dimanche 18 octobre 2015

Réalité du rêve


Robert Moss – un enseignant du travail du rêve dont je recommande par ailleurs chaudement tous les livres – raconte dans Dreamgates un rêve fort intéressant :

« Je suis dans un cercle de rêves. Au centre du cercle, il y a un autel avec une bougie qui est allumée. Un homme demande : « Robert, qu’est-ce qui nous permet d’être certains que nous ne sommes pas en train de rêver ? » Je me lève et je vais au centre de la pièce, je prends la bougie et je verse un peu de cire sur mon bras. Cela brûle un peu. Je dis alors : « Je suppose que cela prouve que je ne rêve pas. » Je repose la bougie. Et c’est à ce moment que je me réveille. »

Qu’est-ce qui vous garantit que vous n’êtes pas, à l’instant même, en train de rêver que vous êtes en train de lire un article sur les relations entre le rêve et la réalité ? Vous croyez que la source des rêves serait incapable d’écrire un tel article ? Allons donc ! Le rêve de Robert Moss est une variation sur le thème « pince-moi si je rêve ». Oui, mais si je rêve que je me pince ? Le film Inception propose encore une autre sorte de test. Le héros lance une toupie pour vérifier qu’elle se comporte bien selon les lois de la physique. Mais cela présuppose encore que dans l’univers du rêve, ces lois seraient altérées…

Au fond, tout cela nous interroge sur la nature du rêve, et encore plus fondamentalement sur celle de la réalité. Qu’est-ce qui est réel ?

La science, en la personne du physicien Max Planck, nous dit : « Est réel ce qui est mesurable ». C’est le point de vue de la raison, dont l’étymologie nous renvoie justement à la mesure (ratio). Mais la raison peut-elle définir le réel ? Il faudrait pour cela que ce dernier soit toujours mesurable ou logique, comme le voudrait le rationalisme. Cependant, la physique elle-même démontre que l’espace et le temps, qui sont à la base de toutes nos mesures, n’ont rien d’absolu. Et puis cette définition laisse beaucoup de choses, et non des moindres, hors du réel : l’amour n’est pas mesurable, pas plus que l’espérance ou le courage, et finalement tout ce qui a trait à la conscience.

À l’inverse, les cultures chamaniques considèrent que ce que nous appelons « le réel » est « le monde de la surface » – le rêve que nous avons tous en commun. Sous cette surface, il y aurait bien d’autres mondes qui sont autant de rêves. Des mondes qu’on peut visiter, d’autres dimensions du réel…

Une jeune femme m’a raconté avoir rêvé qu’elle visitait un autre monde où elle choisissait d’habiter temporairement le corps d’une jeune fille, ce qui ne dérangeait aucunement celle-ci qui n’en avait pas conscience. Elle rencontrait un garçon qui était conscient comme elle de rêver mais qui était « pris » dans un corps : il ne pouvait se déplacer dans ce monde comme un pur esprit ainsi qu’elle le faisait. Cela lui fit prendre conscience que lorsqu’elle se réveillerait, ce serait pour retourner dans un monde où elle serait elle-aussi « prise » dans un corps : elle ne pourrait plus en changer à volonté, passer de l’un à l’autre.

Ce rêve avait pour elle un indéniable caractère de réalité, il était difficile d’y voir une portée symbolique. Ce sont sans doute de tels rêves qui ont inspiré l’idée répandue dans toutes les cultures chamaniques et encore bien vivante qui veut que la nuit, l’âme quitte le corps et va voyager dans d’autres mondes. Ces derniers sont-ils plus ou moins réels que notre monde ?

