Je reviens du désert. Plus précisément,
du Sahara marocain où je suis allé marcher avec un groupe de
rêveuses et de rêveurs, dans une méharée guidée par mes
excellent.e.s ami.e.s Caroline Von Bibikov et Jérôme Van Lidth,
ainsi que moi-même. Nous étions un beau groupe de près d’une
vingtaine de personnes, accompagné dans cette aventure par une
équipe de Berbères très professionnels et une vingtaine de
dromadaires au pas nonchalant. J’ai encore du sable plein les
poches, et le parfum de l’immensité sauvage continue de
m’envelopper. Nous avons été lavés par la pluie et le vent,
séchés par le soleil, embrassés par l‘espace grand ouvert,
bercés par la nuit étoilée. Nous avons marché à travers les
dunes et la rocaille noire, écouté la profondeur du silence,
partagé des éclats de rire et des moments de poésie brute. Le
voyage était intérieur autant que physique. J’ai entendu des
rêves magnifiques. Nous sommes ensemble descendus dans le puits de
l’âme pour aller y boire l’eau vive à la source. Plus de 10
jours après avoir posé le pied à l’aéroport Roissy
Charles-de-Gaulle, de retour donc dans la civilisation, je ne suis
pas tout à fait revenu encore.
On ne revient jamais entièrement du
désert, ou pas tout de suite en tous cas. On y laisse quelque chose
de soi, et en retour, on en ramène quelque chose qui n’a rien de
personnel. Souvent, c’est une histoire d’amour qui s’installe
ainsi avec une nostalgie de la vastitude brute des horizons
illimités. Parfois, c’est un sentiment d’être enfin revenu à
la maison, ou d’avoir trouvé une demeure pour son âme qui enfin
peut marcher sur terre sans être emprisonnée dans des limites
artificielles. Je veux vous parler ici de ce avec quoi je reviens, et
plus particulièrement du travail intérieur qui se fait au cours de
ce genre d’aventure à la rencontre de la dimension sauvage de la
vie. Je ne vous raconterai pas le voyage. Il faut le faire pour
savoir de quoi il retourne vraiment. Je vous dirai plutôt comment
faire le voyage, dans le Sahara ou ailleurs, car on peut aussi aller
dans le désert en touriste, par exemple au volant d’un gros 4x4
avec un pack de bières dans le coffre, et passer à côté de lui.
Et puis on peut aussi faire du travail de l’âme (soul work)
en ville, même si pour cette plongée dans l’intériorité, il est
bien plus aisé de marcher dans le désert...
Vous parlant de travail de l’âme, ou
de fabrique de celle-ci (soul craft), je ne peux éviter bien
sûr une pensée émue pour mon enseignante Paule Lebrun, décédée
en 2017 mais dont la présence souriante nous a accompagné tout au
long de cette méharée. Caroline et moi avons été ses étudiants,
et par bien des côtés, en particulier sur son versant poétique, ce
voyage a porté son empreinte. Je lui clignais parfois de l’œil en
marchant, et je murmurais dans mon for intérieur : « tu
vois, Paula, la flamme que tu as allumée coure le monde
désormais ! » J’ai sursauté parfois en entendant
Caroline présenter certaines pratiques ; j’avais l’impression
de revenir 25 ans en arrière et d’entendre Paule parler. Même
inspiration, même source qui nous traverse, nous transperce. Je me
souviens de mon ébahissement d’alors devant ce langage, et je
pouvais retrouver celui-ci dans les yeux de certain.e.s
participant.e.s qui, à bon droit, ont pu nous penser gentiment
illuminés avant de voir peut-être quelque chose s’éclairer
doucement en dedans au fil du voyage.
