mercredi 10 septembre 2014

Éthique du rêve


La véritable difficulté du travail avec les rêves n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, leur compréhension. Si on passe suffisamment de temps à interroger un rêve avec un esprit ouvert, un désir sincère de le comprendre et une bonne dose d’honnêteté vis-à-vis de soi-même, le rêve finira par s’ouvrir. On croit volontiers, à tort, que le défi posé par le rêve est intellectuel, qu’il serait comme un rébus ou une énigme dont il faudrait trouver, grâce à un mélange d’astuce et d’érudition symbolique, les clés. Ce n’est vrai que tant que l’on est encore très éloigné du rêve au point de le considérer comme quelque chose qui nous serait étranger, comme un message écrit dans une langue inconnue par un extraterrestre. Mais le rêve est l’expression de notre prédilection la plus intime ; sa source nous est plus proche, comme disent poétiquement les soufis, que la pulsation de notre carotide ; son langage est le plus simple qui soit, le « langage oublié » des images vivantes en nous. C’est cette simplicité, souvent, qui nous fait défaut quand nous essayons de comprendre un rêve. Cependant, encore une fois, si nous tournons suffisamment longtemps autour du rêve, il nous communiquera quelque chose. Ce ne sera peut-être pas très clair intellectuellement mais les images viendront teinter notre conscience d’une façon ou d’une autre, l’informer. Quant à la profondeur de cette compréhension, cela dépend surtout de notre attitude intérieure. Car le grand défi du travail avec les rêves est éthique.

La première difficulté posée par le rêve est une question d’honnêteté vis-à-vis de soi-même : ai-je vraiment envie de savoir ce que le rêve a à me dire ? Le miroir que nous tend le rêve peut être franchement désagréable et nous prendre à rebrousse-poil de nos certitudes. Par définition, ce que dit le rêve n’est pas ce que nous croyons, ce que nous pensons, ce dont nous sommes conscient ; le rêve nous amène toujours quelque chose qui était inconscient et qui veut devenir conscient. Il est bien naturel que nous résistions, que nous ayons souvent envie de regarder ailleurs. Une des choses peu plaisante que l’on découvre en travaillant avec les rêves, c’est notre propension à nous mentir à nous-mêmes, à nous raconter des histoires qu’éventent les rêves. Ce sont souvent des histoires à propos de nous-mêmes et des autres, qui chantent notre gloire ou justifient notre misère, et qui organisent notre description du monde ; à la lumière des rêves, qui nous amènent le point de vue de l’Inconscient, ces histoires se révèlent partiales et partielles, emplies d’omissions « pour la bonne cause » qui est la nôtre.  Il faut souvent que la vie ne nous laisse pas le choix pour que nous acceptions d’écouter ce que les rêves ont à nous dire : c’est généralement la recherche d’une solution à un problème brûlant qui nous amène à leur prêter attention. Sans une souffrance qui contraint littéralement à se tourner vers l’intérieur, on peut interroger la sincérité de ce mouvement ; si la motivation est seulement intellectuelle, on peut être certain qu’elle s’évaporera devant le premier écueil.

Le premier effet d’un travail en profondeur avec les rêves est très généralement tout simplement de nous jeter progressivement dans l’inconnu. En fait, cet inconnu a toujours été là et c’est nous-mêmes, que nous ne voyions pas car nous étions pris dans l’illusion de croire le connaître. Dès lors où il y a une ouverture, les rêves nous travaillent et assouplissent doucement notre vision des choses, du monde et ne nous-mêmes. Ils sapent nos certitudes. Nous nous en trouvons finalement allégés. À différents moments de l’analyse, nous faisons l’expérience du vide, de l’absence de repères, et nous découvrons que nous pouvons fort bien nous en passer, au moins temporairement. Plutôt que de nous accrocher à telle ou telle conviction quant à la façon dont les choses sont et devraient être, nous apprenons à nous laisser porter par notre propre réalité vivante. Souvent, c’est simplement un flot libre d’images, d’émotions et de pensées qui semblent parfois ne pas nous appartenir, de sensations qui se font de plus en plus fines ; l’important est que nous devenons de plus en plus présent à ce qui se passe en nous, de plus en plus sensible et attentifs au moindre mouvement de l’âme. Il n’est pas rare alors que nous ayons des intuitions fulgurantes, des compréhensions saisissantes et même des illuminations spirituelles. C’est alors que se profile le second défi éthique du travail avec les rêves : qu’allons-nous faire avec tout cela ? Quelles conséquences effectives en tirons-nous dans notre vie ?

