainement évolué depuis longtemps vers de nouveaux horizons. De ces deux pionniers, nous pouvons certainement retenir que le rêve est une expression de l’inconscient, ce à quoi Jung ajoute que le rêve est nature, expression de la nature en nous, et qu’il ne ment pas, ne déguise pas, mais dit au mieux ce qu’il a à dire – c’est sur ce dernier point qu’il se différencie fondamentalement de Freud. De Jung, je ne retiendrai donc ici que deux citations que j’aime particulièrement :

« En chacun de nous existe un autre être que nous ne connaissons pas. Il nous parle à travers le rêve et nous fait savoir qu’il nous voit bien différent de ce que nous croyons être. Donc, quand nous nous trouvons dans une situation difficile et insoluble, cet autre, étranger, peut parfois nous éclairer d’une lumière plus propre que tout autre à modifier l’attitude qui nous a mis dans la situation difficile. »

Et :

« Le rêve est une porte étroite, dissimulée dans ce que l’âme a de plus obscur et de plus intime; elle ouvre sur cette nuit originelle cosmique qui préformait l’âme bien avant l’existence de la conscience du moi. »

Dores et déjà, ces deux citations nous amènent des indications importantes. Il est question d’un autre être, inconnu – dont nous ne sommes pas conscients – en nous et avec qui nous pouvons entrer en relation au travers du rêve. Et Jung nous propose d’envisager le rêve comme une porte dissimulée dans  l’intimité de l’âme – je n’élaborerai pas pour l’instant sur ce terme « âme » cependant essentiel quand on parle du rêve – porte qui débouche donc sur une dimension cosmique, antérieure à la conscience relative du moi. Nous avons là une évocation de l’Inconscient dans toute son ampleur universelle, d’où a émergé la conscience, à mille lieux de l’inconscient vu comme une poubelle du conscient, où se retrouverait seulement des contenus refoulés. Ainsi, voilà donc le rêve posé comme un fait d’âme avec une dimension cosmique, et ouvrant cependant une voie à la connaissance de soi, c’est-à-dire non seulement à la connaissance de "moi", de qui je suis, mais aussi à celle de cet Autre en moi, qui m’est étranger et me parle, me renvoie un miroir. Jung nous disait encore que le rêve était l’expression de la psyché objective, dans laquelle nous pouvions nous rencontrer. Il expliquait aussi que « la fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l'aide d'un matériel onirique qui, d'une façon subtile, reconstitue l'équilibre total de notre psychisme tout entier. »

Si vous voulez plus d’informations sur les fonctions du rêve, je vous invite à lire cet article : pourquoi travailler ses rêves ?


Comme je le disais plus haut, nous ne pouvons pas en rester simplement à ce qu’a dit Jung ou qui que ce soit d’ailleurs sur les rêves. A tout le moins, il nous faut tenter de le reformuler pour ouvrir de nouvelles perspectives. Pour ma part, je m’intéresse tout particulièrement au processus créatif et c’est ce qui m’a amené à proposer une approche du rêve qui est essentiellement centrée sur la dimension créative de l’activité onirique. Il y a un quasi-consensus encore sur ce point, tel que le formule par exemple Alain Deschamps, ancien président de l’association française du Transpersonnel : 

« Le plus grand mérite du rêve est qu’il est créatif. Les techniques modernes des groupes de créativité montrent que la plus grande source de créativité, individuelle ou collective, se trouve dans le rêve ».

