mercredi 10 avril 2019

Le regard du lion


Je reviens du désert. Plus précisément, du Sahara marocain où je suis allé marcher avec un groupe de rêveuses et de rêveurs, dans une méharée guidée par mes excellent.e.s ami.e.s Caroline Von Bibikov et Jérôme Van Lidth, ainsi que moi-même. Nous étions un beau groupe de près d’une vingtaine de personnes, accompagné dans cette aventure par une équipe de Berbères très professionnels et une vingtaine de dromadaires au pas nonchalant. J’ai encore du sable plein les poches, et le parfum de l’immensité sauvage continue de m’envelopper. Nous avons été lavés par la pluie et le vent, séchés par le soleil, embrassés par l‘espace grand ouvert, bercés par la nuit étoilée. Nous avons marché à travers les dunes et la rocaille noire, écouté la profondeur du silence, partagé des éclats de rire et des moments de poésie brute. Le voyage était intérieur autant que physique. J’ai entendu des rêves magnifiques. Nous sommes ensemble descendus dans le puits de l’âme pour aller y boire l’eau vive à la source. Plus de 10 jours après avoir posé le pied à l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle, de retour donc dans la civilisation, je ne suis pas tout à fait revenu encore.

On ne revient jamais entièrement du désert, ou pas tout de suite en tous cas. On y laisse quelque chose de soi, et en retour, on en ramène quelque chose qui n’a rien de personnel. Souvent, c’est une histoire d’amour qui s’installe ainsi avec une nostalgie de la vastitude brute des horizons illimités. Parfois, c’est un sentiment d’être enfin revenu à la maison, ou d’avoir trouvé une demeure pour son âme qui enfin peut marcher sur terre sans être emprisonnée dans des limites artificielles. Je veux vous parler ici de ce avec quoi je reviens, et plus particulièrement du travail intérieur qui se fait au cours de ce genre d’aventure à la rencontre de la dimension sauvage de la vie. Je ne vous raconterai pas le voyage. Il faut le faire pour savoir de quoi il retourne vraiment. Je vous dirai plutôt comment faire le voyage, dans le Sahara ou ailleurs, car on peut aussi aller dans le désert en touriste, par exemple au volant d’un gros 4x4 avec un pack de bières dans le coffre, et passer à côté de lui. Et puis on peut aussi faire du travail de l’âme (soul work) en ville, même si pour cette plongée dans l’intériorité, il est bien plus aisé de marcher dans le désert...

Vous parlant de travail de l’âme, ou de fabrique de celle-ci (soul craft), je ne peux éviter bien sûr une pensée émue pour mon enseignante Paule Lebrun, décédée en 2017 mais dont la présence souriante nous a accompagné tout au long de cette méharée. Caroline et moi avons été ses étudiants, et par bien des côtés, en particulier sur son versant poétique, ce voyage a porté son empreinte. Je lui clignais parfois de l’œil en marchant, et je murmurais dans mon for intérieur : « tu vois, Paula, la flamme que tu as allumée coure le monde désormais ! » J’ai sursauté parfois en entendant Caroline présenter certaines pratiques ; j’avais l’impression de revenir 25 ans en arrière et d’entendre Paule parler. Même inspiration, même source qui nous traverse, nous transperce. Je me souviens de mon ébahissement d’alors devant ce langage, et je pouvais retrouver celui-ci dans les yeux de certain.e.s participant.e.s qui, à bon droit, ont pu nous penser gentiment illuminés avant de voir peut-être quelque chose s’éclairer doucement en dedans au fil du voyage.

C’est que la lumière de l’âme, si elle est sans doute la plus naturelle et la plus simple d’accès pour qui en a retrouvé le chemin, n’est guère à l’honneur dans notre monde où l’on préfère souvent le clinquant des spot-lights et les néons clignotants. Pourtant, il pourrait y avoir là quelque chose de vital pour nous, qui ne tient ni de la psychothérapie ni de la pratique spirituelle, tout en les reliant, les englobant et les dépassant comme seule la poésie peut le faire. Car disons-le, la psychothérapie a depuis longtemps, la plupart du temps (mais pas toujours), trahi l’âme qu’elle est censée soigner en devenant normalisatrice et utilitaire, fut-ce au service de notre mieux-être. Quant à la spiritualité, elle se perd bien souvent (mais pas toujours) dans un désir de transcender le corps et son animalité, les sentiments et les émotions, nos ombres et la vie de l’imagination, bref tout ce qui fait le lit de l’âme et lui donne envie de s’incarner sur notre bonne terre. Nous voudrions être illuminés justement, et nager dans le bien-être permanent, dûment thérapeutisés, sans allumer la lumière à l’intérieur, sans aimer l’obscurité en nous. C’est peu dire que d’affirmer que nous vivons dans un monde dépourvu d’âme, c’est-à-dire d’amour puis l’âme est ce qui aime. L’évidence saute aux yeux quand on revient des grandes immensités sauvages : il y a moins de vie dans nos villes que dans le désert. Alors, on est au contact de ce que Paule appelait « la grande faim », qui est faim de l’âme, moins en quête de sens que de beauté, de ce qui fait que la vie ne passe pas pour rien…