Il arrive que l’on se réveille en rêve, dans un autre rêve. Ce sont souvent des rêveurs lucides, qui ont pris conscience dans le rêve de ce qu’ils sont en train de rêver, qui se réveillent ainsi dans un autre rêve. L’un d’eux m’a confié qu’il se retrouvait ainsi souvent dans des rêves « à tiroirs » où il se réveillait de rêve en rêve, véritables poupées gigognes. Dans l’un de ceux-ci, il prenait conscience de ce qu’il était en train de rêver quand il remarquait quelque incongruité dans ce qui l’entourait – il détectait ce que Stéphen Laberge appelle un « indice onirique ». Cela l’amenait à se réveiller dans un autre rêve, qu’il prenait pour la réalité jusqu’à ce qu’un nouvel indice onirique l’amène à en douter. Et ainsi de suite, plusieurs fois. La scène finale de ce rêve nous a bien fait rire : il se réveillait finalement sur son lieu de travail, où il lui semblait avoir fait une petite sieste, et après s’être bien étiré, il a tiré un rideau en se disant : « Bon, allez maintenant, au boulot ! » avant de se réveiller pour de bon, fort surpris d’être dans son lit.

Nous avons tendance à prendre pour acquis le critère du consensus pour définir la réalité : ce qu’un seul perçoit est irréel, mais ce que deux ou plus peuvent voir est réel. Jung rapporte une expérience troublante qui met en doute ce critère. Lors d’un voyage à Ravenne avec une amie, il visita avec elle le tombeau de Galla Placidia qui, dit-il, le plongea dans un étrange état d’âme. Ils poursuivirent leur visite en allant voir le baptistère orthodoxe tout proche, et Jung fut surpris d’y voir à la place des fenêtres quatre grandes fresques d’une beauté indescriptible. L’une d’elle, qui montrait le Christ tendant la main à saint Pierre en train de se noyer, les impressionna particulièrement et ils passèrent au moins vingt minutes à la contempler en discutant du rite baptismal. Par la suite, Jung chercha à se procurer des reproductions de ces fresques mais ne put en trouver car il s’avéra qu’elles n’existaient pas, du moins dans notre réalité physique. La dame qui accompagnait Jung ne put longtemps croire que ce qu’elle avait vu, « de ses propres yeux vu », n’existait pas.

Jung écrit dans Ma vie  : « Mon expérience du baptistère de Ravenne m’a laissé une impression profonde. Depuis lors, je sais qu’un contenu intérieur peut avoir l’apparence d’un fait extérieur, de même qu’un fait intérieur peut avoir celle d’une teneur extérieure. Les parois réelles du baptistère, que devaient voir  mes yeux physiques, étaient recouvertes et transformées par une vision aussi réelle que les font baptismaux qui, eux, n’avaient pas été modifiées. À ce moment, qu’est-ce qui était réel ? »

La réponse à une telle question réclame, on le voit, la plus grande prudence.

À mi-chemin entre le point de vue des physiciens et celui des chamans, l’approche psychologique que propose Jung peut aider à les réconcilier. En effet, pour ce dernier, rien n’arrive hors de la psyché. Que ce soit la mesure que prend le physicien ou le voyage dans lequel s’engage le « marcheur entre les mondes », nous n’aurions même pas l’opportunité d’en parler si ce n’était finalement une réalité psychique, quelque chose qui advient dans le champ de la conscience. Nous n’avons aucun moyen de savoir quelle est la réalité en soi de ces phénomènes hors de la psyché qui les perçoit ; tout au plus pouvons-nous spéculer ou tenter d’inférer le réel derrière les apparences. Ce constat ne vaut pas que pour les grandes questions métaphysiques. Il s’applique très directement dans notre quotidien tant notre perception est conditionnée par l’interprétation que nous faisons de la réalité, nos projections inconscientes, les histoires que nous nous racontons, les croyances qui nous sont chères.

