mercredi 23 juillet 2014

En quête d'une vision

Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés

Après quelques années d’analyse selon la méthode jungienne, j’ai été pris par une impatience dont je souris aujourd’hui : les choses n’allaient pas assez vite. Je suis alors allé faire une Quête de vision. Ce rite de passage chamanique – en Lakota, hamblecheya, ce qui signifie « pleurer pour un rêve » – est sans doute un des meilleurs compléments possibles à la démarche d’analyse jungienne : il s’agit d’aller s’exposer à la nature sauvage en jeûnant pendant un certain nombre de jours et de nuits dans l’espoir d’avoir un rêve ou une vision qui nous donnera une nouvelle direction de vie ou qui répondra à une interrogation profonde. Dans le fond, c’est un rite traditionnel d’incubation comme on en trouve dans à peu près toutes les cultures sauf la nôtre, l’occidentale. Les anciens savaient bien que, face à une difficulté existentielle majeure ou devant la nécessité de grands changements dans notre façon de vivre, nous n’avons rien de mieux à faire que de nous retirer de la société pour aller interroger la nature, notre nature profonde en prise avec la sauvagerie de la vie, avec l’inconditionné en nous.

La notion de rite de passage a été formalisée par l’anthropologue Arnold Van Gennep dans un livre qu’il a publié en 1909. Au cours de plusieurs années passées à partager le quotidien des Bushmen vivant dans le désert du Kalahari en Afrique australe, il a constaté que notre civilisation occidentale avait perdu un ingrédient essentiel de l’art de vivre en omettant de marquer de façon symbolique les grands passages de l’existence. La naissance d’un enfant, la puberté et l’entrée dans l’âge adulte, le mariage et le divorce, la perte d’un emploi et la retraite, la mort d’un proche ou le diagnostic d’une maladie grave annonçant notre propre mort, sont autant de moments charnières qui marquent des changements profonds dans notre psyché. Van Gennep a remarqué que la vie dans les sociétés traditionnelles était structurée par des cérémonies soulignant ces transitions majeures de l’existence. La fonction de ces cérémonies était d’associer toute la communauté à ces passages en les inscrivant dans l’ordre naturel des choses : de même que les arbres perdent leurs feuilles à l’automne pour refleurir au printemps, les êtres humains doivent traverser de nombreuses petites morts et renaissances pour s’acheminer vers la maturité.

On entend beaucoup parler depuis quelques décennies du nécessaire réenchantement de notre monde en proie à l’hubris de la rationalité. Nous payons ce que nous avons gagné avec l’omniprésence triomphante de la technique et de la science par une perte de sens et de connexion avec notre environnement ainsi qu’avec la grande famille humaine. Nous faisons face, dans nos sociétés dites avancées, c’est-à-dire du point de vue de la langue des oiseaux en voie de pourrissement, à des épidémies de dépression et d’épuisement tant professionnels qu’existentiels, ainsi que de suicides, qu’ils soient lents avec l’alcool et les drogues ou délibérés et radicaux. Le symptôme le plus grave de cet effondrement psychique qui tend à se généraliser doucement est certainement le nombre croissant de suicides chez les jeunes. Jung en était déjà conscient : « Depuis que les étoiles sont tombées du ciel et que nos plus nobles étoiles ont pâli, une vie secrète règne dans l’inconscient. C’est pour cela que nous avons aujourd’hui une psychologie et que nous parlons d’inconscient. Tout cela serait et est superflu dans une époque ou une forme de civilisation qui possède des symboles. […] Le ciel est devenu pour nous un espace universel vide, un beau souvenir de ce qui était jadis. Mais notre cœur brûle et une secrète inquiétude ronge les racines de notre être. »

Joseph Campbell, dont les travaux ont été dans une grande mesure inspirés par Van Gennep, enfonce ce clou : « La fonction principale de la mythologie et du rite a toujours été de fournir à l’esprit humain les symboles qui lui permettent d’aller de l’avant et qui l’aident à faire face à ses fantasmes qui le gênent sans cesse. Il est bien possible en effet que la grande fréquence de névroses que nous constatons autour de nous, est due à la carence d’une aide spirituelle de cet ordre. Nous restons fixés aux images non exorcisées de notre petite enfance et peu disposés de ce fait à franchir les seuils indispensables pour parvenir à l’âge adulte. Aux États-Unis, les valeurs ont même été inversées. Le but n’est pas d’atteindre l’âge mûr mais de rester jeune, non pas de devenir adulte, en se détachant de la mère, mais de lui rester attaché. C’est cela la société nord-américaine. Toute la publicité encourage le côté enfant de l’humain. La mère est représentée par l’église, par l’armée, par les grandes entreprises et même par la télévision. »