Une autre source majeure de réflexion sur les tenants et aboutissants de ce genre de voyage, pour moi, est le travail de James Hillman, le fondateur de la psychologie archétypale et un des dignes successeurs de Jung. Je pense en particulier à un article intitulé « peaks and vales » (sommets et vallées), et sous-titré « the soul/spirit distinction as basis for the differences between psychotherapy and spiritual discipline » (la distinction âme/esprit comme base pour la différence entre psychothérapie et discipline spirituelle). Hillman y revient sur l’histoire de l’abandon de l’âme dans le christianisme, avec le parti pris de Paul pour l’esprit contre la vie du corps et de l’âme, puis les différents conciles de Nicée qui ont rejeté les images vivantes de la psyché si elles n‘étaient pas asservies au dogme. C’est sur cette base que s’est édifiée toute l’entreprise de l’Église qui a nié le féminin, la sexualité, la vie de l’imagination et la valeur de la nature en poursuivant des idéaux déshumanisés qui, outre de clouer le Christ sur la croix, ont conduit à toutes les conquêtes colonialistes que nous savons et finalement à la catastrophe matérialiste et écologique qui nous pend au nez. Mais il y a une spiritualité des vallées, de l’âme, nous dit Hillmann, qui n’a rien à voir avec la conquête des sommets, la performance ascétique et la discipline spirituelle, mais plutôt avec l’amour de l’obscurité d’en-bas pour la lumière qu’elle entoure de douceur et de tendresse, d’éros conscient. Elle tient dans ces mots de Keats qui inspiraient Hillman :

« Appelez le monde, si vous voulez, la vallée de la fabrique de l’âme. Alors vous trouverez l’usage de ce monde. »

C’est, en allant dans le désert, la fabrique de l’âme (soul craft) qui nous intéresse comme elle intéressait Hillman et Paule. Pour moi, à la différence d’Hillman, elle se distingue désormais de la psychothérapie qui est maintenant annexée par l’esprit dans sa dimension utilitaire et dans l’oubli de ce que la psychologie doit aux humanités pour sacrifier aux seuls dieux de la science dure. Or la fabrique de l’âme tient de l’art et réclame cette douceur que j’évoquais plus haut car le désert est un enseignant implacable. On y entre avec une intention aussi claire que possible, et puis il faudra s’abandonner au rythme du voyage, à l’intention sous-jacente qui nous amené là sans y penser. Le désert a souvent été un lieu d’ascèses impitoyables, exercices de volonté qui veulent dompter l’humain, l’animal en lui et les démons, mais aussi un espace ouvert à de grandes visions. Cette douceur de l’âme à laquelle fait allusion Hillman est certainement un des ingrédients majeurs du voyage, qui fait alors du désert un des lieux de l’âme plutôt que de l’esprit. Elle implique d’accepter tout ce qui se présente sans a priori. Ainsi le désert se montra-t-il généreux en nous infligeant pluie et vent, tempête dont se réjouissent les Berbères qui disent que nous avons la « baraka » (chance) d’être ainsi chahutés par les éléments. La volonté de diriger les choses est une des premières choses à abandonner pour entrer sur les terres de l‘âme. La philosophie du voyage devient rapidement : « si cela se passe comme on voulait, c’est bien, et si cela ne se passe pas comme on voulait, c’est bien aussi ». Avec cette façon de marcher, on comprend que ce qui est est toujours bien, qu’on gagne toujours à s’y accorder, à l’aimer. Alors, en aimant ainsi le chemin, le chemin nous le rend bien et nous aime en retour.