Il y a là une idée clé pour tous ceux qui s’intéressent au domaine du rêve. Cependant, comme je le disais au début de mon article sur l’inconscient, nous allons rarement au bout des implications d’une telle affirmation, pas plus que nous ne tirons les conclusions qui s’imposent de celle qui veut que le rêve vient de l’inconscient, ou encore de ce lieu commun qui dit que tous les éléments du rêve font partie de nous. Si l’on assemble ces trois idées, on obtient un mélange (d)étonnant qui tient de la matière fissile. Mais à l’inverse du plutonium, celle-ci n’est pas destructrice et ne sert pas à fabriquer des bombes; au contraire, elle est intensément créative et permet de proposer une approche pragmatique du rêve qui, sans être entièrement nouvelle, est profondément renouvelée. Pour cela, il nous faut cependant sortir d’une vision objectalisée de l’inconscient pour envisager celui-ci comme une phase, ou un moment, dans un processus dont le rêve est partie prenante. Quand l’inconscient est conçu, comme souvent, comme un objet, il est vu comme quelque chose de statique avec des frontières bien définies qui le différencie du conscient. Sur ces frontières, il y a des gardiens comme le préconscient soumis à la censure du Surmoi, qui veillent à ce que la conscience ne soit pas envahie par des éléments indésirables venant de l’inconscient. On est là devant une vision essentiellement conflictuelle des rapports entre inconscient et conscient, qui confère une sorte de solidité objectale à ces derniers – mais rien de tout cela n’existe vraiment. Ce ne sont que des représentations de la psyché dans différents états. Et si l’on reprend la perspective de Jung, on peut poser que le conscient émerge en permanence de l’inconscient, qui en est la source et la racine, au travers d’un processus de création de conscience qui est la nature même de la psyché. En d’autres termes, notre conscience est sans arrêt alimentée, nourrie au sens propre, par l’inconscient qui lui amène de nouveaux éléments.

Nous avons donc une relation dynamique : inconscient => conscient

Il est à noter que cette relation est réciproque : ce que vit le conscient est ramené en retour à l’inconscient, et vient, pourrait-on dire, l’ensemencer. Ainsi, les événements de notre vie sèment-ils, dans la façon dont ils sont perçus, des graines dans le terreau de notre inconscient, graines qui pourraient bien germer et fleurir un autre jour. Ou une autre nuit. Mais alors, qu’en est-il du rêve dans tout cela ?


On peut traduire la phrase sibylline qui veut que « le rêve vient de l’inconscient » comme indiquant que le rêve fait partie, au moins dans certains cas, du processus de création de conscience. En d’autres termes, quand quelque chose veut devenir conscient dans notre psyché, il n’est pas rare qu’il prenne forme du rêve avant d’apparaître dans le champ de notre conscience. On pourrait élargir ce que je dis là à différentes manifestations non rationnelles de la psyché : ce qui veut devenir conscient peut aussi prendre forme d’une intuition, d’un ressenti profond, d’une image intérieure, d’une imagination… mais dans le cas qui nous intéresse, je restreindrai la discussion au rêve pour poser la relation :

Inconscient => rêve => Conscient

Cela vaut la peine de mentionner ici que dans la relation réciproque qui va du conscient à l’inconscient, que j’évoquais plus haut, ce sont des images intérieures et des émotions qui impressionnent l’inconscient, non des pensées ou des raisonnements intellectuels – ce que savent toutes les personnes qui se sont intéressées aux ressorts de la suggestion et par exemple de l’hypnose. Ce sont les images, associées à un ressenti émotionnel, qui servent de véhicules à la communication entre l’inconscient et le conscient.

Je soulignerai aussi tout de suite, pour en tirer des conséquences en conclusion de l’article, une idée importante que toute personne qui travaille avec les rêves peut valider : certains éléments de la psyché, qui sont encore inconscients au moment du rêve, veulent devenir conscients. Je veux souligner qu’il y a là une dynamique que l’on peut qualifier de « volontaire », à savoir que c’est vivant et que cela poursuit un but. Si le rêve n’est pas compris, cela reviendra, éventuellement dans un rêve récurrent ou sous une autre forme. Il y a là quelque chose qui cherche à devenir conscient malgré les résistances que nous lui opposons éventuellement, ou malgré le fait que nous regardons ailleurs. Cela participe d’un processus de croissance naturelle de notre conscience qui élargit son champ de perception et de compréhension. Cette affirmation a d’importantes conséquences méthodologiques dans le travail avec le rêve car au lieu de le torturer avec une méthode ou une autre, qui s’apparente parfois à un forceps, pour en extraire le sens à toute force, nous pouvons compter sur sa coopération, c’est-à-dire la coopération de l’inconscient – de la nature – pour que le sens du rêve vienne au monde. Dès lors, le cadre implicite de notre travail est moins celui de l’extractivisme minier ou de l’enquêteur qui fera avouer au suspect ce qu’il veut dissimuler que celui de la sage-femme (ou de l’obstétricien) qui aide un bébé à naître avec la coopération de l’organisme naturel de la mère. 

