Robert Moss – un enseignant du travail du
rêve dont je recommande par ailleurs chaudement tous les livres – raconte dans Dreamgates un rêve fort intéressant :
« Je suis dans un cercle de rêves. Au centre du cercle, il y a un autel avec une bougie qui est allumée. Un homme demande : « Robert, qu’est-ce qui nous permet d’être certains que nous ne sommes pas en train de rêver ? » Je me lève et je vais au centre de la pièce, je prends la bougie et je verse un peu de cire sur mon bras. Cela brûle un peu. Je dis alors : « Je suppose que cela prouve que je ne rêve pas. » Je repose la bougie. Et c’est à ce moment que je me réveille. »
Qu’est-ce qui vous garantit que vous n’êtes pas, à l’instant même, en train de rêver que vous êtes en train de lire un article sur les relations entre le rêve et la réalité ? Vous croyez que la source des rêves serait incapable d’écrire un tel article ? Allons donc ! Le rêve de Robert Moss est une variation sur le thème « pince-moi si je rêve ». Oui, mais si je rêve que je me pince ? Le film Inception propose encore une autre sorte de test. Le héros lance une toupie pour vérifier qu’elle se comporte bien selon les lois de la physique. Mais cela présuppose encore que dans l’univers du rêve, ces lois seraient altérées…
Au fond, tout cela nous interroge sur la nature du rêve, et encore plus fondamentalement sur celle de la réalité. Qu’est-ce qui est réel ?
La science, en la personne du physicien Max Planck, nous dit : « Est réel ce qui est mesurable ». C’est le point de vue de la raison, dont l’étymologie nous renvoie justement à la mesure (ratio). Mais la raison peut-elle définir le réel ? Il faudrait pour cela que ce dernier soit toujours mesurable ou logique, comme le voudrait le rationalisme. Cependant, la physique elle-même démontre que l’espace et le temps, qui sont à la base de toutes nos mesures, n’ont rien d’absolu. Et puis cette définition laisse beaucoup de choses, et non des moindres, hors du réel : l’amour n’est pas mesurable, pas plus que l’espérance ou le courage, et finalement tout ce qui a trait à la conscience.
À l’inverse, les cultures chamaniques considèrent que ce que nous appelons « le réel » est « le monde de la surface » – le rêve que nous avons tous en commun. Sous cette surface, il y aurait bien d’autres mondes qui sont autant de rêves. Des mondes qu’on peut visiter, d’autres dimensions du réel…
Une jeune femme m’a raconté avoir rêvé qu’elle visitait un autre monde où elle choisissait d’habiter temporairement le corps d’une jeune fille, ce qui ne dérangeait aucunement celle-ci qui n’en avait pas conscience. Elle rencontrait un garçon qui était conscient comme elle de rêver mais qui était « pris » dans un corps : il ne pouvait se déplacer dans ce monde comme un pur esprit ainsi qu’elle le faisait. Cela lui fit prendre conscience que lorsqu’elle se réveillerait, ce serait pour retourner dans un monde où elle serait elle-aussi « prise » dans un corps : elle ne pourrait plus en changer à volonté, passer de l’un à l’autre.
Ce rêve avait pour elle un indéniable caractère de réalité, il était difficile d’y voir une portée symbolique. Ce sont sans doute de tels rêves qui ont inspiré l’idée répandue dans toutes les cultures chamaniques et encore bien vivante qui veut que la nuit, l’âme quitte le corps et va voyager dans d’autres mondes. Ces derniers sont-ils plus ou moins réels que notre monde ?
Il arrive que l’on se réveille en rêve, dans un autre rêve. Ce sont souvent des rêveurs lucides, qui ont pris conscience dans le rêve de ce qu’ils sont en train de rêver, qui se réveillent ainsi dans un autre rêve. L’un d’eux m’a confié qu’il se retrouvait ainsi souvent dans des rêves « à tiroirs » où il se réveillait de rêve en rêve, véritables poupées gigognes. Dans l’un de ceux-ci, il prenait conscience de ce qu’il était en train de rêver quand il remarquait quelque incongruité dans ce qui l’entourait – il détectait ce que Stéphen Laberge appelle un « indice onirique ». Cela l’amenait à se réveiller dans un autre rêve, qu’il prenait pour la réalité jusqu’à ce qu’un nouvel indice onirique l’amène à en douter. Et ainsi de suite, plusieurs fois. La scène finale de ce rêve nous a bien fait rire : il se réveillait finalement sur son lieu de travail, où il lui semblait avoir fait une petite sieste, et après s’être bien étiré, il a tiré un rideau en se disant : « Bon, allez maintenant, au boulot ! » avant de se réveiller pour de bon, fort surpris d’être dans son lit.
