Soyons clairs : je ne dis pas que Grothendieck a fait du Jung sans le savoir. Il a fait du Grothendieck, et c’est fort bien ainsi. Cependant, la rencontre de ces deux pensées se révèle particulièrement féconde, et ce n’est pas seulement dans un sens, qui voudrait que la psychologie de Jung éclaire les propos de Grothendieck. C’est peut-être même l’inverse : le vécu intérieur du candide mathématicien au pays des rêves jette une lumière remarquable sur ce que Jung avait, au travers de sa propre expérience, envisagé...
Il ne nous partage pas non plus, sauf au travers de quelques allusions succinctes, ses propres rêves, alors qu’il fonde son discours dans une grande mesure sur la compréhension de ceux-ci. Est-ce par pudeur ou crainte d’être désavoué dans son interprétation par ses lecteurs ? Il est probable qu’il n’en a tout simplement pas vu l’intérêt, que ses rêves lui ont semblé être matière strictement privée, faisant partie de son dialogue intime avec celui qu’il appelle le Rêveur, et cela alors même qu’il clamait que certains de ses songes lui communiquaient un message à porter au monde. Il se peut qu’il ait évité d’exposer ses rêves métaphysiques et prophétiques quand il s’est avéré que les prophéties qu’il avançait ne se sont pas réalisées. Du point de vue de l’analyste de rêves que je suis, il est vraiment dommage que nous n’ayons pour ainsi dire aucun accès à ses rêves car nous aurions eu sans doute là une riche matière à mettre en relation avec le déroulé de l’expérience de Grothendieck et les idées philosophiques qu’il développe. Cependant, si Grothendieck ne nous parle pas en fait de rêves, sinon à titre d’introduction de son propos, c’est qu’il a beaucoup à dire du Rêveur, et de ses relations avec celui-ci. Il pose d’emblée, dans les premières pages de son livre, une équation qui surprendra tous ceux qui s’en tiennent à une conception personnaliste des rêves :
Le Rêveur en moi = le Rêveur en toi.
Le Rêveur en moi = le Rêveur en toi = le Rêveur en tous = Dieu.
Voilà bien la clé des songes, qui ouvre en effet toutes les portes que sont les rêves ! En cela, le titre de l’ouvrage s’avère rendre compte précisément de ce que l’on y trouvera, même si beaucoup de lecteurs risquent, avec cette clé prodigieuse entre les mains, d’expérimenter la position inconfortable de la poule qui trouve un clou. Qu’en faire donc ? Ce n’est pas tout d’avoir la clé, il faut identifier la serrure à laquelle elle correspond. On peut rendre justice à Grothendieck : il s’emploie merveilleusement à décrire cette serrure et même à la démonter. Nous verrons qu’il ajoute à cette équation qui relie le rêve à Dieu un troisième terme essentiel, qui fournit un angle d’accès inédit à ces deux mystères vivant : la capacité créatrice de l’être humain, qu’il met en relation avec la dimension créatrice dont est issue l’Univers. Ainsi voyons-nous apparaître un triangle conceptuel qui pourrait constituer l’armature d’une clé pour notre intelligence du réel :
Rêve Dieu
Acte créateur
Je ne vous cacherai pas ma stupéfaction, lors de ma première lecture du tapuscrit de Grothendieck, de voir un quidam, fut-il un des plus grands mathématiciens du dernier siècle, parvenir ainsi d’un seul élan, pour ainsi dire spontané, aux conclusions qui émergeaient pour ma part de plus de trente années de recherche. Car j’en suis venu, par d’autres chemins que lui, à croire moi aussi que la caractéristique la plus fondamentale du rêve est de manifester une capacité créative inhérente à la psyché humaine, capacité créative qui renvoie à une dimension transcendant celle-ci – ce que l’on peut à bon droit, avec les anciens, appeler le domaine de l’Esprit. Cela n’en fait pas force de preuve, et comme le dit fort bien Grothendieck, en cette matière « on ne prouve pas, on voit ». Mais la réflexion qu’il amène se caractérise par une grande cohérence interne, et nous verrons qu’elle permet d’ailleurs d’aborder cette notion de Dieu, dont il s’emplit un peu la bouche, en évitant le piège de la théologie. Il nous propose aussi au passage une réflexion sur la connaissance spirituelle, le lien intime entre connaissance et foi, ainsi que la vocation créatrice de l’être humain, qu’il met en relation avec une définition que je crois fondamentalement libertaire du mal. Et c’est donc notre conception de la nature du rêve qui, si nous prenons minimalement au sérieux l’expérience de Grothendieck, pourrait s’en trouver entièrement renouvelée…