Je vous prie de noter que je ne prétends pas ici inventer l’eau chaude. Je ne fais que reformuler dans une approche dynamique de la création de conscience ce qui a, depuis longtemps, été formulé par d’autres et avéré par de nombreuses expériences. D’ailleurs, c’est la lecture et l’étude d’un texte millénaire de l’Inde qui m’a amené la perspective la plus signifiante selon moi sur la place du rêve dans le processus de création de conscience. J’ai déjà parlé de cette découverte dans mon article OM sweet home où je détaillais la signification de l’Omkar, c’est-à-dire de la représentation de la syllabe OM (ou AUM), selon la Mandukya Upanishad.

Il s’avère que les anciens rishi – voyants hindous à l’origine des Véda et des Upanishads -  ont encapsulé dans ce symbole bien connu, et souvent associé au yoga et au tantra, une carte de la conscience décrite en 4 états. Dans la vision hindouiste, le OM représente Brahman, l’Absolu impersonnel, la source de toute existence, qui est par nature incompréhensible, indescriptible sinon de façon symbolique. Cette syllabe est aussi selon eux le son primordial qui a créé la réalité matérielle. Nous pouvons interpréter ces affirmations métaphysiques de façon psychologique en y voyant une affirmation de la précédence de la conscience sur tout autre ordre de réalité. Il n’est pas besoin de s’enferrer dans une philosophie idéaliste pour admettre la portée d’une telle affirmation : hors de la conscience, il n’est rien pour poser l’existence d’une réalité et la question de son existence ou de son inexistence ne se pose même pas. La première réalité constatable est donc celle de la conscience, et la Mandukya Upanishad décrit celle-ci comme se déployant en quatre états, ou pourrait-on dire plus précisément, en 3+1 états.

En effet, du point de vue du Vedanta, la conscience et la réalité sont par nature Une, et une « Une sans second » – c’est-à-dire qu’il n’est en essence qu’une Unité sans aucune séparation ou distinction interne. Il est à noter que les explorateurs de la conscience que sont les grands mystiques comme Shankara, Maître Eckhart, Ibn Arabi – pour ne citer que ceux-ci en insistant cependant sur leur unanimité malgré la diversité des sources – disent exactement la même chose sur ce point qui nous renvoie à la discussion de la nature de l’Inconscient (wu-nien) à la fin de mon article sur ce sujet. Mais donc, selon la tradition hindouiste, cette Unité fondamentale – dont le symbole est un soleil uni à une lune, image même de la non-dualité – s’est, dans le champ de la conscience relative qui est la nôtre, divisée et déployée en trois états que nous connaissons bien puisqu’il s’agit de l’état de veille, du rêve et du sommeil profond. En fait, pour la plupart d’entre nous, nous ne connaissons que ces trois états et il est insoupçonnable qu’en arrière-plan de ceux-ci, il y ait un fonds commun qui est ce que l’Orient appelle « le quatrième » (turya), et que Jung aurait sans doute désigné comme étant le Soi.