Nous avons tendance à prendre pour acquis le critère du consensus pour définir la réalité : ce qu’un seul perçoit est irréel, mais ce que deux ou plus peuvent voir est réel. Jung rapporte une expérience troublante qui met en doute ce critère. Lors d’un voyage à Ravenne avec une amie, il visita avec elle le tombeau de Galla Placidia qui, dit-il, le plongea dans un étrange état d’âme. Ils poursuivirent leur visite en allant voir le baptistère orthodoxe tout proche, et Jung fut surpris d’y voir à la place des fenêtres quatre grandes fresques d’une beauté indescriptible. L’une d’elle, qui montrait le Christ tendant la main à saint Pierre en train de se noyer, les impressionna particulièrement et ils passèrent au moins vingt minutes à la contempler en discutant du rite baptismal. Par la suite, Jung chercha à se procurer des reproductions de ces fresques mais ne put en trouver car il s’avéra qu’elles n’existaient pas, du moins dans notre réalité physique. La dame qui accompagnait Jung ne put longtemps croire que ce qu’elle avait vu, « de ses propres yeux vu », n’existait pas.
Jung écrit dans Ma vie : « Mon expérience du baptistère de Ravenne m’a laissé une impression profonde. Depuis lors, je sais qu’un contenu intérieur peut avoir l’apparence d’un fait extérieur, de même qu’un fait intérieur peut avoir celle d’une teneur extérieure. Les parois réelles du baptistère, que devaient voir mes yeux physiques, étaient recouvertes et transformées par une vision aussi réelle que les font baptismaux qui, eux, n’avaient pas été modifiées. À ce moment, qu’est-ce qui était réel ? »
La réponse à une telle question réclame, on le voit, la plus grande prudence.
À mi-chemin entre le point de vue des physiciens et celui des chamans, l’approche psychologique que propose Jung peut aider à les réconcilier. En effet, pour ce dernier, rien n’arrive hors de la psyché. Que ce soit la mesure que prend le physicien ou le voyage dans lequel s’engage le « marcheur entre les mondes », nous n’aurions même pas l’opportunité d’en parler si ce n’était finalement une réalité psychique, quelque chose qui advient dans le champ de la conscience. Nous n’avons aucun moyen de savoir quelle est la réalité en soi de ces phénomènes hors de la psyché qui les perçoit ; tout au plus pouvons-nous spéculer ou tenter d’inférer le réel derrière les apparences. Ce constat ne vaut pas que pour les grandes questions métaphysiques. Il s’applique très directement dans notre quotidien tant notre perception est conditionnée par l’interprétation que nous faisons de la réalité, nos projections inconscientes, les histoires que nous nous racontons, les croyances qui nous sont chères.
Il y a eu un accident au carrefour. S’il y a quatre témoins, il y a généralement quatre versions différentes. Il faut recouper généralement les témoignages pour déduire ce qui a bien pu se passer. Pour peu que la situation suscite de fortes émotions – l’accident a entrainé une querelle – les discordances sont encore amplifiées ; l’investissement émotionnel d’une situation est un critère de réalité immédiate. Qui a raison ? Il est probable que personne ne voit la réalité dans son entier, et que chaque point de vue en reflète une facette avec une plus ou moins grande distorsion subjective. Quand il y a projection, un élément inconscient – qu’on ne peut pas voir, par définition – recouvre les faits, soit qu’il les colore d’une certaine façon, soit qu’il les oblitère ou les déforme, les travestit. Nos croyances définissent l’espace dans lequel nous pouvons nous faire une représentation mentale de ce qui est. D’une certaine façon, un mécanisme de reconstruction permanente de la réalité vécue est à l’œuvre dans notre quotidien comme dans le rêve – le réel et l’onirique s’avèrent entremêlés dans la psyché.
