mercredi 16 avril 2025

Dialoguer avec son inconscient

 

Parait aujourd'hui un livre qui, j'en suis convaincu, fera date au moins dans le monde francophone dans l'explicitation de l'imagination active de Jung, à l'usage des thérapeutes mais aussi de toute personne intéressée par la psychologie des profondeurs et par le travail avec l'imagination. Il s'agit de :

Dialoguer avec son inconscient
Jung et l'imagination active

de Jean-François Alizon.

Il a été publié aux éditions Imago : fiche éditeur.

Je suis très fier d'avoir contribué à sa mise au monde en participant à sa relecture et lui écrivant une postface où je dis tout l'intérêt que j'ai trouvé à lire ce livre. Jean-François Alizon, qui fut président de l'Association Jungienne de Strasbourg, est l'auteur d'un livre intitulé Jung et le christianisme, un regard neuf (2021). Dans Dialoguer avec son inconscientJean-François Alizon nous offre une mine d'or tissée d'expérience, de nombreuses références et de cas cliniques, pour explorer le domaine l'imagination active dont Marie-Louise Von Franz disait qu'il était, au-delà du travail avec les rêve, le cœur de la psychologie des profondeurs de Jung.

Je vous propose ici tout d'abord son 4ème de couverture, avec une chaude invitation, si vous vous intéressez à l'exploration de l'inconscient, à vous plonger dans ce livre :

« Pour Jung comme pour Freud, le rêve est la voie royale d'accès à l'inconscient. Mais pour le grand psychologue zurichois, il en est une autre, celle de l'imagination active, dont il fera l'expérience dans ses éprouvantes années 1913-1916 - après sa rupture avec le père de la psychanalyse - et qu'il consignera dans le célèbre Livre rouge.

Fixer les images qui nous traversent, laisser advenir un affect ou un fantasme permet, toujours sous la vigilance du conscient, de dialoguer avec les figures intimes de notre âme et d'enrichir notre vie intérieure. Une telle écoute, aux effets parfois surprenants, restaure le lien avec notre part la plus profonde, et offre ainsi un précieux soutien thérapeutique.

Illustrant son propos par de nombreuses vignettes cliniques, Jean-François Alizon décrit avec précision la pratique de l'imagination active au cours de la cure. En la resituant dans l'histoire de la culture, il révèle combien, au cours des siècles, elle fut familière à maints artistes, philosophes et poètes. »

A noter que la préface de Dialoguer avec son inconscient a été écrite par Pierre Willequet, dont j'ai présenté récemment le livre Pas de thérapie sans âme. Et, pour continuer à vous inciter à vous laisser appeler par le lapin blanc qui, comme Alice, vous emmènera dans les mondes mystérieux de l'imagination active, je vous partage ci-dessous la postface que j'ai eu le plaisir d'écrire pour accompagner ce bel ouvrage :

The Centaur par Noa Knafo

Le livre de Jean-François Alizon est de ceux que l’on regrette de refermer, auquel on se promet de revenir. Ce n’est pas seulement que chaque chapitre aborde en profondeur des thèmes qui pourraient souvent donner lieu à un livre entier et convoquent la relecture réfléchie, ni qu’étant nourri par une belle érudition, il soit très riche en références qui invitent à un approfondissement de la recherche. Mais c’est surtout que son sujet même réclame de se laisser emmener au-delà de son propos, comme étant saisi par une métaphore, du grec metaphoros - « qui emmène au-delà » : ce livre, pour qui osera se laisser prendre par la main par le mouvement intérieur de l’imagination, est à tout le moins une porte, sinon un palais dont toutes les issues donnent sur des jardins mystérieux, des mondes oubliés, des aventures intimes…

En effet, l’imagination est une matière chaude, et même brûlante; en aucun cas, nous n’en avons fini avec elle en en parlant, en en faisant l’objet d’un discours. On peut lire des choses merveilleuses sur l’imagination, comme par exemple l’étude magistrale de Cynthia Fleury sur La métaphysique de l’imagination, et cependant passer complètement à côté de l’essentiel de ce dont il est question. Ce serait un peu comme étudier la nage sans jamais se jeter à l’eau. L’imagination nous pose la même difficulté que la conscience, dont elle est une efflorescence, quand il s’agit de tenter de savoir ce que c’est : nous ne pouvons pas dissocier le sujet de l’objet. Nous ne pouvons pas l’observer, c’est-à-dire encore l’imaginer, nous la représenter... de l’extérieur d’elle-même, car précisément nous sommes conscience; nous sommes imagination dans notre tentative de compréhension. Il est aussi vain de tenter de saisir conceptuellement ce qu’est l’imagination sans la vivre que de tenter de sauter par-dessus notre propre tête. Nous nous retrouvons devant le même paradoxe que Saint-Augustin parlant du temps :