C’est que la lumière de l’âme, si
elle est sans doute la plus naturelle et la plus simple d’accès
pour qui en a retrouvé le chemin, n’est guère à l’honneur dans
notre monde où l’on préfère souvent le clinquant des spot-lights
et les néons clignotants. Pourtant, il pourrait y avoir là quelque
chose de vital pour nous, qui ne tient ni de la psychothérapie ni de
la pratique spirituelle, tout en les reliant, les englobant et les
dépassant comme seule la poésie peut le faire. Car disons-le, la
psychothérapie a depuis longtemps, la plupart du temps (mais pas
toujours), trahi l’âme qu’elle est censée soigner en devenant
normalisatrice et utilitaire, fut-ce au service de notre mieux-être.
Quant à la spiritualité, elle se perd bien souvent (mais pas
toujours) dans un désir de transcender le corps et son animalité,
les sentiments et les émotions, nos ombres et la vie de
l’imagination, bref tout ce qui fait le lit de l’âme et lui
donne envie de s’incarner sur notre bonne terre. Nous voudrions
être illuminés justement, et nager dans le bien-être permanent,
dûment thérapeutisés, sans allumer la lumière à l’intérieur,
sans aimer l’obscurité en nous. C’est peu dire que d’affirmer
que nous vivons dans un monde dépourvu d’âme, c’est-à-dire
d’amour puis l’âme est ce qui aime. L’évidence saute aux yeux
quand on revient des grandes immensités sauvages : il y a moins
de vie dans nos villes que dans le désert. Alors, on est au contact
de ce que Paule appelait « la grande faim », qui est faim
de l’âme, moins en quête de sens que de beauté, de ce qui fait
que la vie ne passe pas pour rien…
Une autre source majeure de réflexion
sur les tenants et aboutissants de ce genre de voyage, pour moi, est
le travail de James Hillman, le fondateur de la psychologie
archétypale et un des dignes successeurs de Jung. Je pense en
particulier à un article intitulé « peaks and vales »
(sommets et vallées), et sous-titré « the soul/spirit
distinction as basis for the differences between psychotherapy and
spiritual discipline » (la distinction âme/esprit comme
base pour la différence entre psychothérapie et discipline
spirituelle). Hillman y revient sur l’histoire de l’abandon de
l’âme dans le christianisme, avec le parti pris de Paul pour
l’esprit contre la vie du corps et de l’âme, puis les différents
conciles de Nicée qui ont rejeté les images vivantes de la psyché
si elles n‘étaient pas asservies au dogme. C’est sur cette base
que s’est édifiée toute l’entreprise de l’Église qui a nié
le féminin, la sexualité, la vie de l’imagination et la valeur de
la nature en poursuivant des idéaux déshumanisés qui, outre de
clouer le Christ sur la croix, ont conduit à toutes les conquêtes
colonialistes que nous savons et finalement à la catastrophe
matérialiste et écologique qui nous pend au nez. Mais il y a une
spiritualité des vallées, de l’âme, nous dit Hillmann, qui n’a
rien à voir avec la conquête des sommets, la performance ascétique
et la discipline spirituelle, mais plutôt avec l’amour de
l’obscurité d’en-bas pour la lumière qu’elle entoure de
douceur et de tendresse, d’éros conscient. Elle tient dans ces
mots de Keats qui inspiraient Hillman :
« Appelez le monde, si vous voulez,
la vallée de la fabrique de l’âme. Alors vous trouverez l’usage
de ce monde. »
C’est, en allant dans le désert, la
fabrique de l’âme (soul craft) qui nous intéresse comme
elle intéressait Hillman et Paule. Pour moi, à la différence
d’Hillman, elle se distingue désormais de la psychothérapie qui
est maintenant annexée par l’esprit dans sa dimension utilitaire
et dans l’oubli de ce que la psychologie doit aux humanités pour
sacrifier aux seuls dieux de la science dure. Or la fabrique de l’âme
tient de l’art et réclame cette douceur que j’évoquais plus
haut car le désert est un enseignant implacable. On y entre avec une
intention aussi claire que possible, et puis il faudra s’abandonner
au rythme du voyage, à l’intention sous-jacente qui nous amené là
sans y penser. Le désert a souvent été un lieu d’ascèses
impitoyables, exercices de volonté qui veulent dompter l’humain,
l’animal en lui et les démons, mais aussi un espace ouvert à de
grandes visions. Cette douceur de l’âme à laquelle fait allusion
Hillman est certainement un des ingrédients majeurs du voyage, qui
fait alors du désert un des lieux de l’âme plutôt que de
l’esprit. Elle implique d’accepter tout ce qui se présente sans
a priori. Ainsi le désert se montra-t-il généreux en nous
infligeant pluie et vent, tempête dont se réjouissent les Berbères
qui disent que nous avons la « baraka » (chance) d’être
ainsi chahutés par les éléments. La volonté de diriger les choses
est une des premières choses à abandonner pour entrer sur les
terres de l‘âme. La philosophie du voyage devient rapidement :
« si cela se passe comme on voulait, c’est bien, et si cela
ne se passe pas comme on voulait, c’est bien aussi ». Avec
cette façon de marcher, on comprend que ce qui est est toujours
bien, qu’on gagne toujours à s’y accorder, à l’aimer. Alors,
en aimant ainsi le chemin, le chemin nous le rend bien et nous aime
en retour.
