lundi 15 septembre 2025

Le serpent de terre et le violoncelle


Ce blogue est en pause depuis quelques temps. Ou peut-être est-ce moi qui, plus simplement, suis en pause. Quelques évènements dans ma petite vie personnelle, à commencer par la nécessité de marcher le long chemin d’un deuil profond, m’y appellent. C’est comme une respiration, avec le paradoxe qui veut que bien sûr, la surface de ma petite existence soit toujours aussi agitée, mais en quelque part, dans la profondeur, je rejoins cette zone de silence et de tranquillité où il ne se passe rien. Si je vous en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour vous raconter ma vie mais pour mettre ce besoin d’une pause, d’un temps d’arrêt, dans une perspective plus large. 

J’ai été très sensible cet été à la lecture des idées avancées par un sociologue et philosophe allemand appelé Hartmut Rosa. En résumé, il propose d’observer comment le système social, économique et politique, dans lequel nous vivons ne semble pouvoir survivre qu’au prix d’une accélération permanente qui s’apparente à une course vers l’abîme. Ce n’est pas que la technologie qui accélère, mais c’est aussi l’Histoire, et notre rythme de vie. Tel que je le comprends, c’est un peu comme si nous étions à bord d’un camion dont les freins sont coupés et la pédale d’accélération est enfoncée pour aller toujours plus vite… alors que nous savons très bien qu’au détour d’un des prochains tournants, nous arriverons au bout de l’autoroute qui débouche dans le vide. Serions-nous poussés par un élan suicidaire comme les lemmings qui se jettent du haut d’une falaise ou par le fantasme d’acquérir assez de vitesse pour nous envoler ? Un peu des deux peut-être…

L’antidote proposé par Hartmut Rosa est simple : il s’agit de ralentir, de s’arrêter même, pour s’ancrer dans ce qu’il appelle « la résonance ». Ce terme m’a sonné une cloche toute particulière car il se trouve que tout le travail que nous – une petite communauté de pratiques et de recherches – développons avec les rêves s’articule autour de cette notion de résonance. Celle-ci vient de la physique : quand deux plaques de métal sont mises en présence l’une de l’autre, séparées par de l’air à quelques mètres, et que l’une vibre, l’autre se met à vibrer à la même fréquence. Nous observons le même phénomène sur le plan psychique quand nous entendons un rêve dans une loge de rêves : le rêve fait résonner toutes les personnes présentes et se déploie en multiples facettes sensibles. Je vous parlerai un autre jour de nos recherches en cours qui nous amènent à élaborer un modèle où le rêve est un champ informationnel qui in-forme chacune des personnes qui l’entend, devenant ainsi le rêve de chacune d’elle, et traverse comme un faisceau lumineux chacune des psyché qu’il relie, chacune agissant comme un prisme spécifique. Nous sommes par-là peut-être au bord d’un renversement de la perspective du travail avec les rêves : au lieu que ce soit nous qui travaillons le rêve avec nos outils conscients, c’est le rêve qui parle à travers nous si nous savons l’écouter. Mais voilà donc que sans aller aussi loin, cette notion de résonance investit désormais la sphère des idées majeures pour comprendre notre temps. 


Pour Hartmut Rosa, la résonance est au cœur de notre capacité à nous relier de façon sensible au monde qui nous entoure : c’est une relation vivante et transformatrice avec les autres, la nature, la société, l’univers. Pour que cette relation en résonance puisse avoir lieu, il faut que l’on puisse être touché et même qu’il y ait de l’affection – que l’on accepte d’être affecté –, que l’on puisse agir sur ce qui nous affecte et répondre de façon créatrice à ce qui nous touche, et finalement que les deux pôles de la résonance soient transformés par cette rencontre. C’est bien ce qui se passe dans une écoute de rêve, que ce soit dans une loge de rêves ou dans une écoute intérieure, ou simplement dans la rencontre autour d’un rêve ! Mais cette direction que pointe Hartmut Rosa pourrait donc avoir une portée beaucoup plus large visant à quelque chose de salutaire pour chacun.e de nous dans le monde fou qui est le notre. Mais cela réclame de ralentir, de s’arrêter – et pas simplement en s’asseyant sur un coussin pour méditer. Si vous voulez expérimenter de quoi il est question, je vous invite à prendre le temps de regarder dans les yeux d’une personne aimée pendant quelques minutes sans parler – et quand vous serez exercé.e, de rencontrer quelqu’un que vous ne connaissez pas de la même façon. En même temps que vous ouvrez ainsi les fenêtres de l’âme, observez tout ce qui se passe en vous… et ensuite, échangez avec cette personne. Vous pourriez être surpris.e de la façon dont vos intériorités se sont mises à résonner. Pour allez plus loin, je vous suggère de contempler ainsi pendant quelques minutes d’immobilité : un animal, une fleur, un arbre, un rocher…

