lundi 3 mars 2014

À la table des dieux

Le banquet des dieux - Van Balen et Brueghel

Voilà quelques années, un de mes amis est allé en Californie pour participer à une retraite de 9 jours animée par Richard Moss[1]. Il en a ramené un rêve qui a changé sa vie, et qu’il m’a autorisé à partager dans ce blogue. Le rêve est survenu trois jours après le début de la retraite. Pour mon ami, le plus surprenant a été que le changement soit survenu spontanément de l’intérieur et non comme le résultat des exercices proposés ou des enseignements reçus.

Voici le rêve :

Je suis debout sur la route en face de la maison où je dormais pendant ces quelques jours en Californie. Je suis habillé comme je l’étais la journée précédente. C’est un petit matin frais et encore obscur avec des gros nuages noirs. Je commence à marcher pour aller me promener comme je l’ai fait à quelques reprises depuis mon arrivée. Un trou dans les nuages apparait loin devant moi. Une boule de lumière descend soudain des nuages au travers de ce trou et s’immobilise sur la route à une vingtaine de mètres de moi. Elle a une forme circulaire. Je ralentis mon pas en m’approchant, j’hésite un peu mais je n’ai pas peur. Je continue à marcher jusqu’à ce que je sois debout au milieu de la lumière. Je baigne dans un sentiment chaleureux et confortable. Soudain, comme dans un film de science-fiction, je suis comme tiré par le haut dans la lumière. La scène suivante me montre une immense salle de banquet avec des décorations nordiques. Je prends conscience que je suis au Walhalla, le paradis des guerriers vikings, et que je contemple les dieux nordiques assemblés autour d’une grande table rectangulaire couverte de nourriture et de boissons. Il y a une chaise vide. Un des dieux m’aperçoit, sourit et me fait signe de les rejoindre, de venir m’assoir avec eux. Je m’assois donc et bois quelques bières. Le gars assis à côté de moi fait une plaisanterie à mes dépens. Tout le monde éclate de rire. Il me tape dans le dos avec une telle force que je renverse la plus grande partie de ma bière sur moi. Cela soulève encore plus de rires.

On entend rarement un rêve comme celui-ci. Pour un peu, on pourrait croire qu’il est arrangé avec « le gars des vues » tant il est archétypique. C’est un message des dieux, qui nous rappellent qu’ils ne sont pas bien loin, quoiqu’il paraisse. Il y a pour moi une dimension compensatoire dans le fait qu’un tel rêve survienne dans la vie d’un Américain moyen qui se voit lui-même comme n’ayant rien d’exceptionnel et qui banaliserait presque sa propre vie comme étant celle de monsieur Tout-le-monde. Dans les jours précédents, le rêveur lisait Inner Work de Robert A. Johnson, probablement un des meilleurs livres à portée pratique écrits sur le travail des rêves et l’imagination active, malheureusement non traduit en français. Il se demandait s’il pourrait espérer trouver une aide dans ses rêves pour résoudre certaines difficultés dans sa vie. Quand il m’a parlé de son rêve, il semblait ne pas en réaliser toute la portée, me le présentant comme « un rêve court qui semble illustrer ce qui se passait dans [sa] tête », à l’instar d’un des rêves étudiés dans le livre. Bien sûr, j’étais moi-même un peu abasourdi et je l’ai d’abord invité à réaliser qu’il s’agissait de ce qu’on appelle un « grand rêve », comme on en reçoit un par vie peut-être, si on est chanceux. C’est peut-être le premier changement induit par ce rêve que d’amener le rêveur à considérer qu’il est aussi digne qu’un autre de recevoir un grand rêve, une marque d’attention des dieux, un reflet de sa propre grandeur jusqu’ici ignorée.

Nous avons commencé par discuter du fait qu’un tel rêve révèle en fait souvent un complexe d’infériorité. Mon ami se demandait en effet s’il était capable de tirer parti de ce que Richard Moss offrait. Il ne se sentait pas tout à fait à la hauteur et avait l’impression de détonner dans le groupe des participants au séminaire, toutes des personnes engagées de longue date dans une recherche spirituelle. Nous avons ri du fait que plusieurs de ces chercheurs auraient sans doute été un peu jaloux d’un tel rêve, car bien sûr il faut qu’il échoie à celui qui ne saurait imaginer qu’un grand rêve lui tombe dessus. Je m’incluais dans cet éclat de rire car j’ai pu observer dans mes propres productions oniriques comment le désir d’y voir des archétypes majestueux est souvent compensé par des rêves ramenant à ce que la vie a de plus ordinaire, sinon triviale. Jusqu’à ce qu’on réalise ce que la vie ordinaire a d’extraordinaire.