Jung, dans Ma vie, nous donne un important avertissement à ce sujet :

« Mes recherches scientifiques furent le moyen et la seule possibilité de m'arracher à ce chaos d'images. Sinon, ce matériel se serait agrippé à moi comme des teignes de bardane, ou m'aurait enlacé comme des plantes de marécages. Je mis le plus grand soin à comprendre chaque image, chaque contenu, à l'ordonner rationnellement — autant que faire se pouvait — et, surtout, à le réaliser dans la vie. Car c'est cela que l'on néglige le plus souvent. On laisse à la rigueur monter et émerger les images, on s'extasie peut-être à leur propos, mais, le plus souvent, on en reste là. On ne se donne pas la peine de les comprendre, et encore bien moins d'en tirer les conséquences éthiques qu'elles comportent. Ce faisant, on sollicite les efficacités négatives de l'inconscient.

Même celui qui acquiert une certaine compréhension des images de l'inconscient, mais qui croit qu'il lui suffit de s'en tenir à ce savoir est victime d'une dangereuse erreur. Car quiconque ne ressent pas dans ses connaissances la responsabilité éthique qu'elles comportent succombera bientôt au principe de puissance. Des effets destructeurs peuvent en résulter, destructeurs pour les autres, mais aussi pour le sujet même qui sait. Les images de l'inconscient imposent à l'homme une lourde responsabilité. Leur non-compréhension, aussi bien que le manque du sens de la responsabilité éthique, privent l'existence de sa totalité et confèrent à bien des vies individuelles un caractère pénible de fragmentarité.»

La connaissance de soi et des dynamiques de la psyché que nous acquérons en observant les rêves n’est pas neutre ; ce n’est pas une connaissance détachée, séparée de son objet. Elle comprend nécessairement une dimension éthique, c’est-à-dire qu’elle nous dicte des obligations quant à la façon de nous comporter, de parler et même de penser. L’intelligence du rêve nous réclame d’en tirer des conséquences dans notre vie, de rendre le rêve effectif : il doit s’incarner, avoir un effet sur les modalités de notre existence. Le savoir sans éthique débouche sur la volonté de puissance car il y a quelqu’un alors qui ne sent pas lié par les conséquences de ce qu’il comprend. Dès lors, il ne peut éviter de manipuler la situation à son avantage, de tirer parti de son savoir pour conforter sa position. La volonté de puissance se manifeste dès que l’on commence à s’approprier le savoir : cela devient « ma » connaissance, « ma » compréhension, et l’on a tôt fait de les comparer à celles d’autrui ou de dispenser la bonne parole à qui voudra l’entendre. « Les images de l'inconscient imposent à l'homme une lourde responsabilité » : elles donnent des devoirs plus que des droits ou des titres de gloire. Il s’agit de savoir ce que l’on sert finalement : les rêves œuvrent-ils au bénéfice de notre égo ou nous amènent-ils à servir quelque chose de plus grand que nous ?

Marie-Louise von Franz souligne que l’aspect éthique est indispensable pour permettre au rêve de s’incarner : il ne suffit pas d’en avoir fait le tour intellectuellement ou intuitivement. Le véritable travail commence quand on s’attelle à la tâche qui consiste en amener l’inconscient en terre : « Prenons les intuitifs intellectuels qui parcourent très rapidement le processus analytique et paraissent comprendre énormément de choses à la psychologie junguienne et aux processus intérieurs. Ils assimilent beaucoup d'éléments qu'ils ne ressentent toutefois pas comme éthiques. Le sentiment est laissé de côté et l'aspect éthique est par suite oublié, ce qui signifie qu'ils ont un comportement éthique dans le monde extérieur qui se poursuit sur le mode ancien, qu'ils se conforment peut-être toujours à la raison ou à l'influence du collectif, etc. Ils parlent du processus d'individuation comme s'ils en avaient fait le tour et connaissaient tout de lui, ce qui est tout à fait vrai, d'une certaine manière, car ils l'ont assimilé et vécu dans le feu pourrait-on dire ; mais non dans la terre. Le feu doit donc se transformer en eau et l'eau en terre. Ainsi l'ensemble demande à être revécu une nouvelle fois en tant que problème éthique. »[1]