Voici donc comment le Omkar présente cette carte de la conscience :


où :

Dans cette représentation symbolique, on pourrait dire que le Soi (
turya) est l’équivalent d’un soleil de Conscience totale dont la conscience relative du moi a besoin d’être protégé par le voile du sommeil profond, c’est-à-dire de l’inconscience. En effet, la conscience relative est, en regard de ce soleil de Conscience – dont la Bhagavad Gita nous dit par ailleurs qu’il est brillant comme mille soleils – comme la flamme d’une bougie. S’il n’y avait pas l’obscurité du voile de l’Inconscient, la lumière de la conscience relative n’aurait rien à éclairer. Cependant, les commentateurs de l’Upanishad ajoutent que le voile du sommeil profond est souvent transpercé par la Lumière du Soi qui parvient alors à la conscience ordinaire sous la forme d’images généralement incompréhensibles, c’est-à-dire de rêves. Ceux-ci réclament cependant d’être assimilés, compris et intégrés, car c’est ainsi, par ces images messagères, que la Conscience Une nourrit la petite conscience.

Le rêve s’avère aussi être un des moyens par lesquels la conscience peut retourner au Soi : il y a un yoga du rêve – en particulier le nidra yoga en Inde, et ses variantes tibétaines – qui s’intéresse moins au contenu du rêve qu’aux états de conscience dans lesquels le rêveur peut entrer en maintenant sa conscience en éveil dans les espaces du rêve. Il ne faut pas confondre cette forme de méditation avec ce que nous appelons en Occident le rêve lucide, même si elle en est très proche : dans les deux cas, le rêveur est conscient de rêver pendant le rêve. Il maintient une présence active dans ce dernier. Cependant, dans la perspective du yoga du rêve, il ne s’agit pas de diriger le rêve mais de revenir par là, en méditant dans le rêve, à la source de la conscience. Selon les enseignements traditionnels, il y a là une façon de se préparer à ce que nous traverserons après la mort du corps physique : « examinez votre manière de rêver, vous saurez ce qu’il adviendra de vous à la mort » nous dit ainsi Tenzin Wangyal Rinpoché.

Je n’entrerai pas ici dans la discussion métaphysique de ces idées, qui relèvent moins dans l’esprit des Upanishads de concepts philosophiques que de réalités expérientielles que peuvent vérifier celles et ceux qui suivront scrupuleusement les instructions dont il est question dans ces textes. Je suis plus intéressé ici par leur traduction psychologique dans des termes qui permettent de les réintégrer dans le modèle du processus de création de conscience. Ainsi peut-on reformuler la carte présentée par le Omkar ainsi :


Pour être complet, ce schéma devrait être circulaire (excusez mes faibles capacités graphiques). Il met cependant en évidence, dans les deux sens, le processus dont je parlais plus haut. Ainsi y-a-t-il un flux qui va du Soi, la Conscience des profondeurs, et qui traversant le voile du sommeil profond, de l’Inconscient, parvient à la conscience ordinaire sous forme de rêve, d’images intérieures auxquelles – il faut le préciser encore, et insister sur ce point – sont associés des ressentis émotionnels et corporels. Et puis il y a en retour un autre flux, qui va de la conscience ordinaire qui est impressionnée par ses expériences diurnes, et qui transmet ses impressions, sous forme d’images intérieures, à nouveau associées à des ressentis émotionnels et corporels, au Soi au travers du voile de l’inconscience. Nous avons là une figuration dynamique du processus de création de conscience qui est compatible avec les données de la psychologie transpersonnelle ainsi que celle de Jung, tout en explicitant le modèle au cœur de la spiritualité orientale.