Retrouvailles avec l’âme
Je vous propose de suivre le déploiement de sa pensée à ce sujet au travers de quelques citations. Dès la première page de son livre, il nous parle d’une nouvelle naissance et de retrouvailles avec l’âme au travers du rêve :
« Le premier rêve dans ma vie dont j’ai sondé et entendu le message a aussitôt transformé le cours de ma vie, profondément. Ce moment a été vécu, véritablement, comme un renouvellement profond, comme une nouvelle naissance. Avec le recul, je dirais maintenant que c’était le moment des retrouvailles avec mon « âme ». (…) Jusqu’à ce moment-là j’avais vécu dans l’ignorance que j’avais une “âme”, qu’il y avait en moi un autre moi-même, silencieux et quasi invisible, et pourtant vivant et vigoureux – quelqu’un bien différent de celui en moi qui constamment prenait le devant de la scène. »
Ces mots ne peuvent que faire sursauter les lecteurs familiers de l’œuvre de Jung qui se souviendront que ce dernier écrivait: « « En chacun de nous existe un autre être que nous ne connaissons pas. Il nous parle à travers le rêve et nous fait savoir qu’il nous voit bien différent de ce que nous croyons être. » Quant aux retrouvailles avec l’âme, c’est un peu le fil conducteur de tout son opus, et en particulier du Livre Rouge dont le second chapitre est précisément intitulé « retrouvailles avec l’âme » et où il écrit :
« Mon âme, où es-tu ? M’entends-tu ? Je suis revenu, je suis rentré – j’ai secoué de mes pieds la poussière de tous les pays et je suis venu à toi, je suis avec toi. (…) Comme la séparation fut longue ! (…) Mon âme, c’est avec toi que mon voyage doit continuer. Avec toi, je veux cheminer et monter jusqu’à ma solitude. »
D’emblée, on peut sentir une parenté entre les deux aventures intérieures qui se dessinent là. Dans ses Notes, qui accompagnent dans un tapuscrit indépendant sa Clé des Songes, Grothendieck écrit :
« J'ai mentionné en passant, avant-hier, le tout premier rêve qui (entre autres) attirait mon attention sur l'existence de l'âme. C'était il y a un an et demi. L'âme était représentée par une jeune femme étendue, avec une très longue et abondante chevelure humide et emmêlée étendue derrière elle, qu'une autre femme, plus âgée, démêlait patiemment et peignait avec ses doigts. »
Il dit avoir reconnu l’âme au bout d’un travail exceptionnellement long de neuf jours, mais qu’alors, cela a fait tilt ! C’était un terme qui ne figurait pas dans son vocabulaire. Il n’avait « jamais prêté attention jusque-là à ce visage-là de la psyché au cent visages ». Il la voit comme cela qui en lui « vit l'expérience et la saveur des choses, qui éprouve et goûte sensations et émotions », attirée par ce qui est plaisant et repoussée par ce qui est déplaisant, « voltigeant de fleur en fleur en faisant de son mieux, chemin faisant, pour ne pas s'égratigner aux épines... » Les jungiens reconnaîtront ici la grande figure de l’Anima, un des petits noms donné au féminin de l’homme dans notre jargon, et en effet, à son âme. Il est donc question de démêler et peigner les cheveux de l’âme mais Grothendieck ne s’étend pas sur ce que ce qu’il en a compris. Cependant, toute son entreprise d’écriture de la Clé des Songes en témoigne sans doute. Du point de vue de l’analyste de rêves, il pourrait s’agir là d’une invitation à mettre de l’ordre dans les idées et les imaginations, tout ce que produit la tête, relatives à l’âme. C’est-à-dire à l’expérience que nous pouvons avoir de Dieu, puisque Jung propose comme définition de l’âme que celle-ci « est à Dieu ce que l’œil est au soleil. » Mais une autre question se pose aussi, à laquelle Grothendieck ne répond pas : qui est donc cette femme plus âgée qui démêle patiemment les cheveux de son âme ? Nous pourrions y voir justement le travail de la vieille âme spirituelle dénouant les imaginations de l’Anima…
Apologie de la connaissance de soi
Dès lors, Grothendieck se pose en apôtre de la connaissance de soi :
