« La plupart des problèmes de ce monde
viennent d’erreurs linguistiques et de simples incompréhensions » nous dit
Shams de Tabriz[1]. Il n’y a qu’à voir comment plusieurs se jettent à la figure des gros
mots comme « Dieu » pour mesurer l’ampleur de la difficulté. Tout se
passe, remarquait déjà Héraclite d’Éphèse, comme si chacun vivait dans son
rêve. Mais si nous voulons ne serait-ce que communiquer et favoriser une
pacification de nos discussions en intégrant tous les points de vue, il convient
d’interroger les mots en profondeur pour bien comprendre leur sens. Le terme
« inconscient », s’il n’est pas aussi épineux que « Dieu »,
prête à confusion : chacun semble savoir de quoi il retourne et pourtant,
on dénombre une vingtaine de définitions différentes dans la littérature. Il y
a dans cette diversité à la fois une façon, pour de nombreuses écoles, de se distinguer et
beaucoup de malentendus.
Un de ces malentendus, typique dans les milieux spirituels, est que l’on prête à l’inconscient d’être inconscient, ce qui est un contre-sens : l’inconscient désigne ce dont nous ne sommes pas conscients mais qui participe cependant à notre vie psychique. Nous avons de nombreux éléments qui permettent d’établir que cela est conscient, et souvent plus conscient que nous ne le sommes nous-mêmes. Le terme « inconscient », du moins dans l’esprit des pères fondateurs de la psychanalyse[2], recouvre un concept limite qui n’affirme rien sur la nature de cette dimension inconnue de notre psyché : il ne la qualifie pas, et en aucun cas ne la définit comme étant inconsciente par nature. Une approche respectueuse de l’inconscient réclame une précaution similaire à celle qu’énonce le Tao-të-King :
Le Tao dont on peut parler
n’est pas le véritable Tao.
Nous ne pouvons pas avoir, par définition, de connaissance directe de l’inconscient. Celui-ci ne se laisse connaître qu’au travers de ses « rejetons » : les rêves, mais aussi les fantaisies imaginaires, les lapsus linguae, les actes manqués, les impulsions et les émotions – on sait que quelque chose d’inconscient vient d’entrer en jeu quand on constate avoir eu une réaction excessive à un événement. L’inconscient a beaucoup d’importance dans notre vie car il influe sur tous les aspects de notre quotidien : notre motivation à faire telle ou telle chose, nos préférences et nos goûts prennent racine dans des facteurs inconscients. Notre santé dépend dans une grande mesure de notre inconscient. Il intervient aussi dans nos relations d’une façon déterminante, que ce soit dans le choix de nos partenaires et amis ou dans la façon dont nous interagissons. L’inconscient se manifeste tout particulièrement dans le phénomène de la projection, qui consiste à plaquer quelque chose qui nous appartient sur une réalité extérieure qui nous est généralement inconnue. On peut comprendre par là que l’inconscient recèle des mémoires oubliées qui sont ramenées à la conscience par un jeu d’associations : quand nous rencontrons quelque chose d’inconnu, notre cerveau puise dans nos banques mémorielles pour identifier le plus rapidement possible, par similarité et analogie, quel comportement adopter.
Nous n’oublions jamais rien, ou du moins l’inconscient s’en souvient pour nous : oublier quelque chose, cela signifie simplement que cela a glissé dans l’inconscient et échappe désormais à notre conscience. Nous ne pouvons pas savoir quand cela resurgira, mais nous pouvons être certains que si l’information apparemment perdue présente un caractère d’utilité pour la psyché, elle sera à nouveau disponible pour la conscience. La base de données de l’inconscient fonctionne par associations organisées autour de similarités et d’analogies avec une trame émotionnelle : si, par exemple, une certaine odeur a été associée à un sentiment de bonheur voilà longtemps, il suffit de sentir une effluve de cette odeur pour retrouver ce sentiment. Tous les éléments contextuels à une émotion sont conservés, et il suffit que l’un d’eux soit perçu pour que l’émotion soit réveillée. Ces éléments d’information ne sont pas nécessairement perçus consciemment, bien au contraire : on a évalué que nous percevons environ quatre mégabits (4 millions de bits) d’information par seconde mais il ressort que notre cerveau n’en traite consciemment que deux kilobits (2 mille bits) ! Le volume d’information disponible à tout instant est donc le carré de l’information traitée consciemment : notre cerveau agit comme un filtre qui sélectionne l’information pertinente, mais notre organisme réagit à l’ensemble des données. Si on ajoute à ce constat celui qui montre que les émotions sont stockées dans le corps, on peut envisager l’inconscient comme étant l’intelligence globale de notre corps / psyché tandis que notre conscience ordinaire serait seulement le fait de notre cerveau.