« Si personne ne me demande ce qu'est le temps, je sais ce qu'il est ; et si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. »

Ainsi de l’imagination : plus nous cherchons à l’expliquer, et moins nous savons ce que c’est. Le livre de Jean-François Alizon fournit donc toutes les informations dont un praticien peut avoir besoin pour étayer son usage de la technique mais sa plus grande vertu est sans doute de proposer tous les repères nécessaires à l’exploration des territoires sauvages de l’imagination. C’est qu’il repose lui-même sur une pratique longue et intensive qui a donné à l’auteur des racines profondes dans les terres de l’âme; son exposé n’est jamais simplement théorique, ou plus précisément, la théorie y enveloppe l’expérience vécue et y reconduit. Or il ne suffit pas de dire avec Marie-Louise Von Franz, la principale collaboratrice de Carl Jung, que :

« L’imagination active est l’outil par excellence, le plus puissant de la psychologie jungienne, le plus puissant pour atteindre la totalité – beaucoup plus efficace que la seule interprétation des rêves. »

L’outil ne sera efficace qu’entre les mains du praticien qui aura mis son propre esquif à l’eau. Le danger ici est d’instrumentaliser l’imagination, en en faisant une technique, en l’analysant et en interprétant abusivement les productions – bref, en en disséquant le cadavre sans y rencontrer le vivant. C’est une des raisons pour lesquelles l’imagination active est peu enseignée, et mal considérée; on n’en apprend les subtilités que par l’expérience, qui généralement passe par l’expérimentation sous la guidance d’une personne qui s’est elle-même risquée au « voyage périlleux ». Dans le langage traditionnel, on parlait là d’initiation, qui relevait de la transmission d’un secret par un initié. Il ne s’agit pas pour autant d’envelopper cette initiation qui permettrait à un ego enflé de se draper dans le mystère; rappelons que le mot « initiation » renvoie simplement au commencement du chemin. Il faut que quelqu’un qui sait ce qu’il fait montre la porte, mette le pied à l’étrier. Quant au « secret » dont il est question, il n’évoque que la nature même de l’inconscient avec qui l’imagination active permet de nourrir une relation consciente – toujours présent, on ne le voit jamais, à moins d’apprendre à le rencontrer…

Cependant, une autre erreur serait de croire que l’imagination active est réservée aux psychothérapeutes, ou à leurs analysants sous supervision, et ne saurait se vivre hors du cabinet thérapeutique. En fait, tout le monde imagine, tout le temps, et l’imagination active consiste surtout en la capacité d’imaginer consciemment, sans s’identifier aux figures rencontrées dans la fantaisie, en respectant les règles propres au domaine imaginal. En effet, toute notre culture est tissée d’imaginaire, c’est-à-dire d’histoires que nous nous racontons. Ce n’est pas un hasard si c’est une romancière, Nancy Huston, plutôt qu’une psychologue, qui a mis peut-être le mieux ce fait en lumière au travers de son livre L’espèce fabulatrice. Elle montre que l’espèce humaine, avant même d’édifier des cathédrales ou de rédiger des constitutions, a toujours bâti des histoires pour tenter de donner du sens à leurs actes et à l’existence. James Hillman, par ailleurs, a montré, en particulier dans The myth of psychoanalysis, que toutes nos activités sont sous-tendues par des mythes – non pas nécessairement des histoires enregistrées au registre de la mythologie mais des construction imaginaires marquées au sceau des archétypes qui s’y déploient subtilement et qui vivent ainsi à travers nous, le plus souvent à notre insu. 

Nous sommes tous mus par un inconscient, tant personnel que collectif; nous imaginons tous. Nous interprétons le réel sur la base de nos imaginations, et nous avons le plus grand mal à distinguer l’un des autres. On peut penser que le monde se porterait beaucoup mieux si nous apprenions, dès notre jeune âge, à imaginer consciemment et activement, tout en évitant de prendre les vessies proposées par notre imaginaire pour des lanternes dévoilant la vérité. Ce n’est pas un hasard si, comme l’a montré encore James Hillman dans Healing fictions, la psychologie analytique plonge ses racines dans la démarche des grands romanciers comme Flaubert, Balzac, Zola, qui tout à la fois s’attachaient à décrire les méandres de l’âme humaine et à laisser fleurir ainsi leur imagination. Les auteurs de fiction, les artistes et toutes les personnes se risquant à une activité créatrice sont particulièrement susceptibles d’entrer dans le domaine de l’imagination active s’ils s’exercent à rester entièrement présents dans la transe créative. Ils deviennent alors les partenaires conscients de la source de cette activité créatrice, source dont ils sont bien obligés de reconnaître qu’elle est autonome, qu’elle a sa volonté propre, qu’elle peut même les « posséder » d’une certaine façon, mais aussi qu’elle peut leur apprendre beaucoup de choses sur eux-mêmes et les combler de bénédictions.