Il y a eu un accident au carrefour. S’il y a quatre témoins, il y a généralement quatre versions différentes. Il faut recouper généralement les témoignages pour déduire ce qui a bien pu se passer. Pour peu que la situation suscite de fortes émotions – l’accident a entrainé une querelle – les discordances sont encore amplifiées ; l’investissement émotionnel d’une situation est un critère de réalité immédiate. Qui a raison ? Il est probable que personne ne voit la réalité dans son entier, et que chaque point de vue en reflète une facette avec une plus ou moins grande distorsion subjective. Quand il y a projection, un élément inconscient – qu’on ne peut pas voir, par définition – recouvre les faits, soit qu’il les colore d’une certaine façon, soit qu’il les oblitère ou les déforme, les travestit. Nos croyances définissent l’espace dans lequel nous pouvons nous faire une représentation mentale de ce qui est. D’une certaine façon, un mécanisme de reconstruction permanente de la réalité vécue est à l’œuvre dans notre quotidien comme dans le rêve – le réel et l’onirique s’avèrent entremêlés dans la psyché.
  
William Shakespeare le savait bien, qui écrivait : « Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »

Finalement, notre investigation sur la nature du réel débouche sur un questionnement à propos de la nature de la conscience, cela qui prend la mesure de toutes choses. Nous avons peut-être tort de nous en tenir à une opposition stricte entre ces termes de rêve et de réalité, car du point de vue élargie de la conscience, ils sont à la fois complémentaires et inscrits dans une continuité : le rêve nous parait réel jusqu’à ce que nous nous en réveillons – la lucidité onirique consiste en se promener éveillé dans le rêve. Nous nous enfermons dans une fausse dualité en opposant le rêve et la réalité, l’inconscient et le conscient, l’intérieur et l’extérieur, alors qu’il n’y a là qu’un flux continu de conscience dans différents états, un processus qui crée la réalité en même temps que la conscience de cette réalité.

On peut ainsi considérer, avec l’Orient, que nous rêvons généralement les yeux ouverts dans notre vie quotidienne et qu’il est possible de s’en réveiller – c’est ce que la spiritualité orientale appelle l’Éveil. Avant même le fameux éveil dans la 5ème dimension que beaucoup recherchent et qui pourrait être un autre rêve, nous pouvons vivre lucidement ici-bas en nous gardant de croire trop rapidement nos pensées et notre interprétation de la réalité. La méditation permet en particulier d’observer le jeu du mental et de se détacher doucement des pensées, de leur pouvoir hypnotique qui prétend définir la réalité.  Au-delà de la psychologie s’ouvre dès lors une perspective spirituelle qui permet d’envisager un autre angle au travail du rêve. Voilà ce qu’en dit Tenzin Wangyal Rimpoche dans son livre sur les Yogas tibétains du rêve et du sommeil :

« Beaucoup d’occidentaux qui s’intéressent aux enseignements ont sur le rêve des idées nourries de théories psychologiques; en conséquence, quand l’utilisation des rêves dans leur vie spirituelle commence à les intéresser, ils se concentrent généralement sur leur contenu et leur signification. La nature même de l’acte de rêver est rarement étudiée. Lorsqu’elle l’est, la recherche débouche sur les processus mystérieux qui sous-tendent la totalité de notre existence, et pas seulement la partie pendant laquelle nous rêvons. […] On pense généralement que le rêve est ‘irréel’, par opposition avec la ‘réalité’ de notre état vigile. Mais rien n’est plus réel que le rêve. Cette affirmation prend tout son sens quand il est compris que la vie à l’état de veille est aussi irréelle que le rêve, exactement de la même façon. On peut alors comprendre que le yoga du rêve s’applique à toute expérience, aux rêves de la journée comme à ceux de la nuit. »

Quelle est, dès lors, la nature du rêve ? C’est celle de l’illusion. Mais l’illusion est donc ainsi faite qu’elle semble réelle jusqu’à ce qu’on se rende compte que c’est une illusion. Alors, on a généralement grandi en conscience, souvent douloureusement : les illusions s’envolent rarement sans arrachement. C’est le long et pénible travail de retrait des projections. Cependant le rêve nous parle aussi symboliquement de la réalité qui est hors de notre champ de conscience. Ainsi l’illusion ne fait pas que nous masquer le réel : elle nous la voile et cependant la révèle aussi, comme un vêtement donne forme aussi au corps qui le porte. Dans cette perspective, notre  existence est le royaume de Maya, l’Illusion qui danse au centre du palais des glaces de notre psyché. Et nous n’avons pas d'autre choix que de danser avec elle…