Nous sommes dans le même rapport avec l’inconscient que le poisson avec l’eau dans laquelle il vit : il est en fait tellement présent dans la façon dont il imprègne notre existence qu’il est difficile de prime abord de prendre conscience de son existence. Il faut que la projection se révèle inadéquate pour que nous décelions qu’il s’agit d’une projection. Si rien ne vient la contredire, elle semble fonctionner c’est-à-dire nous renseigner sur la réalité ; il y a identité dans notre perception entre ce qui est projeté et le réceptacle de la projection. De la même façon, il faut que la réaction émotionnelle ou l’impulsion se révèle excessive et inadaptée, embarrassante, pour que nous en venions à nous interroger sur son origine inconsciente. Cependant, quand on commence à y prendre garde, il s’avère que l’inconscient n’arrête pas de se mêler de notre vie : à tout moment, des images et des pensées incontrôlables traversent notre esprit sans que nous sachions d’où elles viennent. Dès que nous commençons à laisser aller notre imagination, l’inconscient est activé et se manifeste. On peut démontrer que, d’une certaine façon, nous n’arrêtons pas de rêver, c’est-à-dire de reconstruire une image de la réalité qui est bien moins consciente que nous le supposons quand nous sommes complètement identifiés à cette image.
Toutes les écoles s’accordent sur le fait que l’inconscient est constitué dans une grande mesure de mémoires. C’est à partir de ce point que la conception de Jung commence à se distinguer des autres, d’abord dans le fait que ces mémoires ne sont pas nécessairement personnelles : une des hypothèses majeures que Jung a avancée est celle de l’existence d’un inconscient collectif. Non seulement peut-on retrouver des éléments familiaux et une mémoire transgénérationnelle dans l’inconscient, mais tous les groupes ont un inconscient commun. Plus profondément, Jung a élaboré le concept, tout aussi limite que celui d’inconscient, d’archétypes qui sont des structures psychiques communes à toute l’humanité. Par analogie, nous pouvons dire qu’ils sont les organes de la psyché, et de même que nous avons tous les mêmes organes physiques, notre psyché est structurée autour d’archétypes comme celui de la mère, du père et de l’enfant, qui participent de l’expérience commune à tous les humains. Jung dit des archétypes qu’ils sont comme le lit d’une rivière qui a été creusé par des millénaires d’expérience humaine, et dont l’expression se réactualise cependant en chaque lieu et chaque époque : ce n’est pas tout à fait la même chose d’être une mère ou un père au XXIème siècle au Canada que de vivre la même expérience il y a 300 ans en Nouvelle-Guinée, et cependant il y a bien sûr un fond commun.
Le niveau de réalité que nous décrivons comme archétypal n’est pas nécessairement lié à l’expérience humaine. Platon pensait que toute la réalité est structurée par ce qu’il appelait les Idées, une conception dont la notion d’archétypes est dérivée. Tout se passe comme si la nature toute entière a une dimension psychique structurée par des noyaux de sens archétypaux. Le biologiste Rupert Sheldrake[3] a mis en évidence ce qu’il a appelé les champs morpho-génétiques qui semblent constituer la mémoire commune des espèces animales et végétales. Jung n’assignait aucune limite à l’inconscient : dès lors où cela est inconnu du point de vue de la conscience, celle-ci ne peut pas préjuger d’une quelconque limitation. Il envisageait clairement la participation de la psyché humaine à ce qu’il appelait, après ses chers alchimistes, l’âme du Monde. Ce point de vue rejoint celui des chamans qui affirment que la conscience humaine n’est pas coupée d’autres niveaux, pour nous nécessairement inconscients, de la psyché. Ainsi Luis Ansa affirme-t-il : « L’âme humaine est un lieu sacré, une dimension illimitée où s’unifient et vivent ensemble nos mémoires passées, qu’elles soient minérales, végétales, animales ou humaines. »[4]
Au fond, les différences de conception entre les différentes écoles à propos de l’inconscient expriment des variations dans l’attitude de la conscience à l’égard de cette dimension inconnue de la psyché. Pour Freud, par exemple, l’inconscient est la poubelle du conscient : il est constitué seulement de ce que la conscience refoule ou refuse de voir. C’est donc la conscience qui a la primauté et l’inconscient en est un résidu secondaire. Il convient simplement de vider la poubelle ou plutôt de s’assurer que rien n’y pourrit. Jung a un point de vue inverse : la conscience procède de l’inconscient, en émerge comme la plante qui plonge ses racines dans la terre. Il démontre que l’autonomie apparente de la conscience est une illusion. Il a une conception énergétique de la psyché qui permet de comprendre la relation entre l’inconscient et la conscience comme un flux de création permanente de conscience. Là où Freud ne voit dans l’inconscient qu’un amas de pulsions désordonnées et orientées essentiellement vers la satisfaction de désirs à caractère sexuel, Jung distingue un projet riche de sens.
