Salvador Dali - Persistance de la mémoire |
Dans l’un d’eux, un jeune Grec lui a expliqué que la véritable connaissance ne peut s’acquérir que par anamnesis, c’est-à-dire en se souvenant de ce que nous savions au niveau de l’âme avant de nous incarner. Jung a en effet souligné qu’il semble que l’inconscient ait un savoir absolu, mais qu’il soit difficile d’accès, car hors du temps. En grec ancien, la vérité est aletheia, où a est privatif et letheia signifie « oubli » : la vérité est donc ce qui ressort quand on arrête d’oublier. Cet oubli, c’est aussi ce que l’Orient désigne comme avidya, ignorance ou inconscience, errance. Et c’est en effet un des intérêts des rêves que de nous aider à nous « souvenir de qui nous sommes » – certaines personnes, quand elles découvrent le travail des rêves, ont l’impression de revenir « chez elles », au contact de ce savoir absolu qui se révèle en outre vivant, avec qui on peut apprendre à dialoguer.
Le jeune Robert a reçu un jour une autre visite intrigante en rêve : il s’agissait d’un gros homme aux cheveux blancs qui ressemblait à un oncle gentil. Il l’assura qu’il allait passer au travers de ses problèmes de santé. Il ajouta : « Cela peut sembler étrange, mais un jour viendra où les gens non seulement écouteront tes rêves mais seront très intéressés à les entendre. » Le vieil homme lui a demandé quelque chose de bizarre : il voulait que Robert mette du sel et du poivre sur ses crêpes la prochaine fois que sa mère l’emmènerait au café pendant une après-midi de magasinage. Robert s’est exécuté et a conservé l’habitude de saler et poivrer ses crêpes. Ce n’est que bien des années plus tard qu’il a reconnu le vieil homme, en se regardant dans le miroir. Et en effet, les rêves de Robert Moss et le travail qu’il en fait , en particulier avec la restauration des anciennes pratiques des « peuples du rêve » qu’étaient les Iroquois et les Hurons, sont un trésor pour qui s’intéresse à ces sujets.
J’ai vécu pour ma part un « choc temporel » similaire à celui qu’il décrit quand il a reconnu le vieil homme dans le miroir, mais ce n’était pas lié à un rêve. Je revenais d’une retraite de méditation où j’avais travaillé sur le koan « Qu’est-ce que la vérité ? ». J’avais le sentiment d’avoir atteint une limite avec cette question et de ne pas arriver à la franchir. De retour chez moi, je prenais quelques notes sur le déroulement de la retraite quand je me suis souvenu brutalement d’une version apocryphe du Tao-të-king que j’ai lue il y a plus de 30 ans, dont les premiers mots s’étaient alors gravés dans mon esprit :
« La vérité est ce qui est.
Ne pas la reconnaître, c’est ne pas être. »
Soudain j’avais ma réponse, le koan était traversé par une évidence lumineuse. Je connaissais la réponse, mais ce qui était troublant, c’était de réaliser que je l’avais toujours eue, et que d’une certaine façon, j’avais eu la réponse avant d’avoir la question. Or, maintenant que j’avais la question, tout prenait sens – tout le chemin parcouru pour parvenir à la compréhension entière de cette phrase lue aux alentours de mes quinze ans. Cette lecture m’avait alors jeté dans une quête spirituelle ; celle-ci venait de prendre fin. Pendant quelques heures, mon sens du temps a été complètement perturbé : il me semblait évident qu’il n’y avait qu’un instant présent à partir duquel tout se déployait en permanence avec des liens de sens, et non une séquence linéaire d’événements disjoints, reliés seulement par des jeux aveugles de causes et d’effets.
Bien sûr, il n’y avait rien là du point de vue rationnel qui mérite tout ce branle-bas, pas même une coïncidence signifiante, mais tout au plus la décharge de tension d’un esprit surchauffé par l’effort requis dans le travail du koan. Je ne pose pas pour ma part de séparation en dur entre les rêves nocturnes et une vision, un envahissement de l’inconscient ou un état altéré de conscience. Plus tard, j’ai trouvé une certaine similarité entre ce que j’ai vécu alors et l’expérience rapportée par Jill B. Taylor[1] : cette neurologue a été le témoin attentif de l’effondrement de son propre cerveau gauche, et décrit comment sa perception de ce que nous appelons la réalité en a été complètement bouleversée. J’en ai tiré la conclusion consolante pour tous les chercheurs spirituels que nous connaitrons tous l’éveil au plus tard au moment de la mort, quand le filtre qu’est notre cerveau tombera en carafe. Alors, notre conscience sera libre de toute limitation...
