Les hommes, dont je suis, ont du mal à imaginer que les femmes puissent vivre sans eux . Pourtant, si j’en juge par ce que j’observe autour de moi et dans les rêves que j’entends, nous ferions bien de nous méfier. En effet, après quelques millénaires de patriarcat qui ont assujetti les femmes aux hommes, il se pourrait que la roue tourne et que nous vérifions ce que Carlos Castaneda faisait dire à Don Juan, à savoir que « les hommes ne sont que la colle entre les femmes. » Passons outre le fait qu’il semble que la nature de l’univers soit féminine, un peu comme une grande matrice qui donnerait naissance à la conscience qui n’est ni mâle, ni femelle. Laissons aussi de côté cet autre fait qui montre que l’embryon est d’abord féminin, avant de spécifier éventuellement un chromosome Y qui relève de la spécialisation génétique pour produire un petit mâle. Restons simplement avec l’évidence qui veut qu’après que nous ayons collectivement bafoué la féminité de toutes les façons possibles – et les femmes ne sont d’ailleurs pas en reste – elle relève la tête. Plusieurs, dont je suis, fondent de grands espoirs sur le retour de la Féminité sacrée. Mais avant qu’Elle ne s’incarne peut-être dans une nouvelle Avatar, celle-ci se manifeste en particulier dans le désir d’indépendance à l’égard des hommes qui caractérise les femmes modernes. Indépendance ne veut pas dire absence de relations, mais refus de se laisser limiter par celles-ci quand elles atteignent à l’intégrité ou à la liberté de la personne.
Une révolution est en marche, dont j’ai déjà dit qu’elle est peut-être plus importante dans le fond de l’histoire humaine que tous nos progrès techniques, qui voit changer drastiquement les rapports entre les hommes et les femmes. Partout où celles-ci accèdent à l’éducation, cela a une incidence sur le développement économique et social, et elles réclament respect et liberté. Je suis porté à croire que la violence des hommes envers les femmes est en fait un aveu de faiblesse car ils savent cellulairement ne pas peser bien lourds avec leur rodomontades agressives face à la puissance d’une femme libre. Mais c’est là que les hommes pourraient avoir de mauvaises surprises s’ils ne s’adaptent pas à l’évolution dont on peut discerner les avancées dans nombre de rêves et de vies de femmes. Pour certaines, c’est tout simplement une évidence indiscutable : elles sont libres et rien de saurait entamer cette liberté. Pour d’autres, il s’agit encore de conquérir leur indépendance, et celles-ci ont souvent besoin de vérifier qu’elles peuvent se soustraire au jeu de dominant / dominé qui caractérise souvent les relations entre les sexes. Pour beaucoup, il s’agit tout simplement se passer des hommes dans tous les aspects de leur existence. Il ne faudrait pas que cela devienne un projet collectif, supporté par exemple par les progrès de la procréation assistée, car nous, hommes, pourrions être bien en mal de prouver notre nécessité, du moins tant que nous tenons à notre rôle dominant.
Mais il n’est pas facile pour une femme de marcher sur un tel chemin. Elle n’y est pas encouragée par la société, et cela non seulement en Arabie Saoudite ou en Afghanistan, mais aussi en France, où il règne un machisme ambiant assez choquant pour quelqu’un qui a vécu au Québec. Je ne cacherai pas que je suis heureux que mes filles aient grandi au Canada, à l’abri d’une image de la femme qui l’infériorise implicitement. Mais ici ou ailleurs, il y a tout un conditionnement social qui pèse sur la femme pour la convaincre qu’elle ne saurait s’en sortir sans un compagnon sur lequel s’appuyer, ou pire, qui la protégerait – le piège dans lequel tombent beaucoup d’hommes pourtant favorables à la liberté féminine, comme si elles n’avaient pas la capacité de se défendre elles-mêmes. On parle à ce sujet de « sexisme bienveillant »[1], dans lequel l’homme s’emploie à valoriser la femme au lieu de simplement reconnaître sa valeur. Et puis il y a le fait qui veut que nous vivions dans un monde taillé sur mesure pour les hommes, dont les règles et les valeurs forcent les femmes qui s’engagent dans le jeu social à dénaturer leur féminité pour faire valoir seulement leurs capacités d’affirmation masculine. Cependant, la roue tourne inexorablement et même la monarchie la plus conservatrice du monde commence à être obligée d’accepter que les femmes conduisent, pour l’instant des voitures et bientôt leurs vies. Le nombre des femmes diplômées commence à dépasser en de nombreux endroits celui des hommes, et dans une génération, elles seront sans doute aux commandes un peu partout. Les valeurs changeront alors inévitablement.