A notre époque où les techniques et pratiques de méditation se répandent en Occident, en réponse à un besoin criant de veiller à notre santé psychique alors que nous sommes bombardés mentalement d’images et d’informations, la connaissance de l’imagination active pourrait s’avérer d’utilité publique. Rappelons que Jung a reconnu dans un ancien traité chinois, Le mystère de la fleur d’or, la pratique de l’imagination active à laquelle il se consacrait dans ses Carnets noirs. Von Franz insiste en de nombreux endroits sur la parenté entre l’imagination active et la méditation. Par exemple, dans Les dimensions archétypales de la psyché, elle écrit :

« Par "imagination active", on entend une forme particulière de méditation sur les fantasmes, dans laquelle on se rapporte à l’inconscient comme à un partenaire réel. Cette forme de méditation peut être comparée à bien des égards à certaines techniques de méditation orientales, comme celles du bouddhisme zen ou du tantra yoga, ou à la technique occidentale de l’exercitia jésuite, mais avec la différence fondamentale que le méditant n’a aucun objectif ou programme conscient. De cette façon, l’imagination active reste l’expérience solitaire d’un individu libre avec lui-même, dénuée de toute tendance à diriger l’inconscient. »

Elle commet ici une erreur tenant à la méconnaissance de la pratique de zazen, qui ne saurait avoir d’autre but ou programme que la pratique elle-même. C’est le paradoxe au cœur même du zen, que résume Dōgen de façon lapidaire en déclarant « la pratique, c’est l’Éveil. L’Éveil, c’est la pratique. » Mais cette méconnaissance permet de souligner un point particulièrement important car en fait, pour être vraiment effective, la pratique de l’imagination active, tout comme la méditation, ne saurait être inféodée à aucun but conscient. S’il y a un but, fut-il la louable ambition thérapeutique de régler ce qui apparaît comme un "problème", il y a encore une volonté de puissance du conscient qui risque d’entraver la dynamique de l’inconscient. Or s’il ne s’agit pas de laisser l’inconscient diriger nos vies, bien au contraire, le domaine de l’imagination est précisément celui où l’inconscient doit pouvoir s’ébattre librement. L’imagination active est, pour reprendre et souligner les mots de Von Franz, une expérience « dénuée de toute tendance à diriger l’inconscient », considéré comme « un partenaire réel ».

En fait, nous pouvons dégager un paradoxe à partir de là : les personnes qui ignorent tout de l’inconscient et des pouvoirs de l’imagination sont généralement ignorants de leurs motivations, et sont d’une certaine façon dirigées par leur inconscient. Tandis que les personnes qui rencontrent l’inconscient au travers de l’imagination sont en mesure de se désidentifier des personnages qui vient en eux et vivent une existence bien plus consciente; au moins peuvent-elles faire valoir à l’inconscient les buts et valeurs de la conscience en le reconnaissant comme un partenaire à la réalité indéniable et incontournable. Elles ne sont plus « possédées » par leurs tendances inconscientes; elles assument leur responsabilité en face de l’inconscient, ce qui leur évite de confondre leur interprétation du réel avec la réalité. On pourrait dire qu’elles apprennent à ne plus croire automatiquement leurs pensées car elles se rendent compte qu’au-delà de l’apparence de vérité d’une pensée, il faut toujours demander : mais qui pense donc ainsi en moi, et pourquoi ? Que veut-il ?

Mais donc, l’imagination active n’est pas réservée aux analystes et psychothérapeutes jungiens, ni à leurs analysants, ni aux écrivains et artistes entretenant une relation consciente avec la source de leur créativité. Elle peut devenir une pratique de méditation accessible à toute personne qui a le courage de se tourner vers sa réalité intérieure et entrer en dialogue avec elle. De même que la méditation orientale a été dépouillée de tous ses oripeaux exotiques pour donner la pratique de méditation dite de pleine conscience (mindfulness) qui permet de ne plus agir de façon automatique, l’imagination active gagnera à être mise à la portée du plus grand nombre en la dégageant du jargon psychologique qui l’entoure encore, comme des langes enveloppant un nourrisson, et qui entretient l’idée absurde qu’il s’agirait d’un domaine réservé aux seuls spécialistes. 