Dans les jours qui ont précédé le
voyage, une amie interprète de rêves m’a donné une carte
symbolique pour celui-ci en me partageant son sentiment de la
nécessité d’une approche mystique des rêves. Par « mystique »,
nous sommes convenus qu’il s’agissait pour nous d’évoquer
l’amour du mystère vivant au cœur de la vie, et non quelque
envolée dans des espaces transcendant qui encore une fois
dédaignerait la terre. Au contraire, m’a dit cette amie, notre
voie est féminine et cela signifie que nous sommes régulièrement
appelé.e.s à descendre dans les profondeurs plutôt qu’à nous
envoler pour planer au haut des cieux. A chaque fois, c’est une
voie de dépouillement, dans laquelle nous perdons tout ce qui
définissait notre identité, tout ce sur quoi nous nous appuyions.
Ce n’est pas une descente contrôlée, maîtrisée, qui tiendrait
de la spéléologie de l’âme avec cordes et rivets. C’est plutôt
une glissade impromptue, une chute par inadvertance dans l’inattendu.
Car là où surgit l’âme apparaît aussi l’imprévu,
l’impossible à planifier, le vivant. Et ce mouvement de descente
et de dépouillement nous amène à chaque fois, pour reprendre
l’expression de mon amie, « aux portes de la mort ». Là
où notre chemin s’arrête, où nous semblons nous briser, où les
traces que nous suivions se perdent dans le sable. C’est le poète
T.S. Eliot qui en parle peut-être le mieux :
« Pour arriver à ce que tu ne
connais pas
Tu dois aller par un chemin qui est
la voie de l’ignorance.
Pour obtenir ce que tu ne possèdes pas
Tu dois aller par la voie de la
dépossession.
Pour arriver à ce que tu n’es pas
Tu dois passer par cette façon dans
laquelle tu n’es pas.
