lundi 6 octobre 2014

Le don précieux du doute

Que voyez-vous dans cette image ? Une jeune femme ou sa mère ?
 Le fanatisme est une maladie de l’esprit. Une maladie grave, dangereuse et hautement contagieuse, dont on aimerait croire qu’elle appartient comme la peste à un lointain Moyen-Âge, mais dont le visage grinçant hante notre actualité. On serait porté à penser aussi que le fanatique, c’est l’autre… et en particulier par les temps qui courent, bien sûr, un islamiste barbu qui brandit le drapeau noir de la guerre sainte devant des caméras. Cependant, dès lors qu’on a quelque intérêt pour la psychologie des profondeurs, il est inévitable de reconnaître notre propre ombre dans le miroir que nous renvoie cette figure grimaçante de haine. Il ne s’agit pas ici de discuter de comment le terrorisme barbare au nom de la foi religieuse répond dans une danse infernale à la terreur répandue à coups de bombes rationnelles et hautement civilisées[1] mais d’examiner sur le fond l’économie de nos croyances, comment nous nous comportons avec les vérités auxquelles nous croyons ainsi qu’avec ce qui les nie. Or, le fanatisme commence dès qu’au nom d’une croyance, le doute est combattu et, pour filer la métaphore du moment, décapité – c’est-à-dire qu’on s’interdit d’y penser. Quelle que soit la croyance, aussi belle et généreuse soit-elle, il en est dès lors fait mauvais usage et elle est en réalité desservie ; on peut penser qu’un diable s’en est emparé, qui se manifeste dans le fait que cette croyance est le prétexte d’une division intérieure, qui se projette souvent à l’extérieur, avec toutes les conséquences que l’on connaît.

Si la psychologie des profondeurs a quelque chose à apporter à notre monde qui semble parfois au bord de la psychose, cela tient certainement à une compréhension salutaire de la nature de notre relation avec nos pensées et avec tout ce qui vit en nous. Jung était très conscient de l’enjeu. Quand on l’interrogeait sur le risque de voir éclater une nouvelle guerre mondiale dans les dernières décennies de sa vie, il répondait invariablement que cela dépendrait du nombre de personnes qui prendraient en charge leur propre ombre plutôt que de la projeter sur autrui. Il y a encore aujourd’hui urgence à appeler à cette réflexion, et c’est une des raisons pour laquelle les conclusions auxquelles amène l’œuvre de Jung ne sauraient rester l’affaire de spécialistes, confinées dans un cabinet de consultation. Il y a une nécessité vitale pour notre civilisation qui réclame que ces idées rejoignent le plus grand nombre et viennent répondre aux interrogations que nous ont léguées les siècles passés. En effet, la question de la foi est au cœur de notre histoire spirituelle, et nous n’en sommes pas quitte en l’évacuant aux forceps d’un rationalisme qui oublie d’examiner son propre irrationnel. Pour mémoire et par décence, rappelons-nous comment la religion d’amour que prêchait le Christ a justifié la Sainte Inquisition et les bûchers, et comment la nation la plus cultivée d’Europe a, au XXème siècle, basculé dans la folie brutale qui s’est soldée par l’extermination de 6 millions d’êtres humains dans les camps de la mort.

Il ne sert à rien de détourner les yeux de la télévision car c’est le même démon hideux qui court désormais le monde pour le mettre à feu et à sang, et rigole de notre inconscience qui lui laisse le champ libre. Nous avons chacun et chacune la responsabilité de lui faire face et de lui répondre en notre âme et conscience. Cela commence par la façon dont nous vivons les vérités qui nous font vivre : sont-elles assez vastes pour embrasser leur opposé ? Sont-elles assez enracinées en nous pour accepter la différence, tolérer le doute et même grandir avec lui ? Dès lors que nous sommes portés à croire que nous détenons la vérité et qu’autrui a bien sûr tort de voir les choses comme il les voit, nous sommes en grand danger d’unilatéralité mentale. C’est justement une fonction des rêves que de nous rappeler cet « autre côté des choses » que nous ne voulons pas voir. Pour évaluer la valeur réelle d’une vérité, il faut examiner ce qu’elle nie, ce qu’elle refuse. Et le premier point que nous enseigne la psychologie de Jung, c’est que nos pensées ne nous appartiennent pas. Nous ne les secrétons pas ; elles vivent en nous et il n’y a aucune raison de nous identifier à elles, d’en faire une affaire personnelle.