C’est cependant en m’intéressant à un autre angle d’approche des rêves que j’ai pu enfin tirer des conséquences pratiques de ce modèle. J’ai déjà mentionné dans mon article sur les Loges de rêves l’importance qu’a eu dans ma recherche la rencontre de Connie Cockrell-Kaplan, l’auteure du livre Les femmes et la pratique spirituelle du rêve

Je m’intéressais déjà, bien avant de la rencontrer, aux approches dites chamaniques des rêves et en particulier, vivant au Québec, à ce que les autochtones amérindiens pouvaient nous enseigner à ce sujet. Malheureusement, les témoignages directs sont rares même si les peuples du Québec étaient justement des peuples du rêve, au point que les Jésuites colonisateurs avouaient à leur hiérarchie leur impuissance à convertir ces « sauvages », car ils ne parvenaient pas à faire parler Jésus-Christ comme leur parlaient les rêves. J’avais cependant retenu de mes échanges avec plusieurs chamans sud-américains qu’ils considéraient la conscience un peu comme un oignon dont la surface serait notre conscience ordinaire tandis qu’au centre de l’oignon, il y aurait un noyau de conscience pure, l’équivalent – m’a dit un jour un chaman équatorien – d’un diamant de conscience. Mais le point important était que pour eux, toutes les couches intermédiaires de l’oignon étaient faites de rêve plus ou moins conscients selon qu’ils étaient proches du noyau. Cette image, mis à part qu’il n’était pas question dans leur description d’une gangue d’inconscience totale entourant le diamant de conscience, correspondait fort bien avec le modèle du yoga décrit par le Omkar. 

Mais les chamans ajoutaient deux points importants : le premier, c’est que rien ne devient réel sans que l’intention initiale soit émise par le noyau de conscience, et que cela traverse toutes les couches de rêve pour parvenir à la conscience ordinaire. En bref, rien ne devient réel sans avoir été rêvé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que si l’on équivaut réalité et conscience, comme nous l’avons déjà fait à propos du OM, cette affirmation se traduit comme « rien ne devient conscient sans avoir été rêvé » – ce qui serait une formulation assez radicale du processus de création de conscience impliquant le rêve. Le second point, c’est que pour les chamans, ce que nous appelons « conscience ordinaire » n’est qu’un rêve partagé entre tous les humains, un rêve solidifié par un consensus – le « point d’assemblage » évoqué par Carlos Castaneda. Outre que cela implique de pouvoir visiter d’autres dimensions de la conscience / réalité au moyen du rêve, l’analogie avec une des affirmations centrales du yoga du rêve s’avérait frappante. En effet, pour ce dernier, du point de vue du Soi, la conscience ordinaire n’est rien d’autre qu’un rêve fugitif. Ce que l’Orient appelle l’Éveil, c’est précisément la sortie de l’illusion qui voudrait que ce rêve soit la réalité alors qu’il n’est qu’une construction mentale…

Je ne développerai pas plus ces idées ici, dont les chercheurs spirituels intéressés à la nature du rêve pourront tirer des conséquences pratiques. Il suffira de dire que dans l’esprit de la voie du rêve qui parcoure ce blogue, il s’agit moins de tirer de ce dernier des informations au profit du conscient que de parcourir cette voie pour « traverser le rêve » et accéder par là à la Réalité nue. Je vous invite à lire sur ce thème mon article sur l’onirosophie ainsi que la présentation de la voie du rêve que j’ai écrite à l’occasion de la publication du 100ème article de ce blogue. Et j’ajouterai simplement à l’usage de mes ami.e.s jungien.ne.s qui réduisent la psychologie de Jung à une psychanalyse utilitaire qu’il y a bien des éléments montrant que Jung ne cherchait pas autre chose qu’un accès à la transcendance du Soi.