Il ne nie pas que l’énergie psychique ait un aspect simplement désirant mais il affirme que la polarité sexuelle et instinctive de la psyché est équilibrée par une polarité spirituelle. Il intègre aussi le point de vue d’Adler qui veut surtout voir dans l’inconscient une tendance à construire l’identité du moi (ego), mais il élargit la discussion en démontrant qu'Adler et Freud amènent des concepts complémentaires qui doivent être dépassés par une vision plus large. S’appuyant sur son étude de milliers de rêves et des symboles dont regorgent les textes anciens, Jung affirme que la pulsion la plus forte dans la psyché est celle qui tend à l’individuation, c’est-à-dire à l’actualisation de la totalité des potentiels de l’individu d’une façon qui manifeste son caractère unique. Il s’agit de réaliser l’individu, c’est-à-dire le « non-divisé » qui réunit conscient et inconscient en une totalité, le Soi.
L’individuation est le projet de la psyché inconsciente, et donc de la nature en l’être humain, mais ce projet réclame la coopération de la conscience. Heureusement, l’inconscient offre son aide, en particulier au travers des images symboliques des rêves et de l’imagination. Paracelse parlait ainsi de la « lumière de la nature » qui guide le pèlerin en éclairant sa route. Les symboles sont des images qui forment un pont entre inconscient et conscient et permettent d’établir un dialogue. La psyché inconsciente est naturelle, instinctuelle et recèle cependant une étincelle divine qui fait contrepoids aux mémoires et aux complexes inconscients qui conditionnent le conscient. L’être humain est en processus d’autocréation permanente et cette étincelle est le Créateur en lui, toujours capable d’inventer du nouveau. Il est possible d'envisager l’inconscient comme un écrin pour un diamant que l’on décrit comme le Soi ou comme le Divin. On peut entendre chanter la langue des oiseaux chère aux rêves dans le terme « sacré » :
ça
crée !
Finalement, il est important d’observer que le terme « inconscient » est seulement un concept, mais que celui-ci renvoie à une réalité vivante. Il est facile de manipuler mentalement des concepts mais l’inconscient ne peut être abordé ainsi sans danger. La pire erreur peut-être que l’on puisse faire avec l’inconscient et les archétypes serait de les théoriser car nous ne raisonnons qu’à partir du connu ; nous fermons alors la porte à l’inconnu en posant un couvercle conceptuel dessus. Dans une conversation vers la fin de sa vie, Jung a déclaré attribuer la grave maladie de 1944 qui manqua de peu le tuer à une attitude incorrecte envers l’inconscient. « En traitant du monde de l'âme, il n'avait vu, dit-il, que de simples concepts là où en réalité, il avait affaire à des dieux, c'est-à-dire à des puissances chargées d'une énergie supérieure. »[5] Ces mots donnent tout son sens à la devise que Jung a gravé au-dessus du seuil de sa maison à Küsnacht :
« Appelé ou non appelé, le dieu sera
présent ».
[1] Du moins est-ce le Shams imaginé par Elif SHafak dans son roman Soufi
mon amour, où elle prête au fameux derviche d’avoir rédigé 40 règles de
la religion et de l’amour que vous trouverez ici compilées : http://le-guerrier-interieur.over-blog.com/article-les-quarante-regles-de-la-religion-et-de-l-amour-83711474.html
[2] Sigmund Freud, Alfred Adler, Carl Jung, Wilhelm Reich... À noter que parmi ces « quatre mousquetaires », Jung est le seul à avoir été psychiatre.