Jung s’est confronté en profondeur à l’héritage de 20 siècles de christianisme et a apporté une réponse à la crise spirituelle de notre civilisation, en particulier au dilemme dans lequel il a vu son père se débattre, entre foi et doute raisonné. Il soulignait la valeur du dogme offert par les religions, non pas en tant que vérité immuable mais en tant que système symbolique : tant qu’un symbole est vivant, il est vrai dans la façon dont il est vécu – il connecte à une vérité insaisissable, indémontrable mais vivante. Cependant, nous sommes orphelins d’un tel système symbolique. Pour la plupart d’entre nous, il ne reste de ces 2 000 années que la malédiction « hors de l’Église, point de salut » qui nous condamne à la solitude et à l’errance. Mais il y a là, dans cette solitude, quelque chose d’essentiel pour l’âme occidentale éprise d’individuation. Joseph Campbell soulignait qu’on peut voir l’acte de naissance de celle-ci dans le récit de la Quête du Graal, où l’on peut lire que les chevaliers « convinrent que tous entreraient en quête mais, sentant la disgrâce de partir dans une aventure commune, chacun pénétra dans la haute forêt à l’endroit qu’il avait lui-même choisi, où nul chemin ne s’ouvrait ». C’est dans ce contexte existentiel que le travail avec les rêves prend toute sa valeur. Jung écrit dans La vie symbolique que « Les rêves étaient à l’origine les guides des humains à travers la grande obscurité. (…) Le rêve est l’ami de ceux qui ne se laissent plus guider par les vérités traditionnelles et sont de ce fait isolés. »

Il est possible, bien sûr, de rester à l’abri des vérités établies par les autres. Jung en riait en disant que vivre dans le passé est toujours confortable, mais que ceux qui vivent dans le présent sont assis sur des questions brûlantes. Le doute est un aiguillon qui nous taraude et nous pousse en avant, ne nous laissant pas de repos ; alors que nous voudrions déjà être parvenu à la réponse qu’il pressent, le doute est le signe d’un questionnement qui creuse son chemin dans la montagne de notre foi. On voudrait en être quitte, être arrivé aux contreforts de la certitude, du savoir, mais nous sommes alors oublieux de ce que la vie est mouvement permanent. « Quiconque se contente de croire sans réfléchir oublie toujours qu’il ne cessera d’être confronté à son ennemi le plus personnel, le doute ; car là où règne la foi, le doute est toujours aux aguets. Par contre, le doute est toujours bienvenu à celui qui réfléchit car il constitue l’étape la plus précieuse dans le perfectionnement de sa connaissance. » écrivait Jung. Si cet ami qu’est finalement le doute est traité en ennemi ou ignoré, alors le fanatisme est pour ainsi dire inévitable car par compensation, on cherchera la validité de notre vérité dans l’assentiment des autres. Le fait qu’ils pensent différemment nous sera alors insupportable, nous renvoyant le reflet de notre doute dans leur regard.

Savoir, croire et douter sont entremêlés, indissociablement liés dans une dialectique toujours renouvelée de la connaissance. Ces trois termes marchent ensemble et dessinent un chemin au travers d’un quatrième terme qui tient à l’espace ouvert du non-savoir. Quand le doute nous submerge, c’est à cet espace qu’il conviendrait de revenir pour s’assoir en silence devant l’inconnu et laisser notre esprit enfourcher le bœuf du non-savoir. À l’inverse, notre civilisation éprise de rationalité a cru échapper à la problématique de la foi en se contentant du seul savoir, dit « scientifique » comme on disait hier qu’il était « révélé » dans la Bible. Mais sur quel critère établir donc la vérité ? Dans les mêmes années qui voyaient Jung se confronter avec l’inconscient, Bertrand Russel et Alfred North Whitehead tentaient de déduire l’ensemble des théorèmes mathématiques d’une liste d’axiomes bien définis, mais ils ont échoué. Le logicien Kurt Gödel a apporté une réponse cinglante à leur ambition en démontrant qu’aucun système de propositions rationnelles ne saurait être complet : tôt ou tard, même le raisonnement le plus mathématique se heurtera à des propositions indémontrables. La pensée ne peut pas s’appuyer sur elle-même ; elle a besoin d’une décision du sentiment et donc de la foi.