Connie Cockrell-Kaplan m’a donc fourni la dernière pièce du puzzle amenant à l’Écoute Intérieure des Rêves en m’expliquant la façon dont elle, dans la suite de la tradition des peuples autochtones du Sud-Ouest des États-Unis, voyait le rêve. Elle rejoignait curieusement le point de vue d’un chaman pygmée que m’avait partagé peu auparavant une amie interprète de rêve. Pour ce dernier, notre façon psychologique d’approcher le rêve mutile celui-ci en le faisant entrer dans un carcan conceptuel, alors qu’il s’agit d’une réalité sensible. Connie ne disait pas autre chose dans les échanges que nous avons eu. Elle riait en disant que nous réduisions le rêve à un discours dont nous pouvions parler sans fin alors qu’il s’agissait d’une énergie vivante, qui cherchait à participer à la vie, à notre existence. Pour les amérindiens, comme pour nombre de peuples racines, notre âme retourne à la Source quand nous dormons. Elle y ramène nos impressions du jour, ainsi que les questions qui nous préoccupent. Et quand la Source renvoie l’âme dans le monde, c’est avec une nouvelle énergie, une nouvelle impulsion de vie. C’est cette énergie qui, lorsqu’elle traverse les plans émotionnel et mental de notre existence, qui suscite des images, une histoire, bref ce que nous appelons un rêve. Dès lors, me disait Connie, c’est en fait l’intégration de cette énergie que véhicule le rêve qui importe, et non la discussion des symboles qui en constitue l’emballage. Elle riait encore en disant : votre façon d’appréhender le rêve est un peu comme si vous receviez une lettre, et que vous passiez votre temps à discuter de ce qu’il y d’écrit et de dessiné sur l’enveloppe. Mais pour lire la lettre, recevoir le message, il va falloir ouvrir l’enveloppe !

Le parallèle avec le modèle de la création de conscience qui ressort de l’étude du Omkar, et plus largement de la psychologie transpersonnelle, m’a bien sûr frappé. Dans la vision des peuples premiers, il s’agit au fond d’une respiration de l’âme (étymologiquement : ce qui nous anime) qui va se régénérer à la Source et revient au réveil avec une nouvelle énergie de vie. Cette perspective permet de comprendre pourquoi les animaux rêvent comme nous, et quels bénéfices ils tirent de leurs rêves sans consulter d’interprètes. Tout comme les humains qui sont restés proche de la nature – j’aime rappeler que nos ancêtres n’avaient pas besoin de psychologues pour comprendre leurs rêves –, les animaux intègrent directement cette nouvelle énergie de vie que leur apporte le rêve. Dès lors ressort aussi la dimension infiniment créatrice du rêve, capable par exemple de résoudre des équations complexes ou de composer un poème. En effet, le rêve met en forme une impulsion créatrice provenant directement de la Source de la conscience. On peut comprendre par là aussi que le rêve ait parfois été l’occasion de révélations ou d’illuminations transcendantes – les prophètes de l’Ancien Testament par exemple ont reçu nombre de leurs visions en rêve, et le Coran atteste que le voyage du Prophète à Jérusalem s’est déroulé en rêve – et qu’il puisse être le théâtre de guérisons dites miraculeuses, ou encore d’un éveil radical de conscience. Enfin, on peut comprendre la difficulté à interpréter les rêves, en particulier dans la mesure où ils comprennent des éléments de futur – ce qui a été mis en évidence par différentes études. Le rêve est en lien direct avec une source créatrice en nous qui amène toujours du nouveau, et utilise justement le rêve pour créer le futur...

Nous voici donc ramenés devant la dimension infiniment mystérieuse et sacrée (« ça crée ! ») du rêve, où nos ancêtres voyaient un moyen de communication avec les dieux. « Somnia a deo missa », disaient les anciens, c’est-à-dire : les rêves sont envoyés par Dieu. On retrouve des traces de cette façon d’appréhender le rêve dans de nombreux textes dits sacrés, et dans toutes les traditions spirituelles. Celle-ci, quand elle est bien comprise, nous dicte une attitude fondamentale devant le rêve, qui tient dans la révérence devant le mystère sacré auquel il nous introduit : le rêve nous met en contact avec quelque chose de plus grand que nous (que "moi") qui donne un sens, une direction, à nos existences. Dès lors, nous devons abandonner toute volonté de puissance devant le rêve, qu’il s’agisse de l’ambition de l’expliquer ou de le mettre au service des objectifs du conscient. La position juste est précisément inverse : c’est le conscient qui doit se mettre au service du rêve, ou plus précisément de la Source créatrice qui s’exprime au travers du rêve, de l’âme qui s’y déploie, car c’est une façon de se mettre au service de la Vie en nous. Et finalement, le point crucial est que nous pouvons faire confiance au rêve, c’est-à-dire au processus de création de conscience, pour amener à cette dernière ce dont elle a besoin, en autant que nous lui accordons notre attention dans une ouverture au nouveau, à ce qui était inconscient jusque-là. Comme le suggérait une de mes amies interprète de rêves, l’attitude requise est celle du jardinier de l’âme, qui prend soin des fleurs de conscience en gardant à l’esprit que les fleurs poussent d’elles-mêmes, avec l’aide du jardinier mais surtout de la nature dans laquelle elles sont enracinées.