Dans les jours qui ont précédé le voyage, une amie interprète de rêves m’a donné une carte symbolique pour celui-ci en me partageant son sentiment de la nécessité d’une approche mystique des rêves. Par « mystique », nous sommes convenus qu’il s’agissait pour nous d’évoquer l’amour du mystère vivant au cœur de la vie, et non quelque envolée dans des espaces transcendant qui encore une fois dédaignerait la terre. Au contraire, m’a dit cette amie, notre voie est féminine et cela signifie que nous sommes régulièrement appelé.e.s à descendre dans les profondeurs plutôt qu’à nous envoler pour planer au haut des cieux. A chaque fois, c’est une voie de dépouillement, dans laquelle nous perdons tout ce qui définissait notre identité, tout ce sur quoi nous nous appuyions. Ce n’est pas une descente contrôlée, maîtrisée, qui tiendrait de la spéléologie de l’âme avec cordes et rivets. C’est plutôt une glissade impromptue, une chute par inadvertance dans l’inattendu. Car là où surgit l’âme apparaît aussi l’imprévu, l’impossible à planifier, le vivant. Et ce mouvement de descente et de dépouillement nous amène à chaque fois, pour reprendre l’expression de mon amie, « aux portes de la mort ». Là où notre chemin s’arrête, où nous semblons nous briser, où les traces que nous suivions se perdent dans le sable. C’est le poète T.S. Eliot qui en parle peut-être le mieux :

« Pour arriver à ce que tu ne connais pas
Tu dois aller par un chemin qui est la voie de l’ignorance.
Pour obtenir ce que tu ne possèdes pas
Tu dois aller par la voie de la dépossession.
Pour arriver à ce que tu n’es pas
Tu dois passer par cette façon dans laquelle tu n’es pas.
Et ce que tu ne sais pas est la seule chose que tu sais
Et ce qui t’appartient est ce qui ne t’appartient pas
Et là où tu es est ce lieu où tu n’es pas. »


Le désert est par excellence ce lieu où tu n’es pas, où rien ne t’appartient, où nul ne sait rien. Et il n’est alors, aux portes de cette mort symbolique qui est aussi l’occasion d’un grand renouvellement, que le « oui » à ce qui est, « oui » au cours de l’âme qui meurt et renaît encore une fois, pour ouvrir le chemin. Ainsi, les voyageurs de l’âme sont-ils invités à abandonner montres et téléphones, et tout ce qui permet de se repérer dans le temps ou dans l’espace, à l’orée du désert. Nous laissons derrière nous tout ce qui fait le confort de la vie moderne, et qui en réalité nous emprisonne dans une vie artificielle. Ce faisant, en signifiant cet abandon, c’est aussi leur vieille peau qu’ils indiquent être prêt.e.s à abandonner. Ils se dépouillent de l’idée restreinte qu’ils se faisaient de leur propre personne. Et ils y gagnent au change en s’exposant bientôt à l’immensité de l’espace ouvert, que ce soit celui des dunes de sables ou du désert rocailleux, ou encore de la voûte étoilée. Cet espace s’ouvre aussi en dedans avec la perte des repères, le fait de se lever avec le soleil et de se retrouver sous la tente à la nuit tombée, le pas lent des dromadaires et l’aisance à se perdre dans la vastitude où pourtant les Berbères semblent chez eux, savent exactement où et par où aller. Il n’y a plus qu’à s’en remettre aux hommes du désert, à ce qui est plus grand et qui guide, inch’Allah !…

L’âme se nourrit de beauté, de nature sauvage, de silence et poésie, de chants et de danses, de rituels, de rêves et d’histoires racontées au coin du feu, etc. Ce n’est pas une intellectuelle. Elle se gausse de nos recherches de sens, qui appartiennent au domaine de l’esprit. A l’orée du désert, nous laissons aussi les livres, tous les livres. Non seulement les philosophies et les théories ne sont pas du voyage, mais aussi la poésie, car la poésie fixée sur le papier est comme un papillon épinglé : le mouvement qui animait les images est absent. Or ce sont les images vivantes qui nourrissent l’âme. Et voilà que, libérée des livres, la poésie suinte dans les partages, dans les échanges d’âme à âme, et plus encore dans le silence. Soudain, elle est partout où se porte notre regard, et jusque l’air que nous respirons a une qualité poétique. C’est un moment de désintoxication, non seulement des poumons qui respirent enfin un air non pollué par les gaz d’échappement, mais aussi des cœurs et des esprits qui sont mis à la diète des actualités et des débats qui agitent le monde. Tout pourrait arriver sur la planète sans que cela revête la moindre importance : nous n’avons pas besoin de le savoir, et le monde n’a pas besoin non plus que nous soyons au courant. De toute façon, nous ne pourrions rien y faire, rien y changer, et en fait nous contribuons alors à la paix du monde en nous enracinant dans un espace libre de toutes les pollutions mentales du monde moderne. Sans le vouloir, le penser même, nous voilà en Tao. Et puisque nous sommes en Tao, le monde autour de nous s’avère aussi en Tao.

