Dans les milieux dits spirituels, on se fait
souvent les gorges chaudes avec la notion d’initiation : êtes-vous un(e)
initié(e) ? Si non, pauvre de vous ! Vous ne méritez aucune attention. Si l’initiation
pouvait se porter au revers du veston comme la rosette de la Légion d’Honneur,
on en verrait plusieurs se pavaner avec ça. C’est assez drôle.
Il y a une certaine confusion autour de cette notion d’initiation. En effet, dans l’acception commune du terme, un initié est quelqu’un qui a accès à une connaissance secrète, ou du moins réservée à un petit nombre, comme quand on parle de « délit d’initié » à la Bourse, c’est-à-dire de gens qui ont abusé du fait d’avoir certaines informations privilégiées. Mais dans le domaine spirituel, se poser en « initié » témoigne le plus souvent d’une méconnaissance de la réalité de l’initiation. En effet, l’initié n’est pas celui ou celle qui est arrivé au terme du chemin mais, comme on peut l’entendre dans le fait qu’initier signifie « commencer quelque chose », ce terme désigne la personne qui vient de s’engager sur le chemin spirituel…
Avant de préciser la nature de cette initiation, il faut clairement distinguer l’ésotérique du spirituel. Tout ce qui relève de la connaissance secrète réservée à un petit nombre appartient à l’ésotérisme, par contraste avec l’exotérisme, ce qui est public. Il y a par exemple un exotérisme chrétien qui tient dans le discours officiel de l’Église et les Évangiles, et puis il y a un ésotérisme chrétien qui relève de la tradition cachée, en particulier de l’hermétisme et de l’alchimie. On distingue ainsi l’Église de Pierre, dont le siège est à Rome et qui prétend détenir la vérité, et l’Église de Jean qui est universelle et dont les membres se reconnaissent dans le silence de leur cœur. Mais dans le domaine spirituel, rien d’essentiel n’est caché. Tout est là, évident, juste devant les yeux. Bien sûr, il faut cependant se laver les yeux pour voir clairement les choses, pour accéder à la vision spirituelle de l’existence.
Dans le domaine spirituel comme dans tous les autres aspects de la vie, il convient de se méfier quand quelqu’un prétend détenir une connaissance secrète qui lui serait échue par quelque révélation invérifiable par d’autres sources. La prudence est tout particulièrement de mise quand cette connaissance est censée nous soulager de tous nos maux sans autre effort que de débourser une somme importante pour accéder à cette panacée. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre d’ailleurs à ces escrocs et faux chamans qui prolifèrent. Ils sont fort utiles pour nous aider à exercer notre discernement et la leçon qu’ils nous donnent est que nous ne devrions attendre de solution miracle à nos problèmes de personne d’autre que de nous-mêmes.
Le meilleur test avec ces amuseurs de foule est précisément de faire de l’humour avec eux et leur connaissance secrète : en règle générale, ils se prennent tellement au sérieux que le masque tombe immédiatement. Cependant il y a des escrocs de haut vol qui sont capables de rire d’eux-mêmes, mais ceux-là sont des maîtres qui se déguisent sous des airs de bouffons spirituels. Dans la tradition amérindienne, on les appelle les heyoka, ceux qui font les choses à l’envers, et qui enseignent en faisant des croche-pattes. Quand nous tombons dans le piège tendu par un bateleur spirituel, nous ne devrions nous en prendre qu’à nous-mêmes car dans toute escroquerie, il entre une certaine crédulité qui n’a rien à voir avec la foi, et le désir d’accéder à quelque chose de très spécial, qui nous distingue des autres. Les dieux se rient alors de nous.
La spiritualité, c’est ce qui a trait au sens de l’existence, et in fine à notre relation intime avec le Mystère d’Être, ce pourquoi il est quelque chose plutôt que rien. Cette intimité doit absolument être préservée. C’est une relation d’amour. Elle est en effet secrète, c’est-à-dire qu’elle est entièrement privée. Inviter quelqu’un dans cette relation pour nous expliquer comment on devrait faire, ce serait comme lui proposer de tenir la chandelle pendant que nous faisons l’amour avec notre Bien-Aimé(e). On peut avoir besoin des services d’un conseiller conjugal ou d’un sexologue, et même d’un psychothérapeute, mais l’action essentielle se déroule hors de sa présence. Sinon, il n’y a pas d’intimité, et donc pas de spiritualité authentique. Cependant, pour continuer de filer cette métaphore, de même que pour faire l’amour il convient de se déshabiller, pour entrer en spiritualité, il faut ôter les vêtements qui voilent notre nudité essentielle. Et c’est justement ce dont il est question dans le passage de l’initiation, qui est un dépouillement préliminaire permettant la rencontre peau à peau, cœur à cœur.