Et ce que tu ne sais pas est la seule
chose que tu sais
Et ce qui t’appartient est ce qui ne
t’appartient pas
Et là où tu es est ce lieu où tu n’es
pas. »
Le désert est par excellence ce lieu où
tu n’es pas, où rien ne t’appartient, où nul ne sait rien. Et
il n’est alors, aux portes de cette mort symbolique qui est aussi
l’occasion d’un grand renouvellement, que le « oui »
à ce qui est, « oui » au cours de l’âme qui meurt et
renaît encore une fois, pour ouvrir le chemin. Ainsi, les voyageurs
de l’âme sont-ils invités à abandonner montres et téléphones,
et tout ce qui permet de se repérer dans le temps ou dans l’espace,
à l’orée du désert. Nous laissons derrière nous tout ce qui
fait le confort de la vie moderne, et qui en réalité nous
emprisonne dans une vie artificielle. Ce faisant, en signifiant cet
abandon, c’est aussi leur vieille peau qu’ils indiquent être
prêt.e.s à abandonner. Ils se dépouillent de l’idée restreinte
qu’ils se faisaient de leur propre personne. Et ils y gagnent au
change en s’exposant bientôt à l’immensité de l’espace
ouvert, que ce soit celui des dunes de sables ou du désert
rocailleux, ou encore de la voûte étoilée. Cet espace s’ouvre
aussi en dedans avec la perte des repères, le fait de se lever avec
le soleil et de se retrouver sous la tente à la nuit tombée, le pas
lent des dromadaires et l’aisance à se perdre dans la vastitude où
pourtant les Berbères semblent chez eux, savent exactement où et
par où aller. Il n’y a plus qu’à s’en remettre aux hommes du
désert, à ce qui est plus grand et qui guide, inch’Allah !…
L’âme se nourrit de beauté, de nature
sauvage, de silence et poésie, de chants et de danses, de rituels,
de rêves et d’histoires racontées au coin du feu, etc. Ce n’est
pas une intellectuelle. Elle se gausse de nos recherches de sens, qui
appartiennent au domaine de l’esprit. A l’orée du désert, nous
laissons aussi les livres, tous les livres. Non seulement les
philosophies et les théories ne sont pas du voyage, mais aussi la
poésie, car la poésie fixée sur le papier est comme un papillon
épinglé : le mouvement qui animait les images est absent. Or
ce sont les images vivantes qui nourrissent l’âme. Et voilà que,
libérée des livres, la poésie suinte dans les partages, dans les
échanges d’âme à âme, et plus encore dans le silence. Soudain,
elle est partout où se porte notre regard, et jusque l’air que
nous respirons a une qualité poétique. C’est un moment de
désintoxication, non seulement des poumons qui respirent enfin un
air non pollué par les gaz d’échappement, mais aussi des cœurs
et des esprits qui sont mis à la diète des actualités et des
débats qui agitent le monde. Tout pourrait arriver sur la planète
sans que cela revête la moindre importance : nous n’avons pas
besoin de le savoir, et le monde n’a pas besoin non plus que nous
soyons au courant. De toute façon, nous ne pourrions rien y faire,
rien y changer, et en fait nous contribuons alors à la paix du monde
en nous enracinant dans un espace libre de toutes les pollutions
mentales du monde moderne. Sans le vouloir, le penser même, nous
voilà en Tao. Et puisque nous sommes en Tao, le monde autour de nous
s’avère aussi en Tao.
Un temps fort de la méharée est
l’entrée dans le silence. Un silence doux dans lequel nous sommes
invités à marcher dans l’intériorité. Il est encore possible
d’avoir un contact avec les autres au travers d’un regard, d’une
accolade, mais voilà que nous perdons le support des mots. Il y en a
qui n’attendaient que cela, et d’autres pour qui c’est une
épreuve, qui poursuivent des conversations par gestes ou éprouvent
le besoin de se donner un peu en spectacle. Mais le contenant de
silence enveloppe le voyage et c’est le moment où l’âme fore
des puits d’où jaillissent les eaux d’abord noires mais bientôt
claires et vives. On ne trouve pas de pétrole dans une traversée
intérieure du désert mais on y accède à une richesse bien moins
destructrice de notre nature, qui tient du limon déposé depuis des
temps immémoriaux par la rivière qui coule sous la rivière de nos
existences. Et voilà qu’il arrive alors que le Nil intérieur
entre en crue porteuse de fertilité. Ce sont souvent aussi des
moments d’effondrement des structures psychologiques obsolètes, de
remontée d’émotions fortes ou d’images intérieures
saisissantes. On observe alors des passages d’autant plus profonds
que l’on ne fait rien, que seuls travaillent le silence et le
désert. En fait, nous sommes travaillé.e.s par le désert depuis le
début de la méharée, mais c’est le dépouillement des mots qui
lui permet de donner sa pleine mesure dans ce travail intérieur qui
ne s’embarrasse d’aucun artifice. Alors, c’est vraiment la
nature, notre nature, qui travaille et ce qui remonte, même si les
personnalités en sont momentanément ébranlées, est riche d’une
incroyable fécondité pour la vie à venir.