[3] Rupert Sheldrake est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels je recommande la mémoire de l’univers et l’âme de la nature.
[4] Henri Gougaud a raconté l’histoire de Luis Ansa dans un magnifique roman initiatique: les sept plumes de l’Aigle. Luis a ensuite écrit
plusieurs livres dont le quatrième royaume.
[5] Étienne Perrot rapporte cette information dans le jardin de la reine.
Dans son livre « Le sel des rêves », Pierre Trigano dit :
RépondreEffacer"L'expérience intérieure que nous vivons au travers de nos rêves, c'est la rencontre d'un inconnu différent de moi qui s'exprime à l'intérieur de nous.
Jung nous dit dans un extrait de "Ma vie", que "nous ne fabriquons pas un rêve ou une idée, mais que l'un comme l'autre prennent naissance d'eux-mêmes en quelque sorte."
Dans la suite de ce texte, il précise qu'aux temps anciens ou mythologiques, on appelait cet inconnu "Dieu", "Mana" (la puissance transcendante de l'esprit), on l'appelait aussi "Démon" (Daimon, en grec, n'était pas une figure diabolique mais un guide intérieur).
L'inconnu à l'intérieur de nous pouvait donc être appelé "Démon", "Mana" ou "Dieu".
A notre époque scientifique, nous l'appelons l'inconscient.
.
Mais - et c'est sur quoi Jung insiste tout le long de ce cheminement dans ce texte de "Ma vie" - nous devons être bien conscients que ce qui s'exprime sous l'un et l'autre vocable, c'est exactement la même réalité.
On est passé simplement d'un système de désignation à un autre.
On a simplement translittéré du langage religieux ou mythologique en langage scientifique, mais, en vérité, on n'en sait pas plus ou pas moins sur la réalité psychique désignée.
Il est très important d'en être conscient pour ne pas tomber dans une dérive scientiste. Ce n'est pas parce que nous parlons d'inconscient que nous sommes plus en avance que ceux qui s'adressaient à leur intériorité en l'appelant Dieu."
Je suis d’accord avec lui.
Mais comme le mot « Dieu » est encore plus difficile à employer et immédiatement source de confusion ou de réactions disproportionnées…je préfère, parfois, remplacer le terme « Inconscient » par « Invisible »…
Il y a deux ans, sur un forum, nous avions cherché d’autres désignations de la même réalité.
Voilà ce qui avait été proposé : l’Inconnaissable, le Mystère, la Vérité ignorée, l’Etre, la Vie nocturne, le Non-dit, l’Envers du décor, l‘Univers caché…la Réalité invisible.
Assez poétique, non ?
Merci pour ce commentaire, chère Licorne. Je suis entièrement d'accord. Il est impossible de distinguer l'expérience de Dieu de celle de l'inconscient. Jung fait remarquer cependant qu'en parlant du premier, on risque fort de désigner quelque chose qu'on ignore par le nom de quelque chose qu'on ignore encore plus. Je crois que c'est la vertu du mot "Inconscient" de nous ramener simplement au fait que nous ne savons pas ce dont nous parlons...
EffacerIl n'y a précisément que la poésie qui puisse nous aider à trouver les mots justes pour parler de "Cela qui Est".
Dans mes ateliers, j'aime faire remarquer qu'on peut interchanger ces termes "Inconscient" et "Invisible", et cependant que selon qu'on emploie l'un ou l'autre de ces termes, cela change complètement l'atmosphère. Nous avons un préjugé qui nous fait croire que l'inconscient est dans notre tête, et que l'Invisible nous environne, et dès qu'on nomme ce dernier, l'espace autour de nous se met à bruisser de présences...
Ton commentaire me permet enfin d'ajouter quelque chose que je voulais dire dans ce billet mais que j'ai gardé pour une autre fois faute de place. Je propose toujours aux participant(e)s de mes ateliers de choisir avec quoi ils ou elles veulent travailler:
- l'Inconscient psychologique...
- les esprits, en acceptant l'idée que tout a un aspect spirituel, vivant.
- l'Esprit, le Souffle qui anime le monde.
- la vacuité, le Sans-Forme.
Je crois pour ma part que ces 4 vocables désignent une même réalité, mais le plus intéressant, c'est que j'ai pu observer maintes fois comment, selon qu'on choisit de travailler avec l'un ou l'autre, on en a une expérience différente, en accord avec le niveau de réalité correspondant...