Un temps fort de la méharée est l’entrée dans le silence. Un silence doux dans lequel nous sommes invités à marcher dans l’intériorité. Il est encore possible d’avoir un contact avec les autres au travers d’un regard, d’une accolade, mais voilà que nous perdons le support des mots. Il y en a qui n’attendaient que cela, et d’autres pour qui c’est une épreuve, qui poursuivent des conversations par gestes ou éprouvent le besoin de se donner un peu en spectacle. Mais le contenant de silence enveloppe le voyage et c’est le moment où l’âme fore des puits d’où jaillissent les eaux d’abord noires mais bientôt claires et vives. On ne trouve pas de pétrole dans une traversée intérieure du désert mais on y accède à une richesse bien moins destructrice de notre nature, qui tient du limon déposé depuis des temps immémoriaux par la rivière qui coule sous la rivière de nos existences. Et voilà qu’il arrive alors que le Nil intérieur entre en crue porteuse de fertilité. Ce sont souvent aussi des moments d’effondrement des structures psychologiques obsolètes, de remontée d’émotions fortes ou d’images intérieures saisissantes. On observe alors des passages d’autant plus profonds que l’on ne fait rien, que seuls travaillent le silence et le désert. En fait, nous sommes travaillé.e.s par le désert depuis le début de la méharée, mais c’est le dépouillement des mots qui lui permet de donner sa pleine mesure dans ce travail intérieur qui ne s’embarrasse d’aucun artifice. Alors, c’est vraiment la nature, notre nature, qui travaille et ce qui remonte, même si les personnalités en sont momentanément ébranlées, est riche d’une incroyable fécondité pour la vie à venir.

On ne traverse pas le désert seul. La solitude, dans ces immensités, c’est la mort. Du coup, on y retrouve le sens de la communauté. Alors que la marche devient éprouvante, on s’aperçoit qu’on est porté. Quelque chose porte de l’intérieur, et parfois ce sont les dromadaires aussi qui nous portent. Mais ce qui permet finalement à chacun.e de traverser, c’est la communauté dans laquelle tou.te.s ont une place, un regard sur l’autre, une attention en forme de « je te vois ». Les Berbères donnent l’exemple de la communauté vivante qui soutient le voyage, se manifeste en chaque instant dans la répartition avec polyvalence des tâches mais aussi ressort dans les chants autour du feu. Le groupe de marcheuses et de marcheurs, constitué d’individus qui pour la plupart ne se connaissaient pas avant de partir, forme rapidement une petite communauté d’âmes qui s’offrent mutuellement écoute et massages, et mettent en commun tout ce qui peut servir. Très vite se constitue une âme de groupe, qui est propre à chaque voyage. Les temps de partage deviennent des rituels marqués par la sobriété et la poésie des paroles déposées. Il est clair que la traversée du désert intérieur est une expérience individuelle mais qu’elle réclame le contenant d’une communauté. De retour du désert, il est frappant de constater à quel point nos villes sont déshumanisées, c’est-à-dire qu’on n’y trouve plus de communautés, mais seulement des foules et des individus isolés.


Au cours de ce voyage, d’une façon absolument non préméditée, nous avons vécu une très belle rencontre du masculin et du féminin. Une piste s’est ouverte soudain devant nous, dans laquelle la méharée s’est engouffrée. A un moment, les hommes se sont retrouvés dans un cercle entre eux à l’écart du campement, et cela a été l’occasion d’échanger sur ce que cela signifie d’être homme au XXIème siècle. Il en est ressorti toute une richesse d’expériences et de questionnements, et le sentiment général que l’homme est à réinventer en ces temps d’agonie souvent violente du patriarcat, sans que nous ayons de modèle sur lequel nous appuyer. Plus tard, la rencontre s’est opérée en deux temps. D’abord, les femmes ont fait un rituel de célébration de l’eau autour d’un puits, soutenues par les hommes qui se tenaient dans un cercle extérieur. Puis, ultérieurement, les hommes se sont à nouveau réunis en cercle, entourés cette fois par le cercle des femmes qui les ont écouté déposer leurs paroles d’homme. Enfin, les femmes ont pris le bâton de paroles pour faire des hommes présents les intermédiaires du message qu’elles voulaient faire passer aux hommes en général. Nous en avons tout.te.s tiré une grande satisfaction, que ce soit de pouvoir parler et d’être entendu.e.s, ou tout simplement de constater que la rencontre et la réconciliation du féminin et du masculin sont non seulement possibles, mais souhaitables et vivifiantes.

