« Face à l'absurde, les plus fragiles avaient développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l'espoir et questionner le sens. »
Il raconte dans son autobiographie comment lui-même était porté par le projet de publier un livre qu’il avait déjà écrit, et dont le manuscrit lui a été confisqué dans la chambre de désinfection du camp. Dans les conditions extrêmes de survie qu’il a traversé, il est resté fixé sur l’idée qu’il publierait ce livre, dont il a reconstitué l’essentiel pendant son internement, à la fin de la guerre. Il raconte cette traversée de l’Enfer dans son best-seller Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie. Il y écrit :
« Rien au monde ne peut aider une personne à survivre aux pires conditions mieux que ne peut le faire sa raison de vivre. Nietzsche a raison quand il dit que celui qui a une raison de vivre peut endurer n’importe quelle épreuve, ou presque. Dans les camps de concentration nazis, les plus aptes à survivre étaient les prisonniers qui avaient un projet à réaliser après leur libération. »
Dans le dieu inconscient, sous-titré « psychothérapie et religion », il avance et étaye fortement l’idée qui veut que l’inconscient, loin d’être seulement un ramassis de pulsions chaotiques menaçant toujours le conscient, est fondamentalement spirituel, c’est-à-dire concerné par la question du sens de l’existence. Il affirme dans la préface qu’« un homme qui a trouvé une réponse au sens de la vie est un homme profondément religieux ». Bien sûr, il se trouvera toujours des esprits chagrin pour confondre ce qui a trait à la religion et aux confessions religieuses, et qui préféreront que l’on parle ici de « spirituel » plutôt que de « religieux ». C’est attacher trop d’importance à une question de vocabulaire que de s’enferrer dans cette discussion. Nous pouvons en revenir quant à cela à la définition de Paul Tillich que Frankl cite à l’appui de son affirmation :
« Être religieux signifie s’interroger passionnément sur le sens de notre vie et être ouvert aux réponses, même si elles nous ébranlent en profondeur. »
La réflexion de Frankl l’amène à proposer l’idée que, loin d’aller vers une religion universelle, au sens d’une croyance partagée par tous qui établirait le règne d’une confession qui aurait triomphé des autres ou les synthétiserait, nous allons « plutôt vers une religion personnelle – une religion profondément personnalisée, une religiosité qui permette à chacun de trouver son langage propre; son langage personnel, le langage qui n’appartient qu’à lui quand il s’adresse à Dieu. »
Cela n’exclue pas des rituels et des symboles communs, ajoute-t-il, de la même façon que l’humanité connaît une pluralité de langues dont beaucoup utilisent cependant le même alphabet. Laissons de côté, justement au motif de cette pluralité de langages, ce qu’il entend ici par « Dieu », ce serait nous enferrer dans une autre discussion sans issue que de prétendre le définir. Peut-être s’agit-il simplement de ce qui, précisément, donne sens à l’existence de l’homme religieux dont il était question plus haut. Et il faut mentionner qu’il indique Einstein comme un exemple de cet homme religieux, et non le pape ou quelque prêtre que ce soit. D’une façon fort intéressante, alors qu’il a publié ce texte en 1975, la sociologie des mouvements spirituels contemporains semble lui donner raison puisque l’on constate dans la multiplicité des propositions aujourd’hui accessibles sous le registre des « nouvelles spiritualités » – du yoga au chamanisme en passant par le tantra, la méditation, l’astrologie, etc – une forte cohérence en train de se dégager autour de la primeur de l’expérience individuelle et le refus de toute autorité. C’est cela même qui fait refuser le terme de religion perçu comme « une norme créée par quelqu’un d’autre pour vous » tandis que « la spiritualité est la religion créée par vous et pour vous. » Je renvoie les personnes intéressées par ce phénomène socio-spirituel aux travaux du journaliste Marc Bonomelli qui explore les nouvelles spiritualités pour le Monde des Religions, et au livre de Galen Watts, The Spiritual Turn, The Religion of the Heart and the Making of Romantic Liberal Modernity (Oxford University Press, 2022).