William Shakespeare le savait bien, qui écrivait : « Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »
Finalement, notre investigation sur la nature du réel débouche sur un questionnement à propos de la nature de la conscience, cela qui prend la mesure de toutes choses. Nous avons peut-être tort de nous en tenir à une opposition stricte entre ces termes de rêve et de réalité, car du point de vue élargie de la conscience, ils sont à la fois complémentaires et inscrits dans une continuité : le rêve nous parait réel jusqu’à ce que nous nous en réveillons – la lucidité onirique consiste en se promener éveillé dans le rêve. Nous nous enfermons dans une fausse dualité en opposant le rêve et la réalité, l’inconscient et le conscient, l’intérieur et l’extérieur, alors qu’il n’y a là qu’un flux continu de conscience dans différents états, un processus qui crée la réalité en même temps que la conscience de cette réalité.
On peut ainsi considérer, avec l’Orient, que nous rêvons généralement les yeux ouverts dans notre vie quotidienne et qu’il est possible de s’en réveiller – c’est ce que la spiritualité orientale appelle l’Éveil. Avant même le fameux éveil dans la 5ème dimension que beaucoup recherchent et qui pourrait être un autre rêve, nous pouvons vivre lucidement ici-bas en nous gardant de croire trop rapidement nos pensées et notre interprétation de la réalité. La méditation permet en particulier d’observer le jeu du mental et de se détacher doucement des pensées, de leur pouvoir hypnotique qui prétend définir la réalité. Au-delà de la psychologie s’ouvre dès lors une perspective spirituelle qui permet d’envisager un autre angle au travail du rêve. Voilà ce qu’en dit Tenzin Wangyal Rimpoche dans son livre sur les Yogas tibétains du rêve et du sommeil :
« Beaucoup d’occidentaux qui s’intéressent aux enseignements ont sur le rêve des idées nourries de théories psychologiques; en conséquence, quand l’utilisation des rêves dans leur vie spirituelle commence à les intéresser, ils se concentrent généralement sur leur contenu et leur signification. La nature même de l’acte de rêver est rarement étudiée. Lorsqu’elle l’est, la recherche débouche sur les processus mystérieux qui sous-tendent la totalité de notre existence, et pas seulement la partie pendant laquelle nous rêvons. […] On pense généralement que le rêve est ‘irréel’, par opposition avec la ‘réalité’ de notre état vigile. Mais rien n’est plus réel que le rêve. Cette affirmation prend tout son sens quand il est compris que la vie à l’état de veille est aussi irréelle que le rêve, exactement de la même façon. On peut alors comprendre que le yoga du rêve s’applique à toute expérience, aux rêves de la journée comme à ceux de la nuit. »
Quelle est, dès lors, la nature du rêve ? C’est celle de l’illusion. Mais l’illusion est donc ainsi faite qu’elle semble réelle jusqu’à ce qu’on se rende compte que c’est une illusion. Alors, on a généralement grandi en conscience, souvent douloureusement : les illusions s’envolent rarement sans arrachement. C’est le long et pénible travail de retrait des projections. Cependant le rêve nous parle aussi symboliquement de la réalité qui est hors de notre champ de conscience. Ainsi l’illusion ne fait pas que nous masquer le réel : elle nous la voile et cependant la révèle aussi, comme un vêtement donne forme aussi au corps qui le porte. Dans cette perspective, notre existence est le royaume de Maya, l’Illusion qui danse au centre du palais des glaces de notre psyché. Et nous n’avons pas d'autre choix que de danser avec elle…
Il est possible cependant de se demander très régulièrement : « Suis-je en train de rêver ? »
Cette pratique renforce les chances d’accéder à la lucidité onirique. En s’habituant à se poser plusieurs fois par jour cette question, on sera amené tôt ou tard à se la poser en rêve et à détecter des indices oniriques. Mais le yoga tibétain du rêve, par exemple, suggère que cette interrogation a une portée spirituelle qui va bien plus loin. Il se pourrait que le rêve mental dans lequel nous vivons notre vie vole en éclats et que soudain nous nous réveillions de la réalité. Mais en fait, la question s’avère dès lors mal posée. La question qui tranche radicalement au travers du voile du rêve, c’est :
« Qui rêve ? Qui rêve cette vie ? »
Jung n’avait pas
de réponse à cette question, mais il a fait un immense rêve à ce sujet auquel
je vous renvoie si vous voulez approfondir cette interrogation : http://voiedureve.blogspot.ca/2014/04/le-meditant-qui-me-reve.html.
On peut entendre résonner aussi ici, en réponse, le rire de Tchouang-Tseu qui se
demande dans l’éternité si c’est lui qui a rêvé être le papillon, ou le
papillon qui rêve être Tchouang-Tseu se posant sa fameuse question...