On ne traverse pas le désert seul. La
solitude, dans ces immensités, c’est la mort. Du coup, on y
retrouve le sens de la communauté. Alors que la marche devient
éprouvante, on s’aperçoit qu’on est porté. Quelque chose porte
de l’intérieur, et parfois ce sont les dromadaires aussi qui nous
portent. Mais ce qui permet finalement à chacun.e de traverser,
c’est la communauté dans laquelle tou.te.s ont une place, un
regard sur l’autre, une attention en forme de « je te vois ».
Les Berbères donnent l’exemple de la communauté vivante qui
soutient le voyage, se manifeste en chaque instant dans la
répartition avec polyvalence des tâches mais aussi ressort dans les
chants autour du feu. Le groupe de marcheuses et de marcheurs,
constitué d’individus qui pour la plupart ne se connaissaient pas
avant de partir, forme rapidement une petite communauté d’âmes
qui s’offrent mutuellement écoute et massages, et mettent en
commun tout ce qui peut servir. Très vite se constitue une âme de
groupe, qui est propre à chaque voyage. Les temps de partage
deviennent des rituels marqués par la sobriété et la poésie des
paroles déposées. Il est clair que la traversée du désert
intérieur est une expérience individuelle mais qu’elle réclame
le contenant d’une communauté. De retour du désert, il est
frappant de constater à quel point nos villes sont déshumanisées,
c’est-à-dire qu’on n’y trouve plus de communautés, mais
seulement des foules et des individus isolés.
Au cours de ce voyage, d’une façon
absolument non préméditée, nous avons vécu une très belle
rencontre du masculin et du féminin. Une piste s’est ouverte
soudain devant nous, dans laquelle la méharée s’est engouffrée.
A un moment, les hommes se sont retrouvés dans un cercle entre eux à
l’écart du campement, et cela a été l’occasion d’échanger
sur ce que cela signifie d’être homme au XXIème
siècle. Il en est ressorti toute une richesse d’expériences et de
questionnements, et le sentiment général que l’homme est à
réinventer en ces temps d’agonie souvent violente du patriarcat,
sans que nous ayons de modèle sur lequel nous appuyer. Plus tard, la
rencontre s’est opérée en deux temps. D’abord, les femmes ont
fait un rituel de célébration de l’eau autour d’un puits,
soutenues par les hommes qui se tenaient dans un cercle extérieur.
Puis, ultérieurement, les hommes se sont à nouveau réunis en
cercle, entourés cette fois par le cercle des femmes qui les ont
écouté déposer leurs paroles d’homme. Enfin, les femmes ont pris
le bâton de paroles pour faire des hommes présents les
intermédiaires du message qu’elles voulaient faire passer aux
hommes en général. Nous en avons tout.te.s tiré une grande
satisfaction, que ce soit de pouvoir parler et d’être entendu.e.s,
ou tout simplement de constater que la rencontre et la réconciliation
du féminin et du masculin sont non seulement possibles, mais
souhaitables et vivifiantes.
La posture d’accompagnant dans ce genre
de voyage présente des défis passionnants. Le plus intéressant
d’entre eux est certainement de vivre pleinement son propre
processus intérieur tout en donnant une attention soutenue au groupe
et aux processus intérieurs des participant.e.s. Nous n’étions
pas de trop de trois animateurs, avec la chance de fort bien nous
entendre sans grandes discussions et d’être très complémentaires
dans nos approches et nos compétences. Il est nécessaire de pouvoir
prendre des moments de recul et de solitude dans de telles
traversées, ce qui n’est possible qu’en passant le relai en
toute confiance à d’autres. Il est important que les personnes
facilitant le voyage soient impliquées dans celui-ci avec leurs
propres processus intérieurs, qu’elles partagent l’aventure
existentielle du groupe. Elles offrent ainsi un cadre énergétique
qui donne une direction à la caravane, et elles se doivent de
proposer un exemple d’implication dans le travail et l’intériorité.