Ce qui est encore plus frappant pour le jungien que je suis, c’est que Carl Jung est arrivé par d’autres voies aux mêmes conclusions. En fait, cette perspective de l’émergence d’une religion individuelle a traversé toute l’œuvre de Jung. Il en parle en particulier dans un échange avec Henri Corbin à propos de Friedrich Schleiermacher, un théologien du début du XIXème siècle qui prônait une relation intime et strictement individuelle avec Dieu, et qui a été une grande source d’inspiration pour Jung. Il va jusqu’à dire dans une lettre à Corbin que toute l’atmosphère intellectuelle de sa famille paternelle était influencée par Schleiermacher, qui en était inconsciemment le spiritus rector, et que ce dernier a été pour lui un ancêtre spirituel. Schleiermacher introduit, bien avant les réflexions de Jung sur l’image de Dieu – seul objet d’intérêt du psychologue loin de la métaphysique – l'idée que la doctrine n'est pas une vérité révélée par Dieu, mais la formulation faite par des êtres humains de la conscience qu'ils ont de Dieu. Pour lui, le sentiment religieux n'est ni savoir ni morale, mais conscience intuitive et immédiate de l'infini. On pourrait dire : conscience vivante et toujours singulière de l’Infini...
La tour de Babel - l'Œil (Dmitri Prigov) |
« La psychanalyse n’a pas seulement cultivé l’objectivité, elle en a aussi été victime. Cette objectivité a conduit en fin de compte à tout ériger en objet, à traiter en objet ce que nous appelons une personne. La psychanalyse considère le patient comme une entité régie par des mécanismes, et le médecin, dans cette perspective, est celui qui s’entend à manier ces mécanismes, qui possède la technique permettant de remettre en ordre ces mécanismes quand ils sont détraqués.
Quel cynisme derrière cette conception de la psychothérapie comme une psycho-technique ! Ou bien, si nous admettons de faire du médecin un technicien, cela ne veut-il pas dire que nous regardons le malade comme une machine ? Seul un homme-machine peut appeler un médecin technicien...»
Ceux qui me connaissent bien comprendront que j’ai sursauté en lisant ces mots. Il n’est pas rare que je plaisante avec mes analysant.e.s en leur signalant que le travail que nous faisons n’a rien à voir avec l’intervention d’un garagiste sur une voiture. Cependant, c’est souvent ainsi qu’est abordée la psychothérapie : j’ai un problème docteur, que faut-il que je change en moi ? Une durite, ou le carburateur ? Cependant, cela ne marche pas ainsi. Mieux, des études ont montré que lorsque quelqu’un vient en psychothérapie avec une telle attitude, amenant son « problème » au thérapeute pour que celui-ci le règle sans sa participation active, cela ne donne rien de bon. Au-delà de la psychanalyse dont il est question ici, c’est l’ensemble du paradigme dans lequel nous nous trouvons qu’il est nécessaire de questionner là. James Hillman fait remarquer que la psychothérapie était, à l’époque de Freud et Jung, l’enfant naturel des humanités, mais qu’elle a très vite tendu, avec le neurologue Freud en particulier, à chercher à se couler dans le moule des sciences dures. Il y avait là une question de légitimité en regard de ce que les humanités avaient de subjectives. Et cette tendance s’est renforcée avec l’approche de la psychologie par les méthodes expérimentales, avec les neurosciences pour modèle, qui l’ont soumise à des critères d’objectivité, d’efficacité et de répétabilité des méthodes…
Von Franz, dans son analyse du conte « la jeune fille aux mains coupées », où un père meunier vend sa fille au diable pour s’enrichir, fait ressortir que le travail du meunier est régi par la mécanique, ce qui le rend susceptible de succomber au diable. En effet, c’est d’une certaine façon le premier capitaliste qui profite du travail des autres en fixant le prix du grain et en sacrifiant à une technique – les moulins ont toujours été le lieu de l’esclavage des hommes et des ânes. Elle souligne que c’est d’une certaine façon par la technique que le démon prend le pouvoir sur la vie des hommes en nous rappelant que le grec mêchanê, dont vient le mot « mécanique », signifie « artifice ». Elle donne l’exemple, pour illustrer ce que cela signifie sur le plan psychologique, d’une infirmière ou une mère « devenue une automate au sourire figé, qui apporte la soupe et donne les soins mais dont l’efficacité n’est plus qu’une habitude et une technique. » La jeune fille qui, dans le conte, est sacrifiée au diable symbolise dès lors la capacité de relation humaine. Un thérapeute qui regarde son patient au travers d’une grille le réduisant à « une entité régie par des mécanismes » et qui applique aux symptômes de ce dernier une méthode, des techniques, visant à remettre en ordre ces mécanismes, n’est plus en relation avec l’humain qui vient le consulter. Jacques Ellul, un philosophe protestant qui s’est particulièrement intéressé au défi que la technique, tant matérielle qu’immatérielle, lance à notre temps, éclaire ce qui se passe là. Il montre que la technique, qui a toujours partie liée avec la rationalité et qui est fondée sur la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines, manifeste toujours une volonté de puissance, de domination. Au début du Système technicien il écrit : « […] la Technique est puissance, faite d’instruments de puissance et produit par conséquent des phénomènes et des structures de puissance, ce qui veut dire de domination. » Il y a toujours, dans la recherche d’une technique efficace, l’idée sous-jacente de soumette la nature. Mais quand il s’agit de la nature humaine, c’est à notre âme que nous infligeons ainsi des mutilations...