« Sans connaissance de soi, il n’est pas de compréhension d’autrui, ni du monde des hommes, ni des œuvres de Dieu en l’homme. (...) sans connaissance de soi, l’image que nous nous faisons du monde et d’autrui n’est que l’œuvre aveugle et inerte de nos fringales, nos espoirs, nos peurs, nos frustrations, nos ignorances délibérées et nos fuites et nos démissions et toutes nos pulsions de violence refoulée, et l’œuvre des consensus et des opinions qui font loi autour de nous et qui nous taillent à leur mesure. Elle n’est guère que des rapports lointains, indirects et tortueux avec la réalité dont elle prétend rendre compte, et qu’elle défigure sans vergogne. »
Plusieurs commentateurs semblent croire que Grothendieck présente quelque chose d’unique dans l’histoire de la philosophie en opérant ainsi une jonction entre connaissance de soi et mystique. Cependant, c’est là faire preuve de méconnaissance, non seulement de la démarche de la psychologie des profondeurs mais aussi de nombre de traditions mystiques. Ainsi un hadith du Coran inspirant de nombreux soufis dit-il : « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur ». Et le bouddhisme n’invite à rien d’autre qu’à une connaissance de soi par la méditation, connaissance dans lequel le moi s’avère n’avoir aucune existence propre. Ultimement, il ne reste que le Vide, Sunyata. En effet, pour la plupart, la connaissance de soi est surtout une connaissance de "moi", c’est-à-dire de comment chacun de nous a été déterminé par les circonstances entourant notre existence. Mais dans la perspective mystique, qui est bien aussi celle de Grothendieck, le véritable objet de la connaissance de soi est Celui qu’il appelle l’Hôte, Dieu, le Soi.
Mais reprenons le parcours du déploiement de sa pensée : il constate ensuite que toutes les étapes de son cheminement intérieur ont été préparées et jalonnées par un ou plusieurs rêves. Il a redécouvert l’inconscient dans sa propre expérience, et admet qu’il n’y a aucun moyen conscient d’explorer ce dernier. La valeur du rêve ressort alors dans des termes que Jung n’aurait pas désavoué :
« Le rêve, par contre, se révèle comme un témoignage direct, parfaitement fidèle et d’une finesse incomparable, de la vie profonde de la psyché. L’histoire de ma maturation vers une connaissance de moi-même et vers une compréhension de l’âme humaine se confond, à peu de choses près, avec l’histoire de mon expérience du rêve. »
Il est assez amusant d’observer qu’en cet endroit et en d’autres dans le livre, il dresse un panégyrique de Freud tout en rejetant catégoriquement sa compréhension du rêve comme servant à un assouvissement. L’ironie de la chose tient au fait qu’il refuse dans le même temps tout crédit à Jung alors qu’ils ont la même conception du rêve comme offrant un témoignage fidèle de « la vie profonde de la psyché ». Grothendieck va jusqu’à employer des termes similaires à ceux de Jung sur la « psyché objective » qui se révèle dans le rêve. Et c’est à partir de là qu’apparaît toute la profondeur de l’expérience intérieure de Grothendieck, qui se dit avec une certaine poésie :
« Nous-mêmes sommes aveugles, autant dire, nous n’y voyons goutte dans cet embrouillamini de forces agissant en nous et qui, pourtant, gouvernent inexorablement nos vies (aussi longtemps, tout au moins, que nous ne faisons l’effort d’en prendre connaissance...). Nous sommes aveugles, oui – mais il y a en nous un Œil qui voit, et une Main qui peint ce qui est vu. Le silence assoupi du sommeil et de la nuit lui servent de toile, nous-mêmes sommes sa palette ; et les sensations, les sentiments, les pensées qui nous traversent en rêvant, et les pulsions et les forces qui agitent nos veilles, voilà Ses tubes de peinture, pour brosser ce tableau vivant qu’Elle seule sait brosser. »
Et encore :
« Dès le premier rêve que j’ai scruté, me révélant à moi-même en un moment de crise profonde, je sentais bien que ce rêve ne venait pas de moi. Que c’était un don inespéré, prodigieux, un don de Vie, qu’un plus grand que moi me faisait. Et j’ai compris peu à peu que c’est Lui et nul autre qui “fait”, qui crée chacun de ces rêves que nous vivons, nous, acteurs dociles entre ses mains délicates et puissantes. Nous-mêmes y faisons figure de “rêvants”, voire de “rêvés” - créés dans et par ce rêve que nous sommes en train d’accomplir, animés par un souffle qui ne vient pas de nous. »