Bien sûr, il ne s’agit pas pour autant de la banaliser et d’oublier le fait que Jung y voyait une « psychose volontaire » ; on ne devrait approcher cette pratique que sous la guidance bienveillante de quelqu’un qui en connaît les dangers. Cependant, ne nous voilons pas la face : le temps passé par de nombreuses personnes à vivre des vies imaginaires dans des jeux vidéos est de nature à alimenter toutes sortes de psychoses tout à fait involontaires, dans lesquelles la relation à la réalité est sérieusement mise en danger. Ce n’est qu’un exemple que nous pouvons étendre à la façon dont nos intériorités sont polluées par l’omniprésence des images, que ce soit celles de la publicité, de la télévision ou de l’Internet. C’est d’une éducation à l’imagination dont beaucoup d’entre nous ont besoin, ne serait-ce que pour mesurer l’impact qu’ont certains discours, et le flot des images et d’informations dont nous sommes souvent submergés. Le livre de Jean-François Alizon contribue utilement à cette éducation de ses lecteurs, fournissant à chacun tous les éléments nécessaires pour comprendre comment, et avec quelles nécessaires précautions, ouvrir les portes de l’imagination.

Enfin, Von Franz souligne l’élément le plus déterminant en indiquant que « l’imagination active est l’expérience solitaire d’un individu libre avec lui-même ». On pourra lire tous les livres et bénéficier de l’excellent support d’un praticien expérimenté pour être introduit à l’imagination active, mais ce qui s’y joue se passe entre une personne seule et l’inconscient. Dès lors où l’on osera aller à la rencontre de l’inconscient, on se rendra compte qu’en fait, c’est en lui que se trouve l’enseignant et le guide. C’est le risque qu’il s’agit de prendre pour se rencontrer véritablement : lâcher toutes les mains extérieures, toutes les autorités autre que celle qui est l’auteure de notre vie intime, toutes les cartes établies par d’autres, pour prendre, seul, le chemin qui s’ouvre en dedans en ne comptant que sur ce guide intérieur qui parle au travers de l’imagination. Jung nous le disait clairement dans Psychologie et Alchimie

« L’homme doit être seul pour découvrir ce qui le porte ». 

Il voyait un indice probant du désir et de la capacité de ses patients à évoluer de façon autonome dans la facilité, ou non, avec laquelle ceux-ci se livraient à l’imagination active. Il n’entretenait aucune forme de dépendance envers sa personne. Quand on sortait de son cabinet, c’était avec l’invitation, qui pouvait se faire très ferme, à prendre à bras le corps sa propre vie. L’imagination active était, dans cet esprit, un viatique vers la liberté et la capacité à devenir un adulte psychologique, pleinement autonome. Et c’est donc à chacun, seul et sans autre secours que les instances bienveillantes de l’inconscient, les alliés que l’on peut y trouver à condition d’approcher ce dernier avec respect, d’entamer le long et périlleux voyage. 

Il n’y a aucun autre moyen de parvenir à sa propre vérité que de se risquer à aller la rencontrer, et elle est toujours là, dansante derrière les voiles des images dont elle se pare. Il n’y aucune autre voie, si le domaine de l’imagination vous appelle, que d’enfourcher votre propre monture et de quitter tous les chemins pré-établis. Ceux qui sont allés par là peuvent seulement dire que le voyage vaut tous les risques encourus, et que finalement les dragons qui pourraient bien être rencontrés sont peut-être bien, comme le disait Rilke, « des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. » Il y aura des gardiens bien sûr sur la route, et le mot de passe pour franchir leurs barrages est toujours le même : « imaginatio vera est », ce qui signifie « l’imagination est vraie ». Il vous faudra traiter tous les personnages rencontrés comme ayant autant de réalité psychique que vous-même, et cela vous tendra un miroir interrogeant la nature même de la réalité de votre « moi », de cette identité à laquelle vous tenez tant. Vous vous découvrirez multiple, et cependant toujours un, ou une (ou les deux) dans, ou derrière, la multiplicité chatoyante des personnages peuplant votre psyché. 

Finalement, inévitablement, vous vous rendrez compte que les anciens contes et mythes qui parlaient de voyages initiatiques aux confins du monde, de trésor gardé par des monstres qui ne dorment que d’un œil, de dieux et de déesses marchant anonymement sur terre, disaient vrais. Il vous faudra écrire votre propre Livre Rouge, sans copier sur ceux qui vous ont précédé car de toute façon, l’œuvre est toujours unique, singulière. Et peut-être enfin retrouverez-vous Jung et Corbin, l’un assis en Jâbarsâ et l’autre en Jâbalqâ, les deux cités d’émeraude du Mundus Imaginalis, qui vous accueilleront en souriant et vous féliciteront, car d’une certaine façon, vous aurez alors accompli quelque chose de votre humanité.

Mundus Imaginalis, tableau de Hazel Florez