« Nous ne devons pas essayer de nous "débarrasser" d'une névrose, mais plutôt chercher à expérimenter ce qu'elle signifie, ce qu'elle a à nous apprendre, quel est son but. Nous devrions même apprendre à en être reconnaissants, sinon nous passons à côté et manquons l'occasion d'apprendre à nous connaître tels que nous sommes vraiment. Une névrose ne disparaît vraiment que lorsqu'elle a éliminé la fausse attitude de l'ego. Nous ne guérissons pas la névrose, c'est elle qui nous guérit. Un homme est malade, mais la maladie est la tentative de la nature de le guérir. »
Il ajoute, à quelques années-lumière de la psychanalyse freudienne :
« Une technique est toujours un mécanisme sans âme, et celui qui prend la psychothérapie pour une technique et la vante comme telle risque, à tout le moins, de commettre une faute impardonnable. Un médecin consciencieux doit pouvoir douter de toutes ses compétences et de toutes ses théories, sinon il se laisse abuser par un système. Mais tout système est synonyme de bigoterie et d'inhumanité. La névrose - n'en doutons pas - peut être beaucoup de choses, mais jamais un "rien que". C'est l'agonie d'une âme humaine dans toute sa vaste complexité - si vaste, en effet, que toute théorie de la névrose ne vaut guère mieux qu'une esquisse sans valeur, à moins qu'il ne s'agisse d'une image gigantesque de la psyché que même une centaine de Faust ne pourraient concevoir. »
Quand on connaît l’importance que Jung accorde à la totalité de l’être humain, dont la réalisation consciente constitue le but du processus d’individuation, on ne peut qu’être frappé par la concordance des pensées. Et il importe ici de souligner que si la psychanalyse en tant que système idéologique est ici démontée, il ne faudrait pas pour autant tomber dans le réductionnisme qui conduirait à condamner tous les psychanalystes et toutes les pratiques psychanalytiques. Je soulignerais simplement par exemple comment Françoise Dolto, toute psychanalyste qu’elle était, s’est toujours tenue du côté de l’humain. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de faire ressortir en quoi l’analyse existentielle de Frankl et la psychologie analytique de Jung diffèrent de ce cadre théorique mécaniste. Frankl nous dit encore : « La psychanalyse détruit ainsi la personne humaine, sa globalité et son unicité, et finalement se retrouve devant la tâche délicate de la reconstruire à partir de pièces et de morceaux. » Ces mots résonnent de façon extraordinaire avec ce que nous dit l’Ange des Dialogues avec l’Ange :
(Entretien 17 du 15 octobre 1943) Lili interroge :
L. La psychanalyse me gêne tellement. Qu’y a-t-il de faux en elle ?
(A Budapest, on pratiquait la psychanalyse freudienne)
Je sens ce quelque chose de faux, mais je ne peux pas dire pourquoi.- Elle démonte, mais ne peut pas remonter.
C’est cela qui te trouble. Démonter est facile.L. Ceux qui le comprennent mieux que moi m’assurent que la psychanalyse reconstruit.
- Oui, ils reconstruisent, mais comme les enfants
le font sans raison avec leur jeu de cubes.
Ils jouent avec la tâche la plus sacrée.
Ils sont plus coupables que tous les autres,
Car ils trompent ceux qui leur font confiance.
Ils déchirent le vivant,
Celui qui est en train de prendre forme
Et ils le pétrissent, ils l’écrasent.
C’est partout ainsi.
Ils collent ensemble les débris tombés, déchiquetés, morts.
Voilà bien ce qui arrive quand on réduit l’humain à une mécanique pulsionnelle objectivable. Il ne reste que des fragments épars, désertés par le vivant.