Par exemple, elles sont porteuses du silence, qui ne tient pas
simplement à une consigne de ne plus parler mais se manifeste dans
une présence à chaque instant, à soi-même et à autrui. C’est
une position privilégiée que d’accompagner de tels groupes dans
le désert car, même si cela semble relever du grand écart, il
s’installe rapidement un équilibre entre le processus personnel et
celui de l’ensemble : chacun sert de contre-poids à l’autre.
Ainsi n’est-il pas possible de s’absorber entièrement dans nos
problématiques personnelles du fait des besoins du groupe, et cela
aide à traverser les obstacles, tandis que l’intériorité à
laquelle invite le désert donne un enracinement qui permet
d’accompagner le groupe dans toutes les méandres du voyage.
Le dernier ingrédient qu’il me faut
mentionner pour ce travail de l’âme, mais non le moindre, m’a
été soufflé par une carte tirée au troisième ou quatrième jour.
Il s’agit du sens de l’humour, et de la capacité à insuffler de
la légèreté dans le voyage, les rituels et les processus souvent
intenses qui s’y déploient. Paule Lebrun nous mettait
régulièrement en garde contre l’esprit de sérieux qui nous amène
à bloquer la circulation de l’énergie en serrant les fesses.
C’est par cette constriction égotique que les rituels se
transforment en rites et que la poésie cristallise en dogmes. On
voit volontiers transparaître par là l’attachement à la
souffrance et aux drames qui tissent notre petite existence, et l’on
glisse bientôt à nouveau dans le sommeil et l’ennui. Le remède
est alors d’invoquer l’esprit des clowns sacrés, les heyokas
de la tradition amérindienne, qui font tout à l’envers et
troublent les cérémonies par des actions ou des paroles incongrues.
Paule soulignait qu’il ne faut pas confondre l’esprit de sérieux
avec la gravité requise pour conduire des rituels ou accompagner des
processus de transformation. La gravité tient à la conscience de
notre responsabilité devant ce qui est alors en jeu, et confère du
poids à nos paroles, nos actions et notre présence. Ce poids, qui
est aussi celui des sentiments abyssaux qui sont parfois rencontrés
dans le travail de l’âme, a besoin d’être équilibré par la
légèreté aérienne qui enjambe les gouffres dans un éclat de
rire, avec tendresse et douceur, et remet les choses en perspective.
J’ai entendu de très beaux rêves au
cours de ce voyage. J’ai demandé à l’un des rêveurs la
permission de vous partager ce qu’il m’a donné à entendre car
j’y ai vu une des plus belles façons possibles de vous partager ce
que je ramène du désert. A un moment, il m’a expliqué qu’il
venait d’avoir un rêve qui apportait une conclusion, au moins
provisoire, à une série de rêves qui lui étaient advenus sur une
période de deux ans. Le premier de ces rêves est le suivant :
Je suis un berger et je veille sur un
troupeau de lions endormis dans un cirque de montagne, sous une pleine lune qui dissimule les lions dont les formes de loin pourraient sembler dans cette pénombre être des moutons.
Il est à noter, m’a-t-il dit, qu’il
reprenait alors contact avec une masculinité positive et inspirante.
Cependant, quelques temps plus tard, sa compagne est partie dans le
désert avec un groupe similaire au notre et voilà ce qu’il a
alors rêvé :
Je suis un lion du désert. Je
m’approche d’un campement que j’observe en me dissimulant en
haut d’une dune. Il y a là des femmes en robes rouges qui sont en
train de célébrer un rituel.