Un des passages les plus délicats de l’existence est certainement en effet l’entrée dans l’âge adulte. Il n’est pas certain qu’il soit vraiment achevé sans un rite de passage marquant clairement le franchissement d’une frontière invisible au-delà de laquelle nous devenons pleinement responsables de notre existence. Toutes les sociétés traditionnelles avaient des rituels souvent empreints d’une certaine violence pour arracher le jeune être au domaine des mères. Chez les filles, ce passage est marqué biologiquement par l’apparition des menstruations qui était célébré comme un grand événement ; la jeune fille était alors accueillie par les femmes qui lui transmettaient leurs connaissances et leur expérience. Pour les garçons, il y avait souvent toute une mise en scène dramatique dans laquelle les hommes arrachaient le futur jeune homme à la communauté maternante des femmes, avec la complicité de ces dernières qui faisaient semblant de s’y opposer. Ce rituel était accompagné d’épreuves mettant en jeu la survie physique et psychologique du garçon, par exemple en l’obligeant à passer une nuit seul dans la nature sauvage, avant qu’il ne soit initié par les hommes aux secrets qui leur étaient propres. À cette occasion, le corps du jeune homme était souvent marqué par des scarifications douloureuses dont le souvenir lui rappellerait qu’il était capable d’endurer la faim, la soif, la solitude, la douleur physique. Il recevait aussi souvent un nouveau nom et était admis dans un clan, c’est-à-dire une nouvelle famille dont il partageait l’esprit. Il mourait à son identité de garçon pour renaître en tant qu’homme.

De nombreuses études soulignent que les comportements à risque des adolescents sont une façon de vivre de manière sauvage, c’est-à-dire ici non encadrée par la sagesse des anciens et dès lors dangereuse, ces rites de passage qu’ils réinventent spontanément. Jusque dans le suicide ou la conduite à contre-sens sur l’autoroute, il y a un désir profond de transformation qui est malheureusement rarement entendu. Écoutons encore ce qu’en dit Joseph Campbell : « Pour finir, il faut que vienne le psychanalyste qui réaffirmera la sagesse éprouvée des anciens enseignements prospectifs que dispensaient les danseurs masqués exorciseurs et les sorciers guérisseurs circonciseurs. Nous découvrons alors que l’ancien symbolisme initiatique est créé spontanément par le patient lui-même au moment où il le permet. Apparemment, ces images ont quelque chose de si nécessaire à la psyché que si le monde extérieur ne les apporte pas, par l’entremise du mythe et du rituel, il faut qu’elles soient retrouvées au travers du rêve, de l’intérieur, faute de quoi nos énergies resteraient enfermées dans une banale et anachronique chambre d’enfant au profond de la mère ».

La Quête de vision est, dans ce contexte, un rite de passage particulièrement intéressant qui attire de plus en plus d’Occidentaux en quête de retrouvailles avec leur nature profonde. On le retrouve dans presque toutes les communautés amérindiennes du Nord de l’Amérique, mais aussi avec des variations dans la tradition celte, ainsi qu’en Afrique et en Sibérie. Généralement, c’était d’abord un rite d’entrée dans l’âge adulte à l’issue duquel un jeune homme recevait un nouveau nom rappelant la vision qu’il avait reçu. Ainsi, le célèbre Crazy Horse, dont le nom signifie en Lakota « ses chevaux ont le feu sacré », rêva à l’issue d’une Quête de vision qu’il montait un cheval qui traversait un nuage de balles et de flèches sans se faire blesser. Au-delà de la fonction sociale, ce rituel était avant toute chose un moyen d’entrer en relation avec le monde des esprits. Il n’était pas rare qu’un homme fasse plusieurs Quêtes de vision au cours de son existence pour entretenir cette relation avec les esprits. Selon eux, sans vision à vivre, à incarner, nous ne sommes rien…

Le paradoxe de la Quête de vision, c’est que c’est un rite que l’on peut qualifier de « guerrier » car il réclame le courage d’aller s’exposer à la nature sauvage et d’endurer un jeune prolongé, et qui fait cependant appel au féminin de l’être, c’est-à-dire qu’il invite à se dépouiller de toutes nos constructions mentales pour entrer dans un état de réceptivité totale. La nature sauvage, le jeûne, la solitude et le silence sont les ingrédients principaux de cette aventure de l’âme. On pourrait imaginer faire une Quête de vision dans sa salle de bain car finalement nous pouvons recontacter notre nature profonde n’importe où, mais le miroir que nous tend la nature vierge est un support irremplaçable ; nous nous rendons compte alors que nous ne l’avons jamais vraiment quittée en-deçà de toutes nos couches de crasse mentale. Elle nous prend par la main et nous reconduit à la simplicité de nous-mêmes, dans notre nudité intérieure. Le jeûne est absolument requis, d’abord parce qu’il nous introduit soudain dans un rapport de sobriété au monde et ensuite parce que la faim de l’âme descend dans le corps et s’y incarne. La faim nous allège et nous ramène au vide que nous sommes et que creusent encore plus le silence et la solitude. Un vide que l’âme remplira de pensées, d’images et, si nous sommes très chanceux, d’un grand rêve. C’est ce passage par le vide cependant qui est essentiel plus que la vision que nous recherchons, car c’est dans ce vide que nous nous rencontrons tels que nous sommes.