La posture d’accompagnant dans ce genre de voyage présente des défis passionnants. Le plus intéressant d’entre eux est certainement de vivre pleinement son propre processus intérieur tout en donnant une attention soutenue au groupe et aux processus intérieurs des participant.e.s. Nous n’étions pas de trop de trois animateurs, avec la chance de fort bien nous entendre sans grandes discussions et d’être très complémentaires dans nos approches et nos compétences. Il est nécessaire de pouvoir prendre des moments de recul et de solitude dans de telles traversées, ce qui n’est possible qu’en passant le relai en toute confiance à d’autres. Il est important que les personnes facilitant le voyage soient impliquées dans celui-ci avec leurs propres processus intérieurs, qu’elles partagent l’aventure existentielle du groupe. Elles offrent ainsi un cadre énergétique qui donne une direction à la caravane, et elles se doivent de proposer un exemple d’implication dans le travail et l’intériorité. Par exemple, elles sont porteuses du silence, qui ne tient pas simplement à une consigne de ne plus parler mais se manifeste dans une présence à chaque instant, à soi-même et à autrui. C’est une position privilégiée que d’accompagner de tels groupes dans le désert car, même si cela semble relever du grand écart, il s’installe rapidement un équilibre entre le processus personnel et celui de l’ensemble : chacun sert de contre-poids à l’autre. Ainsi n’est-il pas possible de s’absorber entièrement dans nos problématiques personnelles du fait des besoins du groupe, et cela aide à traverser les obstacles, tandis que l’intériorité à laquelle invite le désert donne un enracinement qui permet d’accompagner le groupe dans toutes les méandres du voyage.

Le dernier ingrédient qu’il me faut mentionner pour ce travail de l’âme, mais non le moindre, m’a été soufflé par une carte tirée au troisième ou quatrième jour. Il s’agit du sens de l’humour, et de la capacité à insuffler de la légèreté dans le voyage, les rituels et les processus souvent intenses qui s’y déploient. Paule Lebrun nous mettait régulièrement en garde contre l’esprit de sérieux qui nous amène à bloquer la circulation de l’énergie en serrant les fesses. C’est par cette constriction égotique que les rituels se transforment en rites et que la poésie cristallise en dogmes. On voit volontiers transparaître par là l’attachement à la souffrance et aux drames qui tissent notre petite existence, et l’on glisse bientôt à nouveau dans le sommeil et l’ennui. Le remède est alors d’invoquer l’esprit des clowns sacrés, les heyokas de la tradition amérindienne, qui font tout à l’envers et troublent les cérémonies par des actions ou des paroles incongrues. Paule soulignait qu’il ne faut pas confondre l’esprit de sérieux avec la gravité requise pour conduire des rituels ou accompagner des processus de transformation. La gravité tient à la conscience de notre responsabilité devant ce qui est alors en jeu, et confère du poids à nos paroles, nos actions et notre présence. Ce poids, qui est aussi celui des sentiments abyssaux qui sont parfois rencontrés dans le travail de l’âme, a besoin d’être équilibré par la légèreté aérienne qui enjambe les gouffres dans un éclat de rire, avec tendresse et douceur, et remet les choses en perspective.



J’ai entendu de très beaux rêves au cours de ce voyage. J’ai demandé à l’un des rêveurs la permission de vous partager ce qu’il m’a donné à entendre car j’y ai vu une des plus belles façons possibles de vous partager ce que je ramène du désert. A un moment, il m’a expliqué qu’il venait d’avoir un rêve qui apportait une conclusion, au moins provisoire, à une série de rêves qui lui étaient advenus sur une période de deux ans. Le premier de ces rêves est le suivant :

Je suis un berger et je veille sur un troupeau de lions endormis dans un cirque de montagne, sous une pleine lune qui dissimule les lions dont les formes de loin pourraient sembler dans cette pénombre être des moutons.