On entre là dans la dimension
mystérieuse des rêves, qui échappe à l’interprétation et à la
volonté de tout expliquer. Bien sûr, on peut encore s’attacher à
discuter du symbole du lion et des liens que le rêveur entretient
avec celui-ci. Ce lien semble cependant de nature chamanique plus que
psychologique. Il se trouve qu’il est probable que la compagne du
rêveur ait participé dans les jours entourant le rêve à un rituel
similaire à celui-ci dont le lion était témoin. Le rêve semble
donc tenir plus du voyage que de la construction symbolique, et avoir
ouvert une fenêtre permettant au rêveur d’approcher une réalité
mystérieuse. Il me semble probable qu’en fait, il a alors commencé
à entrer en résonance avec l’âme du désert qui l’appelait,
résonance soutenue par l’amour qu’il éprouve pour sa femme et
qui a fourni l’énergie nécessaire à ce « voyage »
subtil.
Au cours de notre méharée, il a reçu
un troisième rêve qui, m’a-t-il alors dit, complétait les deux
premiers. Dans ce rêve :
Il est à nouveau le lion du désert.
Il s’approche de notre campement et voit le rêveur endormi (ainsi
qu’il l’était dans la réalité) tout proche des dromadaires. Il
veille sur lui.
Du point de vue chamanique, ce rêve
indique que le rêveur vient de franchir un seuil remarquable :
il se voit lui-même de l’extérieur. Il est maintenant en contact
direct avec l’âme du désert. Il a répondu à son appel en se
joignant à la méharée et elle veille désormais sur son sommeil,
sur ses rêves. Bien sûr, on peut se demander, toujours d’un point
de vue chamanique, si le lion du désert n’est pas en passe de
devenir un de ses animaux de pouvoir.
Mais le rêve a pour moi une autre
dimension qui résonne avec les préoccupations autour de
l’effondrement que je partageais en marchant avec le rêveur, aussi
sensible que moi à ces questions. Dans le Manifeste de la Montagne
Sombre1
(dark mountain manifesto) dont je parlais dans un précédent
article2,
il est fait mention de la nécessité d’entrer dans un processus de
décivilisation (en anglais : uncivilisation) pour
observer notre humanité « de l’extérieur », à partir
de points de vue non-humains qui pourraient permettre d’envisager
de nouvelles perspectives. C’est une façon de revenir dans le
grand cercle de la vie, dans lequel l’humain n’est qu’un acteur
parmi d’autres, sur le même rang que les fourmis et les lions, et
d’ouvrir la voie à une vision globale de la Grande Vie sur notre
planète. L’agonie de la civilisation techno-industrielle n’est
pas un drame du point de vue des arbres, des rochers, des animaux
sauvages et du désert. Elle pourrait même être une opportunité.
Et ce qui semble dramatique d’un point de vue humain pourrait être
l’occasion pour certain.e.s d’entre nous de briser
l’identification à l’humain moderne coupé de la nature, et
d’élargir le champ de nos consciences jusqu’à embrasser le
regard du lion sur ce qui arrive.
La plus grande leçon que j’ai retiré
de ce voyage, c’est qu’il y a de la vie partout dans le désert.
Et oui, la vie s’adapte aux milieux les plus hostiles. Je marchais
en quête d’un rêve pour la terre au-delà de l’effondrement de
la civilisation industrielle. C’est le rêveur au lion qui m’a
aidé à dégager cette vision de son écrin de silence en me disant,
comme nous parlions de son rêve, que l’âme du désert est
pré-humaine. Elle nous reconduit à des profondeurs ancestrales du
point de vue desquelles notre humanité techniciste n’est qu’un
accident de parcours sans grande importance. Elle nous a précédé,
et elle nous survivra, et avec elle, les serpents, les scorpions et
les scarabées, les acacias et les tamaris, et très probablement les
dromadaires ainsi que les hommes qui sont accordés à cette âme,
comme le sont les Berbères par exemple. Quant à nous, nous ne
faisons que passer...
La décivilisation c'est ne plus être amoureux de son image, de sa persona et du monde , c'est en effet prendre de la distance vis a vis de ce qui est vu pour redevenir Cela, le Soi qui voit et que nous somme en fait.
RépondreEffacerAllons plus loin : Qu'est ce qui voyait que j'étais un tigre qui voyait l'homme que j'étais ?
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