L’éthique du travail avec les rêves comporte un aspect pratique, et pourrait-on même dire, pragmatique. L’élucidation d’un rêve n’est pas complète tant qu’on en a pas tiré de conséquence. Cela vaut pour les rêves mais aussi pour les intuitions qu’on peut avoir en méditant, ou pour la vision qu’on a enfin obtenu au travers d’une incubation. Une vision qui n’est pas manifestée demeure vaine. Dans chaque rêve, il y a non seulement un sens qui cherche à se faire connaître de la conscience mais aussi, et d’abord, une énergie qui cherche à participer à la vie. Parfois, on ne voit pas quelle conclusion pratique tirer du rêve mais il est toujours possible d’y répondre symboliquement, par exemple par un petit rituel qui signifie à l’inconscient que nous avons bien reçu son message. Il suffit parfois d’allumer une petite bougie pour signifier que la lumière de la conscience est allumée. L’inconscient ne se paie pas de mots, il a besoin de gestes, d’actions porteuses de sens. Certains analystes jungiens en ont fait le point cardinal du travail : Toni Wolff, par exemple, était connue pour renvoyer sèchement les analysants qui venaient la voir sans avoir fait quelque chose avec le rêve qu’ils avaient précédemment discuté. C’est en rendant le rêve effectif que nous entretenons un dialogue vivant avec l’inconscient. Dans la notion de responsabilité, il y a celle d’une réponse que nous donnons donc à l’inconscient au mieux de notre compréhension, comme une façon de dire que nous prenons vraiment au sérieux ce qu’il nous apporte.

Jung évoque les efficacités négatives de l’inconscient qui ne manquent pas de surgir si l’on ne tire pas de conséquence pratique du travail des rêves. Un de ces effets négatifs les plus courant est l’inflation qui fait que le conscient se gonfle du sentiment de sa propre importance et de la supériorité de sa compréhension. Il n’est pas rare dès lors que l’on s’attire des accidents qui viennent signaler que cette compréhension est bien fragile et partielle ; la grenouille qui a enflé jusqu’à la taille d’un bœuf est à la merci d’une piqure d’épingle qui la ferait exploser. Il est fréquent aussi qu’on ne touche plus terre et qu’à force de côtoyer les anges dans les nuages, on se prenne un poteau en plein face ; on est alors ramené « plus bas que terre ». À la grandiosité de l’inflation succède généralement la dépression qui va avec une inflation négative ; nous passons d’un extrême à l’autre en oscillant entre les opposés. Pour douloureuses qu’elles puissent être, ces expériences sont l’occasion de vérifier la grande loi qui veut que tout déséquilibre sera corrigé. Tant que nous ne parvenons pas à marcher sur la voie du milieu et à embrasser les contraires, nous demeurons fragmentaires, intérieurement divisés, en conflit – et cette division, ces conflits, rejaillissent sur tout ce qui nous entoure pour nous revenir en miroir.