Le rêve ne vient pas de nous
Il est assez émouvant d’entendre ce grand mathématicien énoncer ainsi comment il constate en lui-même que le rêve ne vient pas de nous, c’est-à-dire du "moi". Plus loin, il se reconnaît mystique et il constate que sa créativité en mathématiques tout comme son écriture, dont il ne maîtrise pas le cours, coulent d’une source qui est autre que le "moi". En langage jungien, il témoigne là d’une expérience authentique du Soi qu’il décrit comme « un centre et un fondement, à la fois en moi et hors de moi, et qui me dépasse infiniment, alors que je lui suis intimement et mystérieusement relié. » Bien sûr, il assimile le Soi à Dieu, et en effet, dans la perspective de la psychologie des profondeurs, rien ne permet au moi conscient de distinguer le Soi de Dieu. C’est là qu’il est bon de se rappeler la pratique zen qui consiste à se laver la bouche après avoir prononcé le nom « Bouddha » pour éviter que celle-ci n’enfle. Mais au fond, Grothendieck ne fait pas dans la théologie. Pour lui, Dieu est le Créateur, c’est-à-dire la Source créatrice qu’il constate en lui et dans l’univers : son expérience de Dieu passe par celle de l’acte créateur. Il a plus loin des mots magnifiques pour parler de ce Dieu qu’il rencontre dans ses rêves :
« “Dieu” est pour moi le nom que nous donnons à l’âme de l’Univers, au souffle créateur qui sonde et connaît et anime toutes choses et qui crée et recrée le monde en tout moment. Il est ce qui est infiniment, indiciblement proche de chacun de nous en particulier, comme Il est en même temps ce qui est le moins “personnel”, le plus “universel”. »
Grothendieck explique comment il est entré dans un processus de transformation radical quand lui a été révélé le fait, selon ses propres mots « dingue », de l’identité :
« le Rêveur n’est autre Dieu ».
Son existence s’est alors découvert un centre et un sens, caractéristiques de l’archétype du Soi : « En l’espace de ces quelques mois d’apprentissage intense, à l’écoute de Dieu me parlant par le rêve, ma vision du monde s’est profondément transformée, et celle de moi-même et de ma place et de mon rôle dans le monde, selon les desseins de Dieu. La transformation maîtresse, celle dont découlent toutes les autres, c’est que désormais le Cosmos, et le monde des hommes, et ma propre vie et ma propre aventure, ont acquis enfin un centre qui avait fait défaut (cruellement par moments), et un sens qui n’avait été qu’obscurément pressenti. »
Il dit alors comment il ne pourra éviter de partager son expérience vivante pour tenter de « parler de Lui avec vérité » – le voici missionné à communiquer une grande vision :
« Car Dieu est le pont qui relie entre eux tous les êtres, ou bien plutôt, Il est l’eau vive d’une Mer immuable commune qui relie tous les rivages. Et nous sommes les rivages d’une même Mer, qui chacun La connaissons par un autre nom et sous d’autres visages - et nous en sommes les gouttes même, dont chacune La connaît intimement, et dont aucune ni toutes ensemble ne L’épuisent. Ce qui est commun est la Mer, qui relie une goutte à l’autre et les contient l’une et l’autre. Si elles peuvent se parler l’une à l’autre c’est par Elle qui les embrasse et les contient, telle qu’Elle est perçue à travers elles, vivantes parcelles d’une même Totalité, d’un même Tout – d’une même Mère. »
Une position de recueillement intense
A partir de ce point, on pourra déceler une certaine inflation chez Grothendieck qui se sent « sur l’initiative de Dieu, promu messager et même “prophète” ». Il a bien l’impression que ce fait « dingue » qu’il énonce était bien connu il y a quelques siècles. Mais il constate aussi le mépris quasi-universel dans lequel est désormais tenu le rêve et s’en prend aux « professionnels du rêve ». On peut penser qu’il ne connaît là que les psychanalystes freudiens car il dénonce leur attitude qui n’est pas empreinte de ce « respect qu’on pourrait appeler “religieux” : ce respect mêlé d’émerveillement muet, ou de vénération ou d’amour, que nous éprouvons devant les choses chargées de mystère, dont nous sentons obscurément qu’elles nous échappent et nous dépassent à jamais ».