Ce rite de passage est remis à l’honneur désormais en Occident grâce à de nombreux pionniers qui en offrent différentes variantes, ainsi que l’afflux de chercheurs et chercheuses de sens qui s’y risquent. C’est un des signes de ce que tout espoir n’est pas perdu ; de plus en plus de personnes prennent conscience du déficit dramatique de sens de l’existence dans notre monde artificiel, coupé de ses racines vitales, et cherchent des remèdes efficaces. Jung rappelait souvent les mots d’Hölderlin : « Quand le danger grandit, croît aussi ce qui sauve. » On peut voir aussi dans ce phénomène une manifestation de la loi historique qu’a soulignée Arnold Toynbee et qui veut que les conquérants soient finalement conquis de l’intérieur par les peuples qu’ils ont asservis ou éliminés. Ainsi Rome a-t-elle voué un culte à Isis et l’Occident redécouvre-t-il doucement la sagesse des Premières Nations. La Quête de vision est désormais moins un rite d’entrée dans l’âge adulte qu’une façon d’accompagner toutes sortes de transitions existentielles. Elle n’est plus réservée aux hommes ; beaucoup de femmes vont en Quête de vision, se donnant ainsi l’occasion de vivre l’aspect héroïque de leur masculin intérieur et renouant par là avec leur nature profonde, tissée d’intimité avec la Terre. Au-delà de leur Quête personnelle, ces personnes témoignent de la Quête collective dans laquelle notre civilisation est entrée, pleurant pour un rêve d’avenir, une vision qui garantira un futur à nos descendants.

Le seul danger que courent les occidentaux en se livrant à une telle aventure est d’être finalement déçus : nous sommes dans un tel état d’inanition spirituelle que nous cherchons pour la plupart une « grande vision » en étant rarement capables de recevoir le cadeau tel qu’il se présente à nous. J’en parle d’expérience…

En 1995, quand je suis parti en Quête de vision sur une île au Québec, j’étais un jeune homme idéaliste qui espérait avoir une vision qui changerait sa vie d’un coup de baguette magique. J’ai fait en effet un rêve étrange, avant même de partir sur l’île, où je voyais un corbeau manger les yeux d’un cadavre tandis qu’une voix me disait : « Donne-moi tes yeux et tu verras la réalité autrement ». Sur mon île, j’ai eu la frousse en entendant un corbeau croasser et je suis rentré peu avant la dernière nuit, qui est censée être la nuit de la vision. J’ai pris alors un sacré coup de pied dans le derrière dont je suis très reconnaissant, qui a mis à mal mes rêveries héroïques mais qui m’a reconduit à l’essentiel : j’avais une famille et du travail qui m’attendaient à Montréal, et il était grand temps que je débarque de cet idéalisme qui me faisait toujours imaginer une autre vie, ailleurs, que celle que j’étais en train de vivre. C’est à ce prix-là, n’est-ce-pas, qu’on devient adulte. Bien des années plus tard, j’ai complété cette Quête en passant une nuit seul dans la nature sauvage d’un canyon en Arizona. J’y ai alors appris quelque chose qui m’a guéri de toute impatience vis-à-vis de la psyché : au cours de ces huit années, la Quête de vision avait été comme suspendue, et reprenait son cours le jour venu comme une rivière qui, ayant disparu en un endroit, resurgit plus loin, toujours fraiche et limpide. La nature prend son temps, comme tout ce qui est vraiment important.

L’essentiel dont il est question ici à mots couverts, c’est Paule Lebrun[1], ma guide avec Gordon Robertson dans cette aventure – à qui je témoigne toute ma reconnaissance – qui le rappelle en citant la prière de Rumi : 

Ô s’il-Te-plaît, « brise mon cœur pour qu’il ait accès à l’Amour sans limites. »



[1] Je recommande tout particulièrement son livre « Quête de vision, quête de sens », à qui voudra approfondir ce sujet et éventuellement se préparer à risquer l’aventure.

6 commentaires:

  1. Pleurer pour une vision, pour enfin trouver sa voie (voix)
    sa mission, sa vocation
    qui est en fait un work in progress, un processus.
    un ART!



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  2. Arnold Van Gennep, dans « Les rites de passage » , écrit :
    « Vivre signifie se désagréger et se recomposer continuellement, changer d’état et de forme, mourir et renaître ».

    Chaque "épreuve" de la vie est un rite de passage nous faisant mourir au passé et renaître "à neuf"...
    Et une mort, même symbolique , est toujours douloureuse...

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    1. Elie Shafak, dans son roman "Soufi mon amour", prête à Shams de Tabriz ces paroles qui éclairent le sens et la valeur de la douleur:

      Les sages-femmes savent que lorsqu’il n’y a pas de douleur, la voie ne peut être ouverte pour le bébé et la mère ne peut donner naissance De même pour qu’un nouveau Soi naisse, les difficultés sont nécessaires. Comme l’argile doit subir une chaleur intense pour durcir, l’amour ne peut être perfectionné que dans la douleur.

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    2. Joseph Campbell disait que "la quête héroïque commence par une insatisfaction". Quand il n'y a pas d'inconfort ou de douleur, nul n'entend l'appel de partir en quête. En fait, il y a deux ingrédient essentiels pour initier la quête de l’ailleurs meilleur: la douleur et l'espoir.

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  3. La douleur est le signe même de l'amour...

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