Encore une fois, vous pourriez être fort surpris.e de ce que l’arbre ou le rocher pourrait vous laisser entendre dans votre for intérieur. Et si vous pensez que c’est n’importe quoi, que le type qui écrit ces lignes à propos de la résonance avec un arbre ou un rocher doit être fou, ou souscrire à des idées délirantes dans la catégorie New Age… c’est très bien. Vous avez sans doute raison, je ne vous contredirai pas et je vous invite à ne pas perdre votre temps à me lire plus longtemps. Je ne chercherai pas à vous convaincre. Ce n’est pas pour vous que j’écris mais pour les personnes que ces mots peuvent rejoindre. Car je sais que nombre d’entre elles, que l’on qualifie d’hypersensibles alors qu’elle sont simplement humainement sensibles dans une société qui fait de la sensibilité une tare et une anomalie, se sentent très seules, et dans leur isolement, se demandent si elles ne sont pas folles. Et donc, ces quelques mots sur la résonance sont simplement une application pratique de cette notion – une sorte d’expérimentation... –, et une invitation si cela vous parle de quelque façon, à entrer en résonance au travers de cette idée, et de cette vision qui en découle et veut que tout le vivant (incluant la Terre et les minéraux) soit en fait relié de l’intérieur. Serions-nous tou.t.es relié.e.s par le Rêve de Gaïa, ou d’un seul Rêveur (comme le disait Grothendieck) ?

Allons-nous nous réveiller ?


Je suppose que si vous êtes parvenu.e.s jusqu’à ce point de votre lecture, vous comprendrez bien de quoi je veux parler quand je dis la nécessité de prendre une pause. Peut-être nous rencontrerons-nous dans cet espace de silence et de tranquillité. Juste comme je vous écris en voyageant à travers la campagne française me parviennent ces mots de Stanislas Grof qui pointent encore dans la même direction :

« Seule la paix intérieure est véritablement utile à la vie des hommes et des femmes sur notre planète. Il est clair que la violence qui sévit dans le monde est la projection par l'humain à l'extérieur de lui-même, des pulsions violentes qui agitent son psychisme. »

Ce sont des questions connexes qui m’ont occupé tous ces derniers mois, et en particulier depuis la catastrophe de novembre 2024. Je me suis demandé si notre monde n’était pas en train de succomber à une crise de psychose collective. Vous me lirez peut-être un de ces jours là-dessus. J’ai collecté beaucoup d’éléments qui vont dans ce sens, depuis les réflexions de Jung au sortir de la seconde guerre mondiale et alors qu’il reconsidérait ce qui s’était passé et ne manquerait pas de se reproduire… jusqu’à la pensée de Hartmut Rosa, en passant par ce qu’on peut appeler l’angoisse de mort qui semble avoir saisi notre humanité, « l’immonde fait monde » qui hante nos réseaux sociaux, l’illusion qu’on appelle Intelligence Artificielle et qui nous appelle à redéfinir ce qu’est la véritable intelligence… et plusieurs rêves qui ont éclairé ma recherche. Mais pour l’instant, je préfère marcher en silence dans la montagne en écoutant ce que celle-ci peut avoir à dire de tout cela, car il ne sert à rien de parler de ces choses si on n’amène pas un antidote. On ne fait qu’agiter le spectre des ombres qui dansent dans la nuit et n’ont de pouvoir sur nous qu’au travers de nos peurs. Cependant, je vous partage ici, sans grand commentaire, les deux rêves les plus significatifs que j’ai entendus et qui résonnent avec ma recherche. Vous reconnaîtrez peut-être la rêveuse, si vous êtes familier.e.s de mon blogue, dont les rêves ont souvent une portée collective indéniable :

Jung - Le Livre rouge

Gros plan sur des écailles. C'est symétrique. Géométrique. Dessiné :  les écailles d'un serpent. Ce qui est impressionnant, c'est le paradoxe entre le côté très rigide et géométrique es écailles et en même temps la courbe, l'ondulation la fluidité du corps qui porte ça. La couleur aussi est assez mouvante : des bleu-verts qui reflètent le ciel, la lumière….

Visiblement, c'est un animal marin. Il y a l'odeur du sel… Et l'odeur est tellement prégnante qu'elle remplit tout l'espace intérieur : tout mon corps. C’est comme si j'étais un animal…un ours et l'odeur sature complètement mes sens. Tout mon cerveau est absolument empli de cette odeur de sel. De sel et de chair. Hummmm…

Il y a donc ces deux animaux, le grand serpent de mer et puis l’ours… Il y en a quand même un qui veut bouffer l'autre :  ils sont antagonistes dans cette situation-là, mais en même temps… c'est curieux comme ça me donne l'impression qu'ils sont familiers.