Dans les pages qui suivent, Grothendieck parle un peu de C.G. Jung dont il a lu l’autobiographie, et il fait un énorme contresens en posant que pour Jung, l’Inconscient avait remplacé Dieu. Ce n’est probablement pas plus mal car s’il avait compris de quoi parlait vraiment Jung, qui se dit lui-même dans une lettre non publiée être « a mystical fool » (lettre évoquée par Gerhard Adler dans Psychological Perspectives (1975) 12), il aurait été obligé de le lire dans son intégralité et nous y aurions perdu la fraîcheur de son témoignage. Plus loin, il dit de ce dernier qu’il joue les « papes d’une “spiritualité” hautement savante et garantie “scientifique” », accusation assez risible de la part d’un homme ignorant tout du travail de Jung, et qui se sent bombardé “prophète” – un piège que Jung a su justement éviter. Or ces deux grands esprits se seraient certainement rejoints, s’ils s’étaient rencontrés, dans la nécessité d’une attitude de révérence à l’égard du rêve et de ce qui s’y dit. On peut ainsi croire lire Jung quand Grothendieck explique :
« Ma redécouverte du sens profond du rêve, comme Parole vivante de Dieu, s’est faite dans une atmosphère de solitude et de recueillement intense. Alors même que la pensée consciente de “Dieu” en était presque entièrement absente, je pourrais bien qualifier cette atmosphère de “religieuse”. »
C’est donc à partir de cette position de recueillement qu’il énonce ce que j’appellerai pour ma part l’équation Grothendieck du rêve, déjà formulée plus haut, qui se résume à :
Le Rêveur en tous = Dieu.
Et voici comment il l’expose peut-être le plus clairement :
« Et voici maintenant le fait nouveau vraiment extraordinaire, l’“incroyable bonne Nouvelle”, dont j’ai acquis connaissance sans trace du moindre doute : le Rêveur en moi est le même que le Rêveur en toi, ou que le Rêveur en toute autre personne qui ait jamais vécu. (…) Ce Rêveur si familier, qui nous parle dans nos rêves et que nous écoutons d’une oreille si distraite, Il est le Créateur du Monde où nous vivons - ce monde dont chacun de nous, et toute notre espèce réunie, ne perçoit et ne connaît qu’une infime portion. Et ce Monde lui-même est en perpétuelle Création, il est la Pensée et le Souffle vivants de Dieu, le Créateur. La pensée créatrice de Dieu Se concerte et agit, et bourgeonne et ramifie et croît et se déploie en chaque lieu et en chaque instant, de toute éternité. C’est le Verbe originel, le langage de Dieu, dont chaque mot est Acte et création, dans le Monde visible et dans l’invisible. »
Aborder les rêves avec l’innocence d'un enfant
Les lecteurs attentifs relèveront les accents quelque peu chrétiens des propos ici de Grothendieck, quand il évoque une Bonne Nouvelle, la Parole vivante de Dieu, le Verbe Créateur… Le seul auteur qui trouve grâce à ses yeux est Marcel Légaut, un docteur en mathématiques qui a écrit plusieurs livres remarquables de spiritualité chrétienne. Est-ce tout à fait un hasard si Grothendieck a suivi un parcours au fond assez similaire à Légaut ? Ce dernier a en effet abandonné sa carrière de professeur pour s’établir berger et agriculteur tout en faisant de l’enseignement spirituel, tandis que Grothendieck a choisi de faire retraite dans l’anonymat le plus complet après avoir renoncé à sa carrière en mathématique. La vie de ces deux hommes semblent se rejoindre dans un trait commun d’appel à la simplicité la plus radicale. On pourra peut-être y retrouver l’écho d’une parole de l’Évangile où Jésus invite à venir à lui dans la simplicité de l’enfant. C’est précisément en élaborant une idée similaire que Grothendieck nous livre la clé d’accès au cœur des rêves, quand il explique comment il les a abordés :