Richard Moss propose un critère très intéressant pour évaluer la vérité d’une pensée : il faut regarder comment elle nous fait nous sentir, quelle est la réaction de notre corps, qui se traduit en émotions. C’est la seule vérité d’une pensée. Pour le reste, c’est une tentative de mettre en concepts une réalité qui dépasse certainement tous les concepts. Si cette pensée nous fait nous sentir grandiose ou dépressif, sa vérité est dans notre grandiosité ou notre dépression, et elle n’a sans doute pas une portée universelle. Plus profondément encore, nous pouvons tout simplement examiner à quoi nous sert une croyance, et c’est là sa vérité efficace. Il faut, pour que je puisse m’assoir sur une chaise, que je sois convaincu qu’elle est solide, qu’elle ne va pas s’effondrer sous mon poids. Si un petit malin a disposé dans la salle une chaise en caoutchouc, je vais devoir m’assurer que je ne serai pas la prochaine victime de sa malice, sans quoi je ne saurai déposer vraiment mon postérieur et me détendre sur la chaise que j’aurai choisie. Carlos Castaneda parlait à ce sujet de la nécessité du « devoir-croire » conscient : je dois croire que la chaise est solide pour m’assoir dessus. Toutes nos pensées, et toutes nos vérités, ont leur valeur simplement utilitaire : elles ne sont vraies que dans la mesure où elles nous servent. Cette pensée elle-même a pour utilité de faciliter un détachement à l’égard de nos pensées, qui sont ce qu’elles sont sans prétendre à la vérité.

Une croyance, quelle qu’elle soit, est un véhicule énergétique – il est aussi idiot de s’y identifier que de s’identifier à sa voiture : la fonction de la croyance est de nous faire faire un bout de chemin, de nous permettre d’entrer en action. Mais le véhicule ne saurait aller bien loin sans le carburant du doute qui oblige sans trêve à approfondir la relation avec la vérité de la croyance. Jung soulignait que, sur l’essentiel, dès lors qu’une chose est vraie, son contraire l’est aussi. Il était vraiment « non-dualiste », et il soulignait que « l’erreur est une condition de vie aussi importante que la vérité ». Il se refusait à jouer l’arbitre du monde, qui devrait décider ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est bon et ce qui est mauvais. Dans l’introduction à Psychologie et Alchimie, il déclare : « Pour moi, je préfère le don précieux du doute, qui laisse intacte la virginité des choses qui nous dépassent. » Pour avoir une relation saine à la vérité, à la croyance et au doute qui en sont les rejetons, il convient de commencer par reconnaître qu’il y a des choses qui nous dépassent ; dans cette attitude intérieure qui confine à la révérence et qui accepte d’aller avec l’inconnu, un certain silence se fait, un espace s’ouvre qui permet d’accéder à une autre forme de savoir. C’est à ce dernier que Jung faisait référence quand il a répondu à un journaliste qui lui demandait s’il croyait en l’existence de Dieu : « Je n’ai pas besoin de croire, je sais ».

De la part de tout autre que lui, on pourrait voir là une terrible inflation qui lui aurait dérangé l’esprit. Mais Jung a payé le prix pour savoir, le prix du doute qu’il a vécu jusqu’au bout en descendant dans ses profondeurs. Pour ma part, ces mots m’ont longtemps dérangé, je pensais qu’il aurait dû dire « je vois », mais j’ai enfin réalisé qu’il fait justement référence à la gnose, c’est-à-dire à cette forme de savoir qui n’est autre que le « voir en conscience ». Comment est-il parvenu à une telle assurance ? Elif Shafak, dans son roman Soufi mon amour, en donne la clé dans ces mots qu’elle prête à Shams de Tabriz : « Les opposés nous permettent d’avancer. Ce ne sont pas les similitudes ou les régularités qui nous font progresser dans la vie, mais les contraires. Tous les contraires de l’univers sont présents en chacun de nous. Le croyant doit donc rencontrer l’incroyant qui réside en lui. Et l’incroyant devrait apprendre à connaitre le fidèle silencieux en lui. Jusqu’au jour où l’on atteint l’étape d’Insan-i Kamil, l’être humain parfait, la foi est un processus graduel qui nécessite son contraire apparent : l’incrédulité. » Entre foi et doute se dessine donc une voie du milieu dans laquelle il s’agit de ne s’identifier à aucun de ces opposés pour plutôt les laisser jouer librement et nous aider ainsi à avancer.