Mon ami et mentor Nicolas Bornemisza a souvent souligné que cette nouvelle femme dont il célèbre l’avènement tient de l’Amazone qui va fièrement son chemin. J’ajouterai qu’elle renvoie Ève à ses chères études pour ressusciter Lilith, la première épouse d’Adam, qui a été répudiée parce qu’elle aimait chevaucher son amant. Il n’est pas anodin qu’elle ait été remplacée ensuite par une femme tirée d’une côte du premier homme mythique, façon de dire qu’elle n’avait aucune existence indépendante de lui. Ces nouvelles femmes modernes sont souvent des mères célibataires ou séparées qui combinent les exigences de la maternité et de la vie professionnelle, et expérimentent de nouvelles formes de relations amoureuses. Elles demandent qu’on reconnaisse leur liberté. Cette demande de reconnaissance « ne tient en aucun cas de la mendicité mais simplement du la revendication du nécessaire respect mutuel : pourquoi ce qui est consenti à un homme ne le serait-il pas à une femme ? Comment se fait-il que la plupart des femmes admettent qu’au moins à un moment ou un autre de leur existence, elles auraient préféré être un homme ? Parmi ces nouvelles formes de rapport amoureux souvent amenées par des femmes, il y a le polyamour – comment se fait-il que celles qui assument cette orientation soient volontiers perçues par les hommes et beaucoup de femmes comme étant simplement des femmes faciles ? Mais au-delà de l’égalité revendiquée par les féministes, dans laquelle les femmes se réfère encore à un paradigme masculin, il semble que l’enjeu soit pour la nouvelle femme de simplement sortir de celui-ci, ce qui implique la définition d’un nouveau vocabulaire pour rendre compte de l’émergence de nouvelles visions du rapport à l’autre, à la vie. Ainsi les termes de conquête, de revendication, etc… ne sont pas adéquats pour parler de cette nouvelle féminité émergente, qui concerne aussi de nombreux hommes, et donne la primauté au ressenti, à la sensibilité.
J’ai entendu dans une Loge de Rêve un très beau rêve qui parle de ce chemin d’évolution et des difficultés qu’une femme peut y rencontrer. La rêveuse, dans ses propres mots, se présente comme « une jeune femme qui a quitté la sécurité du couple pour donner corps à un élan profond et puissant, hors de toute rationalité, de tout calcul. Elle est clairement engagée dans une exploration des arcanes de la dépendance affective envers un compagnon. »
Voilà le rêve :
Je suis avec ma mère et une amie, ma meilleur amie de mes années collège et lycée, que je n'ai pas vue depuis longtemps. Nous sommes toutes les trois enceintes. Ma mère vient de perdre son compagnon, mais elle pleure de joie de porter son enfant. Aucune de nous n'a de père pour son enfant car soit il est parti soit nous l'avons quitté, mais nous sommes sereines avec ça et avons la sensation qu'une nouvelle ère commence, une ère où les femmes n'auront plus besoin d'homme pour porter leur enfant (porter dans le sens assumer).
Je suis dans une forêt, type tropicale avec tout un groupe de gens. Des carottes et des patates douces poussent dans les arbres. Mais soudain, les légumes prennent vie, se détachent des branches et nous attaquent. Nous essayons de nous défendre en les tranchant en vol avec des grands couteaux ou des hachoirs mais cela ne fait que les multiplier...