Je mesure le danger que j’ai encouru : de rester fixé dans une telle perception de la réalité sans l’intégrer peut conduire à l’hôpital psychiatrique – la frontière entre l’émergence spirituelle et le problème de santé mental reste incertaine tant qu’on n’a pas intégré l’immensité accessible au-delà de l’ouverture dans le quotidien. Pour moi cela reste un accident souriant dont ma notion du temps ne s’est jamais bien remise car ce dernier s’est révélé, en s’effondrant, être une simple construction mentale. Il m’en est resté un sens de l’éternité au cœur du temps : il est pour moi désormais évident que ce dernier est comme une rivière dans laquelle nous pouvons plonger, ou que nous pouvons contempler de la rive, sans nous laisser emporter…
La physique a beaucoup de choses intéressantes à dire sur le mystère du temps. Je suggère en particulier la lecture d’Etienne Klein. Einstein a mis en lumière (c’est le cas de le dire) la relativité du temps : il n’y a pas de temps absolu. L’écoulement du temps dépend de la vitesse de l’observateur. Ainsi, nous avons la preuve qu’une personne qui voyagerait dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière vivrait l’expérience dont parlent nombre de contes de fées, quand le héros visite l’Autre Monde : en revenant sur terre après quelques années, elle constaterait que plusieurs générations se seraient écoulées.
Mais c’est la cosmologie qui nous donne la compréhension selon moi la plus éclairante de la nature du temps. En effet, selon celle-ci, le temps a commencé avec le Big Bang – il est impossible d’interroger ce qui se passait « avant » cette explosion initiale de lumière car cela n’a aucun sens. Il est aussi physiquement certain que le temps disparaitra quand l’univers se résorbera dans un trou noir. Cela nous permet de comprendre l’intuition prodigieuse des anciens rishi hindous qui voyaient la création et la disparition de l’univers comme étant l’inspire et l’expire d’une respiration divine.
Je vous invite à prendre un moment pour méditer cette image : il y a une similarité de nature entre notre respiration, la façon dont nous émergeons du sommeil et y retournons, la naissance et la mort, et finalement donc l’émergence de l’univers et sa résorption. En respirant en conscience, nous pouvons nous accorder à ce rythme.
La conscience de ce rythme emmène au-delà du temps.
En contrepoint des affirmations de la physique, il peut être éclairant de nous arrêter un instant sur le récit des origines du monde par les aborigènes australiens. Ceux-ci, comme la plupart des peuples de culture chamanique, expliquent que rien ne se concrétise dans ce que nous appelons « la réalité » qui n’ait d’abord été rêvé. Le domaine de la matérialité physique n’est pour eux qu’un rêve solidifié dans lequel nous nous rencontrons, mais le cœur du réel est ce qu’ils appellent « le temps du rêve ». C’est dans ce « temps » hors temps que sont les ancêtres qui ont appelé chacun(e) d’entre nous dans l’existence, avec chacun(e) un talent et un rôle particulier à jouer.
Le modèle que les Vrais Hommes, comme se désignent eux-mêmes les aborigènes australiens, proposent du Réel ressemble à celui que la psychologie des profondeurs a élaboré de la psyché. A la surface règne l’illusion d’une réalité solide et continue dans laquelle nous serions séparés – c’est le domaine de l’espace et du temps. Plus on descend dans les différentes couches du Rêve, plus il devient évident que la séparation est illusoire et que nous sommes les expressions uniques d’une réalité Une. Quand on parvient au centre (mais qui donc y parvient ? :-), il n’y a plus de temps mais seulement un savoir absolu, pour reprendre les termes de Jung, dans l’éternité. C’est ce que nous pouvons appeler, avec la tradition orientale, le Soi, Cela qui est.
Tout cela peut sembler n’être que des spéculations dépourvues de toute application pratique. Cependant Robert Moss nous entraine encore plus loin dans les méandres du temps du rêve quand il raconte qu’à partir d’un certain point, il a commencé à rêver à une femme qui lui parlait une langue inconnue. Après quelques temps, il a découvert qu’elle s’exprimait en ancien mohawk et il a pu traduire ses messages. C’était une rêveuse huronne qui vivait il y a 500 ans et qui était chargée de se projeter dans le futur pour essayer de savoir ce qu’il adviendrait avec ces Visages Pâles dont on entendait alors parler, qui se rapprochaient. Les Iroquois utilisaient des rêveurs pour préparer leurs expéditions de chasse et de guerre, et ils ont su déjouer toutes les embuscades…
Un autre livre soulève des questions intéressantes sur le temps du rêve. Il s’agit du témoignage d’un anthropologue, Hank Wesselman, sur les étranges aventures oniriques qu’il a vécues quand il est allé vivre à Hawaï. Il a commencé à tomber à l’occasion dans une sorte de transe de l’ordre du voyage chamanique, qui l’a amené finalement dans la peau d’un de ses descendants dans 5 000 ans. Ce dernier, Nainoa, fait partie d’un clan hawaïen qui s’est établi sur la côte Est de l’Amérique du Nord. Wesselman est témoin de sa vie, de l’intérieur : il voit par ses yeux, entend par ses oreilles. Or Nainoa est envoyé à la recherche d’indices sur ce qui a pu arriver aux anciens Américains qui ont disparu il y a bien longtemps, dont on retrouve les anciennes cities, des ruines où les hommes de ce temps récupèrent des artefacts. C’est la seule façon pour eux de se procurer du métal, car sur le plan technologique, on a perdu jusqu’à la capacité d’extraire du minerai.