Il est possible cependant de se demander très régulièrement : « Suis-je en train de rêver ? »

Cette pratique renforce les chances d’accéder à la lucidité onirique. En s’habituant à se poser plusieurs fois par jour cette question, on sera amené tôt ou tard à se la poser en rêve et à détecter des indices oniriques. Mais le yoga tibétain du rêve, par exemple, suggère que cette interrogation a une portée spirituelle qui va bien plus loin. Il se pourrait que le rêve mental dans lequel nous vivons notre vie vole en éclats et que soudain nous nous réveillions de la réalité. Mais en fait, la question s’avère dès lors mal posée. La question qui tranche radicalement au travers du voile du rêve, c’est :

« Qui rêve ? Qui rêve cette vie ? »

Jung n’avait pas de réponse à cette question, mais il a fait un immense rêve à ce sujet auquel je vous renvoie si vous voulez approfondir cette interrogation : http://voiedureve.blogspot.ca/2014/04/le-meditant-qui-me-reve.html. On peut entendre résonner aussi ici, en réponse, le rire de Tchouang-Tseu qui se demande dans l’éternité si c’est lui qui a rêvé être le papillon, ou le papillon qui rêve être Tchouang-Tseu se posant sa fameuse question...

vendredi 2 octobre 2015

La décision la plus importante

Nébuleuse dite de l’œil de Dieu

“The most important decision we make is whether we believe we live in a friendly or hostile universe.” (Albert Einstein)

Antidote au nihilisme


 La décision la plus importante que nous puissions prendre, nous dit Einstein, consiste à choisir si nous vivons dans un univers amical ou hostile. Quand je l’ai lue, cette affirmation m’a plongé dans un abîme de réflexion. J’y ai vu une sorte de koân zen – une de ces questions d’apparence insoluble comme « Quel est le son que fait une seule main qui applaudit ? ». Le principe de ces énigmes est que l’on se doit de les prendre à bras le corps comme si notre vie en dépendait. Alors, avec un peu de chance, on se cassera la tête sur la question et c’est des profondeurs qu’émergera un mouvement intérieur qui nous fera traverser le koân.

C’est un peu ce qui m’est arrivé avec l’interrogation qui se niche dans les mots d’Einstein. La question m’a travaillé. Un matin, je me suis réveillé avec la sensation étrange d’avoir rêvé la réponse. Et, en effet, j’ai alors écrit l’essentiel du texte qui suit d’une traite, comme on recopie un rêve, en suivant le fil d’une intuition encore vive. Au bout de ma plume coulait une joie de plus en plus brûlante à mesure que j’écrivais car il m’était de plus en plus clair que je venais de trouver, au moins pour moi-même, un antidote au poison du nihilisme. Par la suite, j’ai relevé quelques citations de Jung qui viennent étayer mon propos et qui ont dès lors pris tout leur sens.

L’univers est-il donc amical ou hostile ?

Avant de trancher dans un sens ou dans l’autre de cette alternative, il nous faut aussi envisager qu’il soit neutre, ni amical ni hostile, mais totalement indifférent. Plus profondément encore, il nous faut décider si l’Univers est conscient ou non, et s’il est inconscient, s’il a une possibilité de devenir conscient ou s’il est absolument inerte, dépourvu de toute psyché. Enfin, si nous décidons que l’Univers est conscient, il nous faut choisir entre un Univers qui nous serait totalement indifférent ou non, c’est-à-dire statuer sur la possibilité d’entrer en relation consciente avec l’Univers.