Nous avons convenu ensuite que l’éclat de rire qui concluait le rêve était une excellente nouvelle car il laissait entendre que mon ami était vacciné contre l’inflation qu’une telle rencontre avec les dieux aurait pu susciter. Le danger ici aurait été de se prendre soudain au sérieux avec un tel rêve. Or un complexe d’infériorité est souvent le signe que la personne se prend secrètement très au sérieux, et en tout cas exige trop d’elle-même : le problème avec un tel complexe n’est pas l’infériorité ressentie mais le fait qu’elle ne soit pas acceptée. Nous avons tous des parties moins développées, moins matures et qui se révèlent tout à fait imparfaites selon les critères sociaux. Jung soulignait que le développement psychique implique nécessairement qu’au moins une fonction de la conscience soit insuffisamment développée, et il ajoutait que c’est par cette « fonction inférieure » que l’inconscient se manifeste le plus souvent. Dans les contes de fées, la fonction inférieure est souvent représentée par l’idiot qui saura résoudre instinctivement l’énigme qui a déjoué ses frères bien plus intelligents que lui. Cependant, dans un complexe d’infériorité, il y a une fixation sur le sentiment d’inadéquation avec un refus de le vivre, de le ressentir et de reconnaitre la perfection de l’imperfection. L’avis du rêve semble donc être de rire avec les dieux et de se réjouir en acceptant de se montrer maladroit et de se renverser la bière dessus. Il m’a rappelé un proverbe qui veut que « celui qui peut rire de lui-même n’a jamais fini de rire ».

J’étais curieux des associations que mon ami pourrait faire avec les Vikings, et en particulier de savoir s’il aurait pu avoir des ancêtres nordiques. Quelle connaissance avait-il de leur mythologie ? Qu’est-ce qui lui permettait de reconnaitre le Walhalla ? Je me projetais un peu dans ces questions car, comme mon nom ne l’indique pas de prime abord, j’ai moi-même des ancêtres vikings et une profonde fascination pour la mythologie nordique. Je me demandais donc si le rêveur ne retrouvait pas là ses ancêtres, mais il m’a rapidement découragé de cette idée : sa famille vient d’Europe de l’Est et n’a eu aucun contact avec les guerriers nordiques. Il ne connaissait que les grandes lignes de leur mythologie car il s’était jusque-là plutôt intéressé à la mythologie grecque – il était justement fort intrigué que le rêve se serve d’éléments si étrangers à son contexte culturel. Nous avons convenu que cela montrait qu’il entrait en contact avec des aspects de l’inconscient collectif qui lui étaient dans une grande mesure étrangers. Il avait d’abord pensé que le rêve lui disait qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur de mourir. Et puis il avait eu une vision au cours d’un exercice de méditation prolongé : il s’était vu comme un guerrier viking avec un bouclier et une épée nue en main, debout dans une ligne de bataille, épaule contre épaule, avec ses camarades, face à un ennemi déterminé. Avec cette vision, il avait ressenti une percée et commencé à comprendre son rêve comme le délivrant de la peur qui avait dominé sa vie jusqu’à ce jour. Et ce faisant, il avait saisi par là même l’essentiel de l’enseignement de Richard Moss, qu’il résuma en me disant : « être sans peur, c’est se tenir au centre du Maintenant ».

Nous n’avons pas particulièrement exploré l’idée d’une possible réminiscence de vie antérieure dans ce rêve, sinon pour rire ensemble à imaginer que nous avions peut-être combattu ainsi épaule contre épaule, ce qui pouvait expliquer la chaleur de notre amitié. Il y a des indices sérieux en faveur d’influences de vies antérieures dans certains rêves, que plusieurs analystes jungiens ont mis en lumière dans des études très bien documentées. Dans ces cas cependant, le rêve semble être l’occasion de régler un problème laissé en suspens dans la vie passée, mais ici, cette hypothèse n’aurait eu aucune portée pratique et aurait tenu du simple jeu intellectuel qu’on ne peut prouver. Par contre, la connexion des Vikings avec la peur apparaissait comme une vérité efficace, au sens où le rêveur pouvait en faire quelque chose. Ceci étant dit, quelque chose bougea alors en dedans, qui amena mon ami à me dire qu’être invité à cette table avait été comme retrouver des amis d’enfance qu’il aurait oubliés depuis longtemps, et aussi qu’il associait les Vikings avec une certaine forme de cruauté qu’il reconnaissait parfois dans son propre comportement . Nous étions arrivés à la percée émotionnelle du rêve. Le sentiment de retrouver des amis d’enfance était significatif du fait que mon ami se retrouvait lui-même tel qu’il était avant que la peur ne contamine son existence. Quant à la cruauté, il était important de souligner qu’il ne servait à rien qu’il s’en blâme maintenant, et qu’elle avait sans doute été une façon de survivre pour le guerrier viking en lui, son ombre. Je suggérais que, cette ombre étant désormais rendue consciente, il pourrait adopter la devise d’Oscar Wilde qui voulait qu’ « un véritable gentleman ne blesse les sentiments de personne sans en avoir l’intention ».