« Je suis venu à mes rêves comme un petit enfant : l’esprit vide, les mains nues. Ce qui me poussait vers certains parmi eux, ce qui me les faisait fouiller avec un tel acharnement avide, était autre chose que la curiosité d’un esprit alerte, intrigué par un “phénomène” étrange, ou fasciné par un mystère troublant, ému par une poignante beauté. C’était une chose plus profonde que tout cela. Une faim me poussait que je n’aurais su moi-même nommer. C’est l’âme qui était affamée. »
Il se décrit lui-même comme un « nourrisson sous-alimenté, chétif et affamé, qui sent la mamelle toute proche ». Il énonce sans ambages qu’il y a « un instinct spirituel en l’homme avant même que ses yeux spirituels commencent à s’ouvrir. Heureux celui qui sait sentir cet instinct, et lui obéir ! Celui-là se nourrira, car la mamelle est toujours proche. Et ses yeux finiront par s’ouvrir et verront. »
Bien sûr, le lecteur jungien ne pourra ici que souligner l’évocation d’un « instinct spirituel » qui est précisément ce qui distingue la psychologie de Jung de l’approche freudienne de la psyché. Grothendieck met en évidence le fait, que constatent les analystes dans leurs accompagnements, que c’est la faim de l’âme qui permet d’entendre ce que murmurent les rêves. Il dit alors l’essentiel, qui pourra servir de guide et d’encouragement à toute personne qui se sent appelée par ses propres rêves :
« Si j’ai appris sur les rêves les choses qui ne se trouvent pas dans les livres, c’est pour être venu à eux dans un esprit d’innocence, comme un petit enfant. Et je n’ai aucun doute que si tu fais de même, tu apprendras, non seulement sur toi-même, mais aussi sur les rêves et sur le Rêveur, des choses qui ne sont pas dans ce livre-ci ni dans aucun autre. Car le Rêveur aime à se livrer à celui qui vient à lui en enfant. »
L’état de vérité
Finalement, il nous faut parler de « l’état de vérité » dans lequel Grothendieck abordait les rêves. Pour distinguer entre la Parole, la connaissance spirituelle qui vient de l’intérieur, et le bruit environnant, Grothendieck nous dit qu’il faut être « en un état particulier, un état d’ouverture, ou de rigueur, ou de vérité (qu’on l’appelle comme on voudra) ». C’est « l’état créateur au plan spirituel. (...) On peut aussi le décrire comme l’état d’une communion avec l’Hôte invisible, avec Dieu en nous : l’état d’écoute de la voix intérieure, de cette voix qui nous souffle, en chaque moment ou nous faisons silence, ce qui est essentiel pour éclairer notre libre choix vers l’“acte juste” qui correspond aux exigences de ce moment. » Il ajoute : « C’est un acte de perception d’essence spirituelle. En cet instant, l’œil spirituel en nous, qui perçoit et distingue le vrai et le faux, est ouvert ou entrouvert et voit. » En le lisant, j’ai pensé à l’expérience de la perception spirituelle que partagent plusieurs grands méditants, dont Franklin Merrell-Wolff qui s’est tout particulièrement attaché à décrire cette troisième voie de connaissance, au-delà de celle des sens et de la raison. On retrouve là aussi les mots de Antony de Mello qui écrivait :
« Si l’œil n’est pas obstrué, on voit; si l’oreille n’est pas obstruée, on entend; si le nez n’est pas obstrué, on sent; si la bouche n’est pas obstruée, on goûte; si l’esprit n’est pas obstrué, on est sage. »