C’est le choix peut-être le plus déterminant que nous puissions faire car il définit notre « être-au-monde », notre façon de nous relier au Tout, au mystère d’être. C’est un choix car nous sommes face à l’Inconnu, et peut-être, au moins dans une certaine mesure, à l’Inconnaissable. C’est une décision qu’il nous faut prendre aussi consciemment que possible, au risque sinon qu’elle soit prise par d’autres que nous, c’est-à-dire par notre environnement, par notre culture et notre époque, par notre religion ou nos parents.

C’est un choix qui consiste à prendre la responsabilité de la plus haute idée que nous pouvons nous faire de la vie et de notre véritable nature, de qui nous sommes en réalité. C’est une décision fondamentale, au sens où elle donne un fondement à notre existence. Et finalement, c’est un choix créateur car la façon dont nous co-créerons notre vie avec l’Univers en dépend. Assumer ce choix, c’est assumer notre liberté créatrice, c’est-à-dire notre dignité d’être conscient.

Il s’agit donc de décider en conscience quelle est notre vision de l’Univers, et par là de la vie, de l’existence – celle-ci a-t-elle un sens que nous puissions parvenir à connaître ? Au-delà du sens qui satisfait l’esprit, a-t-elle une valeur que nous puissions aimer ? C’est cet amour de la vie, la présence de cet amour en nous, qui s’avère déterminant car il colore toute notre existence. Si l’amour est présent, il illumine notre être comme un soleil intérieur, et s’il manque, c’est la nuit noire sans lendemain. Le sens fait appel à l’esprit, la valeur au cœur, et l’amour à la totalité.

Nous ne sommes pas ici pour nous raconter des histoires. Admettons le pire, au moins comme un possible auquel il nous faut faire face en conscience. Notre culture occidentale contemporaine du début du XXIème siècle, essentiellement matérialiste, n’admet qu’un Dieu à la double face de hasard, c’est-à-dire de pur non-sens, et de nécessité. Nous ne serions vivants, conscients, que par pur hasard à moins que ce soit par une nécessité indiscernable. Dès lors, il faut envisager que l’Univers nous est strictement indifférent car il semble totalement inconscient, sans aucune possibilité de conscience puisqu’il serait fait de matière essentiellement inerte, et donc, bien sûr, sans possibilité de relation. Nous serions voués à la solitude et l’absurdité, c’est-à-dire à l’absence de sens et de valeur, à la nuit la plus noire, sans issue.

Nous n’aurions dès lors aucune autre voie que d’inventer sens et valeur au travers de nos relations avec les myriades d’autres êtres qui sont, comme nous, en proie à l’absurdité apparente de l’existence. Nous serions, par le fait même d’être conscients, créateurs de sens et de valeur – c’est ce que notre existence, l’existence de la conscience, amènerait dans cet Univers dont il nous faudrait admettre cependant, selon la vision matérialiste des choses, qu’il est indifférent sinon hostile à cette création de sens et de valeur, à la conscience elle-même.

Il ne nous reste dès lors aucun autre choix que celui d’assumer une position existentielle tragique et de prendre donc la responsabilité d’être créateurs de sens et de valeur face à une réalité qui en serait dépourvue, et qui voue notre tentative à l’échec ou du moins à la fugacité doublée de l’oubli. Mais alors, il nous resterait encore le choix entre les larmes et le rire : la parade suprême à l’absurdité de cette situation serait dans l’humour dont nous pouvons toujours faire preuve, en toutes circonstances.

C’est là, ayant constaté que nous créons sens et valeur dans cet Univers par le fait même d’être conscients, que nous parvenons au point de renversement paradoxal à partir duquel tout s’éclaire de l’intérieur. La responsabilité assumée de porter une petite lumière dans l’obscurité la plus totale, notre pouvoir inaltérable de créer sens et valeur malgré tout, sont précisément les éléments constituant la preuve dont nous avions besoin pour nous assurer que cette existence peut avoir un sens et une valeur, et que l’Univers tend vers la conscience. Alors, même le matérialisme s’éclaire du dedans : quelle est donc la merveille[1] au cœur de cette matière qui crée de la conscience ?