À partir de ce point de départ s’engage une quête passionnante que raconte donc L’homme qui marchait avec les esprits. Je ne vous en dis pas plus car l’essentiel pour mon propos est posé et je vous invite à lire ce livre, ne serait-ce que comme un roman. À l’appui du récit de Wesselman, il nous faut considérer aussi les visions que rapportait le médium Edgar Cayce d’un futur relativement proche, malheureusement compatible avec ce que décrit Wesselman, et qui n’est que le pire des scénarios envisagés par nos climatologues. Cayce a été un phénomène dont les lectures sont à considérer de près par tout sceptique qui s’interroge sincèrement sur les capacités de la psyché. Il a raconté ainsi qu’il fit à un moment un rêve très étrange dans lequel il s’était réincarné vers l’année 2 100 au Nebraska. La mer couvrait toute la partie ouest du pays et il habitait une ville côtière :
« Je portais un curieux nom de famille. Dés mon plus jeune âge, je déclarai que j'étais Edgar Cayce, qui avait vécu deux cents ans plus tôt. Des hommes de science, chauves, avec de longues barbes et portant d'épaisses lunettes, me mirent en observation. Ils décidèrent d'aller visiter les endroits où je prétendais avoir vécu, au Kentucky, en Alabama, à New York, au Michigan et en Virginie. Je les accompagnais dans ce voyage. Nous étions partis dans un long bateau volant métallique, en forme de cigare, qui se déplaçait à très grande vitesse. La mer recouvrait une partie de l'Alabama; Norfolk était devenu un immense port de mer. New York avait été détruit, soit par la guerre, soit par un tremblement de terre et avait été rebâti. Le pays était couvert d'entreprises industrielles. La plupart des maisons étaient en verre. Plusieurs preuves de l'existence et de l'œuvre d'Edgar Cayce purent être retrouvées et rassemblées. Le groupe de savants rallia le Nebraska en emportant ces documents pour les étudier. »
A l’heure de la COP 21 et tandis que devient de plus en plus tangible ce que Wesselman a appelé « la faillite de nos dirigeants », cela fait froid dans le dos, n’est-ce pas ? Envoyons une pensée d’amour à tous nos descendants, qui auront à subir les conséquences de notre stupidité collective. Ce n’est cependant pas tant le contenu de ces visions qui m’intéresse ici que ce que ces phénomènes laissent penser de la nature du temps et de la psyché. D’une certaine façon, nous pouvons saisir au travers de tels récits que tous les futurs coexistent dans une dimension qui est donc au-delà du temps, et à laquelle ce mystère que nous appelons le rêve donne accès.
Je n’ai pas de conclusion définitive de ces réflexions à vous proposer car une conclusion serait encore une façon de refermer les questions ici ouvertes. Je préfère, tandis que nous approchons de la fin de cette année 2015, vous inviter simplement à méditer les mots des Dialogues avec l’Ange pour la célébration du Nouvel An 1944, qui élargissent encore la perspective :
« -Alpha – Oméga – Oméga – Alpha.
L’HOMME CRÉÉ EST SITUÉ ENTRE LE COMMENCEMENT ET LA FIN.
L’HOMME CRÉATEUR SE SITUE ENTRE LA FIN ET LE COMMENCEMENT.
La fin de l’an passé est commencement du nouveau.
La fin du monde passé est commencement du Nouveau.
Le miracle est entre Oméga et Alpha.
Depuis les temps les plus reculés,
L’homme fête ce qui ne peut se fêter.
La fin du monde passé est commencement du Nouveau.
Le miracle est entre Oméga et Alpha.
Depuis les temps les plus reculés,
L’homme fête ce qui ne peut se fêter.
La porte de la voie étroite est : Oméga - Alpha.
Celui qui désire la franchir dans le temps
avec son corps, entre dans la mort.
Celui qui la franchit en esprit, hors du temps,
entre dans l'éternité.
Celui qui désire la franchir dans le temps
avec son corps, entre dans la mort.
Celui qui la franchit en esprit, hors du temps,
entre dans l'éternité.
Un an commence – il se termine.
Une nouvelle année commence,
Mais pas la même, une autre.
Peux-tu mesurer le temps entre Oméga et Alpha ?
L’instant est passé – un nouveau commence.
Entre les deux il n’y a pas de temps.
L’éternité est là entre les deux. »
Une nouvelle année commence,
Mais pas la même, une autre.
Peux-tu mesurer le temps entre Oméga et Alpha ?
L’instant est passé – un nouveau commence.
Entre les deux il n’y a pas de temps.
L’éternité est là entre les deux. »
Dialogues avec l’Ange, entretien
28 – 31 décembre 1943.
[1] Voir sa conférence TED : https://www.ted.com/talks/jill_bolte_taylor_s_powerful_stroke_of_insight
(sous-titres en français)