Au fond, l’existence et la possibilité de rencontrer cet « état de vérité » est sans doute le cœur de ce qu’a cherché à nous communiquer Grothendieck. Il le rapproche d’un état de silence intérieur où l’on peut entendre une voix qui parle tout doucement, car Dieu, écrit-il, parle à voix très basse. C’est dans cet état que l’acte de connaissance prend naissance, nous dit-il : un acte de connaissance qui unit à celle-ci la foi, la confiance, dans un acte créateur. On voit se dessiner sous la plume de Grothendieck les rudiments d’une épistémologie spirituelle remarquable. Cet état de vérité est indissociable chez lui d’une capacité créatrice qui débouche cependant sur ce constat : « ce n’est pas nous qui créons ». On peut entendre là l’aveu d’une grande humilité de la part d’un homme qui a été encensé pour avoir ouvert de nouvelles voies en mathématiques et qui se risque à proposer une vision novatrice des rêves – il n’en fait pas une affaire personnelle, bien au contraire. Mais c’est aussi là une conception de Dieu qui se révèle dans et par la dimension créatrice du réel, que ce soit dans l’univers ou en l’être humain. Sa réflexion ouvre la porte à une approche existentielle qui pose que le nom « Dieu », tout inconnaissable que soit ce à quoi il réfère – car on ne définit pas les réalités spirituelles, nous dit bien Grothendieck – est un nom de code pour parler de la source même de cette capacité créatrice. C’est l’expérience vivante de cette source vivante en lui que nous partage Grothendieck dans ce livre liant Dieu et les rêves.
Laurent Lafforgue, de l’Académie des Sciences, présente en fin du volume de la Clé des Songes une réflexion sur la notion de vérité chez Grothendieck. Il souligne que celui-ci, qui excellait pourtant dans les définitions mathématiques, ne définit jamais la vérité. Il dit que la vérité, et le fait que la vérité soit connaissable, tenaient sans doute de l’évidence pour Grothendieck. J‘enfoncerai ce clou en ajoutant que la vérité, et la relation à celle-ci, étaient sans doute une expérience vivante pour lui, et même, en termes jungiens, une expérience numineuse. Il faudrait sans doute, pour rendre justice à Grothendieck, étudier toute son œuvre autour de ce pivot central qu’est l’état de vérité.
L’homme et la vision
En conclusion, il nous faut parler un peu de qui était l’homme Grothendieck ainsi que de sa vision prophétique. Alexandre est né de parents militants anarchistes en Allemagne en 1928. Un fait notable est que son père a connu une remarquable expérience numineuse en prison, dont il n’a eu connaissance que beaucoup plus tard. Quand il avait cinq ans, Alexandre a été abandonné par ses parents, qui l’ont laissé entre les mains d’une famille en Allemagne tandis qu’ils fuyaient en France. Mais il a retrouvé sa mère en 1939 et passé la guerre avec elle dans les camps où l’on emprisonnait alors les apatrides et les militants politiques. Son père est mort à Auschwitz en 1942. Alexandre a contracté très tôt semble-t-il une passion pour les mathématiques. La légende veut que lorsqu’il a été présenté à ses directeurs de thèse, ils lui ont proposé de choisir parmi 20 sujets qui étaient autant de problèmes irrésolus. Un mois plus tard, il est revenu avec des solutions pour les 20 problèmes ! Cependant, il a dû passer un examen en rattrapage pour obtenir sa licence. On peut reconnaître là les caractéristiques d’un esprit divergent, c’est-à-dire hautement créatif car il n’est pas contraint par une intériorisation des règles sociales.