Nous ne sommes pas séparés de l’Univers. Nous existons en lui, par lui. Nous sommes, par notre existence même, la preuve que l’Univers est conscient de lui-même – peut-être pas entièrement conscient, mais déjà au moins partiellement conscient, au travers de nous[2]. Nos yeux sont les yeux de l’Univers, par lesquels l’Univers se voit. Nos oreilles sont les oreilles de l’univers, par lesquelles il s’entend, et nos bouches, les organes par lesquels il parle et il chante…

C’est là le miracle de la conscience qu’a créé l’Univers – par hasard ou par nécessité, à moins que ce ne soit par amour : l’Univers prend connaissance de lui-même au travers de celle-ci. Un hadith du Coran le dit clairement : « J’étais un Trésor caché, et j’ai voulu être connu, alors j’ai créé les créatures pour me connaître ». Tout – à commencer par l’incroyable précision avec laquelle l’Univers est réglé pour permettre à la vie d’apparaître – laisse à penser que la conscience est l’enfant chérie de l’Univers, son joyau, le diamant dont la noire nuit et toute la matérialité sont l’écrin.

Toute cette discussion sur la conscience de l’Univers découle en fait d’une conception séparative de notre existence, comme si nous pouvions exister indépendamment de l’Univers. De la même façon, toutes les discussions sur l’existence de Dieu reposent, tant dans l’affirmation que la négation, sur le présupposé d’une séparation entre l’Univers et le principe créateur de ce qui est. Mais ce sont donc de faux problèmes quand l’illusion de la séparation est écartée car le mouvement d’autocréation de l’Être devient évident : l’Univers s’auto-crée, tout comme la vie s’engendre elle-même et tend vers la conscience qui crée sens et valeur.

Notre tâche existentielle est désormais claire : nous sommes porteurs de lumière qui venons éclairer la nuit noire de l’Être pur, conscience prenant conscience d’elle-même et de l’Univers, c’est-à-dire du miracle d’être. Notre apport est de créer le sens et la valeur que nous donnons à l’existence, « justifiant » par là le fait d’être – lui rendant ainsi son juste sens et sa juste valeur, qui peut confiner au sacré. Une vie « sauvée » de l’absurdité est une vie dont le caractère sacré est assumé, et qui est dès lors consacrée à la conscience.

Mais il ne s’agit pas d’emprunter ce sens et cette valeur à un système collectif de croyances ou un autre mais bien de les créer, de les trouver en soi. Ce n’est pas le conscient qui peut créer ce sens et cette valeur car il est lui-même structuré par ce sens et cette valeur. Ceux-ci émergent de l’inconscient, c’est-à-dire finalement de l’Univers puisque rien ne permet de limiter l’Inconscient collectif. C’est à chacun, individuellement, d’assumer ce pouvoir créateur fondamental qui définit notre véritable liberté, et notre obligation envers l’existence. Dès lors où il y a sens et valeur vivants, il y a amour, c’est-à-dire conscience ouverte en lien avec l’Univers et avec le mystère qui le crée, dont elle n’a jamais été séparée.

Une autre façon de dire tout cela est : votre mission, si vous l’acceptez, est de permettre à l’amour de s’incarner au travers de votre existence, d’ensemencer ainsi l’Univers et de le révéler à ses propres yeux, dans toute sa terrible beauté.

Citations de Jung

Il écrit dans Ma vie :

« Partant de Nairobi, nous visitâmes dans une petite Ford les Athi Plains, grande réserve de gibier. Sur une colline peu élevée, dans cette vaste savane, un spectacle sans pareil nous attendait. Jusqu’à l’horizon le plus lointain nous aperçûmes d’immenses troupeaux : gazelles, antilopes, gnous, zèbres, phacochères, etc. Tout en paissant et remuant leurs têtes, les bêtes des troupeaux avançaient en un cours insensible — à peine percevait-on le cri mélancolique d’un oiseau de proie : c’était le silence du commencement éternel, le monde comme il avait toujours été dans l’état de non-être ; car jusqu’à une époque toute récente personne n’était là pour savoir que c’était “ ce monde ”. Je m’éloignai de mes compagnons jusqu’à les perdre de vue. J’avais le sentiment d’être tout à fait seul. J’étais alors le premier homme qui savait que cela était le monde, et qui par sa connaissance venait seulement de le créer réellement.