Finalement, nous avons discuté du début du rêve, auquel mon ami n’avait pas prêté attention. Je lui ai proposé de considérer que, d’une certaine façon, le rêve s’était auto-représenté dans la lumière qui était apparue sur sa route. Il était intéressant de voir qu’il avait commencé par aller se promener dans ses vêtements habituels, c’est-à-dire dans une façon ordinaire de se voir, à l’aube – l’heure où surviennent souvent les rêves. Il avait une perception de sa propre vie qui était volontiers figurée par l’obscurité et les gros nuages noirs. Et voilà qu’il se produisait soudain, hors de tout contrôle et de toute attente, une percée, une ouverture par laquelle la lumière se déversait. Le point important est qu’il avait continué à avancer malgré ses hésitations jusqu’à aller au cœur de la lumière, où il avait ressenti une chaleur et un confort qu’il reconnaissait n’avoir pas trouvés jusque-là dans le séminaire. Et c’est alors qu’il avait été transporté au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Dépassant le point de vue personnel, nous avons alors envisagé qu’il représentait ici l’humanité invitée à la table des dieux. La vie est un festin auquel nous sommes conviés. Il n’y a pas d’obligation, nous pouvons toujours nous complaire en récriminations à propos de l’existence, mais rejoindre consciemment les dieux à la grande table pour rire avec eux, c’est devenir ce qu’on appelle un « bienheureux ». Nous avons laissé le dernier mot à Christiane Singer et son magnifique Éloge de l’engagement, du mariage et autres folies  :

« Tu es convié.
Tu n'es pas même obligé.
Un simple service d'honneur.
Voilà tout.
Ni plus mais ni moins. »

2 commentaires:

  1. Je sais que je suis un souvent rabat-joie dans mes commentaires, mais il y a toujours des aspects ombres qui sont évacués dans quelques billets. Dans ce cas-ci, les dieux sont bienheureux et l'humanité misérable (je schématise). Pourtant, pour peu que nous regardons les mythologies (grecques, nordiques, mésopotamiennes, etc.) le monde des dieux est parsemé de guerres, de jalousie, de drames de toutes sortes dont les hommes sont les médiateurs. Ce genre de constats peut donner à conclure que l'Homme est responsable de tout ce qui lui arrive et les dieux (ou Dieu) n'ont rien à y voir. De plus, si les choses se termine bien c'était le plan de Dieu depuis le début et si ça merde et bien c'est la faute de l'ignorance des hommes, de sa cupidité et donc de sa constitution (sauf que nous sommes issus des dieux ou de Dieu...).

    Depuis mes lectures de Jean-Jacques Dubois, je penche toutefois pour l'inverse : Et si c'était les Dieux (ou du moins l'invisible) qui faisait en sorte que nous éprouvions autant de problèmes.

    Je vous recommande la lecture de ``Comprendre le malheur`` de cet auteur. Comme il n'y a rien de parfait, ses positions sont sujets à discussions, mais il apporte à mon point de vue une vision un peu moins nouvelle âgeuse de la vie.

    Et pour être cohérent avec les propos du début de ce billet, je ne me prends pas vraiment au sérieux dans mes positions...Mettons que c'est pour animer ce blog un peu qui manque de commentaires.

    A+

    RépondreEffacer
    Réponses
    1. Un grand merci, Robert ! Je suis bien d'accord que ce blogue manque de commentaires. Quant à jouer au "rabat-joie", je t'en remercie aussi beaucoup car j'apprécie la discussion et tes prises de position sont fort utiles pour explorer la complexité de ces questions. Tu as bien raison de pointer les ombres qui entourent ces sujets et qui ne trouvent pas place dans mes billets, qui sont déjà assez longs...

      Je connais peu Jean-Jacques Dubois mais je suis bien d'accord aussi avec ce que tu avances ici. Jung allait même un cran plus loin dans sa "Réponse à Job": il soulignait que l'histoire de Job dans la Bible est d'abord celle d'un Yahvé inconscient de son ombre (Satan) et qui laisse celle-ci torturer l'humain, Job. Ce dernier cependant lui inflige une défaire morale en refusant de baisser la tête, et c'est ce qui aurait obligé Dieu à s'incarner dans l'épisode suivant (la venue du Christ). Jung s'élevait contre l'idée que Dieu ou les dieux seraient toujours bons car alors, la charge du malheur et du "péché" retombe en effet sur les seuls humains. Il ajoutait que la tâche de l'Humain est précisément d'amener la conscience au royaume des archétypes (les dieux) et d'aider Dieu, qui est dans une grande mesure inconscient, à prendre donc conscience de Lui-même.

      Effacer