L’apport déterminant de Connie Cokrell-Kaplan à ce modèle de la création de conscience par le rêve a été de souligner que ce dernier amène une énergie qui veut participer à notre existence. Le terme « énergie » est souvent galvaudé par des gens qui n’ont que de faibles notions de physique et croient avoir tout dit quand ils ont prononcé ce mot magique, mais il a des implications précises. « Énergie » signifie « potentiel d’un travail », ou encore d’un mouvement : quand une énergie est appliquée à un matériau, celui-ci va soit entrer en mouvement s’il s’agit d’une énergie cinétique, soit se réchauffer – c’est-à-dire que les molécules qui le composent vont entrer en mouvement. Dans le cas du rêve, cette idée nous amène à une idée très simple et efficace : le but du rêve est de provoquer un mouvement intérieur. On le constate fort bien quand on interprète un rêve : ce qui fait qu’une interprétation est valable, ce n’est pas sa conformité avec le système explicatif ou la méthode qu’on applique, fussent-ils ceux de Jung ou de Freud. C’est le mouvement intérieur qui est suscité par l’interprétation, le déclic en forme de « haha ! », qui fait que le message existentiel du rêve apparaît soudainement comme une évidence. Ce dernier est quelque chose que l’on ne savait pas (qui était inconscient) que l’on savait, et que maintenant, grâce à l’écoute du rêve, on sait qu’on le sait. Mais dès lors, c’est moins l’interprétation et les méthodes pour parvenir à celles-ci qui importent que ce mouvement intérieur, où se manifeste la dynamique du rêve qui veut amener quelque chose à la conscience. Encore une fois, nous avons essentiellement à coopérer avec le rêve, comme la sage-femme avec la nature, pour aider le bébé de conscience à venir au monde. 

C’est ce constat qui me permet d’avoir le front de dire que toutes les méthodes de travail avec les rêves sont valables, à conditions qu’elles n’enferment pas le rêve dans un système clos : de même que le bébé se débrouillera pour naître, le sens du rêve trouvera le moyen de parvenir à la conscience si celle-ci est accueillante, c’est-à-dire ouverte et attentive. Cependant, nous pouvons faciliter ce mouvement intérieur en allant à la rencontre de celui-ci dans le rêve lui-même. Pour cela, il s’agit moins d’interroger le rêve pour essayer d’y reconnaître l’ombre, l’anima ou l’animus, et les autres objets que nous supposons peupler notre inconscient... que d’aller toucher, et nous faire toucher par, les ressentis suscités par le rêve. En effet, l’énergie apparaît dans la psyché sous forme d’émotions et de sensations corporelles. Bien sûr, il est souvent difficile de retrouver les émotions et ressentis précis du moment du rêve, qui sont souvent encore plus fugaces que les images elles-mêmes. Mais il s’avère que ces images ont la capacité de susciter des ressentis quand on les revisite en imagination avec un certain degré de présence à ce qu’elles nous donnent à vivre. Ces ressentis ne sont peut-être pas ceux éprouvés dans le rêve lui-même mais nous avons alors là une information sur la façon dont les images touchent la psyché dans l’instant présent – cela peut avoir évolué depuis le moment du rêve, mais l’image reste active dans la mesure où elle suscite ce ressenti. Mieux encore, nous pouvons dès lors aller ressentir ce que c’est d’être, de l’intérieur, les différents éléments du rêve, que ce soient des personnages ou même des éléments inanimés – nous tirons alors partie de ce lieu commun qui veut que tout ce qui est dans le rêve fait parti de nous, c’est-à-dire est une subjectivité qui a quelque chose à dire. Et dès lors, en écoutant les images dans leurs résonances émotionnelles et corporelles et en explorant toutes les facettes du rêve par l’imagination, nous vivons un voyage dans le rêve qui débouche la plupart du temps, sinon toujours, sur un mouvement intérieur transformant.