C’est ici qu’avec une éblouissante clarté m’apparut la valeur cosmique de la conscience : Quod natura relinquit imperfectum, ars perficit (“ Ce que la nature laisse incomplet, l’art le parfait ”), est-il dit dans l’alchimie. L’homme, moi, en un acte invisible de création, ai mené le monde à son accomplissement en lui conférant existence objective. On a attribué cet acte au seul créateur, sans prendre garde que, ce faisant, on ravale la vie et l’être, y compris l’âme humaine, à n’être qu’une machine calculée dans ses moindres détails qui continue sur sa lancée, dénuée de sens, en se conformant à des règles connues d’avance et prédéterminées.

Dans la désolation d’un tel mécanisme d’horlogerie, il n’y a plus de drame de l’homme, du monde et de Dieu ; plus de “jour nouveau” qui mènerait à des “rives nouvelles”, mais simplement le désert de processus calculés d’avance. Mon vieil ami Pueblo me revint en mémoire : il croyait que la raison d’être de ses Pueblos était le devoir qu’ils avaient d’aider leur Père le Soleil à traverser chaque jour le ciel. J’avais envié chez eux cette plénitude de sens et recherché sans espoir notre propre mythe. Maintenant je l’appréhendais, et je savais en outre que l’homme est indispensable à la perfection de la création, que, plus encore, il est lui-même le second créateur du monde ; l’homme lui donne pour la première fois l’être objectif — sans lequel, jamais entendu, jamais vu, dévorant silencieusement, enfantant, mourant, hochant la tête pendant des centaines de millions d’années, le monde se déroulerait dans la nuit la plus profonde du non-être pour atteindre une fin indéterminée. La conscience humaine, la première, a créé l’existence objective et la signification et c’est ainsi que l’homme a trouvé sa place indispensable dans le grand processus de l’être. »

Dans Réponse à Job, Jung le dit plus brièvement :

« L’être ne prend de valeur que dans la mesure où quelqu’un en a conscience. C’est pourquoi le Créateur a besoin de l’homme conscient, quoiqu’il soit tenté, en vertu de Sa propre inconscience, de gêner l’homme qui s’efforce de prendre conscience. »

Plus loin, il ajoute :

« Quiconque reconnaît Dieu agit sur Dieu. »

Dans une lettre au pasteur Tanner (1959), Jung souligne encore ce rôle cosmogonique de la conscience : 

« Depuis plus de cent ans le mode est confronté au concept d’inconscient et depuis plus de cinquante ans à une pratique empirique de l’inconscient, mais il y a bien peu de personnes qui en ont tiré des conclusions. Personne n’a remarqué que, sans psyché réflexive, il n’existe pour ainsi dire aucun monde, que donc la conscience représente un second créateur et que les mythes cosmogoniques ne décrivent pas le commencement absolu du monde mais bien plutôt la naissance de la conscience comme second créateur. »

Enfin, dans son autobiographie, il écrit encore :

« La tâche majeure de l’homme devrait être de prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car, dans ces deux cas, il est infidèle à sa vocation, qui est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. II y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient. »



[1] Logion 29 de l’Évangile de Thomas : Jésus a dit : Si la chair est advenue à cause de l’esprit, merveille ! Si c’est l’esprit à cause du corps, merveille des merveilles ! Mais moi je m’étonne de ceci : comment cette grande richesse a habité en cette pauvreté.
[2] L'être humain est l'aspect de la Nature prenant conscience d'Elle-même. (Thomas Berry)