Il y a encore une autre conséquence négative d’un travail incomplet avec les rêves, et c’est de loin la plus redoutable. Si  nous n’y prenons pas garde, nous sommes tout simplement submergés par les images et nous perdons le contact avec la réalité. Nous nous égarons. Les images intérieures ont un pouvoir fascinant, qui va avec la charge d’énergie psychique inconsciente qui leur est attachée. Cette charge va en augmentant et en s’accumulant si nous ne la dissipons pas en permettant à l’inconscient de parvenir à son but, qui est de s’incarner. L’effort éthique par lequel nous cherchons à tirer des conséquences concrètes des rêves est un moyen essentiel de donner une « prise de terre » à l’inconscient ; il y en a d’autres, complémentaires, comme l’attention portée au corps et l’humour envers soi-même. Sans enracinement dans la réalité terrestre, le risque est grand que nous perdions la carte et que nous commencions à prendre des vessies pour des lanternes, par exemple en nourrissant des théories extravagantes dont nous sommes seuls, bien sûr, à percevoir la vérité. Tous les processus initiatiques comportent ce danger, qui tient au fait que la première étape de ces processus nous fait sortir de la communauté collective pour nous exposer au pouvoir transformant de l’inconscient. C’est en conscience de ce danger, qu’il a lui-même rencontré lors de sa confrontation avec l’inconscient, que Jung a placé ces mots tirés de l’Énéide de Virgile en exergue de Psychologie et Alchimie :

« La descente à l’Averne est facile : nuit et jour est ouverte la porte du sombre Dis. Mais revenir sur ses pas et sortir vers les brises d’en haut, là est la difficulté et l’épreuve. »

L’initiation n’a de valeur et de sens cependant que si nous parvenons à opérer l’étape du retour, de loin la plus difficile. Jung soulignait que, lorsqu’on est sorti de la société, il y a un prix à payer sous forme d’un travail qui donne forme à ce qu’on est allé chercher dans l’inconnu. Éthique, effort, travail… sont des mots souvent malséants dans le petit monde des spiritualistes qui voudraient croire que tout nous est donné gratuitement. En fait, tout nous est en effet donné gratuitement et sans contrepartie, mais la question demeure toujours de notre responsabilité : qu’allons-nous faire avec ce qui nous est donné ?

Enfin, un dernier point éclaire de façon paradoxale cette question de la responsabilité éthique vis-à-vis de l’inconscient : il tient à l’inutilité du travail. Non seulement il est impossible de manipuler l’inconscient à des fins égotiques, mais l’inconscient semble ne poursuivre aucun autre but que de nous enseigner l’art de vivre. Voici ce qu’en dit Von Franz :

« Dans un premier temps, l'inconscient est difficile à pénétrer; il est difficile de parvenir à son cœur. Plus tard, vous êtes nourri par lui, puis vous profitez des illuminations spirituelles que l'inconscient offre, ce qui produit en vous une certaine résurrection spirituelle. Plus tard, vous parvenez au stade suivant qui est l'expérience de l'inutilité de l'inconscient. Cela signifie que vous devez maintenant renoncer à l'idée de vous servir de lui dans des buts égotiques. C'est le sacrifice qui consiste à ne plus chercher à tirer profit de la relation avec l'inconscient. Cela vient assez tard dans une analyse, parce que, naturellement, chaque analysé apprend d'abord à compter sur l'inconscient pour en retirer un bénéfice, comme de guérir de sa névrose, recevoir un avis sur un problème non résolu, et ainsi de suite. Mais, après un dialogue de longue durée avec l'inconscient, un jour vient où vous devez laisser tomber tout cela et arrêter de traiter l'inconscient comme une mère qui vous conseille ce que vous avez à faire.

(…) Jung disait toujours que plus longtemps quelqu’un avait été en analyse, pendant de nombreuses années, plus, s’il persévérait, les rêves devenaient difficiles et compliqués. Le rêve peut prendre alors un caractère d'énigme cryptique. Mais si vous parvenez à pénétrer le sens de ces rêves apparemment inutiles, vous découvrez qu'ils ne sont pas en relation avec un éclairage intérieur, mais avec le simple fait d'être; ils n'enseignent ni une connaissance intérieure ni à réaliser quelque chose, mais à exister : ils se contentent d'enseigner à vivre. »
 
L’éthique, dans ma compréhension toujours en progrès, commence par la gratitude. Je remercie Amezeg qui m’a, au travers de nombreux commentaires (voir en particulier « le Bouddha et le serpent »), donné matière à la réflexion que j’ai poursuivie dans cet article et fourni l’essentiel des citations ici présentées.


[1] Marie-Louise von Franz, Alchimie – Une introduction au symbolisme et à la psychologie, Éditions La Fontaine de Pierre

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