Il est à noter, m’a-t-il dit, qu’il reprenait alors contact avec une masculinité positive et inspirante. Cependant, quelques temps plus tard, sa compagne est partie dans le désert avec un groupe similaire au notre et voilà ce qu’il a alors rêvé :

Je suis un lion du désert. Je m’approche d’un campement que j’observe en me dissimulant en haut d’une dune. Il y a là des femmes en robes rouges qui sont en train de célébrer un rituel.

On entre là dans la dimension mystérieuse des rêves, qui échappe à l’interprétation et à la volonté de tout expliquer. Bien sûr, on peut encore s’attacher à discuter du symbole du lion et des liens que le rêveur entretient avec celui-ci. Ce lien semble cependant de nature chamanique plus que psychologique. Il se trouve qu’il est probable que la compagne du rêveur ait participé dans les jours entourant le rêve à un rituel similaire à celui-ci dont le lion était témoin. Le rêve semble donc tenir plus du voyage que de la construction symbolique, et avoir ouvert une fenêtre permettant au rêveur d’approcher une réalité mystérieuse. Il me semble probable qu’en fait, il a alors commencé à entrer en résonance avec l’âme du désert qui l’appelait, résonance soutenue par l’amour qu’il éprouve pour sa femme et qui a fourni l’énergie nécessaire à ce « voyage » subtil.

Au cours de notre méharée, il a reçu un troisième rêve qui, m’a-t-il alors dit, complétait les deux premiers. Dans ce rêve :

Il est à nouveau le lion du désert. Il s’approche de notre campement et voit le rêveur endormi (ainsi qu’il l’était dans la réalité) tout proche des dromadaires. Il veille sur lui.

Du point de vue chamanique, ce rêve indique que le rêveur vient de franchir un seuil remarquable : il se voit lui-même de l’extérieur. Il est maintenant en contact direct avec l’âme du désert. Il a répondu à son appel en se joignant à la méharée et elle veille désormais sur son sommeil, sur ses rêves. Bien sûr, on peut se demander, toujours d’un point de vue chamanique, si le lion du désert n’est pas en passe de devenir un de ses animaux de pouvoir.

Mais le rêve a pour moi une autre dimension qui résonne avec les préoccupations autour de l’effondrement que je partageais en marchant avec le rêveur, aussi sensible que moi à ces questions. Dans le Manifeste de la Montagne Sombre1 (dark mountain manifesto) dont je parlais dans un précédent article2, il est fait mention de la nécessité d’entrer dans un processus de décivilisation (en anglais : uncivilisation) pour observer notre humanité « de l’extérieur », à partir de points de vue non-humains qui pourraient permettre d’envisager de nouvelles perspectives. C’est une façon de revenir dans le grand cercle de la vie, dans lequel l’humain n’est qu’un acteur parmi d’autres, sur le même rang que les fourmis et les lions, et d’ouvrir la voie à une vision globale de la Grande Vie sur notre planète. L’agonie de la civilisation techno-industrielle n’est pas un drame du point de vue des arbres, des rochers, des animaux sauvages et du désert. Elle pourrait même être une opportunité. Et ce qui semble dramatique d’un point de vue humain pourrait être l’occasion pour certain.e.s d’entre nous de briser l’identification à l’humain moderne coupé de la nature, et d’élargir le champ de nos consciences jusqu’à embrasser le regard du lion sur ce qui arrive.


La plus grande leçon que j’ai retiré de ce voyage, c’est qu’il y a de la vie partout dans le désert. Et oui, la vie s’adapte aux milieux les plus hostiles. Je marchais en quête d’un rêve pour la terre au-delà de l’effondrement de la civilisation industrielle. C’est le rêveur au lion qui m’a aidé à dégager cette vision de son écrin de silence en me disant, comme nous parlions de son rêve, que l’âme du désert est pré-humaine. Elle nous reconduit à des profondeurs ancestrales du point de vue desquelles notre humanité techniciste n’est qu’un accident de parcours sans grande importance. Elle nous a précédé, et elle nous survivra, et avec elle, les serpents, les scorpions et les scarabées, les acacias et les tamaris, et très probablement les dromadaires ainsi que les hommes qui sont accordés à cette âme, comme le sont les Berbères par exemple. Quant à nous, nous ne faisons que passer...




1 commentaire:

  1. La décivilisation c'est ne plus être amoureux de son image, de sa persona et du monde , c'est en effet prendre de la distance vis a vis de ce qui est vu pour redevenir Cela, le Soi qui voit et que nous somme en fait.

    Allons plus loin : Qu'est ce qui voyait que j'étais un tigre qui voyait l'homme que j'étais ?

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