Je ferais bien volontiers ressortir cette phrase – la responsabilité est (…) le caractère fondamental de l’existence humaine – au stabilo jaune fluo clignotant pour attirer l’attention sur son importance. La responsabilité est bien au cœur de la vision de la psychothérapie que nous propose Jung mais ne ressort peut-être pas assez clairement de l’enseignement de sa psychologie. Les jungiens aussi sont portés à chercher des explications dans la dimension historique et personnelle, ou encore dans les archétypes, en négligeant souvent la dimension de responsabilité de la conscience devant ces dimensions. Or si la guérison recherchée est bien une réconciliation dans l’unité de l’être avec toute l’existence, elle passe nécessairement par une prise de responsabilité de celle-ci. C’est là d’ailleurs qu’il faut entendre ce mot « responsabilité » non pas comme un avatar de la culpabilité, mais comme la capacité à répondre (response able).
Mais avant de montrer comment Jung met la responsabilité au cœur de sa façon d’envisager la psychothérapie, je ne résiste pas au plaisir de vous citer ces mots de Frankl qui font ressortir son génie :
« Ce n’est pas l’homme, disions-nous, qui pose la question du sens de la vie, c’est bien plutôt la vie qui interroge, en sorte que c’est à l’homme de répondre aux différentes questions que la vie lui pose, et toute réponse est toujours une réponse en acte. L’action seule peut être une vraie réponse aux questions de l’existence. Répondre à ces questions revient à répondre de notre existence. Le « oui » à la vie ne peut être notre « oui » que dans la mesure où c’est le « oui » à une vie dont nous devons répondre. »
Or Jung dit quelque chose de tout à fait similaire. Pour lui, l’existence consiste dans une grande mesure en répondre à la question posée par le Soi.
« En analyse existentielle, ce n’est pas la pulsion mais la vie spirituelle qui est appelée à devenir consciente. (…) Son but ultime est d’amener l’homme (et particulièrement le névrosé) à prendre conscience de sa responsabilité devant la vie ».
Cherchant à mettre en lumière l’importance de la responsabilité dans un échange avec des étudiants, Jung raconte qu’un jeune homme en proie à une névrose compulsive est venu le voir avec un manuscrit de 140 pages retraçant une analyse freudienne complète de son cas. Celle-ci était entièrement selon les règles de l’art, elle aurait pu être publiée dans le Jahrbuch. Il demanda à Jung de la lire et de lui dire pourquoi il n’était pas guéri alors qu’il avait fait une psychanalyse complète. Au cours de leur échange, il est ressorti que ce jeune homme se faisait entretenir par une femme amoureuse de lui, une enseignante dans une école élémentaire au maigre salaire dont il prenait l’argent sans scrupule. Il exploitait l’amour qu’elle lui portait comme un proxénète dépourvu de conscience. Pour Jung, la cause de sa névrose était claire. Il lui a dit que c’était « une compensation et une punition pour une attitude immorale », et il a ajouté au profit de ses étudiants qu’il méritait sa névrose de compulsion et serait aux prises avec elle jusqu’à la fin de ses jours s’il continuait à se comporter comme un porc. Le commentaire de Jung, au-delà du moralisme que le jeune homme vexé lui a renvoyé à la figure, mettait en lumière que la psychanalyse ne pouvait le guérir sans faire ressortir sa responsabilité. Ici, Frankl ajoute qu’en « stricte opposition à la théorie psychanalytique, être spécifiquement et essentiellement un être humain, c’est ne pas être déterminé par des pulsions, c’est bien plutôt (…) « décider ce que l’on choisira d’être » ».