Un(e) initié(e), c’est quelqu’un qui a franchi le seuil du chemin spirituel et qui s’est engagé(e), le plus souvent simplement face à soi-même, à aller au bout de ce chemin, en conscience de ce qu’il n’y a pas de voie de retour en arrière, dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde profane. Et ce seuil est généralement quelque chose dont on a aucune envie de se vanter car, bien souvent, c’est un passage qui ressemble à la mort et qui s’accompagne de grandes souffrances, d’une perte irréparable dont on s’étonne a posteriori de lui avoir survécu. Pour certains, c’est la maladie, la mort d’un proche ou une peine d’amour, la perte d’un statut social ou de tout ce qui faisait l’identité psychologique d’une personne. Le principe même de l’initiation, c’est qu’elle nous fait toucher à ce qu’il y a d’inaltérable en nous, qui traverse la mort pour renaître dans une nouvelle vie. Dans les rêves, l’initiation se présente souvent comme un cataclysme, un tsunami ou une éruption volcanique, une destruction à grande échelle.
Je ne parle pas ici de l’initiation comprise comme une transmission d’énergie de maître à disciple. Tout comme la communication de connaissances ésotériques, cette transmission n’est pas une fin en soi. Tout au plus est-elle alors, si elle est véritablement initiatique, un commencement. Elle marque un seuil qui permet un nouveau départ et la question posée est : mais que feras-tu avec ce qui t’est donné ?
On sait très peu de choses des Mystères qui ont été célébrés pendant plusieurs siècles à Éleusis en l’honneur de Déméter, déesse de la terre et de la fertilité, et de sa fille Perséphone, reine du monde souterrain. L’injonction au secret était tellement forte qu’elle a traversé le temps malgré le fait que des milliers de personnes, parmi lesquelles les plus cultivées du monde antique, ont reçu cette initiation. Le silence requis ne tenait pas de l’élitisme mais était un des ingrédients même de l’aventure : l’impétrant s’engageait dans le passage sans rien savoir de ce qui l’attendait. L’initiation, c’est toujours un saut dans l’inconnu.
On ne sait qu’une chose du rituel célébré à Éleusis : à un moment crucial, l’initié(e) tombait dans une fosse où grouillaient des serpents, comme dans un film d’Indiana Jones. Il croyait mourir, et il y avait certainement un certain nombre de pertes par crises cardiaques. Et l’initiation prenait tout son sens quand il ressortait du tunnel obscur où il s’était engagé à la tombée de la nuit pour contempler le lever du soleil avec un épi de blé dans les mains. Le message symbolique était qu’il contemplait alors l’Éternité telle qu’elle se réactualise sans cesse dans le cycle mort-renaissance de la nature. L’initié renonçait alors à toute prétention à une permanence des choses et en particulier de son propre être, et à l’illusion d’être quelqu’un de spécial. Il revenait dans le sein de Déméter, notre mère Nature, et comprenait qu’il vivrait l’initiation suprême quand viendrait le temps pour lui de mourir, d’abandonner cette forme.
Alan Watts, dans son chef d’œuvre Bienheureuse insécurité fait remarquer que la mort du Christ porte aux chrétiens le même message symbolique : il fallait que la forme humaine du divin soit détruite pour la lumière en ressorte. C’est le sens profond des mots que le Christ a adressé à ses disciples en leur disant : « Il est bon pour vous que je disparaisse car si je ne disparaissais pas, le Paraclet (le Saint-Esprit) ne pourrait descendre sur vous. » Pour que s’ouvre l’œil spirituel, pour parvenir enfin à la vision de la vérité vivante, il faut se débarrasser de toutes les formes, toutes les croyances, toutes les certitudes dans lesquelles nous croyons détenir la vérité, c’est-à-dire l’emprisonner. Quand l’œil est enfin ouvert, il voit.
Beaucoup de société secrètes ont perpétué la tradition initiatique célébrée à Éleusis et ailleurs sous différentes formes, en s’inscrivant dans différents courants spirituels. Le secret était alors nécessaire, au-delà de la valeur opérative pour l’impétrant, pour se préserver des foudres de l’Inquisition et des autorités religieuses. Le dénominateur commun de ces voies initiatiques, c’est qu’elles préparaient le candidat à « mourir avant de mourir ». Il était amené à accepter de perdre tous repères, toutes croyances préalables, tout ce qui pouvait conditionner son regard. Des connaissances ésotériques étaient transmises, des rituels secrets étaient célébrés, mais cela ne visait qu’à préparer le futur initié à faire « le grand saut » dans l’Inconnu, à aller directement embrasser le Mystère sur la bouche sans aucun intermédiaire…
Une des raisons du secret entretenu autour de l’initiation, c’est aussi qu’on touche alors à quelque chose qui est indescriptible dans les mots ordinaires, qu’on ne saurait que dégrader en en faisant une absurdité mentale de plus. « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire », disait Wittgenstein. Les personnes en grave maladie, les mourants, sont ceux qui sont le plus proches de cette connaissance essentielle qui ressort quand tout le reste fout le camp. En témoignent par exemple ces mots de Christiane Singer dans Derniers fragments d’un long voyage, le récit des 6 derniers mois de son passage sur terre :
« Je vous le jure. Quand il n'y a plus rien, il n'y a que l'Amour. Il n'y a plus que l'Amour. Tous les barrages craquent. C'est la noyade, l'immersion. L'amour n'est pas un sentiment, c'est la substance même de la création. »
Nous vivons une époque où le secret entretenu par les sociétés initiatiques n’a plus lieu d’être pour se protéger des autorités inquisitoriales, sauf dans les endroits où règnent encore des dictatures religieuses. L’Évangile de Luc le dit bien : « Il n’y a rien de caché qui ne doive être révélé, rien de secret qui ne doive être connu ». La relation initiatique par excellence, qui était celle du maître au disciple, semble être désormais appelée à se transformer dans une perspective qui ne saurait être mieux décrite que par la formule qui veut que nous soyons « maître et disciple de soi-même ». Jodorovsky souligne comment il n’est plus lieu d’entretenir le mystère dans lequel se paraient les anciens chamans et magiciens; au contraire, il s’agit maintenant de mettre toutes les cartes sur la table, de rendre évidents tous les mécanismes autrefois secrets.