On sait par exemple pour comprendre cette notion de divergence que si l’on demande à des enfants qui n’ont encore jamais été scolarisés qu’est-ce qu’on peut faire avec un trombone, on pourra obtenir près de 200 propositions, qui se réduisent à 3 ou 4 lorsque les enfants ont passé un an à l’école. Grothendieck était certainement l’un de ces rares esprits qui a échappé au formatage scolaire et social. Il a ainsi complètement révolutionné les branches de la géométrie auxquelles il s’est intéressées en posant des questions que nul n’avait posées avant lui. Mais il a aussi refusé les honneurs qui lui étaient dévolus, et il a démissionné d’un poste créé tout spécialement pour lui quand il a appris que celui-ci était financé, à hauteur de 5%, par l’armée. Il est resté toute sa vie farouchement anti-militariste, ce qui donne toute sa saveur à un des rares rêves dont il nous parle. Dans ce dernier, Dieu lui apparaît sous les traits de Rudi, un homme qu’il a connu dans son enfance en lequel il reconnaît un « enfant dans l’esprit ». Il y a deux Rudi dans le rêve, et donc une certaine ambiguïté. Mais le point essentiel est que lui, Grothendieck est alors en train de faire son service militaire. Et Rudi, débonnaire, de lui dire qu’il fait bien ! On peut entendre là que Grothendieck rencontrait son ombre, et que Dieu l’y encourageait…
Après avoir quitté les mathématiques, Grothendieck s’est consacré à l’écriture et à sa recherche spirituelle. Il était un véritable écrivain, et se définissait comme un chercheur, quel que soit l’objet de sa recherche. Il a milité quelques années, mais le militantisme, dont la relation intime avec la chose militaire ne lui a sans doute pas échappé, ne l’a pas intéressé longtemps. Il s’est retiré dans la campagne, vivant seul, ayant coupé toutes relations en disparaissant. Il était connu pour entretenir des relations difficiles avec son entourage, ses collègues et ses anciens étudiants. Il avouait lui-même n’avoir pas grand intérêt en autrui, et être surtout centré sur l’objet dans les relations : si par exemple il était engagé dans une recherche commune, l’autre ne l’intéressait que dans la perspective de cette recherche. On peut regretter qu’il ne soit pas entré en dialogue avec un autre passionné des rêves, et par exemple avec un analyste jungien qui eut pu l’aider à élargir encore le champ de ses découvertes. En le lisant, j’ai souvent pensé à la profondeur des échanges entre Jung et Pauli. On retrouve dans son livre une ampleur de vision comparable à leurs considérations. Mais il fallait sans doute cette solitude dans laquelle il a vécu pour que s’exprime pleinement son génie. Son parcours illustre merveilleusement une affirmation de Jung qui disait :
« L’homme doit être seul pour découvrir ce qui le porte. »
Avec les rêves et dans son dialogue avec le Rêveur, Grothendieck en est venu à l’idée qu’une grande Mutation approche pour l’humanité. Il a commencé à annoncer un Jour de Tempête qui serait suivi d’un Jour de Vérité, préludant à un profond renouvellement spirituel de l’humanité, un saut évolutionnaire. La Mutation allait rendre à l’humanité, en quelques générations, sa liberté créatrice. Il écrit ainsi : « cette impensable Mutation que j’annonce n’est autre, sûrement, que le passage d’une humanité-troupeau formée d’êtres qui ignorent et renient leur nature intime et en ont peur, à une humanité “humaine” - une communauté d’êtres tous de la même essence, prenant chacun conscience qu’il est créateur. » On pourrait semble-t-il mettre en évidence que Grothendieck voyait dans cette Mutation une généralisation de sa propre aventure intérieure, et qu’il y avait là aussi une extension spirituelle des espoirs révolutionnaires de ses parents. Il nous explique ainsi que ce « passage d’un seuil décisif, faisant accéder l’humanité dans son ensemble à un état de créativité effective et non plus seulement potentielle (...) implique de toute nécessité que le “moule social” immémorial, visant au nivelage sans merci de l’être et non seulement à un contrôle plus ou moins astreignant du faire, doit disparaître (…) sous la poussée de Dieu. » Le tournant devait, selon sa compréhension de ses propres rêves, avoir lieu dans un délai de dix à vingt ans – c’est-à-dire avant 2007, de son vivant. Il écrit :
« En somme, sur mes vieux jours et à ma propre surprise, me voici, sur l’initiative de Dieu, promu messager et même “prophète”. Sans que j’y sois vraiment pour rien, Il m’a envoyé tels et tels rêves, et Il m’a soufflé tout bas quel était leur message, qui à tout autre que moi, peut-être, paraîtra interprétation fantaisiste, voire délirante. Et l’idée ne me serait pas venue de récuser la tâche dont me voici chargé : celle d’annoncer. Du même coup et sans hésiter, j’accepte aussi la conséquence : on prend un prophète au sérieux, non sur sa bonne mine, mais quand ses prophéties s’accomplissent. Et ceci d’autant plus, qu’elles sont de conséquence. »