Relevons au passage comment les idées formulées ici par Frankl pourraient servir de base à un solide anarchisme individualiste. Il présente dans son livre le dieu inconscient un ensemble de rêves fort intéressants, et qu’il interprète d’une façon que Jung n’aurait pas reniée. Il fait ressortir sans le dire en tant que tel que « l’instinct éthique » dont il parle a quelque chose à voir avec « l’instinct spirituel » qui intéresse les jungiens. Malheureusement, quand il en vient à parler de Jung, il fait preuve d’une profonde méconnaissance de ses idées. Ainsi lui reproche-t-il d’avoir « chosifié en "Ça" la religiosité inconsciente », c’est-à-dire qu’il assimile le Soi jungien au Ça freudien, ce qui est une énorme erreur. Le Soi n’est pas un chaos de pulsions, bien au contraire – c’est un principe ordonnateur de l’ensemble de la psyché. Il croit que Jung évacue la responsabilité du moi en faisant de sa spiritualité quelque chose qui est déterminé par des éléments archaïques, toujours collectifs, du fait de l’importance accordée par Jung aux archétypes. Il ignore visiblement qu’en face de l’inconscient collectif, il faut qu’il y ait un individu, une conscience individuelle, qui prend ses responsabilités pour que le processus d’individuation ait lieu. De façon assez risible, il attaque la notion d’instinct spirituel mis en avant par certains jungiens en oubliant qu’il a lui-même parlé d’un instinct éthique pour décrire l’émergence du Soi en tant que conscience morale. C’est dommage, car encore une fois, nous aurions eu tout à gagner que ces deux grands esprits qu’était Jung et Frankl discutent, mais il n’est pas trop tard, en ce qui nous concerne, pour voir comment convergent analyse existentielle centrée sur la dimension du sens de la vie et psychologie des profondeurs jungiennes, qui n’a encore une fois rien à voir avec la psychanalyse telle que l’entendait Frankl. Pour mettre encore en valeur la convergence entre ces approches du mystère au cœur de l’humain, je citerai enfin un passage remarquable de l’écrit de ce dernier où il dit :
« En réalité, Dieu n’est pas une image du père, mais le père est une image de Dieu. Pour nous, le père n’est pas le prototype de toute divinité, mais c’est bien plutôt le contraire qui est vrai. Dieu est le prototype de toute paternité. C’est seulement d’un point de vue ontogénétique, biologique, biographique que le père est premier. Mais ontologiquement, c’est Dieu qui est premier. »
Évitons l’écueil encore une fois de la théologie, et de discuter de ce que Frankl entend par « Dieu », et remplaçons éventuellement ce mot par « Soi », au sens jungien, en admettant que ce dernier n’est jamais qu’un archétype renvoyant à une dimension transcendante au cœur de la psyché, et nous avons là du pur Jung, qui insistait sur le fait que l’archétype du père précède l’expérience du père. Et le Soi lui-même est l’archétype dont procèdent tous les archétypes en tant que modalités relationnelles avec le mystère auquel il renvoie.
L’écoute n’est pas une technique. L’amour, la bienveillance, ne sont pas une méthode, une technique. L’imagination créatrice n’est pas une technique, et ne relève pas d’une méthode. La relation avec l’être humain dans sa quête de sens, qui seul peut le sauver, n’a rien à voir avec la technique, et celle-ci serait plutôt un piège quand on aborde l’humain. Car elle déshumanise. Nous devons toujours nous garder, dans la relation avec l’inconscient, de toute volonté de puissance, et donc de tout projet, de toute certitude, de toute volonté d’aller quelque part. Alors, nous ouvrons la porte à un facteur impossible à décrire et à contrôler, que l’on qualifiera volontiers de transcendant. Jung en parlait quand il disait :
« Ce qui m’intéresse avant tout dans mon travail n’est pas de traiter les névroses mais de me rapprocher du numineux. Il n’en est pas moins vrai que l’accès au numineux est la seule véritable thérapie et que, pour autant qu’on atteigne les expériences numineuses, on est délivré de la malédiction que représente la maladie. La maladie elle-même revêt un caractère numineux... »
De grâce, ne travestissons donc pas ce travail en en faisant une "psychanalyse", fut-elle symbolique, archétypale ou imaginale. Les mots désignent des choses précises, et nous n’avons rien à gagner à brouiller les frontières qu’ils dessinent, sinon de mettre ainsi en évidence la confusion qui règne dans les esprits.
« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l'instant que vos questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. (…) Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir agir un jour, juste une fois, avec beauté et courage. Peut-être que toutes les choses qui nous font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent notre amour. Pensez qu’il se produit quelque chose en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main ; elle ne vous abandonnera pas. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous. »
Le dernier mot reviendra cependant à Viktor Frankl qui nous livre le grand secret du travail avec l’âme, auquel aucune technique ne donnera accès, quand il écrit, dans son récit de sa traversée de l’enfer :
« J’avais enfin découvert la vérité, la vérité telle qu’elle est proclamée dans les chants des poètes et dans les sages paroles des philosophes : l’amour est le plus grand bien auquel l’être humain peut aspirer. Je comprenais enfin le sens de ce grand secret de la poésie et de la pensée humaine : l’être humain trouve son salut à travers et dans l’amour. Je me rendais compte qu’un homme à qui il ne reste rien peut trouver le bonheur, même pour de brefs instants, en contemplant l’image de sa bien-aimée. Pour la première fois, je comprenais le sens de cette parole :
"les anges sont perdus dans l’éternelle contemplation d’une gloire infinie". »