Nous (un groupe de femmes et d’hommes) trouvons refuge dans une grande caverne, très haute de plafond avec une large entrée qui donne sur la mer. Dans notre champ de vision il y a une grande arche de pierre et une île verdoyante au loin. Il y a dans le ciel des milliers d'oiseaux blancs qui tournoient, c'est magnifique à voir. Pourtant nous savons que le seul moyen d'être, à l'abri, c'est de gagner cette île au loin, là où tous ces oiseaux ne pourront pas nous suivre.
Quand le rêve a été raconté, nous avons pu sentir une émotion palpable parcourir le cercle. Les femmes en particulier y étaient très sensibles, et cette question de l’indépendance a fortement résonné dans les interventions. Toutes les femmes sont concernées par cette problématique, que ce soit les femmes âgées qui voient leurs compagnons disparaître car l’espérance de vie masculine est moindre, les femmes mûres qui bien souvent s’offrent une nouvelle vie en quittant le nid dont les enfants sont envolés, ou les femmes plus jeunes qui interrogent les modèles de couples qui leur sont proposés. Ici, le fait qu’il y ait trois femmes est symbolique d’un mouvement de transformation dans la féminité, qui, si l’on file la métaphore qui veut qu’elles soient enceintes, semble donc porter une nouvelle vie. Le point le plus important me parait être cette sérénité que ces femmes ressentent devant l’absence d’hommes : elles ont clairement conscience d’être à l’aube d’une nouvelle ère, et finalement d’en être les pionnières. Symboliquement, le fait que la rêveuse soit accompagnée de sa mère et de sa meilleure amie pourrait symboliser que cette évolution répond aux vœux des générations précédentes de femmes qui ont espéré la liberté pour leurs filles, et reçoit le soutien de l’inconscient, ici présent sous la forme de la meilleure amie. Au-delà de l’absence d’homme, il s’agit simplement de la capacité de la femme à assumer sa propre puissance et le monde qui en découlera. Et cette émergence concerne aussi les hommes qui peuvent reconnaître et honorer en eux-mêmes la puissance de cette nouvelle féminité libre.
Cependant les légumes, les fruits de la terre, se rebiffent. Outre le fait que les carottes peuvent être vus comme des symboles phalliques, il est frappant qu’il s’agisse de légumes orange, dont la couleur renvoie au second chakra. Celui-ci est le centre du plaisir sexuel. On pourrait dire qu’il s’agit pour la rêveuse de ne pas aller contre sa nature désirante dans cette évolution. Mais on peut aussi envisager cette agressivité des légumes comme symbolisant la résistance de l’ancien ordre du monde à l’émergence du nouveau. Mais les femmes trouvent refuge avec d’autres – au sein de la communauté des personnes engagées à rechercher une solution au problème présenté dans le rêve – dans une caverne, qui représente volontiers la matrice de la Terre-mère. Elles ont une belle vue sur la mer, qui symbolise l’inconscient collectif. L’île verdoyante symbolise la nouvelle position existentielle dans laquelle elles seront à l’abri des légumes agressifs. On peut voir là l’image d’une solitude assumée, et plus précisément la nécessité d’un isolement et d’une protection permettant l’introspection, l’écoute intérieure. Le refuge dans la caverne symbolise aussi un retour dans le sein de la terre, c’est-à-dire un lien avec la Grande Mère mais aussi avec la réalité du corps et sans doute une sexualité consciente. Car la féminité est aussi et surtout une capacité relationnelle.
Mais il faudra, pour parvenir à l’île salvatrice, traverser un bras de mer, c’est-à-dire faire un parcours dans l’inconscient, pour parvenir à l’île salvatrice où les oiseaux ne peux aller. Me fondant sur le fait que les oiseaux, jouant le rôle d’intermédiaires entre la terre et le ciel, symbolisent volontiers l’esprit et le blanc, la pureté, j’ai proposé l’idée que ces oiseaux blancs pourraient représenter une idéalisation spirituelle dans laquelle notre rêveuse pourrait encore tomber, comme beaucoup de femmes éprises de spiritualité. Nous sommes en effet les héritier(e)s d’une civilisation toute masculine dans sa spiritualité tendue vers le ciel et la pureté. C’est d’abord dans le retour d’une spiritualité ancrée dans la terre, le corps, la féminité et la sexualité, que nous verrons s’incarner la grande Féminité sacrée dont nous pouvons espérer, que nous soyons femmes ou hommes, voir naître une ère nouvelle. Alors verrons-nous sans doute apparaitre de plus en plus d’humains entiers, complets en ce qu’ils ne s’identifieront plus à un genre car, pour reprendre les termes de l’Évangile de Thomas, elles/ils auront fait « du deux Un ».