Cependant, la discrétion demeure de mise tant le tapage commercial entretenu par les grands initiés du sacred business est contraire à l’esprit même du travail intérieur. Bien rares et privilégiés sont celles et ceux qui ont l’occasion d’entrer en contact avec une tradition initiatique authentique. Il leur est alors offert de recueillir un héritage nous venant d’un passé révolu et de s’y enraciner, ce qui donne des ailes car on touche alors à ce qui triomphe du temps et du mercantilisme. Mais pour la plupart d’entre nous, la bonne nouvelle est qu’il n’est nul besoin de trouver une société secrète ou un enseignant qui marcherait sur les eaux pour nous dispenser l’initiation. Il suffit de faire confiance à la vie, qui demeure l’Initiatrice suprême qui saura en notre temps nous défaire entièrement et nous amener à genoux, position qui convient seule pour recevoir l’initiation à une nouvelle vie, nous préparer à une renaissance.
C’est dans le secret de nos tragédies privées que l’initiation est conférée avec le secours de nos rêves et des synchronicités qui balisent le chemin. Encore faut-il, quand la mort initiatique frappe à notre porte pour nous appeler à la transformation, se tourner vers l’intérieur au lieu de chercher un vain secours dans des pilules ou chez les sauveurs qui se précipiteront à notre rescousse. En effet, comme le soulignait Joseph Campbell, il y a quelque chose de tellement essentiel dans le cheminement initiatique que, lorsqu’il n’y a plus aucune forme extérieure pour le soutenir, l’inconscient le recrée :
« Pour finir, il faut que vienne le psychanalyste qui réaffirmera la sagesse éprouvée des anciens enseignements prospectifs que dispensaient les danseurs masqués exorciseurs et les sorciers guérisseurs. Nous découvrons alors que l’ancien symbolisme initiatique est créé spontanément par le patient lui-même au moment où il le permet. Apparemment, ces images ont quelque chose de si nécessaire à la psyché que si le monde extérieur ne les apporte pas, par l’entremise du mythe et du rituel, il faut qu’elles soient retrouvées au travers du rêve, de l’intérieur, faute de quoi nos énergies resteraient enfermées dans une banale et anachronique chambre d’enfant au profond de la mère ».
J’ai en conclusion une pensée pour toutes celles et tous ceux de mes lecteurs et lectrices, connu(e)s et inconnu(e)s, qui traversent en ce moment un passage dans lequel ils ont le sentiment de mourir. Je les renvoie à un article que j’ai publié dans ce blogue en février 2014, et qui accessoirement est le plus lu de mes billets (j'aimerai bien savoir pourquoi) : la métaphore du papillon. Je les invite aussi à méditer ces mots de Peter Kingsley, qui disent tout ce qu’il y a à savoir :
« Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet. Ou, en d'autres mots : si vous avez de la chance, vous arriverez à une croisée des chemins et vous verrez que la route sur la gauche vous mène en enfer, que la route sur la droite vous mène en enfer, que la route en avant conduit directement en enfer, et que si vous essayez de retourner d'où vous venez, vous serez complètement et totalement en enfer. Chaque chemin mène en enfer et il n'y pas de porte de sortie. Rien non plus que vous puissiez faire. Rien ne peut plus vous satisfaire.
Alors, si vous êtes prêt, vous vous tournerez vers l'intérieur, et vous découvrirez ce que vous avez toujours désiré mais que vous n'avez jamais trouvé.
Et si vous n'avez pas de chance, qu'arrivera-t-il ?
Si vous n'avez pas de chance, vous atteindrez ce cul-de-sac juste au moment de votre mort.
Et ce ne sera sûrement pas une jolie vision car vous voudrez plus que jamais ce que vous avez toujours voulu, mais il sera trop tard.
Nous, êtres humains, sommes porteurs d'une incroyable dignité. Mais il n'y a rien de plus indigne que d'oublier notre grandeur et de nous accrocher pour survivre à des fétus de paille. [...] La vérité est simple, si délicieusement simple : si nous voulons grandir, si nous voulons devenir des hommes vrais et des femmes vraies, nous avons à faire face à la mort avant de mourir. Nous avons à découvrir ce que c'est de disparaître derrière la scène. »