Il y a donc un bon usage du doute comme il y a un bon usage de la croyance, l’un et l’autre nous permettant d’avancer en s’appuyant alternativement sur eux, comme nous nous appuyons alternativement sur nos deux pieds pour marcher. Prétendre se débarrasser de l’un, c’est se réduire à être unijambiste et avoir besoin de béquilles pour garder un équilibre. Quand la vérité nous éclaire, nous montons au sommet de nous-mêmes et la véritable nature de cette vérité se manifeste dans la manière dont nous la vivons, ce qu’elle implique dans notre vie, ce que nous en faisons. Quand le doute se présente, c’est le moment de revenir dans la vallée obscure du non-savoir et de s’y reposer en sachant que notre vérité est en transformation et qu’elle nous emmènera bientôt vers de nouveaux sommets, d’où nous aurons une vision élargie sur tout ce qui nous entoure. D.T. Suzuki souligne dans ses Essais sur le bouddhisme zen que l’illumination survient après ce qu’il appelle « le Grand Doute », qui témoigne d’une telle concentration sur la recherche de la vérité que celle-ci ne saurait plus s’échapper. Tant que l’esprit reste fixé à une croyance, dit Suzuki, « il n’y aura pour lui aucune occasion d’éveil à la vérité du Zen. L’État de Grand Doute est l’antécédent. Il doit être brisé et faire explosion dans la phase suivante, qui est « la vision dans sa propre nature », ou « l’ouverture du Satori ». »

Ainsi, nous n’échapperons au doute que lorsque nous serons entièrement éveillés. Alors, il ne sera plus question de croire ou de douter, tout comme savoir et non-savoir seront confondus. Toutes les traditions spirituelles convergent vers le fait qu’il apparait que nous sommes cette vérité que nous avons tant cherché, qui se révèle donc être une vérité vivante qui déborde de tous les concepts, de toutes les pensées. D’ici à cette percée, à ce moment de reconnaissance de la vérité qui a toujours été présente dans notre recherche, « Il faut – nous dit Pierre Feuga dans Pour l’Éveil – toujours revenir à ce doute, plus puissant qu’une certitude : rien n’a de réalité assurée, ni moi, ni le monde. Rien n’existe fixement. (…) Quand je rêve, je ne sais pas que je rêve. Parfois, je rêve que je suis en train de rêver ? Ce n’est qu’au moment de mon réveil que je saurai que j’ai rêvé. (…) Vous dire que vous rêvez encore, cela aussi serait un rêve. Me prétendre « éveillé », cela prouverait que j’ai encore bien du chemin à parcourir. »

Je laisse le dernier mot au poète David Whyte, qui évoque ces « questions qui n’ont pas de droit de disparaître » ici : http://www.davidwhyte.com/french_sometimes.html



[1] Si vous voulez toutefois explorer d’un peu plus près la question de la barbarie supposée des uns ou des autres, je suggère la lecture de ce remarquable article publié par la Fondation Franz Fanon : http://fondation-frantzfanon.com/article2250.html

3 commentaires:

  1. Bertrand Russell disait : "L'ennui en ce monde, c'est que les idiots sont sûrs d'eux et les gens sensés pleins de doutes."

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    1. C'est ce qu'évoque aussi Yeats quand il écrit, dans un poème terrible et prémonitoire:

      "Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
      Se gonflent de l'ardeur des passions mauvaises."

      http://jubilarium.blogspot.ca/2014/08/second-avenement.html

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  2. Citation exacte ici :
    http://fabulo.blogspot.fr/2010/10/doutes.html

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