C’est cette approche à la fois douce et sensible, attentive à ce qui cherche à prendre voix dans le rêve, que j’appelle l’écoute intérieure du rêve. Elle rejoint par bien des aspects différentes démarches comme celles de la gestalt ou du focusing qui s’intéressent moins à l’interprétation du rêve qu’à sa mise en mouvement interne. Cependant, l’expérience montre qu’elle n’est en rien contradictoire avec l’interprétation, en autant que celle-ci ne soit pas un discours sur le rêve, mais plutôt la complète. Il en ressort aussi que le rêve n’est pas simplement quelque chose à comprendre avec notre tête, mais qu’il nous met en jeu dans tout notre être, incluant notre corps et nos émotions, et jusque dans notre créativité ainsi que dans ce que nous avons de plus intime...

Encore une fois, je ne prétends pas avoir inventé quoi que ce soit en formalisant cette approche du travail avec les rêves. Elle découle directement de l’application de l’imagination active telle que l’a redécouverte Carl Jung, des travaux de nombreux analystes jungiens ainsi que des pionniers d’autres écoles comme Fritz Perl et Eugène Gendlin. Mais surtout, elle s’inscrit dans la continuité de la sagesse des peuples racines qui, encore une fois, n’avaient pas besoin d’université pour entendre leurs rêves. Je n’ai pas la prétention non plus d’affirmer que ce modèle de la création de conscience par le rêve soit l’explication définitive de la nature de ce dernier. J’insiste sur le fait, avéré pour n’importe quel esprit scientifique, qu’un modèle n’est jamais qu’une façon provisoire et limitée d’aborder la réalité vivante, qui le dépasse infiniment. Nous pouvons compter sur le rêve, et sur le processus de création de conscience, pour nous emmener toujours plus loin !

Je tiens seulement à souligner en conclusion que ce que nous pensons du rêve, la façon dont nous le définissons, conditionnera fondamentalement la relation que nous pouvons avoir avec ce mystère. Ainsi, je ne puis que m’insurger quand je lis sous la plume d’un éminent psychologue qu’il « existe trois catégories de rêves : les mauvais, les nuls et les bons » – où les mauvais sont les cauchemars tandis que les nuls sont les rêves « ordinaires » tandis que seuls les bons seraient dignes de notre attention. Passons sur les cauchemars, qui sont en fait de précieux cadeaux (vous pouvez me lire là-dessus si cela vous intéresse : précieux cauchemar  ) qu’il faut apprendre à déballer, mais je dois dire que je n’ai jamais rencontré de rêve qui n’ait rien à dire, à amener de nouveau à la conscience. Il n’y a pas de rêve nul ! Jung nous le disait bien : 

« Il faut aimer le rêve ! Il n’y a pas de rêves stupides, il n’y a que des gens insensés qui ne comprennent pas leurs rêves. » 

Voilà sans doute le point clé, le plus important : il faut aimer le rêve, et il nous le rendra bien. Et il faut donc se garder de projeter notre propre nullité sur le rêve, qui pourrait bien se moquer de nous en retour...