Sur un piquet, sur un poteau en bois, il y a maintenant un petit oiseau, d'un genre que je ne connais pas… Hé, j'ai l'impression que je pourrais rester des heures à le regarder. Il chante et c'est vraiment extraordinaire, comme tout son corps est mobilisé par le chant. Par la voix qu'il qui le traverse.

Il se fait comme un mouvement, comme une roue, c'est le mouvement du chant de l'oiseau qui fait comme une roue arrière. Le chant fait cette roue. L’oiseau est toujours posé sur ce piquet en bois. Cette chose qui tourne, c'est comme une roue détachée de lui, faite d’un peu de lui et d’un peu de son chant. Et ça s'envole. Dans les airs ? Ça circule.

Maintenant je suis à nouveau avec un serpent, un serpent de terre. Très, très grand. Il ne disparaît jamais vraiment complètement parce qu'il est très très grand, mais y a des moments où il disparaît sous la terre et puis il ressort et il est sous la terre et il ressort.

C'est paradoxal parce que comme il est grand, en faisant ça : en avançant, il détruit plein de choses et il y a quelque chose de l'ordre de la destruction et en même temps, exactement en même temps,  la sensation de quelque chose de très fertile. Et la destruction et de la fertilité sont ici complètement imbriquées, liées, indissociables. Et de nouveau, c'est mon nez qui vient sentir l'odeur de cette terre qui a été remuée : ces traces du passage du serpent. Même l’odeur parle de destruction, décomposition en même temps que de vivant, vital. C’est toujours mon odorat qui est le plus à même de percevoir... 

Ah, merde : Trump vient de s’inviter dans mon rêve. Ça alors !

Ce qu’on prête souvent au serpent (et qui pourtant n’était pas vraiment présent dans les images précédentes), c’est le froid. La froideur. Et c’est ce que je sens là, avec Trump. Ca me fait peur. C’est vraiment flippant. Il y a là comme une solitude, une séparativité personnelle absolue.

Vient la béninoise Angélique Kidjo, initiée je crois, du temple des python de Ouidah. Elle porte cette énergie du python avec une grande puissance vocale, vitale, y compris dans la douceur d’une berceuse et voilà dans une cour à Ouidah, un puits et un mouvement de descente au fond du puits comme une tentative de centrage, d’alignement, de canalisation d’énergie.

Verticalité : on n'est plus du tout dans le côté ondulatoire, mais plutôt dans un axe vertical.

Il y a là un axe individuel, personnel, et en même temps qui dépasse très largement mon corps ou le corps de qui que ce soit : ça plonge très profondément dans la terre et puis au-dessus du crâne très largement aussi dans le ciel, le cosmos et ce qui est paradoxal, là, c'est que … j’ai l’idée que cet  axe, normalement, c'est quelque chose d'individuel, de solitaire. Un axe (contrairement à une onde dont on voit bien comment elle peut se propager de quelqu'un à quelqu'un d'autre), un axe, a quelque chose, d’individuel. Mais là…. C'est un axe partagé.

Je me souviens ici qu’il m’est arrivé très souvent en rêve d'être traversée comme ça, par une énergie. Et en général, il y a toujours un endroit, du côté du tronc cérébral, de endroit entre le corps et  la tête où ça bloque, où ça ne passe pas, ou c’est douloureux.

Là, ça passe. Ça passe très bien. Ça passe très bien parce que ce n'est pas une chose individuelle en fait. C'est ça qui fait que ça passe. Ça ne relève pas d'un effort de quelqu'un, de la qualité ou d'une compétence de quelqu'un. Ça n'a rien de personnel et en effet, dès lors, c'est beaucoup plus simple.



Je n’interprète pas ce rêve. Pour lui donner une résonance, je dirais simplement que je ressens une profonde révérence devant ce qu’il met en évidence. Le premier serpent semble évoquer une connexion profonde avec l’Inconscient, qui aime à se symboliser comme l’océan. Mais c’est surtout ce chant d’oiseau s’élevant dans le ciel comme une roue d’énergie qui attire mon attention et m’émerveille. Il me rappelle un poème d’Odysseas Elytis que j’aime particulièrement :

J'ai quelque chose à dire
de limpide et d'inconcevable

Comme un chant d'oiseau
en temps de guerre.