La rêveuse, à qui je soumettais ces réflexions, m’a dit que selon elle, c’était là un des éléments essentiels du rêve. Je la cite : « Je veux dire que quand tu as fait cette proposition, il y a quelque chose qu’il l’a instantanément validée avec force, c’est comme si le rêve me disait que le plus « souffrant », c’est de faire face à ses désirs, à sa nature, mais le plus subtil et le plus complexe, et ce qui finalement nous permet d’aller au bout du processus, c’est de s’affranchir de cet idéal spirituel. Dans le rêve c’est très clair, nous ne serons sauf que dans ce lieu où les oiseaux ne peuvent pas nous suivre, tout autre endroit même s’il nous protège des légumes agressifs ne sera pas un refuge complet, ne permettra pas un déploiement de la nouvelle façon d’être au monde dont parle le rêve.
Elle m’a aussi fait remarquer que l’indépendance n’est pas une finalité en soi mais une étape dans la redéfinition des relations entre les sexes. C’est un passage nécessaire pour que ces relations s’établissent hors du modèle patriarcal de domination dans lequel la femme appartient toujours à l’homme, que ce soit à son père, son frère ou son compagnon. L’indépendance psychologique entièrement assumée des partenaires offre la base saine d’où peut émerger une interdépendance dans l’harmonie. Elle soulignait aussi que ce mouvement vers l’indépendance qu’elle a vécu n’avait pas été choisi mais qu’elle y avait été poussée par quelque chose qu’elle ne maîtrisait pas, dans lequel elle pouvait voir l’émergence naturelle de la puissance. On peut entendre là comment il y a une dimension collective à l’œuvre dans ces évolutions que vivent chacune à leur façon tant de femmes. Nous pouvons y voir non seulement un fait d’époque traduisant un mouvement dans l’inconscient collectif mais aussi un rappel au fait que l’Animus et l’Anima ne sont pas des archétypes personnels, mais bien des réalités collectives.
La plupart des hommes, malheureusement, se sentent menacés par cette puissance féminine qu’on peut rencontrer par exemple chez les tantrika assumant pleinement leur Shakti, et cherchent à l’étouffer ou la dominer au lieu de danser avec elle. Elle ne nie pourtant en aucun cas notre propre puissance. Au contraire, elle la nourrit comme le feu attise le feu et nous reconduit à la plénitude de notre être, au-delà de sa définition en masculin ou féminin. Mais nous avons toute une éducation, tant à la féminité qu’à la masculinité, à refaire. Pour cela, nous hommes avons aussi à rencontrer le féminin en nous-mêmes et à lui donner sa place. C’est un projet d’avenir, qui nous dépasse.
Je remercie la rêveuse qui m'a beaucoup aidé à élaborer les idées présentées ici. En discutant nombre de points que j'avançais, elle m'a obligé à élargir et enrichir ma vision de cette nouvelle féminité émergente. J'en suis heureux car, si les hommes ne doivent pas s'empêcher d'en parler, c'est clairement aux femmes qui l'incarnent de lui donner voix, et non aux hommes de dire ce qu'il en est, comme cela a trop souvent été le cas...
Article lié : Celle qui vient.
Cet article est dédié à la mémoire de Sylvie Bérubé, auteure du livre « le ventre d’Ève » et fondatrice de l’École internationale du Féminin Sacré, qui a beaucoup fait pour l'émergence de la nouvelle féminité et est récemment décédée.
[1] Un article intéressant sur ce sujet
: https://www.causette.fr/le-mag/lire-article/article-1184/sexisme-bienveillant.html