Arcabas - la mort

Et puis il y a ce serpent monstrueux que, pour quelque raison, j’ai imaginé comme étant noir. Il me renvoie à un roman de Jean-Michel Truong que j’ai particulièrement aimé – le successeur de Pierre – et où l’auteur imaginait un confinement généralisé de l’humanité longtemps avant que nous ne soyons amenés là par le COVID. Il envisageait aussi le fait que notre Histoire soit traversée par quelque chose de complètement inhumain qui poursuit son propre but, dans un mouvement tout à la fois de destruction qui broie des millions d’êtres humains et cependant de création. Sri Aurobindo disait ainsi de Napoléon, qui a été un Trump français, qu’il incarnait une force impersonnelle : « Blâmer Napoléon revient à critiquer le Mont-Blanc ou à couvrir de boue le Kanchenjunga. Il s'agit d'un phénomène qu'il faut connaître et comprendre, et non pas blâmer ou louer. » (L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française). Nous sommes ainsi ramenés à la nécessité de ne pas prendre personnel ce qui arrive, même si cela ne nous empêche pas d’avoir nos opinions et de nous positionner en fonction de nos valeurs. La question qui ressort dès lors, et que peut-être nous pose l’existence même du grand serpent, est :

Et toi, que réponds-tu à cela ? Qu’incarnes-tu dans ta propre existence ?

La présence de la béninoise Angélique Kidjo dans le rêve, initiée au temple du grand python de Ouidah, nous rappelle que le Serpent est souvent le symbole d’une dimension numineuse et archétypique de la divinité. « Dieu est terrible », nous disait Jung…

Je n’en dirais pas plus. Je suis intéressé par les résonances et les interprétations que vous voudrez bien proposer à ce rêve, que ce soit ici en commentaire à cet article ou en privé. Mais pour ne pas vous laisser au contact de la nature un peu effrayante de ce qui nous est donné d’entrevoir ici, je vous partage un extrait d’un autre rêve de la même rêveuse, qui vient apporter comme un contrepoint à la présence de ce serpent monstrueux :


Un tableau de Hayk Miqayelyan

J’ai l'image de mon corps, comme un instrument de musique. Il s’opère là un travail de construction précise d'un instrument. Un travail de luthier. C'est un violoncelle, un vrai violoncelle, et c’est moi.

J’assiste à la construction, l’assemblage de pièces de bois, de telle manière que le son, la vibration puisse circuler librement que le son puisse parcourir l’instrument et être amplifié. La crosse du violoncelle est sculptée, et c’est à la fois décoratif, mais pas seulement. Sur cette crosse prend forme… un personnage : comme une symbolisation, un outil pour se relier aux ancêtres, aux lignées.  Et en effet, entre la pique du violoncelle, qui est vraiment ce qui fait terre prend appui et fait comme un paratonnerre (qui permet que l’Énergie descende et monte) et puis il y a le corps du violoncelle et cette crosse … là aussi c'est comme les trois règnes.

Grande émotion… Grand cadeau : ça joue Bach !

Et comme je suis a la fois moi et violoncelle, je sens cette musique… pour le moment ça tire un peu : cette musique, c'est un peu douloureux. Tout est un peu raide ! Ça continue à jouer et c’est encore comme si j'avais besoin de m'accrocher pour suivre… je passe, dans des espaces différents :  des fois je suis vraiment pratiquement dans la structure du bois et la musique vient informer la structure de l'instrument. Je réalise que cette musique est en réalité vraiment faite pour ça : informer et comme assouplir la matière.

Pour le moment, c'est encore la musique qui joue de l'instrument.

L’instrument se contente de faire le moins possible obstacle….

Un jour il devra être capable de réponse et de dialogue avec la musique !

Un tableau de Mike Daneshi

A nouveau, je ne commenterai pas outre mesure ce rêve. Remarquons simplement qu’il est encore question de cet axe qui relie le haut et le bas, qui permet que l’Énergie descende et monte, avec un lien aux ancêtres, aux lignées. Mais surtout, il y a cette idée renversante, ou du moins de nature à provoquer un renversement, que la rêveuse et moi avons évoqué dans notre discussion du rêve :

La musique précède l’instrument.

Il se pourrait même que la musique soit hors du temps, dans l’Éternité, et que l’instrument soit ce dont la musique a besoin pour se jouer dans le temps. Se faire entendre… 

Mais alors, serions-nous, chacun.e de nous, l’instrument ? Un instrument dans une grand Symphonie ? 

A nouveau, je serai très intéressé par vos résonances.

* * *

 

Je profite de cet article de blogue pour attirer votre attention sur le fait que j’ai interviewé Kristine Debreu pour qu’elle nous présente son Carnet Photographique Jungien, publié aux éditions de Rafaël de Surtis, avec le soutien des éditions Terre Noire. Une belle promenade dans des images… dont voici la vidéo :

J’ai le plaisir aussi de vous informer que notre formation 2025-2026 à l’écoute intérieure des rêves a commencé en septembre. Si vous êtes intéressé.e à vous joindre à nous pour la session 2026-2027, n’hésitez pas à me contacter.